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Introduction

Le fil invisible, un film italien sur l’homoparentalité paru en 2022 sur Netflix, a été co-écrit et réalisé par Marco Simon Puccioni, ayant lui-même eu des enfants avec son compagnon. Le protagoniste, Leone (15 ans), a deux pères, Simone et Paolo, dont l’un est reconnu légalement. Pendant que ses parents se séparent, il apprend, par un test ADN, qu’aucun des deux n’est son père biogénétique. Leone continue à les considérer comme ses deux parents, comme il l’affirme lui-même lors de la présentation, à l’école, de son documentaire sur l’histoire familiale :

J’ai voulu raconter l’histoire de ma famille et de ses désastres car je voudrais que la loi tienne compte du fait qu’une naissance est le résultat de la complicité de millions de personnes, hommes et femmes, liés par des fils invisibles, voire un peu enchevêtrés. Mais les protagonistes de cette histoire sont mes parents, mes vrais parents, Simone et Paolo.

Leone oppose sa conception de la parenté (ses « vrais parents ») et celle de la loi qui ne les reconnaît pas. Son documentaire fait partie de nombreuses demandes de reconnaissance juridique de l’homoparentalité, d’habitude avancées par des adultes, que ce soient des militants ou des membres de la Cour constitutionnelle et de la Cour européenne des droits de l’Homme.

Tout comme le film, cet article appréhende l’homoparentalité du point de vue de la génération d’enfants des parents de même sexe qui grandit en Italie à une époque de forte politisation de l’homoparentalité, fruit d’une polarisation, voire d’une âpre confrontation entre les tenants et les opposants de l’homoparentalité dans l’espace public[1]. Cette génération fait l’expérience, au cours de l’enfance, des grandes transformations en termes de reconnaissance sociale et politique de la filiation homosexuée et des discours publics au sujet de leur famille. Cela a été le cas pour leurs homologues français[2] qui, en 2013, ont été très marqués par les manifestations publiques contraires à leur famille (Fortuna Pontes 2020).

Appréhender l’expérience des enfants de cette génération permet de « repolitiser » (Fassin 2014) la question homoparentale, c’est-à-dire de mettre à distance la dimension politique et militante des études sur l’homoparentalité[3] au profit de l’analyse même de sa politisation. Si on regarde le débat public ou bien académique, l’homoparentalité semble, à première vue, une affaire d’adultes, que ce soient des militants qui revendiquent que les enfants des parents de même sexe ont besoin des liens légaux avec l’ensemble de leurs familles, des psychologues qui montrent que ces enfants vont aussi bien que les autres ou encore, des membres de la Manif pour tous d’après qui, il vaudrait mieux que ces enfants ne soient jamais nés. Dans ce contexte, le bien-être et le bon développement des enfants des parents de même sexe sont devenus des enjeux politiques. Les enfants semblent être les objets de cette politisation. Est-ce le cas ? Comment le politique s’infiltre-t-il dans leur vie quotidienne ? Quel rôle jouent-ils/elles dans les relations entre leurs familles et le reste de la société ? Quand et dans quelle mesure peut-on considérer que des enfants peuvent devenir des acteurs de la politisation de leur forme familiale ?

Avant d’aborder ces questions, je vais restituer les questions théoriques et méthodologiques liées à l’étude de la parenté au prisme des enfants et proposer la notion d’enfantalité comme outil conceptuel. Je vais ensuite explorer la façon dont les fils et les filles des parents de même sexe occupent progressivement la place des descendants au sein de leur famille et celle d’enfants issus d’une famille homoparentale au sein de la société italienne. En guise de conclusion, je vais pointer les apports de l’étude de l’enfantalité à l’anthropologie et montrer que ce cas spécifique nous informe sur les processus plus larges de réappropriation des répertoires de la parenté pluriels et opposés, ainsi que d’infiltration du politique dans la vie des enfants.

La parenté par les enfants

Du dialogue manqué entre l’anthropologie de l’enfance et de la parenté

Si les recherches anthropologiques se sont intéressées à l’étude de l’enfance depuis longtemps (Levine 2007), elles ont tardé à envisager les enfants comme des interlocuteurs. Initialement de « petits sujets » de l’anthropologie francophone (Lallemand et LeMoal 1981), les enfants ont gagné une place avec le développement des « monographies villageoises » (Bonnet 2012) jusqu’à devenir un champ de recherche autonome, l’anthropologie de l’enfance, en dialogue avec les Childhood Studies (Salgues 2022). Avec la notion d’enfants-acteurs (Delalande 2014) ou de culture enfantine (Arleo et Delalande 2011), ce champ interdisciplinaire a contribué à dépasser le concept de socialisation, ainsi qu’une approche adulto-centrique et centrée sur une transmission descendante. Au sein de ce champ, les enfants sont considérés en tant que catégorie d’âge (enfants vs adultes) (Court 2017 ; Sirota 2019), plutôt que comme catégorie de la parenté (enfants de) et appréhendés comme une population douée d’une culture propre et différente de celles des adultes. Ils sont donc étudiés au sein du groupe de pairs plutôt qu’au groupe de descendance. Malgré leurs apports, des telles approches n’aident pas beaucoup à l’entreprise d’étudier la parenté à partir des enfants.

Les spécialistes de la parenté ont rarement envisagé les enfants comme des acteurs de la parenté, sauf quelques exception (Alvadaro 2020 ; Levine et Price-Williams 1974 ; Pontalti 2018 ; Rabain-Jamin 1998 ; Toren 2007). Ego — à savoir l’« individu de référence à partir duquel les relations de parenté sont définies » (Barry et al. 2000 : 724) — est pensé comme un sujet adulte : les concepts-clés de l’anthropologie de la parenté comme les fonctions parentales et la parentalité (Goody 1982 ; Godelier 2010) se réfèrent, en effet, aux seuls adultes et ascendants. On manque donc d’outils théoriques pour appréhender les enfants à la fois en tant que catégorie d’âge et de la parenté, du moment que les concepts développés jusqu’à présent ont montré une tendance à privilégier la première au détriment de la deuxième.

