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En 1989, la féministe britannique Carol Smart observait que, malgré toutes les précautions prises, les bénéfices – encore moins les effets pervers – des réformes législatives en faveur des femmes ne sont pas prévisibles[1]. Les meilleures intentions des élus et des élues peuvent demeurer lettre morte si les tribunaux sont incapables de faire preuve d’imagination et de faire progresser une loi. Smart suggérait de « décentrer » le droit, c’est-à-dire de ne pas trop lui accorder de pouvoir et d’utiliser plutôt d’autres stratégies lorsque cela est possible[2]. Pourtant, les femmes – demanderesses, avocates, juges, jurées, notaires, expertes, témoins, militantes, journalistes – doivent continuer d’investir le système de justice, qui demeure un lieu de pouvoir, pour le transformer et s’en servir comme instrument de changement social. Constance Backhouse, professeure de droit, avocate et historienne de renom des droits des femmes[3], dresse le même constat que Smart par l’analyse de neuf procès canadiens portant sur la violence sexuelle, à travers neuf histoires de neuf femmes et filles. Tout comme Smart, Backhouse s’interroge sur les capacités des féministes de changer le droit pour améliorer la vie des femmes.

À partir d’une recherche dans les archives judiciaires canadiennes, Backhouse a élaboré une banque de 1 202 procès criminels canadiens rapportés en matière d’infraction sexuelle de 1900 à 1975[4]. La somme de travail est colossale. De cette banque, elle a retenu neuf procès pour leur représentativité. L’auteure présente ces procès comme des histoires et des reflets de leurs époques, démarche méthodologique qualifiée de microhistoire. Avec cet ouvrage, l’auteure poursuit un travail déjà entrepris. En effet, elle s’est déjà penchée sur ce même genre d’affaires criminelles pour la période pré-1900[5]. Son travail d’archives s’arrête cette fois en 1975, date à laquelle ont été adoptées les premières modifications au droit canadien en matière de violence sexuelle, à la suite des pressions des groupes féministes. Afin d’aider le lectorat à bien comprendre la portée de chaque décision, l’auteure présente une étude très détaillée du contexte social de l’époque, du milieu social de la victime, du juge et des avocats. L’ouvrage est agrémenté de photos d’alors, dans certains cas, des photos des victimes, des juges et avocats, de plans et d’articles de journaux de la période à l’étude. Pour certains procès, l’auteure est entrée en contact avec des membres de la famille de la victime. L’ouvrage se lit presque comme une chronique du xxe siècle. En regard du résultat de ses recherches (et malgré les archives perdues), l’auteure conclut que la violence sexuelle à l’égard des femmes et des filles était un phénomène courant à cette époque et que les victimes se tournaient vers le système judiciaire pour obtenir justice.

Ces histoires démontrent clairement les stéréotypes à l’oeuvre à l’égard des femmes en matière d’agressions sexuelles : la nécessité de corroboration ; la mise à nu de leur vie personnelle pour démontrer leurs mauvaises moeurs ; la lenteur à porter plainte comme preuve de leur mensonge ; la nécessité de leur résistance lors de l’agression pour prouver leur non-consentement ; leur manque de crédibilité ; les moeurs plus relâchées des femmes des classes ouvrières ; le rôle des contre-interrogatoires serrés pour démolir la victime. Outre les stéréotypes sexistes, l’auteure souligne les différentes formes de discrimination que peuvent vivre ces victimes : le racisme, l’homophobie et le classisme.

Chaque histoire est fascinante et met en lumière les failles du système de justice pénale à l’égard des femmes et des enfants. On voudrait croire que de tels procès ne pourraient pas se tenir aujourd’hui dans notre société « très évoluée » et respectueuse des droits fondamentaux. Dans la première histoire, les événements ont lieu au début des années 1900, alors qu’une femme d’un quartier pauvre d’une ville du sud de l’Ontario porte plainte contre un homme qui l’a violée de façon brutale dans sa propre maison. Elle tentera de remettre à sa place l’avocat de l’accusé qui cherche à miner sa crédibilité dans son contre-interrogatoire. Sa vie personnelle et ses attitudes sexuelles antérieures seront mises en preuve. Elle ne sera pas crue par le juge, malgré toutes les preuves.

