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C’est le 5 juillet 1977 que le premier ministre Pierre Elliott Trudeau a annoncé au Parlement la création d’une nouvelle entité qui devait être connue par la suite comme « La commission Pepin-Robarts ». Le texte de l’annonce montre bien que le gouvernement a pris cette initiative avec une certaine inquiétude et qu’il a tenté de limiter la portée de la commission. En effet, toutes les activités de la commission Pepin-Robarts étaient teintées par la grande ambiguïté qui entourait la raison d’être de la commission. Cependant, cette dernière a réussi à tracer un nouveau chemin pour le Canada.

L’annonce propose un mandat assez vaste : « faire enquête sur les questions touchant l’unité canadienne ». De plus, au cours de cette enquête, les commissaires devaient :

  1. tenir des audiences publiques et parrainer des réunions publiques afin de connaître les points de vue des organismes, groupements et particuliers intéressés ;

  2. appuyer, encourager et faire connaître les efforts du grand public et particulièrement ceux des organismes non gouvernementaux, en ce qui a trait à l’unité canadienne ;

  3. partager leurs initiatives et opinions avec le public afin de le tenir au courant et de le sensibiliser aux questions touchant l’unité canadienne ;

  4. aider à l’élaboration de moyens visant à renforcer l’unité canadienne et agir comme conseillers du gouvernement sur les questions reliées à celle de l’unité ; et

  5. faire enquête sur toutes autres questions relatives à l’unité nationale qui peuvent être confiées à la commission par Son Excellence en conseil[1].

Comme nous allons le voir ultérieurement, le gouvernement a nommé aux postes de commissaires des personnalités d’une grande notoriété, connues pour leur indépendance d’esprit. Il était prévisible qu’un tel groupe allait rédiger un rapport sortant des sentiers battus. En effet, ce « groupe de travail » allait même mettre sur pied une équipe de recherche constituée d’un directeur, d’un comité de direction, et d’un personnel comptant 22 personnes.

Par contre, d’autres aspects du mandat semblent avoir comme but de limiter la portée réelle de cette nouvelle entreprise. On lui donne un échéancier remarquablement serré : « les commissaires […] adoptent les méthodes et procédures qu’ils jugeront nécessaires et opportunes pour la bonne marche de l’enquête et sa conclusion dans un an[2] ». Parmi les activités prévues pour les commissaires, on ne faisait aucune mention de la préparation d’un rapport. En effet, il ne s’agissait même pas d’une commission d’enquête proprement dite : « les commissaires soient connus sous le nom de Groupe de Travail sur l’unité canadienne[3] ». En effet, on parle de commissaires sans une commission et, bien sûr, sans une commission d’enquête royale.

Il est évident que le premier ministre Trudeau fut mal à l’aise l’endroit de cette l’initiative. Depuis longtemps, il avait développé des idées bien arrêtées quant à l’enjeu de « l’unité canadienne ». Après avoir élaboré sa propre stratégie d’unité nationale, il se méfiait des résultats d’un exercice indépendant. Surtout, il ne voulait pas une grande commission d’enquête royale comme l’avait été Laurendeau-Dunton[4]. En effet, il avait été assez heureux de mettre fin aux activités de cette commission en 1970.

Le choc de la victoire du Parti québécois et les pressions sur le gouvernement fédéral

Cependant, au cours de l’été 1977, le Canada anglais était toujours sur le choc à la suite de l’élection, en novembre 1976, du Parti québécois (PQ). Bien sûr, on aurait dû anticiper cette victoire péquiste. Un tel résultat était prévisible compte tenu de l’impopularité du gouvernement Bourassa et de la montée du PQ, qui risquait à tout le moins de former l’opposition officielle à la lumière du déclin rapide de l’Union nationale, qui s’était effondrée aux élections de 1973. Les esprits canadiens-anglais n’ont pas été bien préparés, donc au Canada anglais, l’élection du gouvernement Lévesque avait semé une panique assez généralisée. Le gouvernement fédéral était sous pression et devait faire montre à la fois de détermination et d’une capacité à maîtriser la situation.

