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Si l’élection de François Legault en 2018 a permis de renverser le bipartisme PQ-PLQ, qui structurait la politique québécoise depuis de nombreuses années, elle a aussi permis de consacrer le retour d’un nationalisme identitaire décomplexé. Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois, premier ouvrage d’Étienne-Alexandre Beauregard, est sans doute l’un des projets les plus aboutis permettant de mieux comprendre les idées phares et les préoccupations de ce nationalisme résolument conservateur. L’auteur, qui est étudiant en philosophie et en science politique, tire profit de son expérience d’ancien militant au Parti québécois et d’ancien conseiller politique au cabinet du premier ministre Legault afin de présenter ce qui serait une nouvelle scission politique. Selon lui, il importe de prendre conscience de ce nouveau cadre hégémonique « pour mieux le renverser » (p. 16) et faire triompher une certaine idée du Québec.

Ce clivage idéologique se trouve à être au coeur de ce que l’auteur désigne être une guerre culturelle pour la définition de l’imaginaire national. Au centre de ce constat, on retrouve la théorie de l’hégémonie de l’intellectuel italien Antonio Gramsci, duquel Beauregard ne reprend essentiellement que la terminologie d’hégémonie/contre-hégémonie. Dans cet affrontement idéologique ayant présentement cours se font face la vision nationaliste et la vision multiculturaliste. Ainsi, on retrouve d’un côté les tenants d’une « vision nationaliste, qui ne doute pas de la légitimité du peuple québécois à incarner la norme chez lui et faire de l’État un instrument de son affirmation » (p. 15), et de l’autre côté, « les porte-voix du discours hégémonique, qui voit le nationalisme québécois comme un crime de lèse-pluralisme et qui souhaite réinventer le Québec sur l’autel du multiculturalisme » (ibid.).

Depuis les débuts de la Révolution tranquille jusqu’au référendum de 1995, c’est le discours nationaliste qui imposait son hégémonie en contraignant même les plus fédéralistes à s’y soumettre afin de rester un tant soit peu crédibles et pertinents dans l’espace politique québécois. C’est ce que Beauregard nomme la période du « nationalisme normal », titre du premier chapitre. La seconde défaite référendaire consacra le renversement hégémonique, et ce, au bénéfice notamment d’une « historiographie postnationale diamétralement opposée à celle de l’École de Montréal » (p. 39) et une éthique du « care » profitant à un éclatement des identités. Le déclin du pouvoir d’attractivité de cette hégémonie nationaliste est l’objet du chapitre 2.

À la suite d’un renouveau progressiste de l’idée fédérale incarnée d’abord par Pierre Eliott Trudeau, et ensuite par Philippe Couillard lorsqu’il fut premier ministre du Québec, le camp fédéraliste proposa un « contre-pied radical à l’hégémonie québécoise » (p. 67). Cette « orthodoxie trudeauiste » (p. 75), qui se caractérise par un délaissement des « fondements unitaires du bien commun pour se recomposer sous la figure d’un pluralisme profondément antipathique à l’idée nationale » (p. 85), fit alors figure de nouvelle hégémonie : la nation et ses tentations unitaires sont dorénavant perçues comme source d’oppression pour les groupes marginaux. Sur le terrain de la politique provinciale, Québec solidaire serait le parti politique incarnant ce changement au sein de la gauche, ce que l’auteur nomme la « rupture de la gauche québécoise avec l’universel » (p. 87). Cette nouvelle gauche est « incapable de penser l’unité autrement que comme source de discrimination » (p. 93) et abandonne « l’idée de rejoindre la majorité pour plutôt rassembler les minorités » (p. 103). Cette emprise hégémonique grandissante de la gauche est abordée dans les chapitres 3 et 4.

Dans le chapitre 5, l’auteur revient sur le début des années 2000 où, en réaction à ce « rejet de l’universel » évoqué dans le quatrième chapitre (p. 92), se serait constitué une idéologie contre-hégémonique — persistant jusqu’à nos jours — « aspirant à supplanter l’hégémonie postréférendaire » (p. 135). Une nouvelle synthèse nationaliste mettant de côté la mauvaise conscience souverainiste et assumant dorénavant pleinement son passé serait alors née. C’est précisément entre l’hégémonie post-référendaire multiculturaliste et ce mouvement contre-hégémonique nationaliste qu’aurait lieu une guerre culturelle, phénomène que l’auteur explicite plus spécifiquement dans le chapitre 6.

Cette guerre culturelle mènerait à une forme de polarisation, notamment du point de vue de l’éthique guidant respectivement chacun des camps (l’éthique de la loyauté du camp nationaliste et l’éthique de l’altérité du camp multiculturaliste). Le fait que les deux camps ne répondent plus « aux mêmes affects et ne conçoivent pas la nation […] de la même manière » (p. 140) participerait à confirmer une inévitable incommunicabilité. Cette réorganisation politique serait symptomatique d’une guerre culturelle dans la mesure où les différents partis seraient en quelque sorte forcés non plus de rassembler, mais de « trancher de manière décisive entre deux visions opposées, au risque de diviser » (p. 144), afin de conserver leur pertinence auprès de leur base et éventuellement gagner cette guerre et dicter les termes du débat.