Il importe de dépasser un certain clivage entre les anthropologues de l’enfance et les spécialistes de la parenté, le dialogue étant susceptible de renouveler les deux champs. Je me suis donc attelée à la tâche de développer un concept capable de pointer comment enfants et descendants tissent activement des liens de parenté et occupent leurs différents rôles en tant que apparentés. Je poursuis deux objectifs. Le premier est d’articuler les positions généalogiques aux distinctions de génération, de genre et de classe d’âge. Le deuxième est d’appréhender à la fois ce que les adultes « font » aux enfants et ce que les enfants « font » à leur famille et à leur société d’appartenance. Pour ce faire, il m’est apparu comme nécessaire d’articuler des approches, apparemment éloignées, qui ont théorisé l’enfance et les enfants. D’une part, j’ai cherché un point de confluence entre les apports de l’anthropologie classique, notamment la notion de cultures pré-figuratives développée par Margaret Mead (1970) — où la transmission se fait des enfants vers les adultes, des cadets vers leurs aînés — et l’approche contemporaine sur les enfants-acteurs. D’autre part, j’ai cherché à conjuguer deux champs historiquement opposés : les Childhood Studies, qui étudient les enfants pour eux-mêmes et les études de la socialisation où ils sont pensés comme des « être en devenir adultes ». Cela m’a permis de dépasser l’opposition entre la transmission intergénérationnelle et la production d’une culture propre, entre réception passive et réinterprétation active.

La notion d’enfantalité, initialement forgée au sein des sciences de l’éducation (Ganne 2014), m’a semblé susceptible d’avoir une capacité de fédération de ces différentes tendances. Je la définis comme le processus graduel par lequel un enfant commence à occuper sa place en tant que membre de sa famille. Cela comporte deux niveaux : le niveau infra-familial (être un apparenté, à savoir d’« enfant de », de « petit-fils/petite-fille de », de « neveu/nièce de », « (demi)frère/soeur ») et le niveau inter-familial (être membre de sa famille vis-à-vis de la société environnante). Comment peut-on appréhender ces deux dimensions d’un point de vue ethnographique ?

Ethnographier l’enfantalité

Sur le plan méthodologique, les études de l’enfantalité se distinguent quelque peu des études sur la culture enfantine (Delalande 2001). Si les deux s’intéressent aux enfants, les premières ne se bornent pas aux espaces de l’« entre enfants », mais sont menées au sein des « espaces pluriels de la parenté », notion définie comme « les espaces multidimensionnels qui composent le monde et qui sont construits sur des relations de pouvoir et le rapport de capital entre les individus et les groupes » (Sarcinelli, Duysens et Razy 2020 : 7). Pour saisir les deux dimensions de l’enfantalité, il faut se déplacer entre les espaces de la parenté du quotidien (à la maison et dans d’autres espaces familiers tels que l’école, les lieux de loisirs et de sociabilité), les espaces administrativo-juridiques comme les bureaux de l’état civil et les espaces politico-médiatiques comme les manifestations publiques. Contrairement aux enquêtes dans les lieux de l’« entre-enfants », ce type d’enquête est dispersé dans l’espace social.

Une deuxième différence avec les études sur les cultures enfantines est donc le fait de rencontrer des enfants de différents âges. Pour saisir la dimension progressive de l’exercice de l’enfantalité, la méthode des études longitudinales est à privilégier parce qu’elle permet de voir un même enfant qui occupe sa place à 8, 10 ou 14 ans. Cela implique d’adapter les techniques d’enquête en fonction des situations, des interlocuteurs (leur âge, leurs compétences et leurs préférences) et du temps à disposition. Or, les conditions de la recherche actuelle, caractérisées par des financements de courte durée, ne se prêtent pas aux études longitudinales permettant d’accompagner les enfants sur plusieurs années (de l’enfance vers l’adolescence ou de l’adolescence à la jeunesse)[4].

L’enfantalité en contexte de politisation

Je me suis ici proposée d’étudier comment l’enfantalité se déploie lorsqu’une forme familiale fait l’objet d’un processus de politisation. J’ai mené une recherche ethnographique entre 2016 et 2022 auprès d’enfants nés en Italie de parents de même sexe. Ces enfants ne forment pas a priori une communauté. Par ailleurs, les contraintes dictées par les rapports de pouvoir qui structurent les relations entre enfants et adultes, notamment au sein des familles, ne permettent pas que ces enfants soient recrutées directement. C’est pourquoi, je me suis d’abord intégrée au sein des familles pour ensuite tisser des liens avec les enfants. Puisque la récolte de données a débuté à une époque marquée par une sur-visibilisation des familles homoparentales dans l’espace public, j’ai privilégié des modalités de recrutement indirectes et informelles (le bouche-à-oreille, les réseaux sociaux, les réseaux académiques, professionnels ou personnels) plutôt que de passer par le tissu associatif.

J’ai recruté un total de 24 enfants, hétérogènes en termes d’âge (entre 3 et 14 ans) et d’autres caractéristiques sociales, ainsi que de modalités de procréation par lesquels ils sont nés[5]. Ils sont issus de 15 familles résidant en Italie, majoritairement lesboparentales (11/14)[6], au profil socio-économique de classe moyenne et supérieure et ayant entre un et quatre enfants. Deux couples sont séparés, trois mixtes et il n’y a aucun cas de coparentalité[7]. Ils habitent dans des villes au Nord et au Sud du pays et leur lien de filiation avec le parent d’intention est reconnu à différents degrés[8].

