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Selon des spécialistes de la rhétorique et de la philosophie qui se sont penchés sur les effets de l’usage des métaphores, peu importent les intentions de ceux qui les utilisent, les métaphores conceptuelles construisent et reproduisent des idéologies. En effet, l’usage fréquent et répété tend à banaliser la métaphore et à en dissimuler le contenu figuratif et normatif à ceux qui s’en servent. Si une métaphore peut, d’une part, souligner des aspects du concept ainsi dénoté qui lui sont compatibles, elle peut, d’autre part, en cacher certains autres qui lui sont incompatibles. La métaphore peut donc influer sur la perception du concept et conditionner la gamme de possibilités ou d’outils qui s’affirment comme appropriés dans un contexte donné. Par exemple, le fait d’appeler une initiative « une guerre » — pensons aux guerres métaphoriques contre la drogue illicite, la pauvreté ou le terrorisme — peut, tout au moins implicitement, favoriser certaines mesures et en décourager d’autres. D’ailleurs, une métaphore peut servir comme point de départ à un examen approfondi d’un phénomène qu’elle est supposée décrire. Un tel examen nous amènerait à mettre en évidence les aspects de ce phénomène qui correspondent bien à ladite métaphore et ceux qui n’y correspondent pas. Le résultat d’un tel examen peut être une meilleure compréhension à la fois de l’éponyme et du phénomène lui-même[1].

Si le langage métaphorique s’avère un élément inévitable du discours, il semble que dans le monde juridique les comparatistes s’en servent avec une fréquence notable. Ceux-ci se sont emparés notamment de l’idée de la transplantation[2], dont le caractère métaphorique passe souvent sans grand souci[3]. Aux métaphores jardinières des comparatistes s’en est ajoutée une autre. Puisant dans un vocabulaire propre à la musique, les juristes se réfèrent aux modifications apportées à une ou plusieurs règles afin de réduire le conflit entre celles-ci comme une harmonisation. Cette métaphore, qui jouit d’un usage fort répandu dans le discours de droit privé de l’Union européenne[4], a d’ailleurs pris une importance grandissante au Canada dans le contexte de l’interaction entre le droit fédéral et le droit provincial. Elle y a été rattachée à une initiative particulière dont les éléments et la philosophie seront exposés plus bas. Outre qu’il figure dans de nombreuses publications du ministère de la Justice, ce terme s’est insinué dans le titre de deux lois fédérales[5].

L’idée de la « rhapsodie » dans l’intitulé du présent texte fait référence à une composition musicale libre, voire quelque peu spontanée, et teintée de caractère national[6]. Nous examinerons de près la métaphore musicale telle qu’elle a été adoptée au Canada lorsqu’il est question de mesures prises afin de gérer l’interaction du droit fédéral avec le droit privé provincial. Au cours de cette exploration, nous constaterons d’importants écarts entre l’harmonisation voulue par le fédéral et sa supposée éponyme musicale[7]. Pourtant, notre examen ne s’arrêtera pas là. En effet, notre objectif principal n’est pas de suggérer que l’appellation de l’initiative du gouvernement fédéral a été mal choisie. Ce n’est pas cet écart, en soi, entre ce qui est appelé « harmonisation juridique » et l’harmonie musicale qui nous intéresse. Pour anticiper l’objection qui consisterait à dire que nous prenons la métaphore trop littéralement, il convient de préciser un point essentiel : nous ne présumons pas que les architectes de l’initiative fédérale d’harmonisation aient à un moment ou un autre réfléchi mûrement sur l’harmonie musicale. Il ne s’agit pas non plus de suggérer que le fait d’avoir ainsi appelé l’initiative représente, en quelque sorte, un engagement à y être fidèle dans la mise en oeuvre de celle-ci. Nous estimons toutefois qu’il serait erroné de croire que c’est un choix totalement innocent de la part des architectes de l’initiative fédérale. Sans doute, à l’époque de la conception de l’initiative, étaient-ils du moins un peu conscients des insinuations de l’appellation dont ils allaient la doter[8]. La métaphore musicale entraîne nécessairement certaines connotations, desquelles plusieurs sont avant tout positives[9]. Comme nous le développerons plus bas, elle évoque aussi des distinctions entre différents éléments à harmoniser et des relations complexes qui se dessinent entre ceux-ci. À notre avis, il n’est pas dénué d’intérêt que les juristes visés aient appelé l’initiative « harmonisation » au lieu de la présenter en employant d’autres métaphores qui feraient alllusion à une réduction de la friction ou du conflit entre des ordres juridiques. Il est difficile d’imaginer que les architectes de l’initiative auraient indifféremment choisi entre la métaphore musicale et n’importe quelle autre métaphore, comme celles du sablage ou du rabotage.

Cela étant dit, l’écart entre l’harmonie musicale et l’harmonisation juridique nous intéresse principalement à deux niveaux. La comparaison entre les deux phénomènes nous paraît pertinente dans la mesure — d’après nous, très importante d’ailleurs — où elle nous aidera à mieux comprendre celui appelé « harmonisation juridique ». Elle servira à en illuminer les prémisses, le contenu et les conséquences potentielles. En outre, nous soutenons que les aspects par lesquels l’harmonisation juridique s’éloigne de l’harmonie musicale laissent apparaître, voire illuminent, de cruciales controverses relatives aux théories du fédéralisme canadien et à la philosophie juridique. À cet égard, la métaphore de l’harmonisation juridique appliquée à cette conjoncture se révèle plus riche et plus révélatrice que d’autres métaphores, dans d’autres contextes, dont l’adoption aurait pu être réfléchie davantage.

Plus précisément, nous argumenterons que, tandis que l’harmonie musicale s’exécute à travers un processus d’approche par le bas (bottom-up), l’harmonisation voulue par le fédéral privilégie plutôt une approche par le haut (top-down) (1). Par la suite, et cela, dans un registre plus interrogatif, nous nous demanderons dans quelle mesure ces approches dites méthodologiques ou processuelles s’inscrivent dans les débats politiques canadiens. Nous avancerons l’hypothèse que l’approche par le haut s’allie au positivisme juridique et à une vision où le droit civil appartient exclusivement au gouvernement du Québec. En revanche, l’approche par le bas correspondrait mieux à une compréhension du fédéralisme plus fidèle au partage des compétences sur le droit civil tel qu’il a été prévu par la Constitution (2).

1 L’harmonisation juridique et l’harmonie musicale

L’harmonisation juridique voulue par le gouvernement fédéral s’inscrit dans la structure constitutionnelle canadienne (1.1). Cette vision de l’harmonisation contraste avec sa supposée éponyme, l’harmonie musicale (1.2).

1.1 L’harmonisation juridique et ses caractéristiques

L’initiative fédérale d’harmonisation juridique répond à la structure juridico-linguistique établie par la Constitution. Elle est principalement exécutée par l’entremise de deux techniques (1.1.1). Telle qu’elle a été conçue par ses architectes, l’harmonisation peut être caractérisée comme une approche par le haut (1.1.2).

1.1.1 Le contexte constitutionnel et les techniques privilégiées

Conséquence de l’architecture constitutionnelle, le droit privé canadien relève en majeure partie de la compétence provinciale. Le common law[10] établit le droit commun dans toutes les provinces, à l’exception du Québec, héritier d’une tradition juridique civiliste d’origine et d’inspiration françaises[11]. Par ailleurs, différents instruments constitutionnels octroient à l’anglais et au français le statut de langues officielles au Parlement du Canada et devant les tribunaux fédéraux ainsi que dans la législature et devant les tribunaux du Québec[12]. Il en est de même dans les cas du Manitoba et du Nouveau-Brunswick[13]. Compte tenu de la coexistence de deux traditions juridiques au palier provincial, les lois fédérales régissant le droit privé sont, du moins en principe, rédigées pour s’appliquer tant dans un ressort de droit civil que dans les provinces de common law. Leur élaboration est encore complexifiée par la nécessité d’être comprises par des citoyens de langues différentes. En fin de compte, les lois fédérales sont supposées s’adresser à quatre auditoires juridiques : les lecteurs du droit civil en français et en anglais de même que les lecteurs du common law en français et en anglais. De cette conjoncture d’exigences constitutionnelles a émergé la notion de bijuridisme. Au Canada, cette idée clé désigne la coexistence des traditions du common law anglais et du droit civil français dans un pays fédéral[14]. Le concept de l’harmonisation s’y est greffé, désignant plus précisément l’aménagement de l’interaction entre les traditions juridiques.

La présente initiative d’harmonisation provient d’une réflexion instiguée par la promulgation du Code civil du Québec au début des années 90[15], en remplacement du Code civil du Bas Canada de 1866, précurseur de la Confédération. À la suite de cette entreprise de modernisation du droit civil québécois, le ministère de la Justice du Canada s’est engagé en 1995, par l’entremise de la Politique sur le bijuridisme législatif, à en tenir compte dans ses lois. L’harmonisation à laquelle aspire le gouvernement fédéral a pour objet l’élimination de la disharmonie, pour ainsi dire, entre le droit fédéral et le droit provincial. Selon une formulation à peu près typique, « l’harmonisation consiste d’abord à réviser toutes les lois et tous les règlements fédéraux dont l’application requiert le recours au droit privé provincial et, ensuite, à en harmoniser, au besoin, le contenu de sorte qu’il intègre les notions, concepts et vocabulaire du droit civil québécois[16] ». Elle ambitionne également d’assurer aux francophones hors Québec un droit positif fédéral en français qui emploie le langage du common law. D’autres objectifs s’ajoutent aux objectifs mentionnés jusqu’ici, notamment le plein épanouissement des deux grandes traditions juridiques et l’expansion du droit comparé canadien[17].

Une distinction répandue en philosophie juridique anglaise permet de caractériser les deux techniques d’harmonisation dont nous traiterons. H.L.A. Hart a distingué les règles primaires d’obligation des règles secondaires, ces dernières régissant la mise en oeuvre et l’amendement des premières[18]. Afin de mettre en oeuvre son initiative harmonisatrice, le ministère de la Justice a adopté deux techniques ayant respectivement trait aux règles primaires et secondaires.