Le gouvernement fédéral mit sur pied un comité informel, constitué de hauts fonctionnaires du Bureau du Conseil privé, qui se rencontrait hebdomadairement[5]. De plus, un sous-comité, mené par Paul Tellier, tentait de développer une stratégie pour faire face au gouvernement Lévesque[6]. Bien conscient de la popularité initiale du gouvernement Lévesque auprès de la population québécoise, on a décidé de se limiter à des gestes symboliques en attendant que cette popularité s’effrite d’elle-même. Dans cette veine, le gouvernement fédéral a pris l’initiative de publier un bilan de la politique fédérale des langues officielles, Les langues officielles : un trait d’union. Il a également consacré un budget de 3,5 millions $ pour financer un spectacle télévisé pour souligner en grande pompe le premier juillet 1977 ; l’année précédente, un tel spectacle a été annulé pour des raisons budgétaires[7]. C’est par voie d’une résolution à la Chambre des communes portant sur l’unité nationale que le premier ministre annonça la création du groupe de travail. Ce faisant, la commission Pepin-Robarts s’inscrivait dans une stratégie alimentée essentiellement de gestes symboliques. C’est comme si on avait voulu faire face au nouveau gouvernement souverainiste, mais sans rien proposer de substantiel. D’après le directeur de recherche de la commission, le gouvernement voulait « un exercice national en consultation publique qui donne un rapport sur l’opinion publique, mais n’offre peu ou rien des propositions politiques[8] ».

La composition du « groupe de travail »

Quoique Pepin-Robarts ait été conçu comme rien de plus qu’un geste symbolique, il fallait quand même nommer des commissaires qui pouvaient se montrer à la hauteur de la crise, possédant des lettres de créance crédibles et respectées. Pour la présidence du groupe de travail, le gouvernement a porté son choix sur Jean-Luc Pepin. Donc, c’est pour gagner la faveur de ce dernier qu’on inscrivit dans le mandat du groupe de travail des passages comme « conseillers du gouvernement » et « l’élaboration de moyens visant à renforcer l’unité canadienne[9] ».

Certes, Jean-Luc Pepin possédait d’importants atouts. Commençant sa carrière comme professeur de science politique à l’Université d’Ottawa, il avait été élu député libéral fédéral en 1963 et avait rapidement joui d’une certaine importance au sein du gouvernement Pearson. À partir de 1966, Pepin occupait le poste de ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources. Battu lors de l’élection de 1972, il a par la suite assumé la présidence de la Commission de lutte à l’inflation que le gouvernement Trudeau avait créée en 1975.

Cependant, le choix de Pepin comme président d’un groupe de travail sur l’unité nationale n’allait pas de soi à cause des idées arrêtées du premier ministre en matière d’unité nationale[10]. En effet, au sein du gouvernement Pearson, Pepin avait élaboré une vision de l’unité nationale qui divergeait radicalement de celle de Trudeau. Il était devenu le porte-parole du gouvernement Pearson sur « le fédéralisme coopératif ». En 1964, Pepin avait publié un texte qui soutenait l’idée de deux nations, toujours vivement rejetée par Trudeau, comme l’objet d’un grand consensus :

La théorie des deux nations, qu’elle soit vraie ou fausse aux yeux de l’Histoire, est désormais reconnue par les meilleurs spécialistes canadiens du droit constitutionnel et par les leaders politiques des deux nations. […] La société canadienne est binationale ; l’État canadien est le résultat d’un accord au moins moral entre les deux nations fondatrices[11].