Je me suis fait une place au sein des familles et j'ai développé des relations à chaque fois uniques, adaptant mes modalités de travail à la vie familiale. J’ai systématiquement expliqué aux unes et aux autres les raisons de ma présence[9]. J’ai participé à des moments de vie quotidienne dans l’espace domestique et dans d’autres espaces familiers tels que l’école, les lieux de loisirs et de sociabilité (réels et virtuels) entre enfants (parcs, salle de sport) et entre parents ou quasi-parents (famille nucléaire/élargie et parentèle des femmes porteuses) lors des rencontres, des vacances, des anniversaires ou des fêtes. J’ai aussi accompagné les familles au sein des espaces juridico-administratifs, par exemple, lors des changements de certificats de naissance ou d’une pièce d’identité à la suite de la reconnaissance d’un parent d’intention. J’ai enfin participé, aux côtés des enfants et de leurs familles, aux évènements de nature politico-médiatique, comme les fêtes des familles de l’association Famiglie Arcobaleno[10] (Familles arc-en-ciel).

Les techniques d’enquête et les modalités de récolte des données et du consentement ont été très variées compte tenu de l’écart d’âge entre les enfants ; elles ont été ajustées au fur et à mesure que les enfants ont grandi. J’ai, par exemple, observé les premiers usages des termes de parenté chez les plus petits. Avec les enfants en âge scolaire, j’ai mené des conversations informelles et j’ai parfois utilisé des supports visuels[11]. Avec les plus âgés, j’ai mené des entretiens et utilisé l’ethnographie digitale (conversation via messagerie instantanée). Enfin, j’ai constitué un corpus de documents écrits ou visuels où apparaissent les enfants : des interviews parues dans des journaux, des vidéos postées par les enfants sur YouTube, Viméo ou TikTok, qui ont été, si possible, complétées par des conversations avec leurs auteurs.

Exercer l’enfantalité au sein des espaces pluriels de la parenté

Si l’enfantalité est un processus graduel, cela ne s’explique pas que par le développement cognitif de l’enfant. Bien qu’il y ait aussi des différences liées aux âges et aux compétences de l’enfant, un regard anthropologique et la méthode ethnographique montrent que l’enfant non seulement est progressivement apparenté au sein de sa famille, mais il s’y affilie lui-même au fil du temps. Dans le cas ici analysé, les enfants se rendent compte de l’apparente contradiction d’être membre d’une famille homoparentale dans une société hétéronormée et y sont confrontés. Ces deux appartenances ne représentent pas, pour ces enfants, deux alternatives, mais elles incarnent leur réalité sociale. Ils doivent jongler, voire concilier deux répertoires de la parenté, c’est-à-dire de « l’ensemble des règles et des normes sociales qui régulent les pratiques familiales et le bon exercice de la parenté » (Sarcinelli 2020). Il y a, en effet, une opposition symbolique entre le répertoire de l’intention revendiqué par les familles homoparentales et le répertoire du biogénétique propre à une société hétéronormée. Le premier se base sur l’idéologie du primat de la famille naturelle (Remotti 2008) et se traduit dans un paradigme centré sur la filiation hétérosexuée, sur la division sexuée de rôles parentaux et sur l’injonction vis-à-vis des enfants à développer un attachement différencié selon le sexe du parent. Le deuxième se base sur la parenté d’intention[12] et sur la filiation non-bisexuée. Cette opposition au niveau des discours n’empêche pas une mobilisation des deux répertoires dans les pratiques : l’intention peut constituer une dimension des configurations hétéroparentales et la parenté bio-génétique a une place dans la construction des liens des familles homoparentales. Ces deux répertoires ne s’opposent pas qu’au plan symbolique, mais aussi et surtout au niveau politique. Comment est-il possible, pour les enfants, de se les réapproprier ? Je vais montrer ce processus de réappropriation au sein des espaces réels et virtuels de la parenté : des espaces du quotidien (l’espace domestique et l’espace scolaire) et des espaces politico-médiatiques.

S’affilier par la parenté quotidienne

Je n’ai pas retrouvé, chez les enfants, un moment circonscrit de prise de conscience du fait d’être des fils de parents de même sexe dans une société hétéronormative. Il y a plutôt une réappropriation progressive qui apparaît, en creux, avec un questionnement, à différents âges, sur l’irréversibilité de son affiliation à une famille homoparentale. Francesco[13] (6 ans) demande à sa mère : « Mais est-ce que je serai une famille arc-en-ciel pour toute ma vie ? Si, quand je serais grand, j’aurais une femme, est-ce que je cesserais d’être une famille arc-en-ciel ? ». Question à laquelle sa mère répond : « Tu seras toujours né et issu d’une famille arc-en-ciel ». Isabella (14 ans) s’interroge sur son statut une fois qu’elle sera à son tour maman : « Est-ce que mes enfants diront : “Je vais chez mes deux grands-mèresˮ ? Je me disais : “Cela va être bizarre qu’ils aillent chez les deux grand-mères […]. Elles auront trois grand-mères et un grand-pèreˮ ».

Les enfants s’emparent, avant tout, des catégories hétéronormatives et non-hétéronormatives. Ludovica (5 ans) commente ainsi un dessin animé avec sa mère d’intention : « Maman, deux hommes ne peuvent pas tomber amoureux ! ». Au même temps, elle appelle sa mère d’intention « papa » et décide de lui offrir le cadeau pour la fête des pères célébrée à l’école. Lucia (10 ans) trouve étrange qu’une famille puisse avoir deux papas. Un an plus tard, arrivée au collège, elle cherche à établir avec son frère Luigi (13 ans) qui est le père de leurs deux mères. Ludovica, Lucia et Luigi semblent jongler entre, mais surtout combiner des représentations hétéronormatives et non-hétéronormatives des figures parentales et de la filiation.