La deuxième histoire se déroule à Québec. En 1917, une jeune fille a porté plainte pour viol par un groupe de huit jeunes hommes de Montréal venus s’amuser à Québec. Alors qu’elle marchait sur la rue en pleine journée dans le quartier ouvrier de Saint-Sauveur à Québec, ils lui ont demandé des informations. Elle est montée dans leur auto. Elle se trouvait à la mauvaise place au mauvais moment. Les jeunes hommes seront acquittés de l’infraction de séduction. Le tribunal ne sera pas convaincu du « caractère antérieurement chaste » de la jeune fille. Les détectives auraient été soudoyés et auraient décidé à la dernière minute de témoigner pour la défense.

Dans la troisième histoire, l’auteure décrit les « années folles ». À Halifax, en 1920, les jeunes femmes des classes ouvrières accèdent au marché du travail, notamment comme vendeuses dans les grands magasins. Elles acquièrent ainsi une certaine indépendance et découvrent une liberté sexuelle à leurs propres risques. Une jeune femme qui a suivi son amoureux, étudiant en médecine, dans son appartement l’apprendra à ses dépens. Son attente de quelques semaines avant de porter plainte pour viol contre son ex-amoureux lui sera fatale.

La quatrième histoire se passe à Toronto et connaîtra un dénouement surprenant. En 1939, une jeune femme blanche de Toronto décide de s’enfuir avec son amoureux d’origine chinoise. Elle est enceinte. Ses parents, qui ne consentent pas à ces fréquentations interraciales, font emprisonner leur fille « incorrigible » pour douze mois. Afin de guérir ses maladies vénériennes, elle subira des traitements expérimentaux très violents par la médecin de la prison, traitements qui auront des conséquences graves sur son foetus. Après 60 ans de silence, elle a poursuivi le gouvernement ontarien qui s’est publiquement excusé pour les souffrances qu’elle a subies pendant son emprisonnement et l’a indemnisée de façon substantielle. Aujourd’hui âgée de 82 ans, cette femme donne des conférences sur les souffrances subies en prison. Dans ce cas précis, l’auteure a pu entrer en contact avec la victime.

L’auteure aborde la question de la violence faite aux femmes handicapées dans la cinquième histoire. En Saskatchewan, une femme sourde, victime d’agression sexuelle par le mari de son amie, aura beaucoup de difficulté à témoigner et à se faire comprendre. À l’époque, il existe très peu d’interprètes entendants qui peuvent employer le langage des signes. Le juge perd vite patience devant cette femme qui prend trop de temps à témoigner, et l’accusé sera libéré.

Dans la sixième histoire, en 1951, une enfant de cinq ans de la ville de Hull est victime d’attouchements sexuels par le conjoint de sa mère. Faute de corroboration – la mère de l’enfant ne la croit pas –, le tribunal n’est pas à l’aise avec le témoignage de l’enfant, qui ne sera pas crue.

La septième histoire dépeint la vie dans les Territoires du Nord-Ouest durant les années 50. Un vent de liberté sexuelle souffle sur cette contrée éloignée. Une femme noire lesbienne, poursuivie pour avoir donné un baiser à une autre femme, sera condamnée à quelques mois de prison. Sa condamnation sera renversée par une cour d’appel divisée. Il s’agit de la seule des histoires rapportées par l’auteure où une femme est accusée. La plaignante ne sera pas traitée comme les victimes de violence sexuelle l’étaient habituellement. Le juge a cru son témoignage même sans corroboration. Cette affaire serait la seule concernant une poursuite contre une femme lesbienne retrouvée dans les archives judiciaires canadiennes. Rien dans les archives ne laisse cependant deviner que l’accusée est une femme noire. L’auteure l’a découvert en parlant avec son avocat qui se souvenait de cette affaire et que sa cliente était une femme noire, ce qui peut expliquer les injustices qu’elle a subies pendant le procès.

