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La direction de la collection Diké a offert aux auteurs Olivier Jouanjan et Friedrich Müller de se réunir une nouvelle fois pour produire un ouvrage en commun. Le duo d’auteurs, tous deux constitutionnalistes, a profité de l’occasion afin de poursuivre son activité discursive nécessaire à l’institution du dialogue entre linguistes et juristes. Les auteurs se penchent dans ce volume paru en 2007 sur « des questions pratiques du travail juridique qui sont, pour beaucoup, des questions de sémantisation posées, dans le mouvement de la “lutte pour le droit”, dans la tension des litiges et procès, sous la forme de “luttes sémantiques” » (p. 21). Leur ouvrage regroupe quatre textes qui trouvent tous leur source inspiratrice dans la Théorie Structurante du Droit élaborée par Müller durant les années 60. Traduite par Jouanjan et par la suite soutenue par les deux auteurs au fil des années, cette théorie constitue la trame de fond du présent ouvrage.

Avant Dire Droit ne se veut pas pour autant un abrégé de la théorie de Müller. En effet, l’ouvrage pose plutôt un regard particulier sur la question linguistique relevée dans la Théorie Structurante du Droit. Jouanjan et Müller proposent de poursuivre le dialogue sans toutefois le clore, en ne s’attardant pas à la portée de la théorie, mais plutôt en la situant dans le paysage dogmatique. S’esquivant à la fois d’une orientation kelséniste et d’une métaphysique dualiste du droit, la Théorie Structurante du Droit active les concepts juridiques eux-mêmes. Elle adopte une approche active qui en fait une théorie de production du droit. Elle participe au tournant pragmatique. Ainsi, la Théorie Structurante du Droit de Müller suggère « un travail non pas seulement avec la langue, mais en elle, non pas seulement un travail sur les textes, mais avant tout un Textarbeit, un “travail de textes” comme l’a formulé, en français, Olivier Jouanjan » (p. 27).

À la suite d’une présentation commune de l’ouvrage, Friedrich Müller signe seul un texte intitulé « Travail de textes, travail de droit. La question linguistique dans la Théorie Structurante du Droit » (p. 23). Cet essai constitue l’élément déclencheur de la discussion menée dans l’ensemble de l’ouvrage. Olivier Jouanjan enchaîne ensuite avec trois textes publiés antérieurement, mais révisés à l’occasion de cette parution. Dans son premier texte, l’auteur français explore le rapport langage/droit. Intitulé « Nommer/Normer » (p. 43), ce texte est consacré à la notion de la normativité de la norme dans un contexte juridico-linguistique. Puis, dans son deuxième texte, Jouanjan expose brièvement la Théorie Structurante du Droit, mais cette fois-ci, il « se bornera à indiquer seulement, sur la carte des doctrines, sa position » (p. 75). Enfin, dans son troisième et dernier texte, Jouanjan se penche sur l’acteur de la théorie juridique, sur le travailleur du droit, celui par qui le droit devient possible. Le lecteur trouvera également à la fin de l’ouvrage une bibliographie générale complète et détaillée de tous les articles et ouvrages auxquels les auteurs ont fait référence.

Müller et Jouanjan font tous les deux partie du Groupe de Heidelberg, un regroupement de linguistes et de juristes s’intéressant à la relation particulière entre le langage et le droit. Le texte proposé par Müller dans l’ouvrage recensé a fait l’objet de nombreuses discussions au sein de ce groupe. Il traite de la relation entre la Théorie Structurante du Droit et la linguistique moderne. Selon Müller, il est impossible d’aborder la première sans devoir aussi envisager la seconde, car, par surcroît, la théorie de Müller est fondée sur certaines considérations linguistiques. Engagé personnellement depuis plus de vingt ans au sein du Groupe de Heidelberg, Müller constate que faire l’économie de la linguistique dans une théorie sur les fondements du droit ne permettrait pas de représenter la réalité du droit qui est, selon lui, fondamentalement langagière : « Les juristes travaillent inévitablement non pas seulement avec, mais aussi dans la langue » (p. 23). En effet, peu importe le repère juridique invoqué par un juriste, il ne sera jamais donné autrement que comme texte précise Müller. Le juriste ne trouve pas ses repères à l’extérieur de la langue. À partir du moment où il choisit de faire entrer en discussion un concept juridique ou une idée quelconque, le juriste doit faire usage du langage. Cette nécessité à user de la langue positionne les concepts et les repères juridiques dans le langage :

Le langage n’est pas un système préexistant à la pensée et à l’agir. Au contraire, à chaque degré, il s’exécute : dans l’usage, en tant qu’usage. Il en va de même pour le droit (qui ne peut être qu’en tant que langage), il est exécuté : la norme qui gouverne le cas, qui en décide effectivement n’est pas préexistante. Elle doit être créée dans le cas d’espèce par le travail juridique concret qui est une forme particulière d’agir communicationnel.

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Ainsi, soutient Müller, une décision judiciaire ne peut pas être la solution d’un processus mécanique qui pourrait laisser croire à une précompréhension du cas jugé. Autrement dit, une décision judiciaire ne peut pas être préconçue à un ajustement syllogistique de données. Le juge n’est pas un mathématicien qui jongle avec les mineures et les majeures d’une équation. Il est plutôt un producteur ou un acteur qui agit de manière créative dans la concrétisation d’une norme juridique. Or, la normativité d’une norme juridique ne se trouve pas dans un texte de norme comme un magot dans une chasse au trésor. La normativité de la norme, c’est le juge qui la produit. Le texte de norme est utile et sert bien souvent de point de départ du raisonnement juridique, mais il ne constitue pas une finalité. Il n’existe pas de texte originel auquel le juge peut se fier. Tous les textes sont déjà des réactions parce que nous arrivons tous dans un monde qui est déjà là. Un émetteur est avant tout un récepteur. Cette chaîne de réactions dont parle Müller a une forme circulaire : elle forme un cycle, le cycle du droit. Aucune cour, aussi suprême soit-elle, ne saurait élever son jugement au-dessus du discours. La décision judiciaire n’indique pas la fin du cycle du droit. Toutes les décisions de toutes les cours de justice sont comprises, soutenues ou rejetées pour d’infinies raisons. S’il est vrai que l’État peut à l’occasion user de ses pouvoirs et autorités pour marquer le cycle du droit, la fixation ne pourrait être que temporaire, dit Müller. L’État ne saurait mettre un terme au cycle du droit, « [c]ar le moteur en est le langage (national) naturel » (p. 34) et ses utilisateurs qui, eux, prennent part à la discussion juridique et politique.