De plus, Pepin prônait un statut particulier pour le Québec, une autre idée combattue par Trudeau tout au long de sa carrière politique : « L’un des éléments du fédéralisme coopératif est : le droit des Canadiens français, “une minorité différente des autres”, le droit du Québec, “une province différente des autres”, à un statut particulier[12]. »

On peut même se demander comment le gouvernement Trudeau a choisi John Robarts comme coprésident de ce soi-disant « groupe de travail ». Bien sûr, Robarts avait connu une importante carrière politique comme premier ministre de la plus grande province canadienne. Comme progressiste-conservateur, Robarts pouvait insuffler une certaine légitimité au groupe de travail sur l’unité canadienne d’un gouvernement libéral. Par contre, les idées politiques de Robarts se démarquaient aussi de la vision Trudeau. Ami personnel des premiers ministres québécois Lesage et Johnson, Robarts avait toujours été soucieux de la place du Québec au sein du Canada. C’est alimenté par la crainte que le Québec et son premier ministre, Daniel Johnson, soient isolés du reste du Canada, que Robarts avait convoqué une grande conférence publique sur l’unité nationale : « La Confédération de demain[13] ».

Dès le départ, le premier ministre Trudeau avait de bonnes raisons de se méfier du leadership d’un « groupe de travail » sur l’unité canadienne, enjeu prégnant de sa carrière politique. Toutefois, pour un grand nombre de Canadiens anglais, il fallait bien que le gouvernement Trudeau « fasse quelque chose » pour « sauver » le Canada de la menace sécessionniste. La nomination de Jean-Luc Pepin et de John Robarts comme coprésidents était en mesure d’offrir l’assurance nécessaire.

Le choix des autres commissaires par le premier ministre s’explique plus facilement. John Evans, président de l’Université de Toronto, était un scientifique d’une certaine renommée[14]. Muriel Kovitz, ancienne chancelière de l’Université de Calgary et membre de plusieurs conseils d’administration, faisait partie de l’establishment calgarien. Richard Cashin était issu d’une des grandes familles de Terre-Neuve et avait été député libéral au cours des années du gouvernement Pearson, quoiqu’il ait milité au NPD dans les années 1970. Par contre, Ross Marks, de Hundred Mile House, n’était qu’un simple maire d’une petite communauté de la Colombie-Britannique.

Comme groupe de travail sur l’unité canadienne, les commissaires affichaient de très frappantes lacunes. D’abord, la présence francophone était remarquablement faible[15]. En effet, Pepin était le seul francophone parmi les commissaires annoncés par Trudeau. Autre anomalie, il n’y avait aucun Québécois parmi les commissaires. Donc, deux mois plus tard la nomination de deux autres commissaires francophones fut annoncée : Solange Chaput-Rolland et Gérald Beaudoin. La nomination de Chaput-Rolland comblait le manque de présence québécoise, mais elle restait la seule membre québécoise de la commission. Enfin, l’Ontario était surreprésenté puisque la moitié des commissaires en étaient issus[16]. L’Ouest canadien n’avait que deux représentants et un seul détenant une certaine notoriété ; les provinces atlantiques n’avaient qu’un représentant. L’emprise historique du Canada central se manifestait de nouveau à travers les différentes nominations aux postes de commissaires.

Les activités de la commission Pepin-Robarts dépassèrent nettement les paramètres établis par le mandat élaboré par le premier ministre. Plutôt qu’une seule année comme prévu, les travaux de la Commission se prolongèrent sur deux ans. De plus, elle conclut ses activités par la publication d’un grand rapport : Se retrouver : observations et recommandations. La commission produisit deux autres documents d’importance : un glossaire sur l’unité canadienne (Définir pour choisir : Vocabulaire du débat) et un sommaire des points de vue que la commission avait reçu du grand public (Un temps pour parler : les commentaires du public). Bien sûr, ces trois documents furent identifiés comme étant issus de « la Commission de l’unité canadienne » et non d’un « groupe de travail » comme l’avait d’abord désigné le gouvernement Trudeau !

