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En décembre 1975, l’entreprise canadienne Noranda Mines Limited annonça ses intentions de participer au développement et à l’exploitation d’une mine à ciel ouvert à Andacollo, ville minière située au nord du Chili dans la région de Coquimbo. En plus de prévoir un investissement de 360 millions de dollars sur cinq ans, la Noranda envisageait de s’associer dans une coentreprise avec le gouvernement militaire d’Augusto Pinochet pour préparer l’exploitation de ce gisement de cuivre[2]. Les dispositions de l’entente préliminaire qui venait d’être annoncée étaient le résultat de plusieurs mois de négociations entre la multinationale canadienne et la junte militaire chilienne, mais il restait encore à signer le contrat final[3]. Ce flou juridique sema une lueur d’espoir au sein des sociétés civiles canadienne et québécoise : peut-être n’était-il pas trop tard pour faire échouer le projet ? Ça l’était, en réalité, mais cela n’empêcha pas une large coalition d’organisations religieuses, syndicales et de solidarité d’organiser une campagne d’informations et de dénonciation des investissements de la Noranda au Chili. Au Québec, ce fut le Comité de Solidarité Québec-Chili, une organisation de solidarité mise sur pied à Montréal quelques jours seulement après le coup d’État chilien du 11 septembre 1973, qui prit le relais de cette campagne. Cela eut des conséquences non seulement pour le Chili, mais aussi pour le mouvement syndical québécois, qui concluait à l’époque une décennie d’importantes mobilisations.

Outre le bref traitement qu’en fait Roberto Hervas dans ce dossier et dans son mémoire de maîtrise (1997), cet épisode demeure largement méconnu de l’histoire sociale et politique du Québec[4]. Une seule autre étude historique s’est penchée sur la campagne pancanadienne contre les investissements de la Noranda au Chili[5]. Et bien que plusieurs ouvrages se soient intéressés dernièrement aux activités de l’industrie minière canadienne en Amérique latine, c’est le boom minier des années 1990 et ses conséquences sur les populations et les territoires du sud qui attirent presque toute l’attention[6]. Les analyses de l’extractivisme canadien en Amérique latine négligent habituellement la période de la Guerre froide[7]. De plus, les études qui retracent d’un point de vue historique l’expansion des entreprises et des investissements canadiens dans les Amériques (outre les activités extractives) ont habituellement deux points d’arrivée ; soit qu’elles soulignent les apports ou qu’elles recensent les dommages sociaux et économiques engendrés par l’activité des acteur·trices canadien·nes[8]. Dans un cas comme dans l’autre, les sociétés civiles canadienne et québécoise font rarement partie de l’équation.

Les stratégies de résistance déployées dans les sociétés du Nord pour contrer l’expansion des multinationales canadiennes en Amérique latine et dans les Caraïbes méritent une plus grande attention. Il faut pouvoir évaluer dans quelle mesure ces répertoires de contestation sociale nord-sud, bien avant le boom minier des années 1990, ont aussi agi comme moteurs de changements dans les sociétés civiles nord-américaines.

Pour concourir au développement de connaissances sur le sujet, cet article analyse plus en profondeur les tenants et aboutissants au Québec de la campagne de dénonciation des investissements de l’entreprise minière Noranda au Chili entre la fin de 1975 et 1980. Il entend offrir des éléments de réponse aux questions suivantes : quelles furent les origines de cette campagne ? Qui en étaient les principaux acteur·trices ? Comment, ou à l’aide de quelles stratégies, se déployait-elle ? Quelles en furent les conséquences ? Les réponses à ces questions permettront de sonder l’impact que la solidarité avec le Chili a eu sur la pensée de gauche au Québec dans les années 1970. Aussi mettront-elles en lumière le legs du Comité Québec-Chili au mouvement syndical québécois et à ses secteurs de gauche et anticapitalistes en particulier. Les conclusions de l’étude contribuent ainsi à mieux comprendre le rôle qu’ont joué les réseaux de solidarité Québec-Chili dans le processus de radicalisation du mouvement syndical québécois durant cette décennie[9].

Trois parties structurent le propos présenté dans cet article. La première contextualise les origines et les actions des principaux leaders, des groupes religieux progressistes en l’occurrence, de la campagne pancanadienne menée contre la Noranda. La seconde porte sur les analyses politiques du Comité Québec-Chili. Elle souligne les visées politiques du Comité qui insère la mobilisation contre la Noranda dans un cadre d’analyse anti-impérialiste. La dernière s’applique à démontrer l’étendue de l’influence du Comité Québec-Chili, spécifiquement de la campagne qu’il mena contre les investissements de la Noranda au Chili, dans les milieux syndicaux québécois. La démonstration repose sur des collections d’archives en provenance du Service des archives et de gestion des documents de l’Université du Québec à Montréal et de la Latin American Working Group (LAWG) Collection, Center for Research on Latin America and the Caribbean (CERLAC) Resource Centre, de l’Université York à Toronto.

Une campagne d’abord pancanadienne contre la Noranda Mines Limited

La campagne de solidarité engagée contre les investissements de la Noranda au Chili dura quatre ans, entre la fin de 1975 et 1980. D’envergure pancanadienne, les groupes qui s’impliquèrent dans cette mobilisation déployèrent un large éventail de tactiques pour se faire entendre, incluant notamment des manifestations publiques, une campagne de presse nationale, des pétitions et des lettres de contestation envoyées aux dirigeants de la Noranda, des lettres ouvertes aux autorités canadiennes, le piquetage du siège social à Toronto, une occupation des bureaux de la multinationale à Montréal et diverses prises de paroles lors des assemblées annuelles des actionnaires de la compagnie[10]. Bien que les acteur·trices de cette campagne aient poursuivi des objectifs variés, en raison notamment de la diversité des groupes qui la composaient, ils et elles partageaient le même leitmotiv. Il s’agissait d’une part de stopper les investissements de la Noranda au Chili, qui tirerait bénéfice des violences politiques et sociales en cours dans ce pays. D’autre part, ils et elles exigeaient des leaders gouvernementaux et des chefs d’entreprises canadiens qu’ils renoncent à devenir les alliés économiques d’une junte militaire reconnue pour ses violations de droits humains[11].