La huitième histoire rappelle la triste réalité des femmes autochtones. Retirée de sa famille où elle a vécu beaucoup de violence, une jeune femme a été placée par les autorités dans une école résidentielle pour enfants autochtones où elle a continué à subir de la violence. En 1967, en Colombie-Britannique, elle est retrouvée morte en pleine forêt, le corps nu et gelé. Les jeunes hommes blancs qui l’ont abandonnée ne seront pas condamnés. Selon le juge, il n’est pas clair que ce sont les coups donnés par les hommes qui ont tué la jeune femme.

Enfin, la neuvième et dernière histoire se déroule au cours des années 70. Une immigrante est violée par son patron sur les lieux de travail. Le patron plaide coupable : à noter que c’est le seul accusé qui l’a fait dans les neuf affaires rapportées par l’auteure. Les peines très légères l’encourageraient à procéder de cette façon. Au lieu d’une peine d’emprisonnement que le juge considère comme inutile dans le présent cas, il imposera à l’agresseur de verser une indemnisation de 1 000 dollars à sa victime. Cependant, ce jugement qui semble mieux répondre aux besoins des victimes ne fera pas jurisprudence.

S’inspirant d’un cadre théorique féministe, Backhouse veut démontrer les injustices que le système judiciaire canadien a fait vivre à des femmes ou à des filles, victimes de violence sexuelle. Elle utilise le système judiciaire comme le reflet des stéréotypes de l’époque à l’encontre des femmes et des enfants. Selon elle, le traitement judiciaire réservé aux victimes en dit long sur le statut que la société leur accorde. Compte tenu de la façon dont ces neuf femmes et filles ont été traitées, les juges ont conclu qu’elles ne méritaient pas la protection du système de justice. Par cette étude historique, l’auteure vise aussi à mesurer les progrès faits dans ce domaine : le système judiciaire canadien traite-t-il mieux les femmes et les enfants victimes de violence sexuelle aujourd’hui ? Backhouse reconnaît les progrès accomplis. Ainsi, la Cour suprême du Canada a dénoncé les stéréotypes qui nuisent aux femmes victimes d’agressions sexuelles, notamment dans l’arrêt Ewanchuk[6]. Les autorités gouvernementales ont adopté des politiques, élaboré des programmes et tenu des campagnes de publicité afin d’enrayer la violence conjugale et sexuelle. Les corps policiers et les juges ont été sensibilisés à cette forme de violence. Les victimes ont intenté des recours civils contre les agresseurs, leurs employeurs, des communautés religieuses et les gouvernements. Les règles de droit se sont adaptées. Par exemple, les tribunaux ont fait preuve de souplesse dans l’application des délais de prescription.

Cela dit, la conclusion de l’auteure est sévère : malgré les revendications des groupes féministes pour une justice pénale plus humaine et davantage à l’écoute des victimes et après 30 ans de modifications législatives, les progrès ne sont pas suffisants. Elle considère qu’il s’agit d’un échec du système de justice pénale[7]. Les crimes à caractère sexuel sont encore les moins rapportés[8]. Les femmes et les enfants continuent d’être victimes d’agresseurs qu’elles connaissent. Cependant, des études le prouvent, l’emprisonnement des hommes violents ne constitue pas la solution. Très à contre-courant des revendications féministes, Backhouse propose plutôt de mieux financer les groupes de femmes et les maisons d’hébergement pour femmes violentées et d’intenter plutôt des poursuites civiles contre les agresseurs. Malgré un jugement sévère, Constance Backhouse, féministe engagée de la deuxième vague, demeure convaincue que le système judiciaire peut aider les femmes et contribuer à éradiquer la violence sexuelle dont elles sont les victimes.