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Au Canada et au Québec, les anthropologues et le grand public sont de plus en plus conscients des traumatismes causés par le colonialisme de peuplement, surtout depuis la découverte de restes humains dans les pensionnats autochtones à Kamloops, en 2021, et la montée du mouvement « Chaque enfant compte ». Le colonialisme de peuplement, un processus qui a commencé avec la « doctrine de la découverte » issue de bulles papales du XVe siècle et qui a justifié la conquête de terres soi-disant « découvertes » par les explorateurs chrétiens (Roussel 2022), est toutefois souvent perçu comme étant uniquement une tragédie propre au colonialisme occidental. En conséquence, les études de l’autochtonie en anglais et en français tendent à se concentrer largement sur les États coloniaux du Canada, des États-Unis, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, en jetant parfois un regard secondaire sur la littérature francophone des colonies et des territoires français. En revanche, les études portant sur le Japon, notamment à cause de l’hégémonie du discours nihonjinron (littéralement, « discours sur les Japonais ») depuis la Seconde Guerre mondiale, ont tendance à essentialiser le Japon en en faisant une culture qui, contrairement à l’Occident, serait monolithique, avec des racines qui remontent jusqu’aux sociétés de chasseurs-cueilleurs de la préhistoire (Bernier 1998a : 6). Le discours nihonjinron occulte la diversité ethnoculturelle du Japon, mais aussi les changements historiques des frontières nationales du Japon. Les institutions de l’autochtonie établies au Japon au début du XXe siècle s’étendent de Hokkaidô à Formose (Taïwan). Les études de l’autochtonie au Japon et en Asie, et encore plus les recherches sur les liens historiques entre différentes structures de l’autochtonie, restent marginales en anthropologie.

Les Presses de l’Université du Québec comblent en partie cette lacune dans la littérature savante avec la publication de deux livres rédigés sous la direction de l’anthropologue français Lucien-Laurent Clercq. Maintenant chercheur indépendant en France, Clercq est récipiendaire du Prix Shibusawa-Claudel 2018, organisé par le journal Yomiuri, pour sa thèse de doctorat portant sur les transformations socioculturelles des Aïnous et leur rapport avec l’État japonais. Assimilation et vestiges des Aïnous. Manifeste précurseur autochtone, un livre initialement publié en japonais en 1934 par l’intellectuel aïnou Nukishio Kizô, est un témoignage personnel de la situation politique et sociale de ce peuple autochtone. En 1934, l’ouvrage figurait parmi les premières publications écrites par des militants autochtones dans le monde entier. Penriuk et sa douleur. Ossements aïnous retenus prisonniers, un livre publié en japonais par la poétesse aïnoue Dobashi Yoshimi, en 2017, est un cri du coeur intergénérationnel contre le vol de restes humains autochtones au nom de la science. Ces deux livres présentent des traductions inédites en français. Ils s’inscrivent dans la collection « Jardin de givre », qui vise à diffuser des publications sur le monde circumpolaire. Les Aïnous partagent l’aire géographique de l’Arctique avec les Inuit, les peuples sibériens, les Sami et autres peuples autochtones. Les relations d’échange ont probablement lié ces peuples depuis des siècles, sinon des millénaires, mais la signification de ces livres est encore plus importante et va au-delà des études circumpolaires. Ils proposent en effet de nouvelles perspectives sur la co-construction de l’autochtonie sur les deux rives du Pacifique, notamment dans le contexte des relations entre le Japon et les États-Unis.