La lecture du texte de Müller amène naturellement à faire un parallèle entre la Théorie Structurante du Droit et la philosophie des investigations philosophiques de Wittgenstein. Si Müller n’a pas cherché à transposer la vision wittgensteinienne à la sphère juridique, défend Jouanjan, il est clair que cette vision aura contribué grandement à préciser et à appuyer certaines des prétentions de Müller. Dans le premier texte qu’il propose, Olivier Jouanjan s’intéresse au rapport langage/droit. Il trace un portrait clair de la nécessaire implication et des apports du champ linguistique à la Théorie Structurante du Droit. Jouanjan précise que Wittgenstein, le second, a profondément marqué la réflexion linguistique en y opérant un tournant pragmatique. De la même manière, mais dans la sphère particulière du droit, Müller propose de positionner le travail du langage au centre de sa réflexion juridique : « sa théorie doit rencontrer la théorie linguistique et la science du texte. Il y a ici nécessaire convergence » (p. 49), souligne Jouanjan. Peu importe que notre analyse prenne position dans la théorie linguistique ou juridique, il faut, dans un premier temps, rompre avec la conception « platonicienne » de la règle, car cette dernière se trouve hors de la mouvance des usages (p. 49). Pour exister, une telle vision doit pouvoir se référer à un élément fixe et extérieur. Or, le changement paradigmatique proposé autant par Wittgenstein que Müller ne contient pas d’élément fixe auquel serait attachée la signification d’un mot. « La signification d’un mot est son usage dans la langue » (p. 50). Une interprétation déterminant une signification à un mot ne peut s’arrêter là, car l’interprétation est elle-même langage. Autrement dit, les interprétations seront interprétées « [p]arce qu’elles restent langage, opérations immanentes à la langue : “C’est dans le langage que tout se règle” » (p. 52), et c’est également dans le langage que se règlent les problématiques juridiques. En effet, un procès se conclut habituellement par une décision judiciaire, ne se voulant rien d’autre que le discours interprétatif du juge. C’est un nouveau texte qui n’efface rien, mais qui vient s’ajouter aux autres. La décision est interprétation interprétable qui devra être interprétée. L’interprétation est un acte de langage. Ainsi, c’est dans l’action que tout se passe. La Théorie Structurante du Droit est une théorie de l’agir juridique.

Dans son deuxième texte, Jouanjan pose de nouveau son regard sur la Théorie Structurante du Droit, mais cette fois-ci, il s’efforce de la positionner dans le paysage des doctrines juridiques. S’étant autoproclamée postpositiviste, la théorie de Müller est inconciliable avec une vision positiviste du droit. Elle est tellement inopposable aux doctrines positivistes qu’il est même impossible de pouvoir parler d’antipositiviste. Le fondement de la Théorie Structurante du Droit est complètement différent. En fait, c’est l’objet d’étude qui n’est plus le même. Pour Müller, cet objet n’est plus le système juridique, mais l’agir juridique. Il « préfère réfléchir sur des pratiques intersubjectives et à partir de celles-ci » (p. 75). Autrement dit, souligne Jouanjan, « il s’agit […] d’engager [la] réflexion sur la production des normes et non pas de produire une doctrine de la connaissance et de la description des systèmes juridiques, ni une doctrine de la vérité dans l’application des lois » (p. 75). Contrairement aux théories « traditionnelles » du droit qui tentent de connaître le système juridique, la Théorie Structurante du Droit offre une méthode, et non une connaissance.

Une méthode est quelque chose qui doit servir à quelqu’un qui l’emploie. Dans son troisième et dernier texte, Jouanjan se penche sur l’acteur juridique, celui qui fait usage de la méthode proposée dans la Théorie Structurante du Droit. Cet acteur, c’est le travailleur du droit, le juriste. La théorie de Müller perçoit le système juridique comme un système d’acteurs et non comme un système de normes déjà là. Évidemment, la norme est présente dans la théorie de Müller, mais plutôt que de la trouver dans les textes de normes, c’est l’acteur juridique qui la produit par son action : « c’est lui, le juriste, qui est proprement le sujet et le responsable de la réalisation du droit » (p. 82). Selon Jouanjan, la tâche du juriste consiste davantage en une intégration de cas précis sur la base des textes plutôt qu’en une compréhension/application de normes préexistantes dans un texte. Pour Jouanjan, le juriste est un acteur et non un spectateur.

Cet ouvrage est relativement court, mais il a tout en lui pour alimenter de longues discussions. Le texte est très fluide et clair. Sa lecture s’avère agréable. Le travail de texte effectué par les auteurs afin de relier les textes et les différentes propositions de la Théorie Structurante du Droit est impressionnant. Nous ressentons d’ailleurs bien la chimie qui règne entre les deux auteurs. Ces derniers survolent plusieurs conceptions juridiques et positionnent aisément leur propos au milieu de celles-ci. L’objectif proposé est donc atteint.