La première technique employée par le législateur consiste en la modification des règles primaires. Plus précisément, il s’agit de la modification laborieuse des lois fédérales en vue d’assurer l’emploi, dans les deux versions linguistiques officielles, des mots et des concepts du droit civil québécois aussi bien que de ceux qui proviennent du common law. Un procédé fortement utilisé est le doublet simple qui consiste à présenter les termes ou notions propres à chaque système de droit les uns à la suite des autres[19]. Par exemple, le titre modifié d’une loi fédérale qui porte sur les bâtiments et les terrains (mots neutres du point de vue du droit des biens dans les deux traditions !) appartenant à la Couronne fédérale intègre désormais un doublet. C’est ainsi que dans le titre Loi sur les immeubles fédéraux et les biens réels fédéraux[20], « immeuble » est le terme civiliste et « bien réel », celui du common law. Cette technique de rédaction exige que chaque interprète distingue la dérivée de sa propre tradition de droit privé de celle qui vient de l’autre. Tel que cela est désormais reconnu par la Loi d’interprétation[21], il incombe au lecteur d’un texte harmonisé selon cette technique de constater la juxtaposition d’un terme civiliste et d’un terme de common law constituant le doublet et de repérer le terme approprié selon le lieu d’application. Pour le lecteur qui n’est pas familiarisé avec les deux traditions juridiques, cela ne va pas de soi que les deux termes composant un doublet sont équivalents tout en s’appliquant chacun dans un ressort différent selon le droit commun applicable. En revanche, selon le principe de l’effet utile, d’après lequel le législateur, étant économe de ses paroles, ne « parle pas pour ne rien dire[22] », le lecteur inclinerait autrement à tirer un effet de chacun des deux termes du texte.

La seconde technique s’intéresse aux règles que Hart qualifie de secondaires. Il s’agit de l’ajout d’une nouvelle règle à la Loi d’interprétation. L’article 8.1 de cette loi affirme l’égalité du statut du common law et du droit civil en tant que sources du droit commun canadien. Il prévoit aussi que l’effet des lois fédérales peut différer selon le lieu de leur application. Plus précisément, l’article 8.1 dispose ceci[23] :

[S’]il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

[U]nless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

Cette invocation des concepts sous-jacents et résiduels hors texte n’a rien d’exceptionnel. Elle fait d’ailleurs partie de l’interprétation habituelle des lois écrites, dont le texte n’épuise jamais la portée normative[24]. Le point remarquable est que la source dans laquelle puisera l’interprète d’une loi fédérale changera d’emblée lorsqu’il traversera d’une rive à l’autre de la rivière des Outaouais. Cette disposition évoque d’ailleurs l’hypothèse de la complémentarité du droit provincial relativement au droit fédéral, qui tient à ce que les lois fédérales soient complétées de manière variable en se référant aux droits communs provinciaux[25]. Certains auteurs pensent que l’article 8.1 n’a aucun effet si ce n’est de clarifier, de manière déclarative, l’état du droit déjà existant[26]. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse de la complémentarité trouve désormais un certain appui dans le texte de cette loi. Ces nouvelles règles interprétatives constituent, en quelque sorte, « l’inscription législative du code culturel du législateur fédéral[27] ». Elles auraient « redonné au droit civil du Québec, en matière fédérale, ses lettres de noblesse[28] ».

Nous reviendrons sur les complexités de ces dispositions, mais nous désirons d’abord caractériser l’initiative harmonisatrice fédérale de manière plus analytique.

1.1.2 Une approche par le haut

Différents aspects de l’harmonisation voulue par le législateur permettent de la caractériser, sur le plan méthodologique ou processuel, comme une approche par le haut. Il s’agit de l’origine et du lieu de celle-ci, de la forme de ces règles, de la manière dont elle est mise en oeuvre et des présomptions épistémologiques qui sous-tendent les choix du législateur. En termes de philosophie juridique, cette harmonisation exemplifie le positivisme analytique décrit si justement par Lon Fuller. D’après lui, le tenant de cette philosophie « sees law as a one-way projection of authority, emanating from an authorized source and imposing itself on the citizen[29] ». Plus précisément, la vision du droit qui s’y enracine est telle que Fuller la qualifierait de gestionnaire[30].

En conformité avec l’esprit du positivisme juridique, l’harmonisation juridique au Canada prend sa source dans une autorité centrale. Du moins en principe, les initiatives d’harmonisation émanent du ministère de la Justice et, lorsque cela est nécessaire, sont sanctionnées par le Parlement du Canada. Cette centralisation est en rupture avec la pratique en place depuis la Confédération selon laquelle il incombe aux tribunaux, dispersés dans toute la fédération, de résoudre les contretemps ponctuels de l’interaction des droits fédéral et provinciaux[31], pratique qui favorise la multiplicité des centres d’interprétation. En outre, il est espéré que le recours à une instrumentalité directe permettra d’atteindre une certitude juridique relative ainsi que de « prévenir des interprétations aberrantes et [de] réduire les possibilités de contentieux judiciaire[32] ». En favorisant la réduction des contentieux, les nouvelles règles interprétatives consolident le transfert des activités harmonisatrices des tribunaux vers les fonctionnaires.

Cependant, si les rôles du ministère de la Justice et du Parlement du Canada sont prééminents dans l’harmonisation, ceux-ci ne constituent pourtant pas l’autorité péremptoire au sommet. C’est plutôt le législateur québécois qui trône. La situation est donc paradoxale : le législateur fédéral a accepté de se plier à la volonté du législateur provincial, en s’obligeant à adapter ses propres lois, édictées au sein de la juridiction législative fédérale, afin de tenir compte des choix politiques mis en avant par le législateur provincial lorsque ce dernier modifie le droit commun provincial au sein de la sienne.

En ce qui a trait à la forme de l’harmonisation, le législateur a privilégié le droit écrit, source du droit parmi celles qui sont « venues d’un sommet[33] ». L’initiative harmonisatrice véhicule la présomption que le droit tant provincial que fédéral émane d’abord et avant tout des textes légiférés. Elle s’intéresse principalement au droit fédéral écrit et à sa relation avec le droit remanié — lui aussi écrit, bien sûr — du nouveau Code civil. L’harmonisation semble ne pas s’intéresser aux « sources venues de la base[34] », dont la coutume, la pratique et la doctrine[35].

Les nouvelles règles harmonisatrices ont également un fort caractère obligatoire qui renforce leur qualification d’approche par le haut. Le Parlement du Canada a doté les articles 8.1 et 8.2[36] d’un libellé impératif[37] qui fait en sorte que, en principe, dès que le législateur se sert d’un doublet, l’interprète perd tout pouvoir discrétionnaire. Ainsi, il ne doit considérer que le terme relevant de la tradition juridique en vigueur dans la province d’application. Même lorsqu’une autre règle prévaut sur ces articles, ce n’est pas strictement parlant une exception ou une dérogation à la règle, le législateur en ayant envisagé l’éventualité (« sauf règle de droit s’y opposant »).

Enfin, la présomption épistémologique sous-jacente à l’initiative contribue davantage à cette qualification. La conception de l’harmonisation est telle qu’elle laisse penser que sa mise en oeuvre nécessite un savoir à caractère technique. L’harmonisation ainsi conceptualisée soulève des problèmes non pas politiques mais bien techniques. En conséquence, il ne semble pas nécessaire de débattre publiquement du mérite des choix qui ont été faits[38]. Le choix de conférer la tâche de l’harmonisation aux fonctionnaires ne s’explique pas autrement. Par ailleurs, contrairement au travail d’harmonisation effectué par les juges dans le contexte des différends concrets, les fonctionnaires entreprennent l’harmonisation in abstracto, en amont des incertitudes de la réalité.

Ayant fait ressortir les caractéristiques saillantes de l’harmonisation voulue par le fédéral et son caractère d’approche par le haut, nous sommes en mesure d’explorer dans quelle mesure cette initiative est réconciliable avec le concept musical qui se trouve à l’origine de la métaphore.

1.2 L’écart entre l’harmonisation juridique et l’harmonie musicale

Un examen de l’harmonie musicale révèle qu’elle se définit plutôt comme une approche par le bas (1.2.1). Après cet examen, nous comparerons l’harmonisation juridique voulue par le fédéral avec l’harmonie musicale, pour mettre en lumière le fort contraste qui existe entre ces deux entreprises (1.2.2).

1.2.1 L’harmonie musicale : une approche par le bas

En musique, l’harmonie est « la science de la formation et de l’enchaînement des accords[39] ». La description de ce concept musical évoque un vocabulaire familier aux juristes : de caractère essentiellement normatif, l’harmonie « regroupe un ensemble de règles qui définissent la structure des accords en partant du principe de la tonalité et déterminent leurs enchaînements dans le temps[40] ». De façon générale, l’harmonie est l’aspect dit vertical de la polyphonie par opposition au contrepoint qui en est l’aspect « horizontal[41] ».

Il serait pourtant erroné de croire que le concept d’harmonie se réfère uniquement à la consonance et à l’homogénéité. Si la notion d’un « ensemble de règles » évoque celle d’un ordre normatif, cette idée est nuancée par le caractère hétérogène, voire la contradiction et la dissonance, des sons que cet ordre tâche d’assujettir. C’est ainsi que l’harmonie est le « nom donné à l’art, ainsi qu’au résultat, de la combinaison simultanée de plusieurs sons différents[42] ». En réalité, la dissonance est un élément essentiel à l’atteinte de l’harmonie. Là encore, il ne faut pas concevoir une opposition stable entre la consonance et la dissonance. Bien que l’ordre harmonique se construise comme une relation entre ces notions, la distinction entre celles-ci n’est ni fixe ni étanche. Elles sont relatives, la dissonance ne s’identifiant que par référence à une norme impliquée de consonance. Cette norme est d’ailleurs contingente : ce n’est pas seulement la tolérance envers les dissonances qui évolue d’une époque à l’autre, mais également la définition de ce qui en est une[43]. C’est ainsi que les théories les plus sophistiquées d’harmonie en soulignent moins le caractère « naturel » ou « inné » que sa familiarité dans un contexte particulier. Bref, l’harmonie comprend un mélange de culture et d’esthétique[44].

Il existe certaines ressemblances évidentes entre l’harmonisation juridique et l’harmonie musicale. Dans les deux cas, l’image qui s’impose à l’esprit est celle d’une accumulation de différents éléments devant être aménagés, soit des règles et des concepts juridiques, soit des sons. C’est ainsi que la définition de l’harmonie comme l’assujettissement des sons à un corpus de règles indique, de prime abord, l’existence d’un lexique commun aux juristes et aux musicologues. Toutefois, la littérature canadienne suggère que les juristes conçoivent l’harmonie de manière instrumentale, en s’intéressant prioritairement à la fin — la réduction des désaccords — aux dépens d’une réflexion sur les moyens — l’idée d’un corpus de règles[45]. Dans le contexte de l’harmonisation, les juristes n’ont guère démontré d’intérêt quant au caractère des règles composant ce corpus. Cette négligence des moyens est typique chez eux[46]. Elle est possiblement l’empreinte de l’instinct positiviste selon lequel toutes les espèces normatives revêtent le même caractère de règles posées[47]. Quoi qu’il en soit, une étude approfondie du caractère des règles régissant les pratiques de l’harmonie musicale et de l’harmonisation juridique démontre que celui-ci varie substantiellement d’un domaine à l’autre.