Ces ouvrages offrent un aperçu, dans les mots des Autochtones eux-mêmes, sur leur situation coloniale. Ils documentent ainsi une autre histoire du colonialisme de peuplement, vu de l’intérieur du processus historique, que le Japon a traversé pour accéder au système mondial capitaliste à titre de grande puissance, et non pas de colonie d’un autre pays. La doctrine de la découverte s’appliquait uniquement aux peuples dits « sauvages » et sans État, pas aux grandes civilisations telles que le Japon ou la Chine, qui ont largement réussi à résister à l’expansion territoriale de l’Occident. Toutefois, ces civilisations ont rapidement imité les projets expansionnistes de l’Occident et de la Russie. Même avant les occupations violentes de la Seconde Guerre mondiale, le Japon avait acquis les territoires de Ryûkyû (Okinawa), Ainu moshir (« territoire aïnou », qui comprend Hokkaidô, Sakhaline, et les Kouriles), Formose (Taïwan), la Corée, et des îles micronésiennes. Selon certains militants au Japon et à Taïwan, la situation coloniale persiste jusqu’à nos jours sur les îles de Ryûkyû, de Hokkaidô et à Taïwan. L’étude de ces situations coloniales, mais non occidentales, reste ainsi importante pour comprendre la construction internationale de l’autochtonie et de la résistance autochtone. Comme c’est le cas dans d’autres langues autochtones, le mot Aïnou signifie « humain ». Contrairement à l’idéologie nationaliste dominante au Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les habitants de Hokkaidô (autochtones ou non) décrivent les colons venant du Sud comme des Wajin (gens de Yamato, l’ancien nom du Japon). Même s’il existait des traités et du commerce entre les Aïnous et les Japonais (sous la responsabilité du clan Matsumae) depuis le XVIe siècle, la colonisation moderne n’a commencé qu’après le début de l’ère Meiji, en 1868. Le Japon a annexé l’île d’Ezo, renommée Hokkaidô en 1869, et a établi le Bureau de la colonisation de Hokkaidô. À l’instar des politiques de la frontière américaine, l’État a nationalisé des terres et a mis les Aïnous sous la tutelle de l’État, avec la Loi sur la protection des anciens indigènes de Hokkaidô, en 1899. Cette situation a donné naissance, dans un état démocratique, aux mouvements sociaux et à une résurgence des voix autochtones en politique et en littérature, qui inclut les ouvrages traduits dans cette collection.

Les auteurs

Nukishio Kuzô

Nukishio Kuzô (1907-1985) est décrit dans l’introduction de Lucien-Laurent Clercq comme « un précurseur du militantisme autochtone ». Malgré la discrimination, Nukishio réussit bien au lycée et décide de devenir instituteur pour aider son peuple à prendre une place plus importante au sein de la société japonaise. Après avoir échoué à l’examen d’admission de l’École normale de Sapporo, il accepte l’invitation de John Batchelor, révérend de l’Église anglicane, à vivre chez lui à Sapporo. Il se convertit et, obtenant finalement son diplôme d’enseignant, exerce cette profession jusqu’en 1929. Devenu alors missionnaire chrétien, il assiste à la formation d’un groupe pour promouvoir les intérêts des Aïnous nommé « Regroupement de la mer du Nord pour le renouvellement » (Hokkai Shôgun Kôseidan). En 1932, il publie son livre Assimilation et vestiges des Aïnous, en japonais, comme un manifeste politique du peuple aïnou (Howell 2004 : 22). Après la guerre, il poursuit une carrière en tant que conseiller municipal et milite pour les droits autochtones. Sa vision pour l’avenir des Aïnous était un amalgame de justice sociale chrétienne, de pensée aïnoue, d’une appréciation pour les traditions japonaises et de sa propre philosophie. Son livre est traduit du japonais par le traducteur (non-Aïnou) Sakurai Norio, en collaboration avec Lucien-Laurent Clercq.

Dobashi Yoshimi

Dobashi Yoshimi, née en 1947, est poétesse, romancière et militante pour les droits autochtones. Son grand-père était le grand chef Penriuk (Hiramura Penriuku, 1832-1903), ami et instructeur de langue aïnoue de John Batchelor. En 2016, Penriuk apparaît à Dobashi lors d’un rêve et lui révèle la douleur de son exhumation, en 1933, et de son confinement à l’Université de Hokkaidô à des fins de recherche scientifique. La demande de restitution des restes de son grand-père, faite par Dobashi, est refusée par l’université sous prétexte que les ossements ne sont sans doute pas les restes humains de Penriuk. Les deux poèmes de Dobashi, traduits par Étienne Lehoux-Jobin, témoignent de la cruauté et de l’hypocrisie des chercheurs, notamment quand l’université remplace simplement le nom d’« Entrepôt des échantillons » par « Columbarium aïnou ».

