Article body
SEALDs (Students Emergency Action for Liberal Democracy) est un mouvement politique de jeunes qui était actif de mai 2015 à août 2016 au Japon. Sa visibilité et sa force mobilisatrice ont surpris beaucoup d’observateurs et enthousiasmé certains d’entre eux, dont les deux auteurs de l’ouvrage, qui se sont demandé comment on arrive à s’engager politiquement dans un pays dont la population se désintéresse de la politique depuis des années. Des chercheurs de différentes disciplines ont longuement débattu de la définition et de la spécificité de la jeunesse, à laquelle la modernité a donné un statut à part entre l’enfance et l’âge adulte. Des mouvements contestataires de jeunes ont certainement changé le cours de l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle. Plus récemment, des jeunes ont joué un rôle remarquable dans diverses manifestations populaires qui ont bousculé les sociétés et les États depuis 2011, du Printemps arabe à Occupy Wall Street en passant par les Nuits debout et Podemos. Ces jeunes engagés constituent une force susceptible de déclencher le changement nécessaire pour résoudre les problèmes inédits auxquels l’humanité fait face, tout en apparaissant comme une menace aux yeux des bénéficiaires de l’ordre établi. Le mouvement SEALDs est apparu avec un décalage temporel par rapport aux principaux mouvements évoqués plus haut et s’inscrit dans un contexte spécifiquement japonais. Pour les lecteurs qui ne s’intéressent pas particulièrement au Japon, la lecture du livre permet néanmoins de s’interroger sur les conditions nécessaires pour que l’opinion des jeunes soit audible dans l’espace public.
L’ouvrage se divise en cinq chapitres répartis en deux parties. Les deux premiers chapitres, qui constituent la première partie, sont consacrés au contexte politique et socio-économique dans lequel le mouvement est né et s’est développé. La deuxième partie, composée des trois autres chapitres, explique l’histoire du mouvement, ses forces et ses faiblesses ainsi que les réactions favorables et défavorables qu’il a provoquées. Sur le plan théorique, les auteurs ont entre autres recours à la philosophie de John Dewey, plus particulièrement sa notion d’enquête, pour saisir le sens du mouvement et analyser comment ces jeunes sont parvenus à se mobiliser politiquement.
Toutes les études comparatives montrent que les jeunes Japonais sont particulièrement dépourvus d’espoir et de confiance (en soi et dans l’avenir de leurs pays[1]). En même temps, ces jeunes désespérés se désintéressent de la politique et ne se plaignent pas publiquement, subissant les conséquences de la crise socio-économique que vit le Japon depuis presque trois décennies, aggravée par la politique néolibérale qui a intensifié la précarité d’emploi des jeunes et creusé l’inégalité entre les gagnants et les perdants. Probablement qu’ils ne se révoltent pas parce qu’ils ne pensent pas qu’ils peuvent changer les choses[2] et acceptent leur sort décidé ailleurs – par quelqu’un d’autre ou par la nature. Par ailleurs, quand on se rend sur place, le Japon est encore un pays riche et stable : les gens et les villes sont propres, on y jouit de la plus grande sécurité et on n’y voit quasiment pas de personnes sans domicile. La pauvreté doit sans doute exister, mais elle serait cachée et refoulée par « l’auto-responsabilisation des individus, progressive et acceptée » (p. 14-15).
Le déclencheur de SEALDs fut la tentative du gouvernement du premier ministre Shinzo Abe de modifier la Constitution de 1947, qui garantissait les droits démocratiques de la population et par laquelle le Japon a renoncé à la guerre comme moyen de règlement des conflits internationaux. Ces jeunes se sont mobilisés pour contester le système politique de représentation qui décide de leur avenir sans prendre en considération leur opinion. À la question « Qu’est-ce que la démocratie ? », leur réponse fut de marcher ensemble dans la rue en scandant la dénonciation du gouvernement contesté. Les auteurs expliquent très bien le contexte de la naissance et du développement du mouvement – contexte politique (la Constitution, l’immobilisme politique, le dysfonctionnement des institutions révélé par l’accident nucléaire de Fukushima, etc.), socio-économique (la crise dans laquelle ces jeunes sont nés et ont grandi et le système d’éducation qui ne leur permet pas de s’épanouir et dont un des auteurs, Christian Galan, compte parmi les meilleurs spécialistes), technologique (la contribution d’un média social spécifiquement japonais au développement du mouvement) et intellectuel (les intellectuels qui les ont soutenus ou critiqués). Nous lisons ainsi beaucoup sur les facteurs qui ont influencé ces jeunes, mais nous restons relativement peu informés sur le fonctionnement concret du mouvement, notamment sur sa composition (combien compte-t-il de membres ?), ses accomplissements (c’est surtout la chronologie mise en annexe qui nous informe de l’ampleur des mobilisations de SEALDs), ou sur les façons concrètes par lesquelles ces jeunes ont réussi à mobiliser autant de personnes (en présentiel !).