Plusieurs aspects de l’harmonie — l’origine et la forme des règles, leur poids normatif et la façon de les modifier ainsi que la présence de pluralisme — suggère qu’elle emprunte une approche par le bas. En conséquence, le fait pour les juristes de s’inspirer de l’harmonie musicale pour leurs travaux sur des règles légiférées ne peut que découler d’une conception inappropriée du caractère des règles musicales.

En premier lieu, l’approche par le bas qui caractérise l’harmonie concerne l’origine et la forme de ses règles. Le corpus normatif de l’harmonie ne se compose pas de règles légiférées. Les règles musicales ont plutôt été graduellement déduites de la musique telle que de multiples compositeurs l’ont écrite, et ce, d’une manière décentralisée, voire aléatoire. L’absence d’une quelconque autorité centrale musicale prévient l’édiction des règles musicales de quelque manière que ce soit. Le fait que certains compositeurs comme Bach ont eu une influence prééminente sur le corpus de règles contemporaines ne change pas le caractère essentiellement déductible et implicite des règles en question. Par cet aspect, les règles de l’harmonie se rapprochent moins des règles posées que des règles coutumières : une coutume « is not declared or enacted, but grows or develops through time […] There is no authoritative verbal declaration of the terms of the custom ; it expresses itself not in a succession of words, but in a course of conduct[48]. » Le dicton de Bartole, selon lequel la coutume est tout à la fois un produit de la tradition et de création[49], saisit bien le caractère des règles musicales. Certains commentateurs osent même nier l’opération de règles, ou au moins nuancent leur description en se référant conjointement aux règles et aux habitudes inhérentes[50].

En deuxième lieu, les règles de l’harmonisation juridique se démarquent de celles de l’harmonie musicale de par leur poids normatif. En musique, les règles ne jouissent d’aucune force contraignante et aucune instance n’assure leur mise en oeuvre. Au contraire, la méthode par laquelle elles sont modifiées est la désobéissance soutenue. Que l’harmonie soit définie comme « la conception d’ensemble qui, à une époque ou dans un style donnés, conditionne la manière de s’exprimer en musique[51] » affaiblit davantage la connotation de règle. De plus, la correspondance entre les règles de l’harmonie observées et énoncées par des experts, d’une part, et la pratique des maîtres, d’autre part, s’avère parfois ténue. Les exemples où un grand maître comme Bach « clearly did not subscribe to the [applicable] textbook rule[52] » ne manquent pas : pensons aux règles prohibant l’entrecroisement des voix ou restreignant à une octave l’écart entre les trois voix supérieures. Malgré les efforts de rationalisation des théoriciens pour déduire les règles de l’harmonie des oeuvres des maîtres tels que Bach, les chefs-d’oeuvre reflètent parfois davantage un rejet ponctuel de ces prétendues règles par le compositeur pour des raisons esthétiques que leur mise en oeuvre mécanique et fidèle.

L’influence de l’origine des règles musicales sur la méthode par laquelle elles sont modifiées n’est guère surprenante. Le corps de règles musicales évolue au fil du temps, et cela, non sans controverse. D’une époque à l’autre, de celle de Bach à celle de Beethoven, à celle du dernier Mahler à plus récemment, les règles en vigueur ont varié substantiellement[53]. Cette évolution s’est effectuée par les intégrations successives des créations pionnières qui contrevenaient aux règles d’harmonie alors reconnues[54]. Certes, il existe des assises scientifiques constantes dérivées de la physique. Par exemple, l’intervalle de l’octave se trouve toujours à la moitié de la corde. Or, même la syntonisation, fondement de toute interprétation musicale, a évolué d’une époque à une autre[55], et la manière de changer les règles d’harmonie reste la désobéissance soutenue[56].

En troisième et dernier lieu, l’harmonie musicale reflète la notion de pluralisme de deux manières, soit la complexité sonore et l’analyse harmonique. Nous avons décrit l’harmonie comme la combinaison de multiples sons. À cette dimension s’ajoute la multiplicité sonore intrinsèque à chaque note : même une seule note, soit chantée, soit jouée, n’est jamais totalement univoque. Comme l’écrit Serge Donval, « [u]n son musical contient plusieurs composantes, des sons secondaires émis simultanément, d’intensités plus faibles, et de fréquences multiples du son principal[57] ». Ces sons secondaires s’appellent « harmoniques ». L’harmonie musicale consiste donc également à combiner les différentes fréquences et résonances en lesquelles se décomposent les multiples sons que le compositeur tente de réconcilier. Les praticiens de l’harmonie doivent conséquemment tenir compte de la présence de ces harmoniques que les lois de la physique rendent inhérentes et inévitables. Une harmonie agréable nous plaît précisément dans la mesure où elle réussit la combinaison des sons primaires et des harmoniques.

Le pluralisme de l’harmonie musicale se trouve également reflété dans le savoir complexe que nécessite son analyse. D’après un musicologue, l’analyse d’une partition dans son aspect harmonique « est délicate », car elle exige « une profonde connaissance de toutes les disciplines musicales ». Une harmonie complexe, poursuit-il, peut d’ailleurs donner lieu à plusieurs interprétations : « c’est alors que l’intelligence du contexte […] peut permettre de faire un choix juste[58] ». Puisque des mêmes règles découlent plusieurs manières d’harmoniser une mélodie donnée, l’harmonie qui en résulte n’est jamais parfaitement prévisible. Même lorsque l’harmonie est déjà composée, différentes manières de l’analyser, c’est-à-dire de rationaliser les relations entre ses accords et ses désaccords, sont possibles.

La riche complexité de l’harmonie musicale — ce n’est pas un hasard si les définitions citées plus haut la décrivent tantôt comme une science, tantôt comme un art — échappe aux juristes qui attachent l’étiquette d’« harmonisation » à une initiative prenant la forme de modifications textuelles, formulées par l’autorité centrale. Ayant mis en évidence les aspects par lesquels l’harmonie musicale peut être qualifiée d’approche par le bas, nous sommes maintenant en mesure d’entreprendre une étude plus approfondie de la disparité entre celle-ci et l’initiative juridique.

1.2.2 Un contraste frappant

Dans les paragraphes suivants, il sera question de différents éléments irréconciliables entre l’harmonisation juridique et l’harmonie musicale, à savoir la difficulté à mettre en parallèle leurs composantes respectives, le rôle de la différence dans ces deux entreprises, les différences dans leur mise en oeuvre, soit dispersée, soit centralisée et, enfin, l’envergure distincte de l’harmonisation juridique et de son éponyme musical.

Les composantes juridiques n’interagissent pas de la même façon que celles de l’harmonie musicale. Il est vrai que, dans les exercices scolaires donnés aux élèves en musique, l’harmonisation consiste en l’ajout d’une harmonie à une mélodie existante, imprimée et inchangeable. Dans ce contexte, l’harmonisation consiste effectivement en l’ajout de plusieurs lignes musicales à un texte préexistant. D’une manière similaire, la conception unilatérale selon laquelle les changements apportés au droit civil québécois obligent l’adaptation des lois fédérales suggère, de prime abord, une partie harmonique accompagnante fédérale s’ajoutant à une mélodie provinciale et s’y adaptant dans un rapport étroit. En effet, dans l’harmonisation voulue par le fédéral, le droit civil renouvelé du Code civil se trouve au sommet de la hiérarchie dans une approche par le haut et précède le droit fédéral normativement et chronologiquement. Cependant, la systématicité des références au droit commun d’une province particulière pour « compléter » la loi fédérale suggère le contraire. De ce point de vue, ce sont les deux lignes d’une disposition fédérale — puisqu’il faut compter les deux versions linguistiques[59] — qui forment la mélodie et ces dernières sont soutenues et complétées par l’amalgame profond et sonore des concepts du droit commun.

Il reste cependant que l’exercice scolaire ressemble fort peu à la pratique experte de la composition musicale. En contraste avec le premier, l’harmonie implique une relation entre les parties, voire une adaptation réciproque. C’est ainsi que la détermination des sources législatives devant être respectivement qualifiées de « mélodie » et d’« harmonie » est inutile puisque les deux qualifications reposent également sur un présumé devoir unilatéral de la part du Parlement du Canada d’harmoniser son droit avec un corpus fixe de droit civil provincial, devoir incompatible avec les compréhensions sophistiquées de l’harmonie musicale. Selon Jean-Philippe Rameau, auteur de l’ouvrage fondateur d’où découle la théorie moderne de l’harmonie, « [l]a mélodie provient de l’harmonie et non pas l’inverse[60] ». Dans la musique de Bach, par exemple, la mélodie et l’harmonie s’avèrent « frequently inseparable and interdependent ». C’est le cas non seulement parce que la mélodie implique l’harmonie constamment, mais aussi parce que le chemin que dessine l’harmonie détermine la texture du contrepoint[61].

Le processus d’amalgamation propre à l’harmonie modifie l’ensemble des parties et non seulement l’une d’entre elles. Certes, la volonté de s’intéresser à la relation qui se tisse entre le droit fédéral et le droit civil québécois pourrait être un objectif louable. Cependant, l’« harmonisation » implique ainsi une relation d’une complexité plus profonde que ne le reconnaissent les théoriciens du ministère de la Justice et certains auteurs. En musique, un créateur ne saurait renouveler une partie — en l’occurrence le droit civil québécois — et escompter que les adaptations nécessaires ne se fassent que dans l’autre partie — le droit fédéral.

Nous avons décrit l’harmonie comme la gestion de la différence et l’aménagement d’une relation entre des éléments différents. Dans la musique, la dissonance est une source de mouvement et d’énergie. L’approche juridique de la différence dans l’harmonisation contraste nettement avec cette idée fondamentale en ne représentant pas de manière appropriée son rôle intrinsèque dans toute harmonie. Les juristes négligent de tenir compte de l’existence d’instances de dissonance intentionnellement créées : la dissonance « non fonctionnelle et non accidentelle, recherchée pour ses qualités intrinsèques » fait également partie de l’harmonie pure[62]. C’est en cohérence avec ce phénomène que Martin Boodman affirme que l’harmonisation juridique « requires diversity and eschews uniformity » parce que l’harmonie musicale « presupposes and preserves the diversity of the objects harmonized »[63].

Au premier abord, l’approche suivie par le projet canadien d’harmonisation par rapport à la différence semble analogue à celle qui a été adoptée en musique. Cette ressemblance apparente se dégage tant de la modification des règles primaires que de l’adoption de règles secondaires qui réglementent l’interprétation bijuridique. En effet, l’harmonisation voulue par le fédéral ne vise pas l’élimination de la diversité juridique au pays. Au contraire, l’interaction des règles d’origines diverses est reconnue comme un « phénomène indissociable du droit canadien[64] ». L’asymétrie, notamment dans l’application variable des lois fédérales d’une province à une autre, est la règle supposément prévue par la Constitution[65]. Puisque l’initiative harmonisatrice découle du renouvellement du droit civil québécois, l’objectif ne serait pas de supprimer les différences, mais simplement de les mettre à jour. Il n’est pas question d’éliminer la tradition la moins avantageuse comme dans le discours du commerce international où est privilégiée la tradition juridique la plus rentable pour les investisseurs étrangers[66]. Axée sur la diversité plutôt que sur l’uniformité, la conception canadienne de l’harmonisation semble récuser l’idée, répandue en droit comparé, que « difference is a curse[67] ». Il s’agit toutefois d’un constat trompeur qu’une analyse plus approfondie permet d’écarter.