La valeur ajoutée de ces livres

La situation coloniale vécue par les Aïnous et décrite par Nukishio semblerait familière à bien des lecteurs en Amérique. À l’instar des nations autochtones de l’île de la Tortue, les Aïnous ont aussi subi la perte de leur territoire et de leur souveraineté, le déclin démographique, l’assimilation forcée, des dépendances et des maladies contagieuses. Par son portrait de la situation au début du XXe siècle, le livre de Nukishio constitue une contribution importante à la littérature en histoire de l’autochtonie. Le livre témoigne aussi de l’esprit de résistance de l’époque, qui espère un rapprochement entre les Aïnous et les Wajin (allochtones japonais) pour bâtir conjointement un nouveau Japon, « une société égalitaire nouvelle basée sur la fraternité » (Nukishio 2023 [1934] : 110). Nukishio s’oppose très fortement à l’idée, répandue à son époque, que les peuples autochtones sont voués à l’extinction.

Certains anthropologues pourraient être intéressés par sa théorie de l’humanité. Il établit une différence ontologique entre deux types d’humains : « l’homme vertueux » (hito) et « l’homme ordinaire » (ningen)[1]. L’homme vertueux reconnaît la véritable nature de l’humain, qui a toujours besoin d’un soutien mutuel, et agit en conséquence par des actes de coopération avec ses confrères. Quant à l’homme ordinaire, il ne pense qu’à ses propres intérêts. Pour Nukishio, le deuxième caractère de l’idéogramme ningen, qui est aussi prononcé aida et qui signifie « écart » en japonais, fait du ningen « l’homme qui se met à l’écart » (p. 123). Clercq note que cette interprétation de ningen est en opposition complète avec celle proposée à la même époque par le philosophe Watsuji Tetsurô, qui interprète ningen plutôt comme « l’entrelien humain » (p. 124). L’approche de Watsuji, qui oppose l’individualisme de la modernité occidentale à la tradition communale japonaise, est certainement plus connue en anthropologie (voir Bernier 1998b). Au vu de sa situation coloniale engendrée par les Wajin à Hokkaidô, Nukishio est certainement moins enchanté par l’idée de la supériorité morale des Japonais. En fait, le romantisme de Watsuji ressemble beaucoup à l’idéologie suprématiste que Nukishio conçoit comme étant le fondement de l’oppression des Aïnous. Pour sa part, Nukishio, plus influencé par les idéaux universalistes du christianisme, tente de dépasser les divisions ethniques et nationales en formulant une théorie de l’humanité en général. Si les humains ne deviennent pas des hommes vertueux, « ce n’est [sic] pas uniquement les Aïnous qui sont voués à l’extinction, mais aussi les Wajin, toute l’humanité, et peut-être même l’ensemble des êtres vivants » (p. 112-113). Ces mots résonnent aujourd’hui fortement avec certains thèmes courants en anthropologie, tels que l’ethnographie multiespèce, l’anthropologie au-delà de l’humain, et l’anthropocène.