Plusieurs acteur·trices historiques se réjouissaient pourtant de l’annonce des investissements canadiens à venir. Au Chili, la droite conservatrice et les milieux des affaires jubilaient. Et pour cause : il s’agissait du plus grand investissement accordé par une compagnie étrangère au gouvernement chilien depuis le coup d’État[12]. Après une première phase réactionnaire (1973-1975) visant un retour à l’ordre social et au statu quo économique (notamment par voie de restitution des propriétés foncières et des entreprises industrielles expropriées sous Allende à leurs ancien·nes propriétaires), la dictature amorça à compter de 1975 une seconde phase, dite de révolution capitaliste ou néolibérale[13]. La junte militaire, sous l’influence alors grandissante des « Chicago Boys », entreprit d’accélérer la privatisation de l’économie nationale[14]. Elle souhaitait par le fait même consolider l’ouverture commerciale et financière du Chili vers les marchés extérieurs[15].

En date du partenariat avec La Noranda, aucune autre corporation internationale ne s’était encore risquée à faire affaire avec le gouvernement Pinochet. Son triste bilan en matière de droits humains et d’économie (avec des taux records d’inflation et de chômage en 1975-1976) avait refroidi les investisseurs[16]. Deux ans après le coup d’État de septembre 1973, la Noranda brisait donc un plafond de verre pour la junte militaire qui pouvait désormais compter sur l’afflux de capitaux étrangers[17].

Toutefois, au-delà de l’apport en capitaux que prévoyait le partenariat avec la Noranda, qui bien sûr n’était pas sans intérêt pour la droite chilienne, c’était surtout la fin de la mise au ban de la communauté internationale que cette dernière célébrait[18]. Le journal conservateur El Mercurio vantait en janvier 1976 la notoriété de l’entente prévue avec l’entreprise canadienne : « […] l’accord conclu avec Noranda Mines, dans la conjoncture nationale et internationale actuelle, réitère la confiance que les investisseurs étrangers manifestent à l’égard de notre société[19] ». Au Canada, le milieu des affaires partageait de telles interprétations. Le succès de l’entente conclue entre les autorités chiliennes et la Noranda permettait d’envisager, « enfin ! », selon plusieurs, l’ouverture de nouveaux marchés internationaux pour l’industrie minière canadienne[20].

De façon similaire, quoique sans enthousiasme cette fois, les critiques de la Noranda prédisaient que l’annonce du partenariat entre la multinationale du cuivre et le régime de Pinochet préparait dans les faits le terrain à l’arrivée au Chili d’autres investissements de multinationales canadiennes[21]. Le début des négociations, l’année suivante, d’un plan d’investissement de 500 millions de dollars de la Falconbridge Nickel Mines au Chili leur donna raison[22]. Les opportunités continuèrent d’ailleurs à se multiplier au Chili de Pinochet pour les milieux d’affaires canadiens. En 1980, l’ambassadeur chilien au Canada, Abelardo Silva Davidson, se targuait de compter ce pays parmi les principaux bailleurs de fonds du Chili. « En ce moment [soulignait-il en début d’année,] le Canada est le deuxième pays avec le plus grand nombre d’investissements au Chili, avec la possibilité que ces investissements continuent à croître de manière très intense[23] ».

L’argent appelle l’argent, dit l’adage. On n’aurait su mieux dire dans le cas des investissements de la Noranda au Chili. Plusieurs s’en réjouissaient, d’autres s’en inquiétaient, mais tous étaient d’accord sur un point : l’entente qu’était sur le point de conclure la Noranda avec le gouvernement chilien marquerait une étape charnière pour le maintien et la prospérité de la junte militaire au pouvoir.

Au Canada, les premiers acteurs à réagir à l’annonce du projet de partenariat à Andacollo furent des groupes religieux qui détenaient des parts dans la Noranda Mines Limited. Pour être plus précis, quatre Églises chrétiennes, soit l’Église unie, l’Église anglicane, l’Église luthérienne et certains membres de l’Église catholique romaine, ouvrirent le bal de la campagne pancanadienne en 1975. Elles lancèrent les premières mobilisations auprès des actionnaires de la Noranda par l’intermédiaire d’un groupe de recherche oecuménique – le Groupe de travail des Églises sur la responsabilité des corporations (Task Force on the Churches and Corporate Responsibility) – qui produisait des études sur les valeurs (chrétiennes ou non) et la nature (morale ou non) des activités d’entreprises canadiennes au pays et à l’étranger[24].

« Cet investissement accorderait une respectabilité internationale à la dictature chilienne », s’inquiétait le Groupe de travail oecuménique dans les lettres et les rapports qu’il fit parvenir aux actionnaires de la Noranda et présenta lors des assemblées annuelles des actionnaires entre 1975 et 1979[25]. Plusieurs voix se joignirent aux efforts oecuméniques. Des milieux universitaires aux associations scolaires en passant par les syndicats canadiens, tous les participant·es à la campagne en cours s’inquiétaient du message qu’envoyait aux investisseurs étrangers l’entente que la Noranda venait de signer avec la junte[26].