Si le modèle du bijuridisme canadien avalise la coexistence des deux traditions juridiques, il est plus difficile d’y reconnaître l’élément crucial relativement à l’harmonie musicale : la synthèse. Les composantes de l’harmonie musicale, tout en gardant leur individualité, « form a new and more complex musical sound[68] ». Un équivalent juridique, dans le contexte canadien, serait une pratique de la rédaction juridique où se fondraient les éléments des différentes traditions juridiques[69].

Au contraire, les techniques harmonisatrices privilégiées ambitionnent de cloisonner chaque tradition juridique sur le territoire qui lui est propre. Les nouvelles règles ajoutées à la Loi d’interprétation présument — voire renforcent — la conception du droit civil et du common law comme occupant des compartiments étanches[70]. La complémentarité de chacune des traditions juridiques de droit civil et de common law selon le lieu d’application consacrée par l’article 8.1[71] semble écarter toute possibilité de dialogue entre elles, particulièrement par la référence aux réserves conceptuelles respectives de droit civil ou de common law. Cette disposition, telle qu’elle est habituellement comprise, prive les traditions juridiques du droit fédéral comme lieu de rencontre. Cet instrument de l’harmonisation juridique tend à la mise en oeuvre des lois fédérales en deux versions parallèles mais séparées : d’un côté, celle qui est complétée par le droit civil ; et de l’autre, celle qui est complétée par le common law. De façon similaire, l’article 8.2[72] semble prescrire au lecteur d’un texte employant à la fois des termes de droit civil et de common law de ne lire que la version correspondant à la province d’application. En principe, le lecteur ne peut se permettre de subir l’influence des mots de l’autre tradition. La politique fédérale du bijuridisme véhiculerait, par conséquent, une épistémologie de la séparation plutôt qu’une épistémologie de la rencontre[73]. Cette conception de l’harmonisation est en quelque sorte celle d’un accommodement confinant la singularité québécoise au territoire de cette province et dont le prix serait supposément l’absence de toute trace de celle-ci dans le reste de la fédération[74]. Ne serait-il pas possible d’entendre un enchaînement d’unissons — deux régimes de consonance — au lieu de l’harmonie supposément espérée ?

L’harmonisation juridique se démarque également de l’harmonie musicale par les sites et les moments respectifs d’exécution de celles-ci. Nous avons remarqué plus haut le caractère centralisé de l’harmonisation voulue par le fédéral : le législateur prend l’initiative de l’harmonisation et l’interprète en suit docilement les gestes. Conformément au modèle typique du droit occidental, la réplication d’un droit est censée se réaliser à travers le texte écrit et non à travers le genre, le contexte ou l’interprétation[75]. Les juristes se concentrent sur l’harmonisation écrite sans se préoccuper des lieux institutionnels d’interprétation. Ils concentrent leurs efforts et leur énergie sur le pouvoir législatif aux dépens des autres lieux de création normative comme le pouvoir judiciaire et les organes administratifs, reproduisant la tendance condamnable mais habituelle de la doctrine sur le fédéralisme[76].

Au contraire, l’achèvement de la composition musicale par son auteur ne met pas fin au processus créateur. L’harmonie musicale écrite n’est pas un objet immuable. La musique nous rappelle fructueusement d’ailleurs qu’une harmonisation écrite, supposément fixe, peut malgré tout refléter son contexte d’interprétation, notamment le lieu et l’exécution de l’interprète. Comme l’exprime justement Desmond Manderson, « [t]ext, performance, and interpretation are inextricably linked[77] ». L’interprétation subit particulièrement l’influence du choix des instruments qui modifie fortement les effets harmoniques d’une partition donnée. L’harmonie émise changera selon que l’interprète s’assied à un piano, à un orgue ou à un clavecin[78]. La transposition juridique de ce constat serait la reconnaissance de la variabilité de l’interprétation selon qu’un tribunal administratif, un arbitre ou un juge provincial interprète le même texte, qu’il soit harmonisé explicitement ou non. La signification des mêmes notes écrites change d’ailleurs d’une époque à l’autre[79]. Cependant, la possibilité d’une interprétation contextuelle ne figure pas explicitement dans la plupart des comptes rendus officiels sur l’harmonisation juridique[80].

Le dernier élément de contraste entre les deux harmonisations concerne l’envergure restreinte, voire confinée, de l’harmonisation juridique voulue par le fédéral comparativement à celle de l’harmonie musicale. Le projet fédéral ne révèle-t-il pas un certain manque de vision dans la mesure où il ne s’inspire pas davantage des traits musicaux comme le dynamisme et la signification contextuelle ?

En musique, l’analyse harmonique s’intéresse à plusieurs relations sonores. Il est d’abord nécessaire de reconnaître les accords dans une perspective verticale, soit les notes jouées simultanément. Cependant, l’auditeur apprécie l’impact de chacun des accords dans une perspective horizontale, en fonction de leur position par rapport à ceux qui l’auront précédé et à ceux qui le suivront. La sévérité d’une dissonance quelconque s’évaluera relativement à celles qui l’entourent. C’est-à-dire que, peu importe la méticulosité avec laquelle le compositeur se penche sur chaque accord, l’harmonie qui en émerge ne sera pas reçue par l’auditeur et par l’analyste exclusivement à ce niveau détaillé mais aussi plus linéairement, globalement et dynamiquement. Bref, le résultat de l’harmonisation s’entend comme des phrases, des enchaînements sonores, plutôt que comme des accords isolés. Ces relations harmoniques sont également reconnaissables dans des compositions plus longues telle une symphonie ou une sonate entre les clés respectives des mouvements.

En contraste, l’envergure de l’harmonisation juridique canadienne paraît restreinte. L’initiative fédérale n’aspire à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil qu’au niveau le plus détaillé, mot à mot. Les méthodes sélectionnées s’évertuent à régler soit le terme de la législation fédérale relativement à ceux qui font supposément autorité dans le Code civil du Québec, soit le contenu invoqué par un tel mot[81]. Il semble qu’une telle approche risque de favoriser la poursuite du détail aux dépens de la profondeur et d’aboutir, comme le craignent certains observateurs, « à une simple entreprise de terminologie cosmétique[82] ». Il y a lieu de se demander si le projet ne profiterait pas d’un engagement plus global et plus dynamique inspiré de l’harmonie musicale. Plutôt que d’harmoniser mot à mot en modifiant les règles primaires, serait-il possible de procéder à partir d’une interrogation à savoir dans quelle mesure un tel régime va à l’encontre des concepts fondamentaux du droit provincial ? Quelles seraient les implications d’une conception de l’harmonisation où l’ensemble d’un régime mis en place par un palier de gouvernement — par exemple, une forme de sûreté en vertu de la Loi sur les banques[83] — serait harmonisé avec l’autre, plutôt que mot à mot ?

Toutefois, une harmonisation conceptuelle plutôt que littérale comporte également certains problèmes pratiques ainsi que l’a révélé une comparaison avec le caractère contextuel de la signification harmonique. À l’instar des accords musicaux — où chacune des notes se compose d’un son primaire et de ses harmoniques — qui prennent signification à partir des accords environnants, chaque terme tiré du droit privé (et du droit public) a de multiples acceptions plus ou moins présentes dans un contexte donné. Bien que dans chaque circonstance une acception soit dominante, l’écho d’autres significations et usages reste présent. Conscient de ce phénomène, Christian Atias écrit que « [l]es changements de sens que connaissent les mots » imprègnent le dialogue professionnel[84]. Il renchérit : à l’encontre de la théorie selon laquelle les termes juridiques ont « un sens fixé, un sens vrai à respecter pour en user correctement », il faut tenir compte « de divergences, de nuances fréquentes, probables, voire inévitables entre l’auteur et ses auditeurs »[85]. En droit comme dans le domaine de la traduction, il est peu probable qu’un mot ait exactement la même signification d’un contexte à l’autre[86]. C’est également ce que soutiennent deux auteurs qui soulignent l’interaction entre le droit et le contexte : « Law is in constant interaction with context ; there can be no self-sufficient legal language of self-referential concepts[87]. » En ce sens, le droit, considéré dans son ensemble, ressemble à la musique. C’est pourtant précisément dans cet aspect que l’initiative d’harmonisation juridique du fédéral se démarque du droit plus généralement.

Si les musiciens basent leurs règles et leurs pratiques d’harmonie, consciemment ou non, sur la multiplicité intrinsèque aux sons, il n’en va pas de même pour les harmonisateurs juridiques. À l’antithèse de la sensibilité contextuelle du droit, l’initiative d’harmonisation présume l’existence d’une signification unique et constante pour chaque terme dans le droit commun provincial. Elle présume aussi que celle-ci est transférable au domaine fédéral[88]. À notre avis, comme nous le rappellent les caractéristiques de l’harmonie musicale, le risque est de s’enliser dans un littéralisme et un nominalisme en traitant les mots et les concepts juridiques comme des fins et non comme des représentations fonctionnelles[89]. D’après nous, c’est une faiblesse de l’initiative d’harmonisation juridique que d’être basée sur une compréhension du droit qui fait abstraction de la polyvalence des termes juridiques.

Ainsi, en favorisant un savoir technique et abstrait plutôt qu’une intelligence contextuelle, par son approche au mot à mot, et en présumant l’existence d’une signification unique et reconnaissable des concepts du droit commun, l’harmonisation juridique voulue par le fédéral s’éloigne de son éponyme. Nous pourrions nous questionner sur la portée de ce constat. La valeur juridique ou morale d’un programme juridique ne dépend pas du tout en soi de sa relation avec l’harmonie musicale. S’agit-il, tout au plus, d’une frivolité, d’un choix de métaphore discutable ? Nous croyons le contraire. Les éléments de divergence entre l’harmonisation juridique et son éponyme musical ne sont pas dépourvues d’intérêt, et s’avèrent même cruciaux : ils s’insèrent dans des débats profondément significatifs vers lesquels nous nous tournons maintenant. Les différences saillantes entre l’harmonisation juridique voulue par le fédéral et l’harmonie musicale rappellent d’anciennes et profondes controverses de philosophie juridique quant au positivisme et au pluralisme et soulignent d’importantes considérations de droit constitutionnel canadien.