Le travail de traduction et de rédaction rend ces deux livres très accessibles et contribue largement à une meilleure compréhension de la situation autochtone au Japon. Le livre de Nukishio s’ouvre sur neuf poèmes, une présentation par Daniel Chartier de la traduction de la littérature aïnoue en tant que pont entre les cultures du Nord, des notes sur la transcription des langues japonaise et aïnoue et une carte du territoire aïnou. Force est de constater que ce territoire a été divisé et que les communautés ont été dispersées entre la Russie et le Japon à cause des traités signés entre ces deux États, sans le moindre consentement des peuples autochtones affectés par leurs décisions. L’introduction de 34 pages rédigée par Clercq est indispensable pour comprendre l’histoire de la colonisation japonaise, la lutte politique des Aïnous et le personnage de Nukishio. La traduction est accompagnée des notes de Clercq. Les annexes incluent des traductions de certains documents de l’association aïnoue « Regroupement de la mer du Nord pour le renouvellement », fondée par Nukishio. Les chronologies de l’histoire du Japon, de l’histoire du peuple aïnou, et de celle de Nukishio sont d’une grande valeur pour les chercheurs. La chronologie du peuple aïnou résume l’histoire d’un point de vue autochtone depuis l’ère du Pléistocène, avec tous les tournants de la colonisation et le développement d’un mouvement politique des Autochtones. Cette dernière chronologie rend déjà ce livre indispensable comme ouvrage de référence pour les études aïnoues.

L’ouvrage de Dobashi, pour sa part, inclut une introduction rédigée par Jeffry Gayman (professeur en études japonaises à l’Université de Hokkaidô) et un mot du traducteur Étienne Lehoux-Jobin (doctorant en traductologie et traducteur à l’Université de Montréal). Une autre chronologie du peuple aïnou reproduit largement celle de l’autre volume, avec quelques minimes différences linguistiques ou stylistiques. Les deux volumes incluent la même bibliographie de lectures suggérées sur les Aïnous. Pris ensemble, ces deux livres constituent un grand apport aux études aïnous en français, ils contribuent à la compréhension des cultures du Nord et sont très pertinents pour les études comparatives de l’autochtonie.

Les contributions à l’anthropologie de l’autochtonie

Ces ouvrages offrent plusieurs pistes de réflexion pour enrichir les études comparatives de l’autochtonie en anthropologie, dont je développe quatre thèmes ici.

Premièrement, l’autochtonie émerge d’un monde précolonial, avec des histoires de relations entre groupes humains propres à chaque région géographique. La chronologie des Aïnous dans ces deux livres trace les grandes lignes de cette histoire. Sur l’île d’Ezo (l’ancien nom de Hokkaidô) et même dans certaines parties de Tohoko (la région septentrionale de Honshû), l’expansion de l’Empire japonais et la colonisation par les Wajin sont des phénomènes relativement récents. Depuis le XVe siècle, on recense des frictions et même des soulèvements aïnous contre les Japonais. Le premier traité entre les Aïnous et les Wajin est conclu en 1550, donnant au clan Matsumae la responsabilité de gérer les relations avec les Aïnous et d’établir une colonie japonaise (wajin chi) sur l’île d’Ezo. Pendant deux siècles de conflits et, plus tard, la compétition avec la Russie pour les mêmes territoires, notamment aux Kouriles, les Aïnous subissent la perte de leur territoire, l’érosion de leur souveraineté par le non-respect de leurs lois, des abus économiques et même de l’esclavage. Des politiques de non-assimilation, y compris une interdiction d’apprendre le japonais et d’avoir recours aux techniques agricoles, sont en vigueur de 1604 à 1855 (Clercq 2023 : 184-191). Clercq soutient toutefois qu’une érosion de la culture aïnoue, dans un contexte d’exploitation des ressources, met fin à l’union des Aïnous avec les Wajin dès 1648 (ibid. : 187).