Que la Noranda fût canadienne préoccupait d’autant plus ces acteur·trices que le Canada disposait d’une réputation enviable sur le plan international. Ainsi, la charge symbolique associée aux investissements canadiens au Chili de Pinochet prenait des allures d’absolution. Les militaires chiliens avaient désormais carte blanche pour agir comme bon leur semblait sous promesse de rendements sur investissement ; tel était le message, selon le Groupe de travail oecuménique, que livraient au reste du monde les projets en cours de la Noranda[27]. Pire encore, si l’investissement annoncé de la Noranda au Chili voyait le jour, mettait en garde les leaders chrétiens de la campagne, « cela nous impliquerait, en tant qu’actionnaires, à nous aligner avec un régime le plus répressif de notre temps[28] ». Les Églises impliquées dans la campagne et leurs alliés, plaidaient-elles, s’opposeraient de concert au plan d’investissement de la Noranda au Chili, tant et aussi longtemps que perdureraient dans ce pays la violation systématique des droits humains et le démantèlement des institutions démocratiques[29].

Remarquons que de tels arguments ne remettaient pas en cause les interventions de multinationales canadiennes à l’étranger, ou encore le système capitaliste. Ils visaient plutôt à en contrôler les excès. La question plantée était donc d’ordre moral plutôt que social ou politique, d’autant plus que plusieurs des principaux acteurs de la campagne de dénonciation étaient eux-mêmes des actionnaires de la Noranda. Protéger ses dividendes, certes, conjecturaient les prières chrétiennes, mais pas au prix de morts sur la conscience.

Les documents d’archives révèlent l’ambiguïté, mais aussi les limites du recours à des considérations morales pour exiger que la Noranda renonce à son projet d’exploitation de la mine d’Andacollo. Dans chacun des cas, les associations religieuses, syndicales ou professionnelles formulant de telles requêtes faisaient face à une tension inhérente à leur statut d’actionnaire de la Noranda. « Nous devons vivre dans une société capitaliste et faire de notre mieux étant donné les circonstances », arguait par exemple un professeur de la Queen’s University en janvier 1978[30]. Ce dernier hésitait à signer une motion sommant le conseil d’administration de son université de s’opposer aux investissements de la Noranda au Chili puisque, estimait le professeur, la santé financière de son institution dépendait des parts qu’elle détenait dans cette entreprise[31]. Le même raisonnement se présentait aux participants de la campagne dont les fonds de pension étaient impliqués dans la multinationale canadienne[32]. Entre l’appel de la conscience et les souhaits de retraites confortables, il y avait une ligne pour le moins difficile à franchir.

Aussi, les pressions exercées sur les dirigeants de l’entreprise invoquant des motifs moraux pour faire valoir leurs points de vue avaient-elles peu de chance de parvenir à leur fin, pour la simple et bonne raison que, dans l’ensemble, celles et ceux qui les exerçaient n’étaient pas prêts à se départir de leurs actifs de la Noranda. D’autres en avaient l’intention, mais ne disposaient pas de la capacité juridique pour le faire. Les dirigeants de la Noranda faisaient d’ailleurs peu de cas de telles plaintes formulées à leur égard. Ils ripostaient en soulignant que la population chilienne n’avait rien à gagner d’un isolement économique par la communauté internationale. Au contraire, assuraient-ils, la Noranda saurait apporter au Chili des opportunités d’emplois et de développement économique. À l’occasion, ils citaient des rapports en provenance du Chili qui assuraient que la situation s’était améliorée, que les militaires avaient réfréné leur recours arbitraire de la violence[33]. Bref, la Noranda fermait les yeux sur la répression politique sévissant au Chili face aux promesses de profits à réaliser. Elle entérina le contrat final du partenariat avec le gouvernement Pinochet en juillet 1977.

Bien sûr, il ne s’agit pas ici de condamner les uns ou les autres selon les stratégies adoptées pour critiquer la Noranda, mais plutôt de souligner la complexité des positions et des tensions qui sous-tendaient l’organisation de la campagne pancanadienne de dénonciation contre les activités de la Noranda au Chili. Il s’agissait d’une coalition hétéroclite d’acteur·trices qui provenaient de différents milieux de la société civile canadienne et dont, pour une partie à tout le moins, les intérêts pécuniaires d’une part, et les fondements moraux de l’autre, étaient souvent difficilement réconciliables.

Politiser la campagne au Québec

Au Québec, c’est le Comité de solidarité Québec-Chili qui prit le relais de la campagne de dénonciation des investissements de la Noranda au Chili. L’histoire de ce Comité de solidarité avait débuté deux ans plus tôt, quelques jours seulement après le renversement de Salvador Allende. Les milieux progressistes et les mouvements sociaux québécois avaient dans l’ensemble reçu avec consternation et colère les nouvelles du coup d’État. Les centrales syndicales (FTQ, CSN, CEQ) réagirent particulièrement rapidement. Une rencontre eut lieu à Montréal, le 19 septembre 1973, au cours de laquelle furent convoqué·es les militant·es des milieux syndicaux progressistes et de groupes populaires du Québec en appui au peuple chilien. Selon Suzanne-G. Chartrand, qui travaillait à l’époque pour le Secrétariat Québec-Amérique latine, une centaine de personnes répondirent à l’appel qu’elle avait lancé avec une poignée d’autres allié·es, incluant Jean Ménard, père missionnaire de retour du Chili depuis mars 1973, et Michel Chartrand, président du Conseil central de Montréal (CSN)[34].