Les quatre derniers chapitres (7 à 10) abordent différents champs de bataille de cette guerre culturelle ; le conservatisme canadien, incapable de s’adapter au nouveau paradigme postnational ; le « grand rassemblement » difficile, voire impossible, des différents mouvements souverainistes depuis la naissance du PQ jusqu’à la tentative de convergence avec QS ; le terrain de l’urgence climatique et le piège que cette lutte incarne pour un mouvement nationaliste à une époque où l’altermondialisme anti-occidental semble avoir la cote ; les discussions entourant la réforme du mode de scrutin mise à l’agenda par une élite souhaitant s’affranchir du dernier contre-pouvoir envers son hégémonie, c’est-à-dire la volonté populaire.

Si l’auteur évoque avoir souhaité chercher à saisir cette guerre culturelle « en toute indépendance d’esprit », le ton utilisé pour décrire, analyser et critiquer certains événements ou certaines idées frôle parfois la caricature. C’est notamment le cas du chapitre 10 portant notamment sur la réforme du mode de scrutin et dans lequel l’auteur base l’essentiel de sa critique sur la position d’une seule intervenante (Mercédez Roberge) qui milite pour l’intégration de quotas dans une potentielle réforme. On se trouve à mettre de côté les intervenants plus nuancés, mais aussi plus reconnus, comme Jean-Pierre Charbonneau, président du Mouvement Démocratie Nouvelle, un mouvement né d’une entente entre plusieurs partis, dont les deux irréconciliables, la Coalition avenir Québec et Québec solidaire. Bien qu’on ne s’attende pas d’un essayiste qu’il évoque toutes les positions de tous les intervenants sur un problème précis, on peut s’attendre à un portrait juste et rigoureux des positions des différents camps.

De manière plus ponctuelle, certaines formulations sensationnalistes viennent jeter de l’ombre sur la démonstration en présentant un portrait peu nuancé ou une analyse théorique fragile. Lorsqu’on affirme que « le Québec a néanmoins connu une des campagnes électorales les plus sales depuis la Confédération en 2018 » (p. 145), on peut s’attendre à une démonstration étoffée pour appuyer une telle affirmation ; or, ce n’est pas le cas. Il en est de même lorsque l’on affirme, en opposition à l’idée même de parlementarisme, qu’une réforme du mode de scrutin consacrerait l’éclatement du référent national « afin de faire de l’Assemblée nationale un lieu de délibération entre groupes distincts plutôt qu’un lieu d’expression d’un bien commun québécois » (p. 231). Ces affirmations sont, au mieux, provocatrices, au pire, inexactes.

C’est d’ailleurs ce qui rend la démonstration de l’existence d’une guerre culturelle moins convaincante : pour la rendre possible, Beauregard doit essentialiser certains désaccords existant dans les discours des partis politiques. Ces antinomismes, qui sont dans certains cas bien réels, sont-ils si structurants et peuvent-ils à eux seuls définir le climat politique québécois comme l’auteur le prétend ? Rien de moins sûr. Après tout, nous sommes dans une démocratie où peuvent et doivent s’affronter différentes idéologies. Leur irréconciliabilité, s’exprimant dans les limites imposées par notre cadre légal et parlementaire, est-elle vraiment symptomatique d’autre chose qu’une démocratie normale et fonctionnelle ?

On ne peut faire aisément l’économie de toutes les dissensions existantes au sein même des caucus de tous les partis représentés à l’Assemblée nationale du Québec sur les questions clivantes de l’identité, de la langue et de l’immigration. Comment classer dans ce schisme les initiatives transpartisanes sur des enjeux de premières importances (aide médical à mourir, accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, etc.), le choix du gouvernement de François Legault de finalement hausser les seuils d’immigration ou celui de Québec solidaire de voter pour le projet de loi 96 ? En voyant plus loin que le prisme déformant de la partisanerie, peut-on aussi faire abstraction du fait que la majorité des projets de loi adoptés durant la 42e législature l’ont été à l’unanimité ? Une démonstration basée sur une méthodologie plus solide permettant de valider le diagnostic de schisme et de quantifier son ampleur — comme il est courant de le faire lorsque l’on s’intéresse au phénomène de la polarisation ou aux clivages idéologiques — aurait permis d’aller au-delà de ces conciliations politiques ponctuelles.

La force de ce premier livre d’Étienne-Alexandre Beauregard est sans contredit d’offrir un portrait précis et clair des idées centrales de cette « contre-hégémonie nationaliste ». De plus, l’analyse de l’itinéraire de la pensée nationaliste depuis les années 1960 est réussie. Si Beauregard arrive à décrire ce qui est peut-être un nouveau paradigme politique, l’objectif n’est certes pas entièrement atteint lorsque vient le temps de suivre l’auteur dans son constat d’une guerre culturelle : il est franchement difficile de voir dans cette expression autre chose qu’une hyperbole. Au fond, le repiquage de la thèse de James Davison Hunter publié en 1991 sur les « culture wars[1] » aux États-Unis arrive difficilement à porter fruit et à donner véritablement sens à la réalité québécoise. Au terme de cet essai, on en vient à se demander si Beauregard analyse un phénomène empirique ou s’il tente en quelque sorte de consacrer le schisme et la guerre culturelle à travers ses propres biais et ses constats personnels évoqués en introduction.