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Il y a quelques années que l’historien Ronald Rudin s’intéresse à l’Acadie et à son rapport au passé et à la mémoire. L’Acadie entre le souvenir et l’oubli, paru en 2014, est la traduction de Remembering and Forgetting in Acadie, livre paru à l’origine en 2009[1]. Cet ouvrage s’inscrit dans une démarche entamée lors d’un documentaire, Life After île Sainte-Croix, et qui s’est poursuivie par une étude approfondie des représentations mémorielles de la création controversée, à la fin des années 1960, du parc national Kouchibougouac dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, dont furent tiré un livre et un site internet[2]. Soulignons dès le départ que le fait qu’un historien comme Rudin se penche sur une question aussi actuelle, controversée et émotive que celle de la mémoire publique et des commémorations, constitue une nouvelle réjouissante pour la recherche en Acadie.

En fait, la thématique des commémorations et des usages publics du passé est loin d’être propre à l’Acadie. Toutefois, plusieurs y ont noté une résurgence et une omniprésence de la mémoire, particulièrement dans le cadre de la tradition du Congrès mondial acadien. Bien que souvent commentées, ces représentations mémorielles récentes n’avaient jamais été aussi bien documentées et décrites avant l’analyse de Rudin, qui représente un premier débroussaillage nécessaire, pertinent et de qualité.

Le projet de Rudin s’annonce au départ ambitieux. S’il révèle au début de son ouvrage l’intérêt général qu’il porte aux représentations publiques du passé, et son ambition très grande – la dédicace à sa mère précise que cette dernière l’a toujours encouragée à « voir grand » (« bite off more than I could chew », dans la version originale du texte) – le résultat, toujours intéressant, s’illustre par sa description très riche. Le livre constitue selon son auteur un prolongement au film mentionné ci-haut sur les commémorations de l’île Sainte-Croix ainsi que des recherches menées en Acadie durant les années 2000 sur le phénomène commémoratif.

Ce serait une faute grave d’omettre toute mention du travail de traduction effectué par Daniel Poliquin, qui fait oublier en fait qu’il s’agit d’une traduction. J’irais même jusqu’à affirmer que cette version traduite de l’ouvrage propose une facture plus agréable et épurée que la version originale. Hormis les quelques coquilles d’usage, les images incluses dans la version française sont plus grandes et plus claires, et on a élagué les petites émoticônes d’ordinateurs parsemées ici et là dans la version originale de l’ouvrage, indiquant au lecteur la présence de liens internet en note.

L’enquête elle-même porte sur une série de commémorations ayant eu lieu en 2004-2005, principalement au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Si ces commémorations concernent surtout les Acadiens, Rudin s’attarde beaucoup à la dynamique mémorielle entre les communautés, soit principalement entre les Acadiens, les Premières Nations et les anglophones. L’auteur présente dès les premières pages ses intentions : « Je voulais surtout étudier les récits que l’on présentait, afin de comprendre pourquoi certains aspects du passé sont évoqués alors que d’autres sombrent dans l’oubli ». (p.21) Analysant une mémoire qui se conjugue entre présence et absence, Rudin sera le témoin de tous les entre-deux : ressentiment, projection du passé sur le présent, volonté de « possession du passé » ou encore « d’oubli volontaire » (l’expression « tourner la page » est récurrente dans l’ouvrage), désir manifeste de reconnaissance, présence d’experts (sans surprise, les historiens eux-mêmes !) s’adonnant à l’ingénierie mémorielle, cohabitation parallèle des mémoires, etc.

L’ouvrage compte six chapitres regroupés en deux parties. La première, intitulée « Histoires de commencements », porte sur les commémorations marquant les quatre siècles de présence française/acadienne/canadienne en Amérique ; la seconde, intitulée « Récits traumatiques », porte sur les commémorations de la déportation acadienne de 1755. Rudin présente sans se défiler son endettement intellectuel aux lecteurs, notamment concernant l’ouvrage majeur The Presence of the Past, de Roy et Thelen. L’approche choisie exige que l’historien s’éloigne volontairement du confort, de la sécurité et du silence des archives poussiéreuses : « j’étais un historien privé de preuves d’archives, n’ayant pour toute ressource que des cahiers bourrés d’observations personnelles, un appareil photo numérique rempli d’images et des cassettes de divers types renfermant des preuves audio et vidéo ». (p.24) La méthode et le style de l’auteur aboutissent à un récit éclaté : la méthode vacille entre l’observation participante et le recours à l’entrevue avec les acteurs des commémorations, en passant par l’interprétation des événements commémoratifs eux-mêmes ; le style oscille entre la description quasi journalistique, la chronique des événements et les carnets de voyage conjugués au « je ». Notons que la mayonnaise de Rudin tient, et que le tout se lit souvent comme un feuilleton.