Le Comité de Solidarité Québec-Chili naquit à l’issue de cette rencontre. Les membres fondateurs provenaient des milieux populaires et syndicaux, mais aussi des cercles chrétiens de gauche qui avaient été actifs au Chili pendant l’expérience de l’Unité populaire. Ces groupes collaboraient étroitement les uns avec les autres[35]. En outre, des missionnaires et religieux·ses québécois·es ayant été expulsé·es du Chili à la suite du coup d’État vinrent gonfler les rangs du Comité Québec-Chili en 1973 et 1974. Ce fut le cas d’Yves Laneuville, un ancien oblat qui avait travaillé et milité étroitement avec les classes ouvrières chiliennes, de Clotilde Bertrand, une religieuse qui s’était engagée socialement au Chili au début des années 1970, ou encore de Jacques Boivin, véritable pilier du Comité Québec-Chili aux côtés de Suzanne-G. Chartrand dans les années 1970. Ce dernier avait oeuvré comme prêtre diocésain dans la capitale chilienne de 1966 à 1970, puis quitté l’état religieux pour se marier et poursuivre son action sociale dans les quartiers populaires du sud de la capitale. Boivin entra au Comité Québec-Chili au début de 1974 et ne le quitta plus jusqu’à la dissolution du groupe en 1980[36].

Dans les journées qui suivirent immédiatement le coup d’État, les efforts du Comité furent consacrés à l’envoi de lettres, de télégrammes et de pétitions de toute sorte pour demander au gouvernement canadien de ne pas reconnaître la junte militaire[37]. À cela s’ajoutèrent rapidement d’autres actions. Par exemple, les membres du comité s’organisèrent pour soutenir les victimes du coup d’État de Pinochet : « Une tâche que nous devons accomplir immédiatement et sans relâche est de réclamer pour la vie et la sécurité des camarades persécutés et faits prisonniers par le régime militaire chilien[38] ». Pour ce faire, le Comité de Solidarité Québec-Chili collabora à de nombreuses campagnes de libération de prisonnier·ères politiques qui avaient cours dans les réseaux internationaux de solidarité avec le Chili. Il fit également campagne pour réclamer de meilleures conditions d’incarcération dans les prisons chiliennes, éliminer l’usage de la torture par les forces de l’ordre et accorder des soins médicaux aux blessé·es[39]. Auprès des autorités canadiennes, le Comité fit pression pour refuser l’accès au Canada à certains diplomates chiliens reconnus pour leurs liens avec des groupes fascistes[40]. Il se joignit également à un mouvement pancanadien réclamant l’arrivée au Canada de plus de réfugié·es chilien·nes.

Sans surprise, le Comité Québec-Chili réagit rapidement à l’annonce du projet de partenariat de la Noranda en décembre 1975. Il publia coup sur coup, en mars puis en avril 1976, deux numéros spéciaux de Québec-Chili Informations entièrement dédiés à la question des activités de cette entreprise minière au Chili[41]. Plusieurs autres analyses du genre virent le jour dans les mois subséquents. Le Comité s’opposait à ce projet d’investissement parce qu’il était contraire aux intérêts du peuple chilien et de la résistance populaire chilienne, mouvement que le comité appuyait depuis sa fondation, mais aussi parce qu’il était contraire, selon ses membres, aux intérêts des travailleur·ses du Québec[42]. En ceci les pratiques et argumentaires du Comité Québec-Chili différaient de ceux que mobilisaient les groupes religieux dans la campagne pancanadienne. L’enjeu central, pour le Comité Québec-Chili, n’était pas de suspendre les investissements de la Noranda en attendant que le bilan de la répression politique s’améliore au Chili. Il s’agissait plutôt de révéler aux travailleur·ses du Québec la nature et le fonctionnement de l’impérialisme canadien et ses conséquences transnationales délétères pour les classes ouvrières chiliennes et québécoises.

Cet objectif précédait d’ailleurs le lancement de la campagne contre les investissements de la Noranda au Chili. Pour le Comité de Solidarité Québec-Chili, le soutien à la lutte de la résistance populaire au Chili ne pouvait se restreindre à la seule défense des prisonnier·ères politiques ou à l’intégration réussie des réfugié·es chilien·nes, activités qui occupèrent une grande partie de ses efforts de solidarité entre 1973 et 1975. La diffusion d’informations sur le Chili et sur les liens qui unissaient le Québec à ce pays de l’hémisphère sud était tout aussi primordiale pour ces acteur·trices de la solidarité. De fait, la campagne d’information que le Comité lança dans les syndicats, dès septembre 1973, pour sensibiliser « les travailleurs d’ici » au sort de leurs pairs chilien·nes émanait moins d’un devoir moral envers un pays du Sud global que de la conviction que des liens singuliers unissaient les destinées des peuples du Québec et du Chili[43].

« Nous pensons que le combat québécois est fondamentalement le même que le combat latino-américain, » soulignait l’organe du Comité Québec-Chili en janvier 1975[44]. Si les Québécois·es étaient également latino-américain·es, selon le Comité, ce n’était pas en raison d’une culture latine partagée, comme l’avaient soutenu d’autres acteur·trices historiques de droite, mais bien d’une lutte sociale partagée[45]. Les analyses du Comité consacrées aux travailleurs du cuivre étaient particulièrement révélatrices sur ce point, considérant l’importance du secteur de l’industrie minière dans les économies respectives du Chili et du Québec[46]. La page titre du numéro spécial que le Comité Québec-Chili consacra à la question de l’exploitation du cuivre, dans le Chili-Québec Informations de janvier-février 1975, évoque l’identité que partageaient les miniers québécois et chiliens : « Travailleurs des multinationales du cuivre : Solidarité[47] ». La page de couverture sur laquelle figure ce titre est accompagnée d’une photographie où paraissent, poings gauches levés en signe de solidarité ouvrière, quelques travailleurs des mines. Impossible de déterminer avec précision s’il s’agit de Québécois ou de Chiliens, ce qui, bien entendu, fait partie de l’argumentaire par image proposé ici par le Comité Québec-Chili. Peu importe que l’on vienne du nord ou du sud de l’hémisphère, les travailleurs des mines de cuivre partagent les mêmes patrons, rappelle cette page couverture, et ces patrons prenaient la forme de compagnies et de classes patronales déterritorialisées[48].