C’est cette même combinaison que l’on retrouve pour ce qui est du registre de l’intention et du biogénétique. Le fait que, chez les familles homoparentales, la parenté d’intention prime sur la parenté biogénétique (Weston 1991), y compris chez les descendants (Bosisio et Ronfani 2016) ne signifie pas que cette deuxième dimension ne soit pas présente. Les enfants apprennent le poids spécifique que ces deux dimensions ont, du point de vue des générations ascendantes, dans chaque relation de parenté. Pour les parents, le répertoire de l’intention se superpose souvent à celui du biogénétique, plutôt qu’il ne le remplace. Leurs enfants n’ont pas, en revanche, eu l’intention de devenir des fils et des filles, et ne vivent cette dimension que de façon indirecte (Sarcinelli 2018, 2020). Quelles dimensions de la parenté mobilisent-ils et mobilisent-elles pour s’affilier ? Lorsque que je les ai connus, Luigi (11 ans, porté par sa mère Valentina) et Lucia (9 ans, mise au monde par sa mère Chiara) se conformaient aux attentes parentales, parfois contradictoires. Leurs mères (séparés depuis quelques années) leur ont appris à exercer l’enfantalité selon le registre de l’intention (donc à les traiter comme égales), tout en témoignant d’un lien particulier avec l’enfant qu’elles ont respectivement accouché. Lucia et Luigi suivaient, à l’époque, ce double répertoire familial, utilisant systématiquement l’appellatif « mère » et se comportant pareillement avec chacune d’elles. Mais quand nous étions sans la supervision de leurs parents, ils utilisaient des expressions comme « plus maman que l’autre », « la vraie mère », la « mère naturelle ». Luigi m’expliquait que c’est « celle qui t’a porté dans le ventre, là où la voix arrive différemment ». C’est celle « qui t’a fait », disait sa soeur en ajoutant : « C’est comme quand tu as été adopté : pour toi, ta mère n’est pas ta vraie mère, mais tu l’appelles quand même maman car elle n’est pas ta cousine, n’est-ce pas ? ». Lucia aimait profiter en solo de sa « vraie maman » (Chiara), même si cela ne se couplait pas du tout au désir d’être fille unique. Lors du passage entre enfance et adolescence, elle et son frère se retrouvent — pour des raisons pratiques — à vivre quelques mois chez Chiara, avec qui Lucia ne passait pas autant de temps auparavant. Au cours de cette cohabitation elle perçoit Chiara autrement :

Je n’ai pas une personne dans laquelle je peux trouver un point de repère, comme plus mère que l’autre […] Auparavant, je pouvais me voir davantage en elle en termes de caractéristiques, plus similaire. Par contre, maintenant, je grandis et je prends donc des caractéristiques et des habitudes aussi de la part de maman Vale. Si l’on met l’ADN de côté, quand tu passes du temps avec une personne, tu prends un peu de ses habitudes.

La « parenté quotidienne » (Weber 2013) a permis à Lucia de s’affilier davantage à sa mère d’intention, Valentina, chez qui elle a toujours vécu. Elle me raconte que, quand elle était enfant, elle ressentait une divergence entre les deux branches de la famille qui se manifestait dans le rapport à l’ironie : son frère et Valentina utilisent beaucoup l’ironie, contrairement à elle et à Chiara. Et c’est justement l’ironie dont Lucia se saisit pour publiciser sa configuration familiale dans un texte de présentation à sa classe lors de son arrivée au lycée : « J’ai écrit, “j’ai deux mères et un frèreˮ et j’ai ironisé sur cela. […] D’un côté, je voulais qu’il soit lu à voix haute ; de l’autre, c’était le premier texte où j’avais fait une blague, j’étais mal à l’aise à le lire ». L’usage de l’ironie symbolise pour Lucia l’affiliation à sa famille d’intention : elle s’est réappropriée cette caractéristique de l’autre branche de la famille grâce au temps partagé et à la cohabitation.

L’affiliation progressive à travers la parenté quotidienne apparaît davantage dans les relations avec les grands-parents qui n’ont, avec les enfants, ni de lien génétique, ni de lien légal (y compris quand une demande d’adoption simple aboutit), ni d’intention (ni les grands-parents ni les petits-enfants n’ont eu directement l’intention de créer ce lien de parenté). Cela est particulièrement évident dans les fratries qui n’ont pas les mêmes grands-parents statutaires, du fait d’avoir été accouchées par deux mères différentes. Isabella (15 ans) et Simona (17 ans) sont chacune la fille biologique d’une de leurs deux mères. Isabella déplore que sa grand-mère Maria montre une préférence pour sa soeur Simona, avec qui elle a un lien biologique : « Je ressens vraiment quelque chose de différent dans la manière qu’elle a de parler avec elle et avec moi ». C’est la raison pour laquelle Isabella rencontre des difficultés à avoir une conversation avec elle : « J’ai du mal à trouver des thématiques et, ce qui est de plus, dans ma tête, je sais que toi, mamie Maria, tu préfères l’autre petite-fille : je me sens d’autant plus mal à l’aise et j’ai d’autant plus de mal à parler ». Isabella a été encore plus touchée par le traitement que sa grand-mère biologique réservait à sa soeur Simona, mais elle me raconte, avec un grand sourire, qu’au fil des années un certain équilibre s’est établi : « Cette différence qui existait au départ, est beaucoup moins présente. Elle existe encore un peu, mais on ne la voit quasiment plus. Et cela me fait plaisir de voir que Simona ne se sent plus exclue, mais vraiment partie prenante de la famille, y compris de la part des grands-parents. J’apprécie vraiment cela ».

L’approche longitudinale et le fait d’interroger des enfants de différents âges a fait ressortir qu’être fils ou fille, ou petit-enfant, n’est pas qu’une question d’apprentissage de la part de l’enfant, mais plutôt un long processus d’affiliation reposant sur la parenté quotidienne. Cependant, dans le milieu extra-familial, les relations de parenté sont interprétées à la lumière du répertoire du biogénétique. Les enfants doivent donc redoubler leurs efforts pour expliciter leur pratique de la parenté des autres espaces de la parenté.