2 L’harmonisation juridique et la politique

Les aspects par lesquels l’approche par le haut de l’harmonisation juridique diffère de celle par le bas de l’harmonie musicale s’insèrent dans des débats politiques relatifs à la place du droit civil dans la fédération canadienne (2.1). Ce positionnement de l’harmonisation est néanmoins nuancé en ce que sa mise en oeuvre — distinguée de l’harmonisation voulue par le fédéral — se révèle un processus plus complexe et, de ce fait, plus proche de l’harmonie musicale (2.2).

2.1 L’harmonisation juridique devant les débats fédéraux

L’harmonie musicale et l’harmonisation juridique voulue par le fédéral sont respectivement liées à deux compréhensions opposées de la place qui revient au droit civil dans la fédération (2.1.1). Nous sommes d’avis que les choix méthodologiques qu’ont faits les architectes de l’harmonisation juridique en favorisent une en particulier, c’est-à-dire celle qui place le droit civil sous le contrôle exclusif du Québec (2.1.2).

2.1.1 La place controversée du droit civil

Il existe au moins deux compréhensions de la place revenant au droit civil dans le paysage juridique canadien. Contrairement aux tendances méthodologiques ou processuelles dont il était question dans la première partie de notre texte, ces compréhensions sont essentiellement politiques et substantielles. Leur rivalité est d’autant plus grande du fait qu’aucun instrument de statut constitutionnel ne tranche explicitement et définitivement le concours entre elles.

Selon la première, le Québec détiendrait un contrôle exclusif sur le droit civil. C’est à la législature québécoise qu’il incomberait de gérer le droit civil et d’en renouveler le vocabulaire conceptuel de temps à autre. Selon cette vision, le Parlement du Canada n’aurait aucun rôle créateur en matière de droit civil. Il serait assujetti à une obligation — morale ou politique, sinon légale ou constitutionnelle[90] — d’harmoniser le droit fédéral avec le droit civil provincial. C’est ainsi que, selon la théorie prédominante de l’harmonisation, la recodification du droit commun québécois aurait astreint le Parlement du Canada à actualiser ses lois afin d’en tenir compte. Plus précisément, le Parlement se devrait d’insérer passivement le nouveau vocabulaire conceptuel du droit civil dans le droit fédéral quant à son application au Québec. Une formulation de l’objectif d’harmonisation par une juriste au ministère de la Justice s’avère révélatrice. Selon elle, l’harmonisation ambitionne d’assurer que les notions du droit civil québécois « soient adéquatement reflétées[91] » dans des lois fédérales. Ce choix terminologique du concept de réflectivité passive de la part du Parlement récuse éloquemment la potentialité d’une quelconque créativité de la part de celui-ci. La présomption d’illégitimité de toute action relative au droit civil par le Parlement imprègne l’idée selon laquelle l’exercice du gouvernement fédéral de son pouvoir exclusif dans ses sphères de compétences constitutionnelles pourrait empiéter sur la propriété et les droits civils[92]. La même vision émerge de l’hypothèse qui voit la complémentarité des droits communs à l’égard du droit fédéral non seulement comme un phénomène parmi d’autres mais — dans un registre plus normatif — comme une présomption[93]. Comme nous en avons discuté précédemment, cette idée jouit dorénavant d’une partielle reconnaissance — dont le poids varie selon le lecteur — par la modification à la Loi d’interprétation. L’exclusivité du lien entre les provinces et le droit privé s’aligne sur des suggestions, d’ailleurs fort controversées, à l’effet de l’inexistence d’un droit commun fédéral et, a fortiori, d’un droit civil fédéral[94].

Pour les partisans de cette compréhension, l’appartenance exclusive du droit commun aux provinces entraîne une absence de contact entre le droit civil et le common law. C’est en toute cohérence avec cette compréhension que les modifications à la Loi d’interprétation véhiculent « la logique de l’épistémologie de la séparation[95] ».

Il existe une autre vision de la place du droit civil et, plus largement, du droit commun dans la fédération. Celle-ci favorise le partage de responsabilités par rapport au droit civil entre les paliers fédéral et provincial.

Cette compréhension reconnaît la légitimité du pouvoir exclusif du Parlement du Canada dans certaines matières de droit privé lui ayant été attribuées par la Constitution, dont les lettres de change et les billets promissoires, la banqueroute et la faillite, les brevets d’invention et de découverte, les droits d’auteur ainsi que le mariage et le divorce[96]. Ces matières étant exclues de la compétence provinciale sur « [l]a propriété et les droits civils dans la province[97] », il s’ensuit que la responsabilité sur le droit civil dans son ensemble appartient aux deux paliers[98]. Il est vrai que le fait de conférer au fédéral ces matières de compétence de droit privé déroge au principe général voulant que le droit privé soit de compétence provinciale[99]. Toutefois, il ne s’ensuit ni que ces catégories méritent d’être interprétées restrictivement, ni qu’il soit requis du fédéral de se soumettre au vocabulaire conceptuel élaboré par les législatures provinciales, du moins dans ces domaines[100]. Ainsi, il serait constitutionnellement légitime pour le Parlement d’outrepasser les mesures nécessaires à la simple « réflexion » du droit civil québécois, pour reprendre les termes d’une juriste fédérale cités précédemment. En effet, il incomberait au Parlement, qui jouit d’une compétence exclusive dans ces matières de droit privé, d’en élaborer les concepts, les règles et les relations juridiques[101]. Et cette élaboration pourrait mettre les ressources du droit civil en contact avec celles du common law. Cette compréhension est plus ouverte que la première, qui constitue l’orthodoxie doctrinale, quant à la possible existence d’un droit commun fédéral[102].

Par conséquent, cette dernière compréhension privilégierait une vision de l’harmonisation où il existerait un devoir d’adaptation réciproque de la part des deux gouvernements. Selon ses tenants, l’harmonisation pourrait amorcer un processus bivalent et réciproque impliquant à la fois le Parlement et les législatures provinciales[103]. Dans cette perspective, le législateur québécois aurait peut-être même l’obligation de s’assurer que son droit, en-deçà de ses domaines de compétence exclusive, tient compte des innovations du gouvernement fédéral à l’intérieur des siens. Cette obligation apparente pourrait se conjuguer avec la perspective selon laquelle les « terrains de mixité » du droit civil québécois constituent une source de sa singularité[104]. Par exemple, les innovations fédérales en matière de faillite pourraient stimuler des adaptations dans le droit commun québécois[105]. Le droit des biens provincial pourrait être réformé en vue d’être réconcilié avec la propriété intellectuelle telle qu’elle est réglementée par le gouvernement fédéral. En outre, les innovations en droit de la famille effectuées par la loi fédérale sur le divorce — pensons à la reconnaissance, aux fins d’une obligation alimentaire, de la parentalité de fait entre un beau-père et l’enfant de son épouse[106] — sauraient au moins nécessiter une réflexion sur l’opportunité d’en tenir compte dans le second livre du Code civil[107]. Dans la plupart des provinces de common law, il y a déjà une cohérence entre le statut ponctuel d’un parent de fait en vertu du droit commun et du régime fédéral, mais, bien entendu, le même devoir de s’adapter réciproquement s’imposerait, selon l’hypothèse, aussi bien aux provinces de common law qu’au Québec.

Des liens de parenté peuvent se tisser entre cette seconde compréhension et un courant doctrinal, lui-même minoritaire, qui préconise une plus grande interaction entre les traditions de droit privé dans le domaine fédéral. Jean-François Gaudreault-DesBiens a plaidé pour une conception du bijuridisme exigeant, du moins dans l’ordre fédéral, « un dialogue plus approfondi entre les traditions juridiques », une interprétation qui concevrait le droit fédéral « comme un ordre juridique mixte, voire métissé »[108]. De même, France Allard a parlé d’un bijuridisme conçu « dans une perspective dialogique qui tienne compte des différentes versions linguistiques et systémiques du texte pour en saisir le sens[109] ». D’après elle, les articles 8.1 et 8.2[110] comportent « une épistémologie de la mixité qui tient compte de la multiplicité des sources du droit fédéral[111] ». Il a été suggéré, du moins implicitement, que l’ancien droit civil, par l’entremise d’une lecture bijuridique du régime fiscal fédéral, peut aider le common law à sortir des difficultés dans lesquelles s’enlise le droit des organismes de bienfaisance[112]. Dans un registre de description phénoménologique, Nicholas Kasirer a suggéré que, dans un lieu bilingue ou bijuridique, l’interprétation peut subir l’influence, volontairement ou non, de l’Autre. Par exemple, en recherchant la règle applicable au Québec, le lecteur québécois lira « avec le bonheur d’entendre l’écho de l’outre-tradition[113] ». Ces appels pour une vision plus métissée du droit privé sont renforcés par des doutes relatifs à la pureté des constructions culturelles en cause, soit des langues[114] ou des traditions juridiques[115]. Ils sont étayés par le danger que la volonté trop vigoureuse de renforcer ces frontières aboutisse à une exagération des différences[116].

La première vision, selon laquelle le droit civil appartient exclusivement au Québec, se trouve enchâssée dans l’initiative d’harmonisation juridique telle que le gouvernement fédéral l’a conçue. Il est donc ironique que ce soit la seconde vision qui s’apparente le plus à l’harmonie musicale. La réciprocité et l’adaptation mutuelle associées à la seconde compréhension, ainsi que la création de quelque chose de neuf provenant de la rencontre et de la combinaison des éléments différents, nous semblent plus caractéristiques de l’harmonie musicale que la maîtrise solitaire et la séparation prônées par la première.

À notre avis, la compréhension d’une compétence partagée quant au droit civil (et quant au common law) repose sur une assise juridique crédible et semble mieux s’accorder avec la distribution constitutionnelle des pouvoirs entre les deux paliers de gouvernement. Cette distribution est significative, la Constitution ayant divisé la compétence législative sur le droit privé. Par conséquent, « [m]ême sur son territoire, le gouvernement du Québec n’a la haute main sur le droit civil que dans ses domaines de compétence. Il ne régit pas de manière autonome le droit civil tout entier[117]. » Cette conclusion n’est que la conséquence du caractère fédéral du pays et en particulier de l’existence préconfédérale du droit civil du Bas-Canada. L’établissement du système fédéral a conféré aux deux nouveaux paliers gouvernementaux la responsabilité d’entretenir le droit civil québécois préexistant[118]. Autrement dit, l’article 92 (13) — malgré la lecture généreuse qui lui a été accordée par le Conseil privé[119] — ne signifie pas que tout le droit commun continué par l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867[120] appartient désormais aux provinces de manière exclusive. Il ne signifie pas non plus que les sujets sur lesquels la compétence exclusive a été donnée au fédéral ont perdu en 1867 leur statut antérieur de droit commun[121].