Le Comité Québec-Chili cherchait à dévoiler cette réalité en dressant des parallèles entre l’exploitation des territoires et des peuples du Québec et du Chili, et de l’Amérique latine plus largement : « […] la corruption des politiciens par les grosses entreprises liées à l’extraction des ressources naturelles ne se limite pas à ces terres exotiques gouvernées par des colonels, mais s’enracine profondément dans l’histoire du Québec[49] ». Ainsi, avant même le lancement de la campagne pancanadienne, les critiques de la minière Noranda affluaient dans la documentation que le Comité produisait pour les milieux syndicaux et populaires québécois. Comprendre le fonctionnement du capitalisme impérialiste, incluant l’usage que ses représentant·es faisaient des sentiments nationalistes pour mieux servir leurs fins, était une étape importante de la lutte à mener au Québec en solidarité avec le Chili, plaidait le Comité.

Pour ce faire, son analyse procédait en deux temps. D’une part, elle retraçait l’évolution des activités de la Noranda Mines Ltd au Québec de façon à démontrer qu’elles s’étaient développées depuis les années 1920 à coups de subventions gouvernementales fédérales et provinciales. L’étude du Comité sur le copinage historique entre les dirigeants de la Noranda et les élites politiques provinciales visait à déboulonner un adage qui avait cours à l’époque, voulant que les multinationales, répondant à des critères de performances et des valeurs entrepreneuriales sans attachement pérenne aux territoires nationaux, soient « au-dessus de la politique[50] ». Au contraire, avançait le Comité Québec-Chili, les multinationales canadiennes, à l’instar de la Noranda ou de la Falconbridge, étaient des actrices politiques de premier plan. D’autre part, l’analyse du Comité Québec-Chili prenait soin d’inscrire les activités de la minière dans un contexte international. Ainsi croyait-il pouvoir dévoiler à un public québécois le caractère éminemment impérialiste des activités de l’industrie minière – de la Noranda en particulier –, au Québec et ailleurs. Un passage d’une étude publiée dans le numéro de janvier-février 1975 de Québec-Chili Informations déboulonnait « le mythe des capitalistes “de chez nous” » de la façon suivante :

Confronté avec le dossier noir des entreprises de cuivre, le nationaliste a souvent recours à l’argument suprême : mais ils sont quand même des nôtres ! […] « Noranda, c’est le Nord-Ouest québécois », dira le nationaliste québécois. Une analyse un peu serrée révèle que cette image n’est qu’un mythe. Le capital canadien n’a pas d’autre choix : ou il végète sur un marché interne trop étroit et finit par crever, ou il s’associe au capital américain et peut être alors invité à manger les miettes du banquet impérialiste[51].

Ainsi, une partie des actions de solidarité internationale avec le Chili promues par le Comité Québec-Chili dans les milieux syndicaux et populaires du Québec visait spécifiquement les multinationales canadiennes. S’engager, à partir de son propre pays, dans la lutte contre les activités des trusts nord-américains et des multinationales du secteur des mines, constituait un pan indispensable de la solidarité internationale, arguait le Comité Québec-Chili[52]. « Lutter chacun dans son pays contre les capitalistes et leurs États pour la prise du pouvoir par les travailleurs : c’est ça la solidarité internationale[53] », soutenaient les analyses marxistes du Comité.

De même, l’annonce en décembre 1975 du projet de partenariat de la Noranda avec le gouvernement Pinochet venait simplement confirmer les appréhensions du Comité. Elle ne créait ni surprise ni volte-face stratégique dans ses activités politiques. De fait, en guise de campagne d’opposition, ce dernier poursuivait son travail d’éducation politique auprès des milieux syndicaux et populaires du Québec de façon à faire comprendre les enjeux politiques et économiques qui sous-tendaient ce projet d’investissement[54]. Au printemps 1976, les objectifs qu’annonçait poursuivre le Comité Québec-Chili dans la campagne contre le projet d’investissement de la Noranda au Chili mettent d’ailleurs en évidence son désir de politiser la mobilisation pancanadienne[55].

Par exemple, en plus de plaider pour l’arrêt des activités de la Noranda au Chili, auquel il ne semblait pas trop croire, le Comité Québec-Chili voulait plus que tout empêcher l’octroi de subventions fédérales, autrement dit de deniers publics canadiens, pour soutenir la réalisation du projet de la Noranda au Chili[56]. Sur ce point, le Comité réprimandait sévèrement la complicité de l’État canadien dans l’expansion des activités de la Noranda dans un pays non démocratique, notamment au moyen des sommes versées à l’entreprise par le ministère de l’Industrie et par Exportation et Développement Canada. Il blâmait aussi l’Agence canadienne de développement international (ACDI), et spécifiquement Paul Gérin-Lajoie qui le dirigeait à l’époque, pour son vote en faveur de l’accord de prêts au gouvernement chilien par la Banque mondiale et par la Banque interaméricaine de développement[57].