Répondre toujours aux mêmes questions

Comment est-ce que les enfants endossent leur rôle en tant que membre d’une famille homoparentale vis-à-vis de l’extérieur ? C’est avant tout dans l’espace scolaire que les enfants se rendent compte d’un double hiatus entre leur perception et celle du monde environnant. Qu’elle soit jugée comme dégoutante, innaturelle, dangereuse ou, au contraire, exotique, intéressante et « cool », leur vie ordinaire est considérée comme extra-ordinaire (Fortuna Pontes 2020). Isabella dit se rendre compte du côté « extra-ordinaire » de sa vie à chaque transition scolaire, c’est-à-dire à chaque fois qu’elle présente sa famille à une nouvelle classe et que ses camarades lui posent plein de questions. Par ailleurs, la fierté que les parents transmettent aux enfants contraste avec la compassion que ces derniers suscitent chez d’autres adultes. Ce n’est que rentrée au lycée qu’Isabella prend pleinement conscience de cela. Sa meilleure amie depuis l’enfance lui avoue que la première fois qu’elle avait mentionné les deux mères d’Isabella, en première année d’école primaire, son père s’était exclamé : « la pauvre ! ». À la même période, Isabelle se surprend du fait qu’une enseignante du lycée qualifie Isabella de « courageuse » pour avoir parlé de ses mères devant ses camarades : « Je ne croyais pas qu’il pouvait exister des personnes contre cela. Pour moi c’était quelque chose de cool, qui me rendait unique, spéciale. Donc, le fait même de penser qu’il pouvait exister des personnes contre le fait que je sois unique me paraissait très étrange ».

En raison de ce regard extérieur, le fait même de publiciser la forme familiale constitue un aspect à gérer. À l’école primaire ce sont principalement les parents qui s’en occupent, tandis que la publicisation est faite par les jeunes d’une façon sélective au collège puis, de façon active au lycée (Olivier 2015). Arrivé au collège, Giorgio craint tout à coup de révéler d’avoir deux mères, alors qu’il ne s’était jamais posé la question auparavant. Comme il préfère vérifier d’abord l’ambiance en classe, il parle d’un père dans un devoir. Toutefois, les stratégies des enfants ne dépendent pas que de transitions scolaires. Certains montrent une tendance à la publicisation plus que d’autres (y compris au sein d’une même fratrie) comme le dit la soeur de Giorgio :

Moi, je l’ai dit au collège lors de l’un des premiers cours […], je l’ai écrit à la première occasion au lycée, le primaire ne compte pas. Je le dis tout de suite pour ne pas avoir ensuite… je le dis, point barre. En revanche, il y a certains des camarades de classe de Giorgio qui ne le savent probablement pas encore maintenant […]. Lui, il est du genre : soit « tu viens chez moi et tu comprends » ; soit, « je n’en parle pas ».

Révéler d’avoir deux parents de même sexe implique d’être confrontés « toujours aux mêmes questions », y compris celles de leurs pairs. Ces questions évoluent au fil du temps. En maternelle, les camarades d’Ines lui posaient des questions comme : « Comment peux-tu avoir deux mamans ? Ce n’est pas possible, il faut une maman et un papa ! ». Isabella (14 ans) fait état, elle aussi, de l’évolution de ces questions : « À l’école primaire, une des questions que l’on me posait était “mais qui considères-tu comme ton père ?ˮ […] Par contre, la question que l’on me pose quand je dis que j’ai deux mamans, que je dis leurs noms, voire [quand] je leur montre leur photo […] est : “d’accord, mais c’est qui la [mère] biologique ?ˮ ». Lors de l’adolescence, s’exposer aux « questions » peut devenir un poids lorsque les enfants ne souhaitent pas être renvoyés systématiquement à une différence et à une identité basée sur leur configuration familiale. Si Anna a toujours aimé répondre aux « questions », Isabella est parfois gênée, mais elle répond tout de même : « Je me retrouve toujours avec les mêmes questions et, bon, ce n’est pas grave, je réponds car je ne suis pas quelqu’un qui dit “ça ne vous regarde pasˮ mais bon... […] Je voudrais pouvoir dire que j’ai deux mères point barre ». Cette gêne tient au fait que les pairs interprètent leur famille à la lumière du répertoire du biogénétique. Pendant la première sortie avec des copines du lycée, Lucia explique sa configuration familiale. Une fille lui répond que, comme Luigi est le fils biogénétique de sa mère d’intention et qu’ils n’ont que le 50% d’ADN en commun[14], il n’est pas son frère, mais son demi-frère. Lucia ne sait pas quoi retorquer, n’ayant jamais envisagé ce lien à la une des critères strictement biologiques. À une autre occasion, une fille insiste pour désigner le donneur de Lucia comme « son père », ce qui gêne énormément cette dernière. Tout à coup, Lucia se retrouve face à une différence incommensurable entre ses pairs qui se basent sur le répertoire du biogénétique et sa famille qui les conçoit à partir du répertoire de l’intention et du quotidien.