Le diagnostic Pepin-Robarts : la dualité et le régionalisme

Avec Se retrouver, la Commission a offert un diagnostic cohérent et original de la crise canadienne. Il a aussi présenté des recommandations détaillées qui traitaient de presque toutes les dimensions du régime politico-institutionnel canadien. La compréhension du Canada s’articulait autour de deux axes fondamentaux : la dualité et le régionalisme. D’abord, la commission insistait sur l’importance cruciale de la dualité canadienne, mais elle a conçu cette dernière comme étant centrée sur le Québec. Elle s’opposait donc à la dualité purement linguistique mise de l’avant par Pierre Elliott Trudeau.

Nous estimons donc que l’on ne saurait reconnaître la dualité canadienne sans prendre conscience de ce qu’est le Québec contemporain. Le Québec restera la métropole culturelle francophone, par où se manifestera la présence française en Amérique du Nord tout entière, qu’il reste ou pas associé à la fédération canadienne[17].

Étant donnée la faible présence québécoise parmi les commissaires, il est remarquable que Pepin-Robarts ait si bien reconnu la centralité du Québec en matière de dualité canadienne. De plus, la commission identifiait un autre axe fondamental du Canada : le régionalisme.

Selon nous, le premier défi et le plus important des défis que doit relever le pays est l’acceptation de sa dualité, le deuxième consistant à donner une nouvelle et plus profonde expression aux forces du régionalisme à l’intérieur du système constitutionnel et de la structure du pouvoir au Canada […] La raison en est très simple. Négligé ou non résolu, l’un comme l’autre peut faire éclater le pays[18].

Les commissaires ont bien compris les racines économiques des revendications régionales au Canada anglais :

la structure économique du pays s’est édifiée de façon inégale. Parce que les provinces n’ont pas toutes les mêmes ressources naturelles ni la même population, parce que les industries de base varient énormément d’une région à l’autre et que la géographie ne favorise pas de la même façon leur accès aux marchés locaux et étrangers, le niveau et les caractéristiques du développement économique varient d’un bout à l’autre du pays. Cette répartition inégale du bien-être économique a toujours contribué aux récriminations régionales et continue, aujourd’hui à affaiblir l’unité nationale[19].

En effet, la vie politique canadienne des années 1970 a été déjà secouée par les revendications de l’Ouest canadien contre les politiques fédérales des ressources pétrolières, du transport ferroviaire et du commerce international, ainsi que par la demande de l’Ouest d’une meilleure représentation de ses intérêts au sein des institutions fédérales.

Cette appréciation de l’importance du régionalisme de l’Ouest et de l’Est démarque aussi la commission du gouvernement Trudeau. Encore une fois, les commissaires ont surmonté leur faible représentativité de la société canadienne.

À partir des deux axes, dualité et régionalisme, la Commission a conçu une refonte fondamentale des institutions politiques du Canada. D’abord, le fédéralisme devait être reconstitué pour que le Québec détienne « les pouvoirs nécessaires à la préservation et au développement de son caractère distinct au sein d’un Canada viable[20] ». Pour la Commission, la meilleure formule pour y arriver serait de doter toutes les provinces des pouvoirs dont le Québec a besoin, avec la possibilité que des provinces confient l’exercice des pouvoirs au fédéral si elles le souhaitent. Donc, on propose une décentralisation générale qui pourrait donner lieu à un fédéralisme vraisemblablement asymétrique. Le principe de l’égalité des provinces serait bien respecté, mais le Québec serait en mesure d’obtenir, de facto, un statut particulier. C’est une proposition nettement originale que la Commission a formulée. Encore une fois, c’est une idée qui prenait ses distances à l’endroit de la vision du gouvernement Trudeau.

De plus, la Commission a proposé une réforme en profondeur des institutions politiques fédérales[21]. Pour mieux rendre compte du régionalisme canadien, le Sénat serait remplacé par un Conseil de la fédération et la proportionnalité serait incorporée dans le système électoral. Même la Cour suprême serait restructurée. Les conférences des premiers ministres seraient institutionnalisées[22].