Par ailleurs, le Comité voyait l’annonce du projet d’investissement de la Noranda au Chili comme une opportunité pour faire valoir auprès du mouvement syndical québécois l’interdépendance qui unissait, selon ses dires, les travailleurs des mines de cuivre au Québec et au Chili. Il s’agissait de faire campagne de façon à « faire prendre conscience que les travailleurs chiliens et québécois form [ai] ent une même classe et qu’ils doivent ensemble lutter contre l’exploitation et pour la construction d’une société socialiste[58] ». Ce dernier objectif était pour les membres du Comité le plus important, et sans aucun doute celui dont les répercussions furent les plus significatives pour le mouvement syndical québécois, puisque la classe ouvrière québécoise était elle-même confrontée à l’époque à des fermetures de sites miniers sur le territoire national.

Dans ses analyses des activités de multinationales canadiennes à la suite du choc pétrolier de 1973, le Comité Québec-Chili insistait sur l’effet de vases communicants entre ce qui se passait en Amérique du Nord et en Amérique du Sud. À ses yeux, les activités de la Noranda au Chili représentaient un exemple typique de la dynamique Nord-sud de l’impérialisme canadien. Son argument se voulait simple, mais non moins percutant : « La Noranda ferme ses portes ici, met à pied des travailleurs. Elle a décidé d’investir $360 millions au Chili où grâce aux mitraillettes elle peut exploiter davantage les travailleurs chiliens[59] ». Les fermetures récentes des Engrais du Saint-Laurent, une filiale de la Noranda établie à Valleyfield, ou celles de mines de cuivre en Abitibi, insistaient d’autres analyses du Comité Québec-Chili, étaient des conséquences directes de l’ouverture planifiée de nouveaux champs d’exploration et d’exploitation minière de la Noranda au Chili[60].

Un dernier élément sur lequel insistait le Comité Québec-Chili dans le cadre de la campagne qu’il orchestrait au Québec contre la Noranda était la violence politique. Il se distinguait à nouveau de ses alliés dans la campagne pancanadienne, en ceci qu’il ne pouvait concevoir les investissements de la Noranda autrement que par la voie de violations de droits humains et sociaux fondamentaux. Autrement dit, les opportunités d’affaires pour les multinationales canadiennes au Chili ne s’étaient pas présentées en dépit de la violence politique qui y régnait, arguait-il, mais précisément grâce à l’usage arbitraire et répandu qu’en faisaient les militaires. « Les gorilles et la bande de Chicago », soutenait le Comité, en référence aux militaires et aux Chicago boys chiliens, avaient « joliment préparé » le terrain à la Noranda et à ses profits à venir dans l’exploitation du sol chilien. La répression politique ayant permis de mater toute forme d’opposition sociale ou politique, avançaient ses analyses, la Noranda pouvait désormais compter sur de bas salaires et un mouvement ouvrier désorganisé et aux prises avec le traumatisme des tortures et des emprisonnements arbitraires[61]. « Avec la faim et le chômage [conclut le comité], ça devrait faire à Noranda une situation ouvrière encore bien plus enviable que celle que lui faisait Duplessis à Murdochville en 1948[62] ».

En fait, le Comité situait carrément l’origine du partenariat entre la Noranda et le gouvernement Pinochet dans le renversement de Salvador Allende en septembre 1973. Cet argument colorait les bandes dessinées que le Comité disséminait dans les milieux syndicaux québécois. Dans une des reproductions, un militaire à lunettes noires, associé aux militaires chiliens, explique le raisonnement qui avait supposément mené au renversement d’Allende : « Pour attirer les investisseurs étrangers, il faut leur faire des “bonnes conditions” », souligne le personnage. Indemniser les compagnies qui avaient souffert des nationalisations, d’une part, prendre les mesures nécessaires pour garantir l’accès à un bassin de main-d’oeuvre bon marché, d’autre part, représentaient les priorités de l’heure au Chili. C’était à tout le moins le message que souhaitait transmettre la saynète imaginée par le Comité Québec-Chili. Aussi, le personnage du militaire chilien confirme-t-il qu’au Chili, « il y a encore des syndicats, mais ils ne sont pas encombrants. On les contrôle[63] ». Un personnage canadien, orné d’une cravate et d’un casque de mineur avec l’inscription « Noranda » inscrite sur le devant, réplique : « Au Canada, il faut encore négocier avec les syndicats. C’est plus compliqué[64] ! »

Les membres du Comité Québec-Chili étaient conscients des motivations économiques qui avaient sous-tendu l’organisation du coup d’État de Pinochet[65]. Elles n’hésitaient pas à les mobiliser dans leur campagne contre les investissements de la Noranda au Chili. Surtout, elles reconnaissaient la nature hémisphérique de ces motivations et le risque que la restructuration du système capitaliste mondial en cours dans les années 1970 faisait peser également, quoique plus subrepticement, sur les classes ouvrières québécoises[66]. C’est ici que s’est fait le plus sentir l’influence du Comité de Solidarité Québec-Chili dans la campagne qu’il mena auprès du mouvement syndical québécois. En effet, les analyses que le Comité produisait et diffusait dans les milieux syndicaux québécois passèrent le reste de la décennie à décortiquer comment les trusts et les multinationales représentaient les « boss » contre lesquels les classes ouvrières du Québec et du Chili devaient s’unir.