La première partie porte, comme mentionné plus haut, sur les commémorations du 400e de la présence acadienne en Amérique. Rudin présente au lecteur l’envers du décor : comment se forment et s’organisent de telles commémorations ? Au-delà des simples aléas que peut comporter la planification de commémorations, Rudin illustre le degré de complexité que de tels processus impliquent. On y voit rapidement à l’oeuvre la confrontation des finalités de différents acteurs : mémorielles, identitaires, politiques, nationalistes, économiques, classistes, etc. Les visions du passé et les versions de la mémoire de ces acteurs sont confrontées, de surcroît, au financement politique conditionnel, avare et incertain, au labyrinthe bureaucratique, et au multiculturalisme mémoriel. Le résultat, la commémoration elle-même, est également évalué comme réussite ou échec populaire. Rudin se sert de la comparaison historique afin de mieux éclairer le présent ; les commémorations du passé sont présentées afin de souligner leur caractère construit, partiel et partial, inclusif et exclusif. Ainsi, on comprend vite que l’organisation du 300e de l’île Sainte-Croix en 1904, souhaitant « contrôler » l’image en excluant autant que possible « l’élément » francophone et acadien, ait été une célébration avant tout conçue pour un public anglophone. Cette logique de contrôle se répète un siècle plus tard : ainsi, le choix des héros retenus est significatif, les organisateurs Acadiens, dans le cas des commémorations de l’île Sainte-Croix, tentant de construire un nouveau mythe en voulant identifier les Acadiens à la figure de Pierre du Gua de Monts, au lieu de Champlain, personnage (selon les organisateurs) plutôt associé à l’histoire québécoise, ou encore à l’historiographie acadienne dite « traditionnelle » (puisque Champlain, contrairement à de Monts, est catholique après tout…). Par ailleurs, la description détaillée de ce genre de processus illustre bien la composante idéologique à l’oeuvre, à bonne distance du critère de vérité scientifique que retiennent habituellement les historiens face au passé.

Un des exemples précis qui retient l’attention est ce que Rudin décrit comme étant la tentative de créer, par l’entremise de commémorations, un nouveau mythe des origines pour les Acadiens ; on cherche à rattacher du Gua de Monts aux Acadiens, à fonder leur histoire sur son arrivée à l’île Sainte-Croix. On souhaite vivement remplacer cet autre mythe que serait la Déportation, cet « an premier de l’Acadie », selon Herménégilde Chiasson. Cette tentative prend place simultanément avec le Congrès mondial acadien de 2004, moment de tous les débats, où différents acteurs tentent d’exercer un certain contrôle sur la définition de l’acadianité, oscillant entre les définitions diasporique et territoriale (l’Acadie de l’Atlantique). Rudin illustre par ailleurs de manière convaincante qu’un consensus est loin d’être présent concernant ces questions. Les nombreuses confrontations entre les acteurs, ainsi que les interventions du monde politique, aboutissent à l’échec de cette tentative d’écriture de mythologies collectives neuves. Pour qu’un mythe existe véritablement au sein de la conscience collective, il doit y avoir réception populaire, visiblement absente des fêtes du 400e, du moins selon le compte rendu que nous en offre Rudin.

Notons que l’auteur accorde une place importante dans son ouvrage à l’espace occupé, dans le cadre de ces commémorations publiques, aux Premières Nations. Partant du début du XXe siècle à aujourd’hui, Rudin démontre que la place des Amérindiens dans ces événements, et de ce fait la place qu’on semble leur accorder dans une conception populaire et collective du passé, est marginale ou anecdotique ; la reconnaissance des Premières Nations y est absente.

La seconde partie de l’ouvrage, plus courte, porte sur les commémorations de la Déportation de 2005, et plus largement sur les enjeux qui tournent autour de cet aspect essentiel, majeur, incontournable, central et dominant de la mémoire et de la culture acadienne. Abordant la question par un parallèle facile, mais discutable, entre la Déportation acadienne et la Shoah, Rudin avance que l’événement fut, au cours de l’histoire acadienne, marginalisé par ses élites. Bref, selon le récit de Rudin, les Acadiens auraient fait de la Déportation, du moins jusqu’à une époque récente, une « épreuve divine », une occasion de faire preuve de charité chrétienne envers les bourreaux. Rudin passe ensuite à une description des débats tournant autour des demandes d’excuses à la couronne britannique jusqu’à la Proclamation royale de 2003, en retenant et observant les différentes positions mises de l’avant par les acteurs. Rudin dénote une tension, encore ici présente entre des Acadiens de la diaspora, principalement des États-Unis et du Québec, et ceux de l’Atlantique, ainsi que l’implication incessante des partis politiques, la dilution progressive de l’argumentaire des organismes acadiens du Nouveau-Brunswick (Rudin tient tout de même à parler de l’Acadie de l’Atlantique) face à l’emprise extérieure que l’on a des revendications. Rudin présente également au lecteur la position de certains qui voudraient que l’on « oublie 1755 », bref que l’on cesse d’insuffler à la Déportation autant d’importance. L’historien de Concordia se veut critique de cette position défendue par certains intellectuels et artistes acadiens, dont Herménégilde Chiasson, Chedly Belkhodja ou encore Michel Thibault, mais il la note pourtant au sein même de la population acadienne du Nouveau-Brunswick. Il évoque également le remaniement de la mémoire de la Déportation, où plusieurs désormais mettent l’accent sur la résistance conjointe des Acadiens et des Amérindiens. On se rend compte de la nécessité de réinterpréter la Déportation ; pour certains, cela se traduit par une volonté de « tourner la page », pour d’autres, de réécrire différemment un mythe fondateur.