En plus des recommandations visant à renouveler en profondeur le fédéralisme canadien et les institutions politiques centrales, la Commission s’est attaquée directement à la politique linguistique au niveau provincial et a fait une recommandation audacieuse : que les gouvernements provinciaux soient libres de définir leur propre politique linguistique[23]. À cet égard, la Commission a adhéré aux initiatives du gouvernement québécois visant à renforcer le statut du français par l’adoption des lois 22 et 101[24] ; elle a même proposé que l’article 133 de la Constitution canadienne ne s’applique plus au Québec[25]. Avec une telle proposition, la Commission a remis en question l’essence même de la stratégie d’unité nationale du gouvernement Trudeau.

La Commission s’est penchée sur bien d’autres questions. Sur les enjeux visant les Autochtones, « les premiers Canadiens », elle a présenté quatre options sans en privilégier une. On souligne néanmoins que l’extinction progressive du statut spécial proposé par le livre blanc du gouvernement fédéral de Trudeau en 1969 a été vivement rejetée par les Autochtones[26]. La Commission propose que le gouvernement fédéral fasse la promotion et la protection des langues et des cultures autochtones et qu’il collabore avec les gouvernements provinciaux et les leaders autochtones pour formuler « des dispositions constitutionnelles propres à assurer à nos populations autochtones la place qui leur revient dans la société canadienne[27] ». Quant aux « Droits individuels et droits collectifs », la Commission a recommandé que leur enchâssement constitutionnel dépende de l’émergence d’un consensus entre les gouvernements fédéral et provinciaux[28]. Enfin, la Commission s’est prononcée sur « L’unité et la santé de l’économie », en proposant que le fonctionnement de l’union économique canadienne soit renforcé par l’élimination des barrières provinciales à la mobilité[29].

En somme, Se retrouver constitue un vrai tour de force. Avec une cohérence impressionnante, le rapport offre des propositions bien réfléchies pour un fédéralisme reconstitué, une refonte en profondeur des institutions politiques centrales, une reformulation radicale de la politique linguistique, une révision constitutionnelle, une reconnaissance des peuples autochtones et un renforcement de l’union économique. Ces propositions sont formulées en fonction de deux axes fondamentaux du Canada : la dualité et le régionalisme.

C’est dire que la commission Pepin-Robarts a présenté une stratégie globale afin de renforcer l’unité canadienne. Bien sûr, cette stratégie était en porte-à-faux par rapport à celle du gouvernement Trudeau. Depuis sa création, la Commission cherchait à identifier un nouveau chemin pour le Canada. Lors de sa première réunion, le 12 septembre 1977, la Commission avait annoncé son engagement à « offrir des concepts et des politiques susceptibles de constituer les éléments d’une troisième option pour le Canada[30] ».

Le rejet de la stratégie Pepin-Robarts

En fait, le rapport Pepin-Robarts présentait des voies distinctes pour le Canada qui, comme on le sait bien, n’ont pas été empruntées. Dès la réception des recommandations, le premier ministre Trudeau les a ouvertement critiquées. En conférence de presse, il déclara que le rapport « se trompe complètement » dans ses propositions au sujet des langues officielles. On peut même se demander si Trudeau n’a jamais lu le rapport[31]. En effet, il n’avait pas besoin d’une « troisième option » ; il était très bien placé, comme premier ministre, pour imposer sa propre stratégie d’unité nationale. C’est donc la stratégie Trudeau que le gouvernement fédéral suivait et c’est la vision Trudeau du Canada qui a été enchâssée dans la Constitution en 1982. La stratégie Pepin-Robarts a été rapidement et largement écartée du débat public.

Certaines des recommandations de la Commission auraient pu trouver un appui au sein du grand public canadien-anglais : l’importance du régionalisme ; la réforme des institutions centrales comme le Sénat ; le contrôle de la politique linguistique par les gouvernements provinciaux ; et la décentralisation générale en faveur des provinces. Cependant, les propositions formulées par Pepin-Robarts relatives au Québec auraient dû rencontrer une résistance importante, même si on ne proposait qu’un statut particulier de facto sans reconnaissance formelle de la spécificité québécoise.