Réponse du milieu syndical québécois

Le matériel du Comité Québec-Chili invitait les syndicats et les groupes populaires du Québec à engager leurs membres dans la campagne contre les investissements de la Noranda au Chili en suivant une méthode simple. Il s’agissait de faire connaître son opposition à la Noranda aux trois catégories d’acteur·trices suivantes : le gouvernement canadien, les dirigeants et les actionnaires de la Noranda et la population en général au moyen des médias nationaux (conférences de presse, entrevues ou lettres ouvertes)[67]. Que les sociétés civiles québécoise et canadienne signalent haut et fort leurs objections était d’autant plus important, selon le Comité Québec-Chili, que d’autres multinationales canadiennes, suivant l’exemple de la Noranda, risquaient de vouloir profiter également des opportunités d’affaires que présentait désormais le Chili de Pinochet[68]. Les diverses initiatives du Comité Québec-Chili liées à la campagne contre la Noranda portèrent leurs fruits.

Le Comité Québec-Chili se réjouissait lui-même de la réponse des milieux syndicaux à leurs demandes de soutien. « Les travailleurs québécois, via leurs organisations syndicales, ont donné à date un appui très significatif à cette campagne », souligne une brochure préparée dans le cadre des activités de la mobilisation contre la Noranda[69]. Le Comité célébrait similairement les centaines de pétitions qui avaient été signées par des assemblées syndicales de partout à travers le Québec[70]. Les sources en archives corroborent ces témoignages enthousiastes. Les appels du Comité à la solidarité ouvrière dans le cadre de la campagne contre la Noranda trouvèrent effectivement un écho significatif auprès des travailleur·ses du Québec.

On le constate en observant, par exemple, la large diffusion des publications du Comité Québec-Chili dans les milieux syndicaux québécois. Les revues syndicales Le Militant (CSN) et Ligne directe (CEQ) reproduisaient les textes que le Comité Québec-Chili préparait sur la campagne contre la Noranda et encourageaient leurs membres à y participer[71]. La CSN complétait ses analyses de la classe capitaliste canadienne, de la minière Noranda en particulier, à l’aide des perspectives internationalistes développées par le Comité Québec-Chili[72]. Le Centre international de solidarité ouvrière (CISO), une organisation de solidarité intersyndicale impliquée dans la solidarité internationale avec l’Amérique latine et les Caraïbes, contribuait également à la diffusion des analyses que le Comité Québec-Chili produisait sur la question des investissements de la Noranda au Chili[73]. Plusieurs extraits des études du Comité furent reproduits dans les pages de son bulletin Solidarité, à l’époque distribué dans l’ensemble des régions du Québec, à plus de 8000 exemplaires[74]. Le CISO partageait dans presque chaque numéro de Solidarité les coordonnées du Comité Québec-Chili, invitant son lectorat à communiquer directement avec ce groupe pour s’informer davantage sur la campagne en cours[75].

Les actions du Comité se poursuivirent et se diversifièrent au gré de la campagne qu’il orchestrait contre la Noranda. Les 3000 exemplaires du dossier spécial « Le Canada profite-t-il des coups d’État », que le Comité fit paraître en mars 1977, circulèrent dans les milieux syndicaux progressistes. Les analyses de ce dossier relatent de façon simple et efficace les thèses du Comité sur l’interdépendance qui unissait, selon ses dires, les travailleurs des mines de cuivre au Québec et au Chili. Le Comité Québec-Chili organisa également des séminaires qui soulignaient les dimensions continentales des luttes populaires et syndicales en cours contre le capitalisme, et contre sa plus récente expression dans les Amériques sous la forme du régime de Pinochet, et sous celle aussi, selon le Comité, des multinationales canadiennes qui entendaient profiter du contexte d’impunité qui y régnait. Enfin, le Comité Québec-Chili n’hésitait pas à sortir des milieux syndicaux pour faire passer son message de solidarité avec le Chili contre la Noranda, en utilisant notamment les médias, incluant non seulement les journaux, mais également la radio et la télévision, ou en écrivant directement des lettres de contestation aux autorités canadiennes et aux dirigeants de la Noranda Mines Limited[76].

Ces stratégies réussirent à mobiliser les bases progressistes des milieux syndicaux et populaires du Québec sans passer directement par l’appui des grandes centrales syndicales. À preuve, les sources d’archives révèlent que des syndicats de partout à travers le Québec ont invité le Comité pour « expliquer la campagne à leurs membres en la situant dans les perspectives de soutien à la Résistance Populaire Chilienne[77] ». Des membres du Comité étaient alors envoyés sur place pour faire des présentations et collecter des appuis directs à la campagne contre la Noranda. Des centaines d’assemblées syndicales au Québec signèrent d’ailleurs des pétitions, aux dires du Comité, pour joindre leurs voix au mouvement de contestation[78]. Le Comité répondait également à l’appel des groupes populaires et des milieux étudiants qui souhaitaient savoir comment participer à la campagne contre la Noranda, soutenir et venir en aide au peuple chilien[79].

De plus, les sources font état de témoignages de travailleur·ses qui reconnaissent avoir pris connaissance des réalités de l’Amérique du Sud et des activités qu’y développaient les multinationales canadiennes, à l’instar de la Noranda, par l’entremise des publications du Comité de Solidarité Québec-Chili[80]. Les plus motivés répondaient même à l’appel du Comité Québec-Chili en rédigeant personnellement des lettres de dénonciation aux autorités concernées par les activités de la Noranda au Chili. C’est le cas de Marc Corriveau, travailleur de Mont-Joli, qui le 6 avril 1977, dénonçait les actions des dirigeants de la Noranda dans une lettre qu’il adressa au siège social de l’entreprise à Toronto : « Si je vous écris ce n’est pas pour vous envoyer des fleurs », rédige Corriveau en guise d’introduction. « Mais je ne sais pas trop par quoi commencer pour atteindre votre coeur. Car je doute que vous en ayez un[81] ! ». La lettre met en évidence les contradictions que Corriveau remarquait entre un discours de performance économique et de créations d’emploi d’un côté, qui aux dires de la Noranda justifiait son expansion au Chili, et la réalité de la répression politique en cours au Chili, mise au service des classes possédantes, de l’autre[82]. « [L] es profits réalisés ne bénéficieront nullement au peuple chilien, mais à la bourgeoisie chilienne et à vous », souligne la lettre de Corriveau. Ce dernier poursuit en blâmant la Noranda pour les bénéfices qu’elle entend collecter, non pas en dépit d’une junte militaire au pouvoir, insiste son argumentaire, mais grâce à la répression violente du gouvernement d’Augusto Pinochet. Corriveau conclut :