Enfin, certains enfants se retrouvent à « répondre aux même questions », aussi dans l’espace médiatique. Du fait de grandir à une époque de politisation de l’homoparentalité, la génération actuelle d’enfants se retrouve parfois confrontée à la médiatisation de leur vie domestique et de certains événements clés concernant leur famille (comme les unions civiles, les mariages, les victoires juridiques) lors de manifestations, d’interviews avec des journalistes ou d’émissions télévisées. Cette médiatisation s’inscrit dans la stratégie de visibilité adoptée par le militantisme homoparental italien. Elle ne concerne pas tous les enfants de la même manière : certains ont des parents plus prudents et discrets, tandis que d’autres sont plus susceptibles d’être exposés à la médiatisation, même si les modalités varient en fonction des trajectoires de militantisme de la génération ascendante. Par ailleurs, ils ne sont pas exposés à la médiatisation de façon uniforme au fil de leur enfance. D’une part, leurs parents peuvent choisir d’accorder des interviews en présence des enfants seulement après quelques années : en fonction de leur position dans la fratrie l’enfant peut être exposé à la médiatisation à partir de ses 3, 5 ou 10 ans. D’autre part, l’intérêt médiatique vis-à-vis de l’homoparentalité est fluctuant. Les enfants issus des familles ayant choisi de s’exposer aux médias se sont retrouvées sous le feu des projecteurs de façon intermittente au fil des évolutions juridiques et politiques. Quand elle a eu 7 ans, l’espace médiatique faisait de temps en temps irruption dans le quotidien et dans la normalité de la vie d’Anna. La première fois, c’était en 2014, suite à l’autorisation de la première adoption intrafamiliale de la part d’une mère non statutaire. Anna et sa famille étaient en train de déjeuner à la mer lorsque, à la suite d’un coup de fil sollicitant une interview, ils sont rentrés à la maison en courant pour accueillir les journalistes.

Les enfants comme Anna se retrouvent alors dans la position d’exercer le rôle de membre d’une famille homoparentale dans l’espace politico-médiatique. Lors d’un déjeuner au restaurant, Anna (14 ans) et ses deux mères reviennent sur cette période. Elles décrivent des journalistes qui rentraient dans l’intimité familiale, demandaient à voir l’album de famille et souhaitaient mettre en scène, avec leur caméra, une famille « normale » : ils demandaient toujours à les filmer à table ou en train de préparer un repas, alors qu’aucune de deux mères n’est particulièrement douée pour faire la cuisine. Anna se souvient des « mêmes questions » auxquelles elle devait répondre du genre : « Comment te sens-tu à avoir deux mères ? » « Un père, ça ne te manque pas ? ».

L’exercice de l’enfantalité doit donc être compris à la lumière des facteurs extérieurs (comme le fait d’être issu d’une famille sous les projecteurs de médias ou alors de grandir dans un milieu homophobe) et des stratégies des enfants eux-mêmes. Le fait de décider de « répondre aux questions » est une stratégie vouée à faire reconnaitre la filiation homosexuée et le répertoire de l’intention aux personnes que les enfants côtoient. Une stratégie encore plus active consiste à prendre la parole de leur propre initiative dans l’espace public.

Prendre la parole dans l’espace public

Certains fils et certaines filles se réapproprient des questions qu’on leur pose en prenant eux-mêmes l’initiative de prendre la parole dans des espaces virtuels (comme TikTok), des espaces politico-médiatiques (comme les journaux ou la télévision) et des espaces juridico-administratifs comme lors des démarches pour la reconnaissance des liens de filiation. Il s’agit généralement d’adolescents et jeunes adultes qui avaient d’abord connu une trajectoire de prise de parole publique aux côtés de leurs parents.

Certains enfants se limitent à des espaces virtuels comme les réseaux sociaux. Anna, qui avait participé à maints entretiens et émissions télévisées aux côtés de ses mères quand elle était plus jeune, décide, à 13 ans, de parler de sa situation familiale sur son compte TikTok. Dans certaines de ces vidéos, elle évoque ses origines, affirmant : « Je suis mi-italienne et mi-danoise car mes mères sont italiennes et le donneur était danois », tandis que dans une autre, elle écrit en superposition : « Mes gènes, Maman [image d’un drapeau italien], Maman [image d’un drapeau italien], Moi [image d’un drapeau italien et un danois] ». Ce faisant, elle donne une place à la fois à ses origines « intentionnelles » (Sarcinelli et Simon 2021) et biogénétiques. Dans une autre vidéo, elle fait état de l’omniprésence des « questions » : on la voit danser avec un texte en anglais en superposition : « Questions que l’on me pose toujours en tant que fille de deux mères : Voudrais-tu un père ? As-tu été adoptée ? Es-tu heureuse ? Et il y a bien d’autres questions… ». Bien qu’Anna ait fait elle-même l’expérience de « toutes ces questions », elle me dit s’être inspirée de la vidéo d’une autre « tiktokeuse » : « J’avais vu la vidéo d’une fille étrangère avec deux mamans où elle répondait aux questions qu’on lui posait le plus souvent, je l’ai trouvée chouette et je l’ai refaite moi aussi ». Ses followers réagissent aux vidéos avec les « mêmes questions », auxquelles Anna répond avec d’autres vidéos. Dans l’une d’elles, elle déclare : « Comment est-ce que je vis le fait d’avoir deux mamans ? Je ne sais pas. Cela me semble une chose normale et naturelle » ou encore « Comment est-il possible que deux mères aient des enfants ? Bah…c’est possible, j’en suis la démonstration ! ». Elle entame ainsi un débat virtuel au sujet de sa condition de fille de deux mères. Au fil des vidéos, elle adopte une posture plus militante : à la place des vidéos où elle danse de façon sexuelle et où l’on voit son corps entier, elle ne montre que son visage et le t-shirt de l’association Famiglie Arcobaleno et elle déclare :

Beaucoup parmi vous ont écrit « je suis désolée », mais vous avez mal compris car je vis une vie très heureuse, très normale, très tranquille et les mamans veillent à ce que je ne manque jamais de quoi que ce soit […]. Je ne voudrais jamais changer de famille et j’aime bien celle que j’ai.

Sa production s’arrête lorsque ses mères lui bloquent l’accès à son compte à cause de messages inappropriés envoyés par des adultes à la suite de ses vidéos où elle danse. Anna me dit être satisfaite de sa prise de parole sur l’homoparentalité (« j’ai dit à peu près ce que j’ai voulu dire ») et elle passe à Instagram où elle se limite à poster ses autoportraits.