Deuxièmement, les institutions juridiques de l’autochtonie ont été transformées par l’entrée du Japon dans le système capitaliste mondial. Après la fin du shogunat Tokugawa et la révolution de Meiji en 1868, le Japon met fin à son isolement sur la scène mondiale, ce qui entraîne d’énormes changements politiques et sociaux. En 1869, le Japon annexe juridiquement l’île d’Ezo, renommée Hokkaidô, et la place sous la gouverne du Bureau de la colonisation de Hokkaidô (Kaitakushi) afin d’encourager la colonisation des Wajin dans toute l’île, à l’instar des politiques en vigueur sur la frontière américaine (Nukishio 2023 : 195). En 1876, les Aïnous de Hokkaidô obtiennent la nationalité japonaise. Inspirée en partie par le Dawes Act de 1887, la Loi sur la protection des anciens indigènes de Hokkaidô qui entre en vigueur en 1899 encourage l’assimilation des Aïnous à la société japonaise par l’apprentissage du japonais, l’éradication des coutumes et des valeurs de la société traditionnelle et la transformation des Aïnous en agriculteurs sédentaires (Clercq 2023 : 205). Pendant cette période, les frontières du territoire aïnou sont négociées entre le Japon et la Russie, entraînant parfois le déplacement des communautés aïnoues. Le livre de Nukishio, fidèle à sa perspective aïnoue, décrit les douleurs de cette colonisation, mais aussi les espoirs d’un mouvement politique autochtone et les valeurs chrétiennes de justice sociale. Le cadre juridique moderne de l’autochtonie au Japon tout comme les forces de résistance contre la colonisation par les Wajin émergent des interactions variées avec l’Occident depuis 1868.

Troisièmement, ces deux ouvrages exposent l’agencéité des peuples autochtones. Nukishio assiste, en 1931, à un colloque organisé par John Batchelor visant à améliorer le lot des Aïnous, notamment en demandant (sans issue) la suppression de la Loi sur la protection des anciens indigènes de Hokkaidô (Nukishio 2023 : 22). Les Aïnous espèrent certainement que le missionnaire et son église serviront d’alliés contre leurs anciens oppresseurs. Nukishio fonde peu après sa propre organisation, le Regroupement de la mer du Nord pour le renouvellement, avec Assimilation et vestiges des Aïnous comme manifeste. Deux générations plus tard, Dobashi, chrétienne elle aussi, raconte sa visite aux États-Unis en 1972 et l’influence de l’activisme des minorités sur sa pensée. Elle se positionne comme une autrice postcoloniale à l’instar des traditions littéraires noires et juives (Dobashi 2023 : 34). Son oeuvre s’insère donc parfaitement dans la résurgence autochtone du XXIe siècle. En 1997, le militantisme aïnou réussit finalement à faire abolir la Loi sur la protection des anciens indigènes de Hokkaidô. Ladite loi est alors remplacée par la Loi sur la promotion de la culture aïnou et sur la diffusion et la mise en valeur des connaissances relatives à leurs traditions. L’Association des Aïnous de Hokkaidô, créée en 1930, rétablie après la guerre et renommée l’Association Utari (confrères) de Hokkaidô en 1961 dans le mouvement global contre la discrimination, a soutenu, en 1982, que les Aïnous avaient été les premiers occupants des territoires japonais du Nord et de Hokkaidô. Finalement, en 2019, après des décennies de lobbying auprès du Japon et de l’Organisation des Nations unies, le Japon reconnaît les Aïnous comme peuple autochtone du Japon dans le sens de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. La chronologie incluse dans les annexes de ces deux livres documente la contribution assidue des Aïnous aux activités autochtones sur le plan international. Les Aïnous ont effectivement influencé le droit international en matière de droits des peuples autochtones, notamment en ce qui concerne les pays qui ne font pas partie de la colonisation paradigmatique de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande (Tsutsui 2018 : 76-77).

Conclusion

Ces deux ouvrages constituent une contribution majeure à l’étude du colonialisme japonais et de ses impacts sociaux, et même à l’extérieur des frontières nationales japonaises actuelles. Hokkaidô a été annexée par le Japon en 1869, et Formose (Taïwan) a été acquise en 1895 par le Traité de Shimonoseki, conclu à la fin de la première guerre sino-japonaise. La gestion coloniale de ces deux îles, sur les extrémités septentrionales et méridionales du Japon, a rendu nécessaire la construction d’une forme spécifiquement japonaise de l’autochtonie. Contrairement aux puissances occidentales, qui ont géré leurs colonies en Afrique et en Asie seulement pour transférer des ressources naturelles de la colonie à la métropole, le Japon a essayé d’incorporer Hokkaidô et Formose plus complètement à un empire multinational. L’idéologie de l’Empire japonais était que tous ces peuples (Ryûkyû, Aïnous, Taïwanais, etc.) partagent les mêmes origines, ou sont du même sang (Howell 2004 : 19), et devraient s’assimiler à l’état-famille avec l’empereur comme le père spirituel d’une seule nation (Nukishio 2023 : 24-25).