Ces « fonds » pour financer la dictature servent à consolider le régime et à lui permettre d’acheter et de commercer avec l’extérieur (d’autres pays) au profit, toujours, de la minorité opprimante. De sorte que les paysans, les ouvriers, les mineurs et les autres membres du peuple crèvent de faim. Surtout pas de révolte, sinon c’est la mort ou la torture, n’est-ce pas ? On comprend vite quels sont vos intérêts à maintenir et à appuyer la junte militaire et répressive de Pinochet : vous faites énormément plus de profits. Quelle aubaine, ce Pinochet ! N’est-ce pas[83] ?

Plusieurs cadres syndicaux s’inspirèrent également du matériel produit par le Comité Québec-Chili dans le cadre de sa campagne contre la Noranda pour défendre les intérêts des membres qu’ils représentaient. Considérons, à titre d’exemple, la lettre que Théo Gagné, le coordonnateur du Syndicat des Métallurgistes unis d’Amérique du Nord-Ouest québécois, fit parvenir le 5 avril 1976 au premier ministre Pierre Elliott Trudeau et au ministre de l’Environnement Jean Marchand pour faire valoir les intérêts des travailleurs des mines du cuivre au Québec. Plusieurs passages de la lettre de Gagné reprennent les arguments que le Comité de Solidarité Québec-Chili avait préparés sur la question des investissements de la Noranda au Chili. Son texte fait notamment référence aux 350 millions de dollars d’investissement de la Noranda qui allaient servir à consolider un régime militaire et « sanguinaire » au Chili plutôt que d’être mis au service des communautés minières du Québec. Depuis 1967, les Métallos réclamaient au gouvernement du Québec la mise sur pied d’un Fonds minier d’indemnisation pour les travailleur·euses touché·es par la fermeture de mines appartenant à la Noranda Mines Limited. Or, les marges de profits à protéger avaient jusqu’alors eu raison des demandes syndicales des Métallos, ce que Gagné dénonçait vivement.

Pour faire valoir sa position, Gagné joignit à la lettre adressée aux ministres canadiens le premier des deux numéros spéciaux que le Comité de Solidarité Québec-Chili avait préparé sur les activités de la Noranda au Chili. Gagné concluait par une défense sans équivoque de la campagne pancanadienne en cours contre les activités de la Noranda au Chili : « Le gouvernement canadien doit aider les mineurs canadiens et chiliens, » écrit Gagné, « et non aider la junte militaire chilienne qui torture les Chiliens et être plus vigoureux pour le faire[84] ». Les études que le Comité Québec-Chili produisait sur la Noranda étaient reprises dans les organes officiels des grandes centrales ou par des leaders sociaux d’envergure, alimentant d’arguments nouveaux, inscrits dans une perspective analytique internationaliste, les débats syndicaux du Québec.

Conclusion

Cette étude ne permet pas de conclure que la campagne menée au Québec contre les investissements de la Noranda au Chili a eu un poids véritable dans la décision prise par la Noranda de cesser ses activités au Chili à compter de 1980[85]. Il semble que la baisse du prix du cuivre sur les marchés mondiaux, de même que les impacts négatifs de l’inflation galopante sur la capitalisation de l’entreprise dans la seconde moitié de la décennie, aient davantage pesé dans la balance lorsque la compagnie signala la non-reconduction de son contrat au-delà de 1980[86]. Il est vrai également que céder la place à d’autres corporations minières, tout en mobilisant les mêmes sources de capitaux, était une pratique déjà répandue dans le secteur minier. Néanmoins, pour le Comité Québec-Chili, la conclusion de la campagne importait moins, en réalité, que les opportunités d’éducation populaire et politique qu’elle présentait.

En effet, si la campagne orchestrée par le Comité de solidarité Québec-Chili au Québec pour dénoncer les investissements de la Noranda au Chili mobilisa les milieux syndicaux progressistes en soutien au peuple chilien, elle fut aussi et surtout une occasion pour éduquer ces milieux syndicaux sur les mécanismes du capitalisme global. En insérant la solidarité internationale avec le Chili dans un cadre d’analyse foncièrement anticapitaliste et anti-impérialiste d’une part, et en révélant la nature hémisphérique des activités de multinationales canadiennes, d’autre part, les membres du Comité Québec-Chili non seulement appuyèrent au Québec la résistance populaire chilienne face aux violations de droits humains et sociaux qui avaient cours pendant la dictature d’Augusto Pinochet. Les enseignements que ces acteur·trices tirèrent de la situation chilienne, et plus précisément des dimensions continentales des luttes syndicales et populaires communes au Chili et au Québec, contribuèrent également à la radicalisation du mouvement syndical québécois au cours des années 1970. La campagne contre les investissements de la Noranda au Chili fournissait un cas d’étude particulièrement efficace pour révéler aux classes ouvrières québécoises les dynamiques Nord-Sud du capitalisme et de l’impérialisme canadiens.