D’autres enfants ont été davantage impliqués dans le militantisme de leurs parents jusqu’à s’engager eux-mêmes, comme le témoignent les parcours de deux jeunes tels que j’ai pu retracer à partir de leurs interventions dans l’espace politico-médiatique réel et virtuel. Issue d’une famille très militante, Margherita[15] a une vraie carrière de prise de parole publique et de militance. Enfant, elle participe, avec ses trois frères, à la vie associative de Famiglie Arcobaleno : des activités pour enfants, des manifestations et, à 8 et 12 ans, à deux vidéos de témoignage d’enfants. À partir du collège, elle participe, aux côtés de ses mères et de ses frères, à de nombreux entretiens pour des journaux ou des émissions télévisées. Elle prend part à la militance de façon de plus en plus active. Dans sa première animation, produite à l’âge de 12 ans et plus tard, publiée sur son compte Vimeo avec le descriptif « Mon premier film » et le titre « C’est l’amour qui fait une famille », on voit sa main dessiner sa famille avec le drapeau arc-en-ciel et le slogan du mouvement des familles homoparentales : « C’est l’amour qui fait une famille ».

Un an plus tard, lors de la première interview qu’elle et ses frères donnent sans leurs mères, ils commencent en énumérant les « mêmes questions » auxquelles ils sont habitués à répondre. Lorsque la journaliste demande ce qu’ils voudraient dire aux personnes s’opposant à l’inclusion de la filiation homosexuée, Margherita dit que les fils et les filles des parents de même sexe ont une perspective unique sur la question homoparentale : « Ils n’ont pas de mères lesbiennes et ne peuvent pas savoir ». En plein débat autour des Unions civiles, Margherita signe à l’école avec le patronyme de ses deux mères (elle ne porte que celui de celle qui est reconnue légalement) et mène avec ses camarades de petites actions contre les enseignants homophobes. L’année suivante, protagoniste d’un épisode de RepTV[16], elle déplore que la Loi sur les Unions civiles (qui ne prévoit pas la filiation homosexuée) ait été approuvée sans que l’on ait interrogé les personnes concernées, c’est-à-dire les enfants. Son parcours de contestation, voire de militantisme ne se limite pas qu’aux droits de familles homoparentales : au lycée, elle se mobilise aussi lors des Fridays For Futures et pour la vie étudiante. En parallèle, elle poursuit son parcours de production de vidéos sur Vimeo : d’abord celui qu’elle appelle son « deuxième film » (une présentation de « sa famille ») et puis, à partir de l’âge de 16 ans, plusieurs vidéos de fiction où elle et ses trois frères font office d’acteurs. Enfin, à 19 ans, elle est l’autrice du court-métrage intitulé « Demande-moi si » diffusé dans les sites des principaux journaux italiens. La vidéo, qui s’appuie sur l’histoire de sa famille pour dénoncer le manque de reconnaissance de l’homoparentalité, se conclut ainsi :

Et maintenant regarde-moi. Et demande-moi si je préfère vivre en situation de guerre plutôt qu’avec deux mères. Demande-moi si je préfère avoir faim. Demande-moi si je préfère avoir un père alcoolique et une mère droguée. Demande-moi si je préférerais ne pas avoir d’éducation. Demande-moi si je préfère devoir travailler pour subvenir aux besoins de ma famille. Demande-moi si je préfère être une orpheline. Demande-moi si j’aurais préféré ne pas naître. Demandez-moi.

Lors d’un entretien accordé au journal La Stampa, Margherita raconte que cette vidéo fait suite à sa volonté de répondre à la personne qui, plus de cinq ans auparavant, avait déclaré, lors d’une émission télévisée, que pour les enfants de couples de même sexe, il aurait été mieux de n’être jamais nés :

Demande-le à moi, demande-moi s’il en est vraiment ainsi, j’aurais voulu lui dire à l’époque : je l’avais dit, mais à ma mère. Maintenant je peux le dire mieux, et je l’ai dit à travers des images […] il me semble qu’il faut donner une réponse à qui considère que naître avec deux mamans est pire que naître sous les bombardements ou que n’être jamais né. Et puis, j’ai pensé une autre chose : qui peut expliquer ce que c’est que d’avoir des parents homosexuels mieux que moi ?[17].

Federico, deux ans de plus que Margherita, a, lui aussi, grandi à Milan avec deux mères. Il a participé, à la même époque, à la vie associative de Famiglie Arcobaleno, et aux mêmes vidéos produites par l’association et il est le premier enfant d’un couple de femmes à adhérer à l’association. Il est aussi le premier jeune majeur à prendre la parole publiquement. Son message est quelque peu différent de celui de Margherita. Il insiste plus sur sa normalité que sur la discrimination :

Franchement, je ne suis pas plus « bizarre » que mes pairs. Au collège j’étais dans une classe tellement catastrophique que ma famille était la plus normale, disaient les profs. C’est peut-être grâce au travail qu’ont toujours mené Elena et Giuliana (ses mères N.d.A.) avec les enseignantes, avec les autres parents, c’est peut-être parce que Milan est une ville ouverte, mais je ne me suis jamais senti discriminé […] j’ai toujours été conscient que le monde m’aurait accepté tel que j’étais.

Interview accordée au journal La Repubblica, 23 mars 2018

Margherita et Federico sont aussi parmi les premiers jeunes à avoir pris la parole de manière active au sein des espaces juridico-administratifs. Federico, devenu majeur, a introduit lui-même une demande au Tribunal pour être adopté par sa mère d’intention. Margherita, quant à elle, avait 16 ans, lorsque le maire de Milan lui a demandé de donner son consentement pour le changement de son certificat de naissance où allait être introduite sa mère d’intention. Leurs positions sont, encore une fois, un peu différentes. Si Federico demande à se faire adopter, Margherita s’exprime contre les adoptions dans une vidéo de l’association des juristes pour les droits LGBT Rete Landford : « Je n’aurais jamais accepté d’être adoptée par ma propre mère. Il faut entendre que c’est elle qui m’a fait, elle n’est pas une inconnue dans ma propre maison […] De mon point de vue, l’adoption est une vraie humiliation ».