Ce qui nous frappe plus particulièrement, et qui serait intéressant comme piste de réflexion sur les conditions de la prise de parole des jeunes dans la société contemporaine, est le mépris total dont ces jeunes Japonais ont été l’objet de la part de la classe politique (surtout les leaders au pouvoir, à commencer par le premier ministre de l’époque) et de quelques commentateurs célèbres qui ont refusé de reconnaître le caractère politique et la légitimité du mouvement parce qu’il était le fait de « jeunes ». L’attitude défavorable des médias l’a aussi désavantagé. Les grands médias nationaux ne lui ont accordé qu’un traitement marginal, quand ils ne l’ont pas négligé. Certains l’ont critiqué et s’en sont même moqués pour sa naïveté et son inefficacité.
Beaucoup d’adultes ne prennent pas au sérieux la contestation des jeunes, et peut-être encore moins celle d’étudiants qu’ils considèrent comme immatures. Notons que SEALDs était effectivement un groupe exclusivement composé d’étudiants qui n’intégrait pas de jeunes travailleurs ou chômeurs, contrairement à d’autres mouvements populaires qui ont mobilisé des jeunes dans différents pays ces dernières années, caractéristique dont on ne connaît pas la cause : était-ce le choix des membres de SEALDs, ou bien n’ont-ils tout simplement pas réussi à intéresser de jeunes non-étudiants même s’ils avaient voulu les accueillir ? Je pense à une expression intéressante en langue japonaise : « sortir du monde étudiant et entrer dans la société » pour parler de la transition de la vie étudiante à la vie professionnelle, et on appelle « personne dans la société » celui qui travaille et qui gagne sa vie. Un étudiant devient une « personne dans la société » en commençant sa vie professionnelle. Dans ce langage très courant, l’étudiant n’est pas encore entré dans la société. A-t-il le droit de participer aux débats qui la concerne ?
Nous nous rappelons aujourd’hui avec stupéfaction les mouvements contestataires qui ont secoué le pays au cours de son histoire, notamment durant la période allant de 1945 jusqu’aux années 1970 : les luttes populaires contre le pouvoir en place ont effrayé les autorités qui les ont parfois réprimées dans une violence sanglante. Le Japon faisait partie intégrante du soulèvement planétaire des jeunes des années 1960 et 1970. On se souvient de tout cela aujourd’hui comme si ce n’était qu’un rêve : on ne voit plus rien qui en reste. L’ouvrage souligne justement une quasi-absence de la référence historique chez les jeunes de SEALDs, alors que dans tous les mouvements contestataires de l’époque moderne et contemporaine, la conscience historique, c’est-à-dire le désir de poursuivre la lutte des prédécesseurs, est très présente.
Si le mouvement a cessé d’exister avec l’échec (prévisible) qui fit suite à la victoire aux élections générales de juillet 2016 du parti au pouvoir qu’il contestait, l’audace de ces jeunes qui sont apparus, « avec courage et une certaine dose de naïveté, dans l’espace public pour simplement rendre visible leur colère, leur étonnement et leurs souhaits » (p. 164) méritait d’être soulignée. Ils ont mis en place une « communauté des égaux » (p. 150). Le souci d’égalité s’est manifesté non seulement à l’intérieur du groupe, mais également dans les échanges avec leurs interlocuteurs du monde politique et du monde académique, et c’est d’autant plus surprenant quand on sait à quel point le monde politique japonais est hiérarchisé. Les jeunes de SEALDs ont « montré que la contestation et la révolte y [dans la société japonaise] sont possibles et que la réussite ou l’échec de celles-ci […] ne sont en rien conditionnés par une quelconque propension génétique ou atavique à la docilité et à la soumission » (p. 165).
Si aucun peuple n’est condamné à la soumission, la vocation de l’historien et du sociologue est de clarifier qui décide de passer à l’acte et dans quel contexte. Si ces jeunes courageux et audacieux ont montré que les Japonais pouvaient descendre dans la rue, leurs revendications semblent rester celles d’une minorité, vu les victoires consécutives du parti au pouvoir lors des élections nationales subséquentes. En plus, le mouvement serait déjà oublié, si on en croit le sous-titre de l’ouvrage. Si la capacité d’intégrer l’opinion des jeunes dans le débat politique est un des indices du niveau démocratique d’un pays au XXIe siècle et que le Québec nous semble bien avancé sur ce point, il serait intéressant de nous interroger (1) sur les raisons historiques et sociologiques de cette capacité, (2) plus particulièrement en considérant la politique d’éducation et d’emploi qui favoriserait la reconnaissance des jeunes en tant que citoyens[3], et (3) sur l’état de la démocratie au Québec selon d’autres indicateurs.
Appendices
Notes
-
[1]
Jean-Charles Lagrée, Ingrid Therwath et Karyn Poupée, Être jeune en Asie : Chine, Inde, Japon, Arles, Philippe Picquier, 2015 ; Dominique Reynié (dir.), La jeunesse du monde : une enquête planétaire 2011 de la Fondation pour l’innovation politique, Paris, Lignes de Repères, 2011.
-
[2]
Le pourcentage de réponses « d’accord » à deux énoncés « Je peux décider moi-même de ma vie » et « On peut changer la société par ses actions » est particulièrement bas chez les jeunes Japonais (Jean-Charles Lagrée, Ingrid Therwath et Karyn Poupée , op. cit. , p. 14 ).
-
[3]
Voir Tom Chevalier, La jeunesse dans tous ses États, Paris, Presses universitaires de France, 2018.