L’ouvrage possède plusieurs qualités : son analyse fine et sa description riche viennent immédiatement à l’esprit, mais il ne faut pas oublier la pertinence de plusieurs observations et hypothèses de l’auteur, comme son approche généreuse envers les acteurs qui constituent le centre de son analyse. Si Rudin ne feint jamais la neutralité axiologique, la plupart du temps il présente les points de vue des acteurs d’une manière à permettre la compréhension des enjeux et des positions chez le lecteur. Certaines des qualités de l’ouvrage sont conscientes et découlent des postulats initiaux de Rudin, d’autres parfois semblent lui échapper. Cette description omniprésente, cette surenchère d’anecdotes, aboutissant à une somme imposante de détails, laissent place à l’émergence de thématiques dans l’ouvrage que l’auteur lui-même semble considérer comme secondaires. Ainsi Rudin, un peu malgré lui, grâce à son approche descriptive et observationnelle, en dit plus qu’il veut ou croit en dire. Je retiens un exemple parmi d’autres : l’omniprésence de la symbolique catholique dans les commémorations. Rudin la remarque et la note, en refusant toutefois de prolonger l’interprétation. Une analyse plus soutenue de cette présence de l’héritage mémoriel catholique dans la gestion de la mémoire de l’Acadie contemporaine aurait été non seulement pertinente, mais fort originale. On peut dire la même chose d’une panoplie de sujets seulement effleurés : les liens entre l’appartenance filiale et l’appartenance nationale, l’herméneutique de la réception de la mémoire, la présence et la construction du héros au sein des mythes collectifs, etc. Il faut sans doute voir dans cette série de questions sans réponses une invitation à prolonger la réflexion plutôt qu’une lacune sérieuse. Le livre de Rudin, et c’est sans doute sa plus grande qualité, est le livre d’un esprit curieux, qui observe et qui interroge.

Malgré ses qualités évidentes, l’ouvrage de Rudin n’est pas sans lacunes. Si sa posture de voyageur et d’observateur rend le récit captivant, ce n’est pas sans gaucherie que certaines thématiques sont examinées. À titre d’exemple, Rudin aborde le débat Acadie de la diaspora / de l’Atlantique sans aucune distance critique, en retenant la terminologie manichéenne des acteurs, alors que de nombreux travaux, provenant de la géographie notamment (on pense ici à ceux d’Adrien Bérubé et de Cécile Trépanier) présentent des nuances allant au-delà de cette conception binaire un peu simpliste (à laquelle d’ailleurs Rudin rattache Joseph Yvon Thériault, à tort), nuances qui auraient eu avantage à être explorées. La même chose peut être dite au sujet de la soi-disant « marginalisation » historique de la Déportation, dont l’exposé procède d’un manque de contextualisation. En somme, la lecture du livre de Rudin laisse souvent l’impression d’être en face d’un récit dont l’accent est mis sur les détails au lieu de la contextualisation. Un usage plus marqué des études acadiennes aurait été le bienvenu, comme une mise à jour aurait également été bénéfique. Cinq années séparent la version originale de cette traduction ; pourtant, aucune étude, sauf erreur, dépassant 2009 n’est incluse. Certaines sections du livre en souffrent plus que d’autres : ainsi, il est pénible de lire les passages portant sur la figure d’Évangéline au début de la seconde section, où aucune mention n’est faite l’étude de Joseph Yvon Thériault. De même, les études de Denise Lamontagne sur la mémoire religieuse en Acadie ne font pas partie du corpus bibliographique, ce qui constitue une autre lacune importante.

En définitive, Rudin ouvre beaucoup de pistes, présente au lecteur plusieurs sentiers peu fréquentés, l’invitant peut-être à s’y engager, mais lui-même préférant se tenir en retrait. Son effort est en cela honorable, puisque les interrogations et les pistes de réflexion qu’il suscite sont trop nombreuses pour ne pas être prises au sérieux. Tout effort d’écriture qui peut engager chez le lecteur une cogitation neuve ou un questionnement inédit est manifestement louable. Chose certaine, la chronique que nous présente Rudin demeurera un document incontournable pour toute recherche ultérieure portant sur le sujet. Ses conclusions, ses assertions, ses interprétations, parce que parfois trop appuyées sur des observations et des conversations, et pas assez sur une contextualisation rigoureuse, constituent le maillon faible d’un ouvrage qui, fort heureusement pour lui, trouve ses forces ailleurs, dans la riche description des acteurs et de leurs motivations, des événements commémoratifs et des enjeux, notamment. Et c’est ce qui fait que L’Acadie entre le souvenir et l’oubli, malgré ses lacunes, demeure avant tout une chronique fascinante des commémorations acadiennes récentes et un apport important aux connaissances sur les processus de construction de la mémoire en Acadie.