Les enfants qui choisissent de prendre la parole publiquement ne sont pas nombreux par rapport à l’ensemble des fils et des filles de familles homoparentales. Ils poursuivent une trajectoire de prise de parole et de militance initiée par leurs parents, utilisant différents canaux de communication en fonction de leur préférences, compétences et ressources : les réseaux sociaux, le court-métrage, les médias. Comme leurs parents, ils souhaitent être reconnus en tant que famille homoparentale, mais ils se sont aussi emparés de la stratégie de visibilité pour leurs propres buts. La publicisation du foyer homoparental au collège a valu à Isabella des commentaires comme « Oh mon Dieu, mais c’est trop cool ! » et des amitiés pour cette raison. À l’école primaire, Anna était admirée du fait d’avoir participé à une émission à la télévision. Plus tard, elle gagne beaucoup de followers sur TikTok (17,8 K followers et 126,5K like) grâce aux quelques vidéos sur sa famille, ce qui a donné plus de visibilité à ses vidéos où elle danse. Ines, quant à elle, a été approchée par des pairs homosexuels qui l’ont vue paraître sur les journaux. Enfin, le court-métrage de Margherita a circulé sur tous les journaux, du fait de la visibilité de sa famille, et va concourir pour des Prix, ce qui pourra lui servir pour une carrière dans le cinéma, à laquelle elle se destine après le lycée.

Conclusions

Le concept d’enfantalité permet d’inscrire les enfants au coeur d’un projet anthropologique au-delà des sous-champs disciplinaires. Mais quelle est la portée heuristique d’une anthropologie à partir des enfants d’un point de vue épistémologique ? En opérant une rupture nette avec un paradigme épistémologique adulto-centrique, l’étude de l’enfantalité amène à reconsidérer le processus de production de la connaissance anthropologique à plusieurs niveaux. D’un point de vue théorique, il permet de repenser des notions anthropologiques sur la parenté au prisme des enfants et d’en forger des nouvelles. Au niveau méthodologique, il invite à affiner des techniques pour capter les modalités de participation des sujets dont l’expérience tend à être peu considérée, si ce n’est qu’en tant que catégorie d’âge.

L’étude de l’enfantalité à partir d’une configuration familiale mise aux marges révèle des processus habituellement invisibles car d’ordinaire, le rôle de descendant va de soi. En tant que génération succédant aux précédentes, les fils et les filles fabriquent et interprètent les normes de la famille et de la société où ils grandissent, ils s’emparent progressivement des contradictions entre discours et pratiques des adultes, et, parfois, ils les contestent et les transforment, plus ou moins ouvertement. Une ethnographie de la parenté par les enfants donne à voir ces transformations à l’endroit et au moment où elles se fabriquent. Cela n’est en rien spécifique aux enfants des familles homoparentales ou, plus généralement, des familles sujettes à des processus de politisation. Tout enfant hérite d’une pluralité de normes et de pratiques de la parenté. Mais dans les familles homoparentales, cette coexistence de références multiples voire contradictoires devient un enjeu central car elles se réfèrent à des relations non reconnues socialement, voire juridiquement. L’effort de construction de liens est redoublé car il implique des relations à la fois inédites et sujettes à des polémiques au niveau sociétal. Croiser les marges et l’enfance permet ainsi de mettre en évidence le rôle des enfants dans la redéfinition des frontières entre des familles minorisées, comme le sont les familles homoparentales italiennes, et la société plus large. En témoignant que leurs relations de parenté sont composées à la fois de l’intention de leurs parents, de la dimension biogénétique et de la parenté quotidienne, ces enfants contribuent à miner la frontière créée par les adultes et basée sur la contraposition entre deux répertoires de la parenté polarisés.

Enfin, ce cas spécifique met en lumière des processus que l’on retrouve dans bien d’autres situations familiales. La conciliation des répertoires de la parenté apparemment contradictoires concerne aussi les enfants en contexte migratoire. En raison de leurs appartenances multiples, grandir dans des familles aux références plurielles implique de bricoler de « nouvelles manières d’être dans la filiation » (De Villiers 2009 : 208-209). Les enfants des familles binationales, migrantes ou transnationales sont, eux aussi, appelés à opérer une synthèse entre des répertoires de la parenté propre à la génération ascendante et celui de la société où ils grandissent. Cette synthèse n’est souvent pas en rupture avec la génération ascendante, les parents migrants comme les parents de même sexe s’appuyant souvent sur les modèles de famille dominants pour « légitimer leur normalité » (Fehervary 2002).

Enfin, les fils et les filles dont il a été question dans cet article sont parmi les enfants concernés par des processus de politisation. Suivant Kallio et Häkli (2011), la dimension politique des expériences des enfants prend sens dans l’ensemble des négociations de la vie quotidienne, marquée par des relations de pouvoir. Leur capacité d’agir est dotée d’une dimension politique souvent implicite. Dans le cas ici traité, il a été possible d’entrevoir différentes formes que le politique revêt dans le quotidien des enfants. Le politique s’infiltre dans la vie familiale, qui ne semble pas exempte du modèle hétéronormatif. Il se retrouve également dans la vie extra-familiale où les enfants se retrouvent parfois érigés à porte-parole de leur forme familiale. Négocier dans la vie quotidienne implique donc d’adopter des stratégies leur permettant de choisir de répondre ou non aux questions ou encore de prendre la parole dans l’espace politico-médiatique de façon indépendante de ses propres parents. Ne pas répondre est tout aussi politique que prendre la parole. Les uns comme les autres renégocient par là leur place d’apparentés et de membres d’une famille homoparentale qu’ils ont construit tout au long de leur enfance.