2.1.2 L’ingérence des choix méthodologiques dans des débats politiques

La prochaine étape de notre interrogation consiste à situer l’initiative d’harmonisation entreprise par le gouvernement fédéral sur le terrain argumentatif constitué par ces deux compréhensions de la place du droit civil dans la fédération.

Jusqu’à présent, nous avons mis en évidence deux éléments de contraste. Le premier, dit méthodologique, oppose l’approche par le haut de l’harmonisation juridique telle qu’elle a été conçue par ses architectes au processus par le bas de l’harmonie musicale. Le second, dit substantiel, oppose une compréhension où le droit civil appartient exclusivement au Québec à une compréhension où cette responsabilité est partagée entre le Parlement du Canada et le Québec. Les tendances ainsi opposées représentent les extrêmes des spectres sur lesquels elles se situent. Nous rappelons donc l’existence de positions intermédiaires sur ces axes. Il existe d’ailleurs une relation importante entre ces deux spectres. Celle-ci peut être démontrée par la considération de la validité de l’hypothèse inverse, que nous appellerons l’« hypothèse de l’indépendance ». Selon celle-ci, les axes des choix processuels et des choix substantiels et politiques seraient indépendants, s’entrecroisant de manière à produire un tableau qui comprend quatre cellules[122].

Tableau 1

 

Maîtrise exclusive du droit civil par le Québec

Responsabilité partagée fédérale-provinciale

approche par le haut

[1] approche par le haut, maîtrise exclusive du Québec

[3] approche par le haut, responsabilité partagée fédérale-provinciale

approche par le bas

[2] approche par le bas, maîtrise exclusive du Québec

[4] approche par le bas, responsabilité partagée fédérale-provinciale

-> See the list of tables

Dans le tableau 1, l’harmonisation juridique voulue par le fédéral s’inscrit dans la première cellule puisqu’elle privilégie une approche par le haut et suppose une maîtrise exclusive du Québec sur le droit civil. Par ailleurs, l’hypothèse de l’indépendance nous amène à la possibilité que les techniques harmonisatrices adoptées en l’occurrence, soit la modification par le haut de règles primaires et secondaires, puissent également véhiculer la compréhension du droit civil comme relevant d’une responsabilité partagée. Une telle combinaison s’inscrirait dans la troisième cellule. Autrement dit, d’après l’hypothèse de l’indépendance, les choix méthodologiques faits par le gouvernement fédéral seraient cohérents avec n’importe laquelle des compréhensions politiques relativement à la place du droit civil. Quant à un processus d’harmonisation plus par le bas, l’hypothèse d’indépendance soutiendrait que celui-ci peut concrétiser soit la compréhension d’une maîtrise québécoise exclusive du droit civil, occupant alors la seconde cellule, soit la compréhension d’un droit civil partagée, occupant la quatrième cellule.

Toutefois, nous croyons que l’hypothèse de l’indépendance du processus et de la substance en matière d’harmonisation est insoutenable. Les techniques par le haut employées par le gouvernement fédéral — la modification de lois fédérales, l’ajout de règles interprétatives privilégiant le droit commun provincial — s’alignent en réalité étroitement sur l’idée d’une maîtrise exclusive du Québec sur le droit civil. Les techniques de modification des lois fédérales adoptées après la recodification du droit commun québécois n’exigent aucune réponse du législateur québécois. Tout se passe comme si la voie reliant le législateur québécois au Parlement du Canada, à travers le Code civil, était à sens unique. La supposition, à des fins techniques et processuelles d’harmonisation, que le droit commun québécois influe sur le droit fédéral de manière unilatérale, excluant une quelconque réciprocité, établit le lien analytique, et non conditionnel ni coïncidant, entre l’approche par le haut et la vision d’un droit civil exclusivement québécois.

D’ailleurs, l’idée même d’un engagement commun des deux législateurs dans le droit civil contredit les attributs d’une approche par le haut. Il est impossible de concilier cette approche — axée sur les normes écrites, centralisée et présumant un savoir technique et bureaucratique — avec une compréhension du droit civil comme entreprise commune. Les caractéristiques de cette compréhension — une épistémologie de rencontre, l’adaptation réciproque, un métissage normatif — impliquent à la fois une inclination politique et le rejet de tout processus par le haut. Si la métaphore gouvernante d’une conception substantielle est celle d’un dialogue, il est difficile de réconcilier cette conception avec une approche qui prône la certitude, l’instrumentalité directe et les édits imposés par le législateur. Par ailleurs, la conception substantielle et politique d’une responsabilité partagée sur le droit civil semble nécessiter l’adaptation réciproque et soutenue propre à une approche par le bas. D’une manière parallèle, il est difficile d’occuper la seconde cellule. L’exclusivité intrinsèque à cette conception substantielle se réalise mal à travers l’imprévisibilité d’une approche par le bas.

En conséquence, il ne peut exister qu’un axe alliant les deux ordres de comparaison et présentant deux tendances qui amalgament des éléments processuels et substantiels. D’un côté se trouve un processus d’harmonisation par le haut qui sert une compréhension politique où le droit civil appartient exclusivement au Québec ; de l’autre, un processus par le bas soutenant une compréhension politique où la responsabilité sur le droit civil est partagée et réciproque entre les deux paliers gouvernementaux.

Quelle peut être l’importance de ce constat ? Nous le croyons déterminant puisque cela démontre que les décisions méthodologiques présentées comme des questions qui méritent peu de débat politique en raison de leur caractère essentiellement technique constituaient, en réalité, des choix politiques importants. Autrement dit, ces choix n’étaient pas « normativement neutres[123] ». Il en va de même dans l’Union européenne, où des préférences dites méthodologiques en faveur de l’harmonisation légiférée, voire codifiée — par rapport à une harmonisation dite rampante (creeping) — véhiculent sans doute certaines positions politiques[124].

Sous couvert d’une matière entièrement technique qu’il était souhaitable de déléguer aux fonctionnaires du ministère de la Justice, les choix méthodologiques liés à l’initiative d’harmonisation juridique fédérale risquent d’avoir de lourdes conséquences constitutionnelles. D’ailleurs, n’ayant pas fait l’objet de sérieux débats politiques, les choix méthodologiques mettant en oeuvre l’harmonisation juridique, en cas de succès de leur implémentation, ancreraient dans le domaine fédéral la vision substantielle selon laquelle le droit civil relève du contrôle exclusif du gouvernement québécois. Ils relègueraient aux oubliettes la seconde compréhension — à notre avis attirante et bien fondée — de partage du droit civil et de la rencontre des traditions juridiques. Il est donc primordial d’examiner l’efficacité avec laquelle l’instauration de ces choix méthodologiques d’approche par le haut a véritablement produit les résultats escomptés.

2.2 La pratique de l’harmonisation et le phénomène juridique

Une étude de la mise en oeuvre de l’harmonisation juridique révèle qu’elle se produit plus souvent par le bas que le veut la théorie fédérale (2.2.1). Alors que cette dernière est liée au positivisme juridique, la mise en oeuvre de l’harmonisation s’associe davantage au pluralisme juridique, une philosophie qui se révèle mieux adaptée à une fédération telle que le Canada (2.2.2).

2.2.1 L’incertitude et la complexité de l’harmonisation juridique

Plusieurs juristes au Canada et ailleurs qui ont mis en avant la métaphore de l’harmonisation comprennent celle-ci comme impliquant une clarté, une fixité et une stabilité. Nous avons démontré que l’aspiration juridique présume d’une simplicité qui n’est pas présente dans l’harmonie musicale, ce qui a pour conséquence l’émergence d’un fossé entre cette aspiration et son éponyme. Dans les paragraphes suivants, en nous inspirant de la distinction entre le bijuridisme « idéalisé » et « réel »[125], nous distinguerons la pratique de l’harmonisation juridique de l’aspiration fédérale. Dans quelle mesure pourrions-nous dire que l’harmonisation voulue s’est réalisée ?

Malgré les efforts législatifs du Parlement du Canada afin d’harmoniser ses lois avec le droit commun renouvelé du Québec, les modifications n’ont pas conduit à un état de certitude. La mise en oeuvre des directives harmonisatrices se révèle plus incertaine et réfractaire que ses architectes ne l’auraient voulu. L’édiction de règles juridiques semble ne pas avoir produit l’incorporation consistante et prévisible des concepts du droit civil lorsque le droit fédéral s’applique au Québec. Les causes du succès mitigé des techniques d’harmonisation dont il sera question ici sont d’ordre juridique[126]. Ces techniques ont soulevé de vifs débats quant à leur portée et à leurs effets. D’un survol des problématiques ainsi soulevées, nous conclurons que la mise en oeuvre de l’harmonisation exige des opérations plus complexes que la simple application de règles sans controverse. Par conséquent, la pratique de l’harmonisation, y compris le caractère contingent et évolutif de ses règles, se rapproche davantage de la complexité de l’harmonie musicale que ne le fait l’aspiration harmonisatrice[127].

Nonobstant la prolifération de publications, la manière « correcte » d’appliquer une loi fédérale modifiée par l’ajout de doublets demeure problématique. Au plus simple, la modification d’une loi à des fins d’harmonisation ne garantit pas que l’interprète en tiendra compte[128]. De manière plus compliquée, le chemin à emprunter en interprétant les lois brodées de doublets reste controversé. Dans l’affaire Schreiber[129], la Cour suprême du Canada s’est penchée sur une loi ayant été « harmonisée » par l’ajout de termes de droit civil dans la version anglaise, soit la Loi sur l’immunité des États[130]. Telle qu’elle avait été modifiée, cette loi établissait une immunité relativement à « any death or personal or bodily injury[131] ». L’appelant soutenait qu’il aurait été nécessaire, selon les règles habituelles d’interprétation, de distinguer la personal injury de la bodily injury dans un seul lieu d’application de la loi. Par contre, d’après le juge LeBel, l’ajout du terme de droit civil à la version anglaise ne servait qu’à communiquer l’intention législative aux civilistes anglophones[132]. Selon sa lecture, personal injury était l’expression pertinente dans une province de common law, et bodily injury l’était au Québec. Il a comparé le terme tiré du common law avec celui qui provenait du droit civil pour leur donner un contenu uniforme.