Il faut reconnaître l’influence personnelle de Pierre Elliott Trudeau et de sa campagne acharnée menée contre l’idée d’un statut particulier pour le Québec. Selon Trudeau et sa vision d’une seule nation canadienne, un statut particulier québécois, même de facto, était superflu. En effet, un tel statut pourrait même être néfaste pour le Canada, y compris pour le Québec. Au cours des années 1970, Trudeau avait acquis une grande autorité au Canada anglais sur la question québécoise. Bien sûr, la victoire péquiste a terni un peu la crédibilité de sa stratégie, mais un grand nombre de Canadiens anglais restaient toujours fidèles à l’idéal d’une seule nation canadienne définie par le bilinguisme pancanadien, le multiculturalisme, un gouvernement central (et national) fort, une charte des droits et l’égalité de toutes les provinces, y compris le Québec. En effet, Trudeau avait réussi à formuler un nouveau nationalisme canadien et à mobiliser un grand nombre de Canadiens anglais autour de cette vision d’une nation canadienne[32].

La pertinence actuelle des idées Pepin-Robarts

Malgré la constitutionnalisation de la vision Trudeau en 1982, les idées Pepin-Robarts ont continué à alimenter la réflexion. Par exemple, l’accord du lac Meech reconnaissait ouvertement la société distincte du Québec et la dualité canadienne, faisant du Québec le centre de cette dernière, et cherchait à encadrer le pouvoir fédéral de dépenser. Ces idées se trouvaient aussi dans l’accord de Charlottetown qui, comme celui du lac Meech, avait obtenu l’assentiment de tous les gouvernements provinciaux, mais a été rejeté par une majorité d’électeurs canadiens.

L’agenda très ambitieux de Se retrouver conserve toute sa pertinence. La réforme des institutions politiques centrales pour mieux accommoder le régionalisme canadien reste toujours à accomplir, aussi bien en ce qui concerne le système électoral, le Sénat ou même la Conférence des premiers ministres. Le droit des provinces, y compris le Québec, de se retirer (avec compensation financière) des programmes où le gouvernement fédéral injecte des fonds dans des domaines de compétences provinciales n’est pas constitutionnalisé. Le statut des Autochtones n’est pas résolu : les implications de la reconnaissance constitutionnelle en 1982 des « droits existants − ancestraux ou issus de traités − des peuples autochtones du Canada[33] » sont toujours en débat dans les cours. Les entraves provinciales à l’union économique canadienne sont toujours en place. Encore plus frappante, la dualité n’est pas formellement reconnue, et surtout pas la centralité que devrait y occuper le Québec. La Constitution canadienne n’a toujours pas obtenu l’adhésion formelle du Québec. La dernière proposition du gouvernement québécois cherchant à aborder cette question de front a été rapidement rejetée dans le reste du Canada et par le premier ministre Justin Trudeau[34].

En somme, la commission Pepin-Robarts sur l’unité canadienne demeure une énigme[35]. En ce qui a trait aux ressources ou même à la représentativité de ses commissaires, la Commission n’était pas bien outillée pour assumer son rôle historique. Le gouvernement qui l’avait mise en place, et surtout son premier ministre, avait voulu qu’elle ne soit rien de plus qu’un geste symbolique. Par contre, la Commission avait très bien compris l’importance cruciale, à la fin des années 1970, de proposer une troisième voie pour le Canada. Certaines de ses idées continuent à se faire entendre. Son plan de réforme demeure d’une grande pertinence, mais tout reste à faire. La commission Pepin-Robarts nous rappelle les occasions manquées et, surtout, la nécessité de faire preuve de beaucoup d’audace pour emprunter un chemin jusqu’à présent ignoré.