Sur l’île de Formose, les autorités japonaises ont rencontré les colons Han (Chinois) qui étaient sous l’autorité Qing et contraints par le traité en conséquence, mais aussi les peuples austronésiens qui vivaient encore en pleine autonomie et sans État dans les régions montagneuses couvrant la moitié de l’île. Ces habitants autochtones n’ont pas reconnu la légitimité du traité conclu entre le Japon et les Qing, et le Japon a dû recourir aux moyens militaires pour le mettre en oeuvre. Après les années de conflits violents qui ont abouti seulement en 1914, le Japon a gouverné les peuples autochtones sous un régime juridique influencé par son expérience à Hokkaidô et inspiré, encore une fois, par le modèle américain. Les autochtones de Hokkaidô et de Taïwan, éduqués par le Japon et certainement conscients de la situation des autres groupes minoritaires, ont demandé l’amélioration de leur situation sur les deux îles. Il y a encore très peu de recherches sur les revendications autochtones de cette période et sur leur réception à Tokyo, mais le Japon était affecté par les demandes, dans ces deux îles, de ceux qui réclamaient l’autonomie au sein du Japon (comme Nukishio) et de ceux qui visaient l’indépendance. Ces deux livres pourront inspirer des études comparatives de l’émergence d’un mouvement autochtone à Hokkaidô et à Taïwan dans l’Empire japonais.

Les idéaux libéraux de Wilson étaient très populaires dans le Japon de l’époque, mais encore très éloignés de la réalité, dans l’archipel nippon comme ailleurs dans le monde. Dans ce contexte, à la Conférence de la paix de Paris, en 1919, le Japon a proposé de faire appliquer le principe de l’égalité des races par la Société des Nations, mais ces tentatives ont été bloquées, notamment par la Grande-Bretagne et ses alliés (Nakanishi 2020). En 1923, quand Deskaheh, le chef Haudenosaunee des Six Nations, a lancé un appel pour sa cause à la Société des Nations, le Japon a été parmi les pays qui l’appuyaient (Harrison 2007 : 65). Toutefois, le Japon a fini par employer des politiques et des pratiques semblables à celles des Anglo-Saxons dans ses propres colonies du peuplement afin de démontrer sa modernité à l’Occident. La désillusion des Japonais face au libéralisme et à l’hypocrisie de l’Occident, qui prône l’autodétermination des peuples tout en assujettissant des territoires africains et asiatiques à la colonisation, a finalement poussé leur pays dans une autre direction historique.

Les atrocités de la Seconde Guerre mondiale ont certainement terni la réputation du Japon et éclipsé des revendications minoritaires en son sein. Après la guerre, Formose a été transférée à la République de Chine sans le consentement de la population majoritaire ni des peuples autochtones. À l’époque, à Formose, les leaders autochtones, éduqués par le Japon, qui ont osé proposer la création d’une zone autonome pour les Autochtones ont été cruellement exécutés (Simon 2023 : 44). Pour sa part, le territoire des Aïnous est toujours divisé entre le Japon et la Russie, et la reconnaissance de leur souveraineté demeure un rêve politique à l’horizon lointain. Les études sur les revendications autochtones dans la sphère d’influence du Japon sont toujours rares, et les perspectives des Autochtones eux-mêmes sont presque inexistantes en français. Ces deux livres, fruits du travail de Lucien-Laurent Clercq, comblent une lacune dans notre compréhension de la région sur les réalités et les revendications autochtones en Asie de l’Est. De surcroît, ils sont en format poche et donc très abordables.