Si certains auteurs se sont référés au jugement du juge LeBel sans objection[133], son approche n’a pas satisfait tout le monde. En outre, certaines critiques qui s’accordent à dire que le juge LeBel a commis une erreur divergent quant à la manière dont il aurait dû procéder. Selon Aline Grenon, qui présume que le droit privé des provinces complète les lois fédérales, les termes dont il est question se rattachent aux traditions de common law et de droit civil et il n’est pas certain qu’ils aient la même signification. De son point de vue, la portée de la règle de cette loi fédérale pourrait varier selon le lieu où se produit l’incident[134]. Ruth Sullivan, pour sa part, est d’accord avec la conclusion du juge LeBel, mais elle critique son raisonnement. D’après elle, au lieu de donner une signification commune aux termes reconnus comme émanant des traditions juridiques respectives des provinces, selon l’approche de l’interprétation des textes bilingues, l’interprète doit considérer sérieusement la possibilité que les termes employés représentent une intention législative non d’adopter le lexique des droits communs provinciaux, mais de promulguer une norme « unijurale » inspirée du droit international[135]. Pour Sullivan, la complémentarité des droits communs provinciaux et du droit fédéral reconnue par l’article 8.1 de la Loi d’interprétation[136] doit se conjuguer avec la prérogative fédérale d’ériger un régime uniforme dans tout le pays, sans recours au droit privé provincial. Étant donné le conflit entre les auteurs quant à la démarche que devraient suivre les juges, la modification harmonisatrice des lois fédérales par l’ajout de doublets n’en assure pas nécessairement l’application constante et prévisible.

En outre, les nouvelles règles interprétatives soulèvent maintes controverses. La référence « au moment de l’application du texte » dans l’article 8.1 paraît obscure. Se réfère-t-elle au moment de la décision[137] ou au moment des faits de l’affaire[138] ? Aux fins de l’article 8.1, comment déterminer la nécessité de recourir aux règles du droit privé provincial ? L’interprétation de la dérogation « sauf règle de droit s’y opposant » n’est pas plus claire. Pourquoi le législateur a-t-il demandé une règle de droit au lieu d’une disposition[139] ? Les règles de common law sont-elles incluses dans la dérogation[140] ? Comment le législateur doit-il manifester son intention qu’une règle reçoive une interprétation uniforme plutôt que de varier selon le lieu d’application ? Par exemple, une disposition dans la rédaction de laquelle le législateur n’a délibérément employé que le vocabulaire du common law peut-elle être caractérisée comme étant elle-même, pour reprendre le langage de l’article 8.1, une règle de droit qui s’oppose à la complémentarité du droit civil québécois[141] ? Les articles 8.1 et 8.2 reposent sur la prémisse selon laquelle il est possible dans chaque cas de déterminer la province d’application d’une loi fédérale. Or, cette prémisse nous paraît douteuse : certains champs de compétence ressortent au Parlement du Canada précisément parce qu’il est prévisible que les lois s’y rapportant s’appliqueront fréquemment à des situations relevant de plusieurs provinces à la fois. Il existe aussi des situations juridiques qui ne prennent naissance dans aucune province et où aucune règle provinciale ne peut s’appliquer[142]. Dans une tel cas, en vue de bien interpréter une loi fédérale, la province d’application serait-elle déterminée selon les règles du droit international privé et, le cas échéant, lesquelles ? De nombreuses autres questions restent non résolues.

Les problèmes d’application nous invitent à revenir à la supposition épistémologique que nous avons soulevée en énumérant les caractéristiques de l’harmonisation voulue par le fédéral. Contrairement aux ambitions technocratiques manifestées par cette aspiration, c’est précisément l’intelligence du contexte — capacité que nécessite l’analyse harmonique, comme nous l’avons noté — qui se révèle nécessaire dans la rédaction et l’application des lois fédérales harmonisées[143]. Dans plusieurs cas, un lexique bilingue et bijuridique sophistiqué n’est pas suffisant. Cette intelligence contextuelle nie la supposition que l’harmonisation juridique n’est qu’une opération technique pouvant être déléguée à des fonctionnaires[144]. Autrement dit, advenant une question d’interprétation, il ne s’agit pas seulement de poursuivre l’accomplissement de la prétendue harmonie juridique. Celle-ci n’est pas le seul but : l’interprète se doit également de considérer le résultat des techniques d’harmonisation à la lumière des objectifs politiques poursuivis dans la loi dont il est question.

La conséquence en est que le corps de règles harmonisatrices paraît incertain, changeant et changeable. Dans l’incertitude de leur mise en oeuvre, elles ressemblent davantage à l’harmonie musicale qu’aux aspirations bureaucratiques. Malgré cette ambition de voir dans l’harmonisation un processus centralisé, le supposé monopole sur l’harmonisation du ministère de la Justice n’arrive pas à maîtriser la réception éventuelle des modifications. Au contraire, il s’avère que les différends concrets qui mettent en cause les textes harmonisés exigent l’interprétation de plusieurs personnes dont les juges, les avocats, les administrateurs publics et les citoyens. La relation entre la signification des règles et les interprètes est plus dynamique, plus analogue à celle qui est caractéristique de l’interprétation musicale, que fidèle à l’ambition de centraliser l’harmonisation. Dans ces aspects au moins, l’harmonisation vécue s’inscrit davantage dans une approche par le bas. De par ce caractère, la pratique d’harmonisation juridique paraît incompatible avec une maîtrise exclusive de la part de n’importe quel gouvernement.

2.2.2 L’indiscipline du fédéralisme et du droit

La question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure il serait inquiétant que, malgré tous les efforts législatifs du Parlement, la façon d’appliquer les lois modifiées demeure aussi controversée. Ne serait-il pas décevant que, de l’avis de certains auteurs, les juges de la Cour suprême, parmi qui figurent les juristes les plus fidèles à l’aspiration bijuridique, ne paraissent pas être en mesure de jouer le rôle didactique qui est le leur[145] ? L’expérience racontée dans la section 2.2.1 suggère que nous n’en sommes pas arrivés à un état de certitude où les juges n’auraient plus qu’à appliquer le droit fédéral en suivant les démarches harmonisatrices. Notre bilan des difficultés de mise en oeuvre risque de paraître négatif. Le fait que les techniques d’une harmonisation dite formelle ont soulevé autant de vives controverses dès le départ serait signe d’erreurs attribuables aux concepteurs législatifs. Or, ce n’est pas notre tâche d’énumérer, par exemple, les manières selon lesquelles la rédaction des articles 8.1 et 8.2[146] aurait pu être plus heureuse.

L’incertitude apparente de la mise en oeuvre de l’harmonisation juridique n’entraîne pas une dissociation totale de la pensée juridique. Si elle s’éloigne du positivisme prôné par les architectes de l’harmonisation juridique, elle se joint en revanche à une autre théorie, soit le pluralisme juridique. Ce qui constituerait un échec pour l’harmonisation juridique selon l’optique du positivisme, ainsi que pour la compréhension du droit civil comme appartenant exclusivement au Québec, n’en constituerait pas un pour une autre vision du droit et de la place du droit civil au Canada. Loin de voir les débats ainsi provoqués comme un signe négatif, nous croyons que les problèmes éprouvés à travers la mise en oeuvre de l’harmonisation nous aident à mieux saisir la complexité de l’interaction de différents ordres juridiques.

Nous sommes d’avis que la résolution des questions soulevées par la mise en oeuvre des techniques d’harmonisation ne devrait pas être conçue comme une étape préliminaire à dépasser avant que la véritable harmonisation ait lieu. Au contraire, les débats et les désaccords font eux-mêmes partie de la pratique de l’harmonisation. Cette dernière, dans le contexte canadien, est moins une simple « [o]pération législative[147] » qu’un processus continu. Si le droit comprend effectivement ce que James Boyd White appelle une culture of argument[148], les débats portant sur l’harmonisation en font partie. L’harmonisation du droit canadien paraît être toujours en cours : comme en musique, « it is process, not “form”, that matters most[149] ». Ainsi, reprenant une idée développée par rapport au « constitutionalisme » contemporain, l’harmonisation, plutôt que de chercher à atteindre un état définitif, « consists in sustaining a conversation over time[150] ». Dans cette optique, le processus d’harmonisation revêt une valeur intrinsèque, non instrumentale : la valeur de la communication et du dialogue en tant que telle. La pratique de l’harmonisation, lorsqu’elle est conçue comme un processus valable et soutenu, contraste donc avec l’ambition instrumentale de l’initiative fédérale, qui vise un état de complétude[151].

Notre vision de l’harmonisation comme un processus intrinsèquement valable s’inscrit dans le trajet d’une riche littérature comparative en matière d’harmonisation juridique. Cette littérature distingue différents types d’harmonisations, dont les harmonisations directes et indirectes, délibérées et non délibérées de même que conscientes et spontanées[152]. Une distinction s’est établie entre les harmonisations formelle et informelle, cette dernière pouvant prendre plusieurs formes telles que la liberté contractuelle ou la jurisprudence[153]. Notre apport à ces discussions consiste à dire que, même une harmonisation voulue formelle et législative — en l’occurrence l’initiative du gouvernement fédéral — se révèle, dans les controverses et les opinions divergentes qu’elle a suscitées — plus organique et réfractaire que ce qui avait été espéré. En effet, dans ses techniques législatives, l’harmonisation juridique voulue par le fédéral paraît formelle. Néanmoins, les problématiques soulevées quant à la mise en oeuvre de ces techniques indiquent que l’entreprise d’harmonisation formelle est moins étroitement centraliste, technocratique et dirigiste qu’elle ne le semble de prime abord. En réalité, la démarcation entre harmonisations informelle et formelle s’estompe dès lors que nous nous rendons compte des incertitudes qui imprègnent la mise en oeuvre de cette harmonisation dite formelle. Pareillement, nous ne saurions démarquer nettement les approches par le bas ou par le haut : il faut plutôt y voir un spectre avec, à chaque extrémité, des idées types. Et partant, la section 2.2.1 a indiqué que la mise en oeuvre de l’harmonisation juridique s’inscrit plus près de l’approche par le bas que de celle par le haut.

Le caractère nécessairement continu, voire inachevable, de l’harmonisation pourrait, dans une moindre mesure, pallier les inquiétudes de Gaudreault-DesBiens et d’autres auteurs quant au cloisonnement de la spécificité québécoise par la mise en oeuvre de l’harmonisation. Si, selon quelques partisans de l’initiative harmonisatrice, les articles 8.1 et 8.2 auront comme effet de confiner le droit québécois dans son propre territoire — emmuré en toute sécurité — l’harmonisation ne s’effectue pas assez efficacement pour atteindre ce résultat.

Ici notre exploration de la pratique d’harmonisation s’associe plus explicitement avec la théorie juridique et politique. Le caractère réfractaire du projet harmonisateur dans la pratique exemplifie le pluralisme juridique, selon lequel plusieurs ordres normatifs occupent le même espace, s’entrecoupant et s’influençant[154]. Le pluralisme juridique, « à la fois la source et la conséquence d’une théorie réaliste de la juridicité », postule que « la pluralité des modes de production, d’expression et d’action du droit » n’est pas une hérésie au sein de l’État[155]. Une conception pluraliste accepte la complémentarité des ordres juridiques : à l’instar de la complémentarité du droit commun par rapport au droit fédéral, mais sans l’idée d’une hiérarchie permanente ou d’une modalité ordonnée quelconque, un ordre juridique peut bien en complémenter ou en compléter un autre dans des circonstances particulières. Si dans un contexte c’est le droit religieux qui complète le droit civil[156], il se peut que, dans un autre, ce soit le droit civil qui complète le droit religieux[157]. Par ailleurs, le pluralisme juridique ne présume pas l’homogénéité de ces ordres. En revanche, il en reconnaît l’hétérogénéité : il s’acharne à révéler « la complexité normative à l’intérieur de chacun des divers ordres normatifs[158] ». C’est ainsi qu’il se présente à la fois comme outil descriptif et comme théorie sous-jacente de la diversité qui bouillonne dans l’ordre juridique fédéral harmonisé[159]. Les tenants du pluralisme juridique nient la possibilité d’une seule autorité juridique : il y en a toujours de multiples. Dans cet aspect, le pluralisme juridique fait écho au fédéralisme dont la prémisse inéluctable est le rejet péremptoire de toute prétention, de la part de toutes les instances, à monopoliser l’autorité juridique sur un territoire donné[160].

Il serait toutefois erroné de limiter notre regard aux autorités dûment constituées : il ne faut pas non plus perdre de vue les citoyens qui interprètent, voire contestent, le droit. Dans la vision du droit civil comme une responsabilité partagée par les gouvernements fédéral et provincial, selon une épistémologie de la rencontre, fusionnée à une approche processuelle par le bas, il y a également un espace pour les citoyens qui veulent agir. C’est ainsi que le mode poursuivi par l’entreprise harmonisatrice implique également le caractère des sujets de droit. D’après le pluralisme juridique, les sujets de droit suivent le droit, l’interprètent mais aussi le créent[161]. Cette implication des sujets de droit nous ramènera une fois de plus à Fuller. Une des forces de son oeuvre est le compte rendu de la réciprocité intrinsèque aux régimes juridiques. Comme il l’a si bien exprimé, « maintaining a legal system in existence depends upon the discharge of interlocking responsibilities – of government toward the citizen and of the citizen toward government[162] ». Si cette réciprocité fait partie de toute opération par le bas, elle est évacuée de toute opération par le haut telle l’harmonisation conçue par le fédéral. Et le pluralisme des citoyens — dont les langues et les identités juridiques dépassent les deux langues officielles et les deux traditions occidentales[163] — se répercute sur la pratique de l’harmonisation.

Le pluralisme juridique et le fédéralisme se rapprochent de l’harmonie musicale. Nous avons parlé de l’harmonie comme étant l’art de la combinaison simultanée de plusieurs sons différents. Nous nous sommes également penché sur la tolérance de la différence au sein de toute tentative d’harmonie musicale. Or, il y a un dernier aspect de l’harmonie musicale qui est resté implicite jusqu’à présent. D’habitude, l’harmonie survient lorsqu’un compositeur ajoute des sons — selon des règles ou des tendances actuelles — à une mélodie donnée. Et les notes ou accords ainsi ajoutés font résonner différemment les notes de cette mélodie, y compris ses harmoniques ou sons secondaires. En réalité, les notes harmonisantes ajoutées à la mélodie, loin de minimiser la différence intrinsèque à celle-ci, l’amplifient. C’est-à-dire que l’harmonie rend plus audibles les harmoniques de chaque note de la mélodie. Ce n’est pas un état antérieur de dissonance inapprivoisée que remplace l’harmonie musicale, mais plutôt un état antérieur plus statique d’unisson ou de monodie. Comme la structure politique fédérale, l’harmonie constitue un choix décisif pour la production et la multiplication de la différence ainsi que de la complexité. C’est sous cette lumière que les débats soulevés par l’initiative d’harmonisation entreprise par le gouvernement fédéral peuvent être compris comme contribuant à la production de la différence et de la complexité — dont les effets ne sont jamais entièrement prévisibles — au sein de la fédération.

Conclusion

À un niveau littéral, cette « rhapsodie » raconte l’histoire de l’initiative d’harmonisation du droit fédéral aux droits provinciaux, particulièrement en ce qui concerne le droit civil québécois. Cet aspect du présent texte entre en dialogue avec d’autres auteurs qui se sont déjà exprimés sur le sujet. Dans la première partie, nous avons exposé les grandes lignes de l’initiative canadienne d’harmonisation juridique, y compris ses techniques privilégiées. Nous l’avons caractérisée comme un processus par le haut vu son caractère centralisé, formel et technique. Par la suite, nous avons contrasté l’initiative fédérale avec sa supposée éponyme, l’harmonie musicale. Cette dernière, quant à elle, se révèle comme étant plutôt un processus par le bas, vu le caractère déduit et non obligatoire de ses règles ainsi que leurs modes informels de modification. Bien que cet écart puisse mettre en doute l’opportunité de l’appellation de l’initiative fédérale, nous en tirons une autre leçon. Nous avons suggéré, dans la seconde partie de notre texte, que certains aspects par lesquels l’harmonisation juridique se distingue de l’harmonie musicale importent dans la mesure où ils soulèvent des débats jurisprudentiels et politiques. Plus précisément, le contraste entre l’harmonisation juridique voulue par le fédéral et l’harmonie musicale évoque celui entre deux compréhensions de la place du droit civil au sein du fédéralisme canadien. Selon la première, le Québec détient un droit de propriété exclusif sur le droit civil, ce qui implique un rôle purement passif pour le Parlement du Canada. Selon la seconde, le Québec et le gouvernement fédéral y exercent une responsabilité partagée et réciproque. Par ailleurs, nous soutenons que les techniques choisies par le gouvernement fédéral pour la mise en oeuvre de son initiative d’harmonisation s’alignent étroitement sur la première compréhension, soit celle selon laquelle le droit civil appartient uniquement au Québec. C’est ainsi que, dans la mesure où les techniques harmonisatrices atteignent leurs objectifs, l’harmonisation juridique aura empêché la tenue de débats cruciaux quant au fédéralisme juridique. Toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, un examen de la mise en oeuvre de l’initiative d’harmonisation laisse entrevoir un portrait plus complexe, voire désordonné, dans lequel il est loin d’être certain que les décrets harmonisateurs du gouvernement fédéral préviennent le dialogue.

Ce vers quoi nous nous dirigeons n’est ni la fin d’une discussion ni l’abandon de la métaphore de l’harmonisation. Il nous semble plutôt que cette métaphore garde un riche potentiel qui vaut la peine d’être davantage exploré, voire exploité, par les juristes. Ainsi, l’intelligence du contexte, la synthèse des éléments harmonisés comme une combinaison plus complexe qui célèbre au lieu de dénigrer la différence et la dissonance de même que l’aménagement des éléments, chacun d’eux laissant vibrer de nombreux sons et significations, s’avèrent fort pertinents pour ceux qui étudient les interactions entre le droit fédéral et les droit communs provinciaux. Cela ne veut pas dire que l’harmonie musicale offre des techniques de sorte qu’il soit possible de simplement les transplanter dans le domaine juridique. Néanmoins, nous soutenons que certains aspects de l’harmonie musicale — l’éponyme de l’initiative du gouvernement fédéral —, peuvent bien aider à approfondir et à faire avancer les débats et les réflexions. Notre souhait est que notre texte stimule d’autres réflexions quant à l’aspiration d’harmoniser le droit, avec une reconnaissance de ce qu’implique l’adoption de la métaphore musicale. Il est d’ailleurs possible — et sur ce point il ne faut pas exagérer la portée des quelques discussions critiques dans notre texte, ni en diminuer le caractère provisoire — qu’une telle réflexion ait déjà été lancée au sein du ministère de la Justice dont la preuve serait le recours réduit aux lois omnibus ainsi que l’usage restreint des doublets. Il se peut que les pratiques d’harmonisation, telles qu’elles se sont développées au cours des années récentes, aient nuancé les aspirations annoncées au début. Une telle réorientation serait la bienvenue.

Notre constat que la volonté technocratique exercée à Ottawa n’est pas encore arrivée à imposer une lecture unanime et non équivoque des dispositions légiférées aux fins d’harmonisation peut, bien entendu, paraître déconcertant. Or nous croyons qu’il est mieux d’y voir une occasion, pour ceux qui s’y intéressent, de prendre position. Malgré les quinze années écoulées depuis l’adoption par le gouvernement fédéral de la Politique sur le bijuridisme législatif, la démarche demeure controversée. En particulier, pour ceux qui nient que les ajouts à la Loi d’interprétation aient eu pour effet de trancher le débat entre les partisans de la complémentarité des droits communs provinciaux — ceux qui seraient plus ouverts au développement d’un droit fédéral autonome, métissé et uniforme, voire d’un droit commun fédéral —, c’est le moment de s’exprimer sur cette question. C’est le moment notamment de souligner la compréhension de l’article 8.1[164], fort justifiable, selon laquelle la phrase « s’il est nécessaire » aurait pour effet de réduire le recours aux droits communs provinciaux et, par voie de conséquence, servirait de contrepoids à la théorie de la complémentarité du droit provincial[165]. En tout cas, les questions d’harmonisation réputées être seulement « techniques » méritent d’être débattues ouvertement et leurs implications politiques, explicitement exposées. Et de tels débats, ainsi que la pratique harmonisatrice, peu importe où elle se passe, doivent se dérouler dans la conscience éclairée du partage des compétences.

À un autre niveau, celui-ci plus allégorique, nous pourrions lire l’histoire réfractaire de l’harmonisation juridique comme représentant le droit plus généralement, et non pas seulement dans le cas — assez spécifique, d’ailleurs — du contexte bijuridique canadien. Les façons par lesquelles le droit écrit, ainsi que non écrit, échappe aux intentions officielles, en dépassant les cadres qui lui sont imposés, ne se limitent pas au cas qui a été le nôtre. Nos réflexions sur ces phénomènes et sur l’initiative d’harmonisation fédérale vue de manière globale s’inscrivent dans de profondes interrogations qui peuvent se révéler déstabilisantes pour le juriste. À quoi sert, par exemple, l’harmonisation du droit écrit fédéral avec le droit provincial dans une conjoncture où la règle de droit se trouve concurrencée, voire dépassée, par d’autres outils de gouvernance[166], provenant souvent d’autres sources ? Dans quelle mesure des efforts axés sur des générateurs de normes étatiques — les législateurs — et des interprètes officiels — les juges — laissent-ils échapper les lieux cruciaux d’harmonisation juridique que sont les fors arbitraux au sein desquels évoluent de nombreuses normes provenant de multiples sources ? Le droit étatique garde toutefois une certaine valeur, sinon une valeur certaine, et il vaut la peine d’examiner prudemment les métaphores que nous employons en l’analysant. « Every fiction », a-t-il été dit, « is at its most fictional in its endings, those pretences of closure and settlement[167] ». Or, ici nous n’avons aucunement une telle prétention. Nous souhaitons principalement que la réflexion s’approfondisse.