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La discipline du droit n’arrive pas à expliquer à elle seule toute la complexité de l’expérience juridique. Jean Carbonnier a soutenu à son époque que tous les phénomènes juridiques sont également, d’une certaine façon, des phénomènes sociaux, mais que l’inverse n’est pas pour autant vrai : « tout le social n’est point juridique[1] ». En effet, a-t-il précisé, le droit n’est pas partout et il n’est pas tout. La discipline du droit doit s’ouvrir, par la force des choses, à d’autres champs d’études pour refléter, avec plus de justesse, la réalité complexe de son objet d’étude.

Au cours des dernières décennies, l’avancement rapide des moyens techniques de communication et le développement des sciences de l’information et de la communication ont secoué le monde juridique. Ils ont forcé la mise à jour de bon nombre de règles de droit positif et contribué à la naissance de nouveaux domaines de pratiques juridiques. L’effet de la communication sur le droit ne se limite cependant pas à une série d’élaborations ou de modifications de libellés législatifs. L’onde de choc de la communication est à la hauteur des grands bouleversements politiques et économiques. La communication impose aux phénomènes juridiques un nouveau cadre d’analyse.

Arnaud Lucien publie chez L’Harmattan un ouvrage intitulé La justice mise en scène. Ce dernier est essentiellement une refonte de sa thèse de doctorat qu’il a soutenue en sciences de l’information et de la communication. Sa thèse propose, développe et soutient une analyse communicationnelle de l’institution judiciaire. L’ouvrage de Lucien est séparé en trois grandes parties. Chacune est ensuite scindée en deux sous-parties distinguant également toutes deux chapitres. La démarche de Lucien est méthodique, et le résultat s’avère rigoureux. Il invite à « penser le fait de juger comme une activité sociale de communication et [à] analyser la justice comme une institution de médiation » (p. 9). Il effectue également une analyse exhaustive du phénomène de médiatisation de la justice ainsi que des effets et des changements qu’elle impose à l’institution judiciaire.

Lucien développe au fil de son ouvrage une analyse communicationnelle en plein coeur d’un phénomène juridique. Bernard Lamizet, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Institut d’études politiques de Lyon, souligne dans une courte préface à l’ouvrage, l’audace de Lucien qui a choisi « d’analyser l’institution judiciaire comme l’un des lieux de l’espace public, comme l’un des champs politiques dans lesquels se met en oeuvre une activité de communication » (p. 9). La démarche et les conclusions de sa recherche rendraient désormais hasardeuse une analyse de l’institution judiciaire qui tenterait de faire l’économie des théories des sciences de l’information et de la communication. En d’autres mots, Lucien a su démontrer avec efficacité la nécessaire implication mutuelle des théories du droit et de la communication dans une étude sur les phénomènes juridiques.

Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande expérience du monde juridique pour comprendre que rien n’est laissé au hasard dans un palais de justice. Tout y est ordonné et tout mouvement est ritualisé. Son emplacement même, habituellement au centre des activités de la ville, ainsi que l’architecture du bâtiment indiquent le caractère extraordinaire de la situation qui y amène les citoyens. Aller au palais de justice n’est pas aller faire ses emplettes au marché. Le palais de justice n’est pas un lieu commun, ou s’il en est un, il est le lieu le plus commun, car il est le lieu de rencontre symbolique de toute une société.

Le tribunal est une enceinte particulière dans laquelle siège le juge et se rencontrent les parties impliquées dans un litige. La distribution des rôles n’est pas égalitaire dans une salle de cour. En effet, si la partie demanderesse se présente de son propre chef, la partie défenderesse est convoquée. Chacun des acteurs joue son rôle selon une mise en scène qui est bien rodée. La discussion porte sur le fond du litige et non sur la forme du procès, car tout le déroulement de l’instance est déjà prévu dans les règles de procédure. Chacune des étapes est planifiée, et les parties parlent à des moments convenus. Le juge occupe la tribune la plus élevée. Il a pour mandat de régler un litige. Il ne recherche pas l’accord des parties. Il doit plutôt remettre de l’ordre et assurer la paix sociale. La mise en scène d’un procès dans un tribunal est parfois empreinte d’une grande théâtralité, mais elle demeure essentielle. Bien qu’elle prenne à l’occasion des allures un peu drôlettes, un procès exige toujours un certain décorum. En effet, « [l]a mise en scène vient au soutien de la représentation imaginaire de l’institution » (p. 15). Le caractère solennel et le rituel qui animent le processus judiciaire contribuent à donner une légitimité au dispositif judiciaire. Ils structurent et érigent l’autorité de l’institution judiciaire.

La mise en scène particulière s’opérant autour de la justice met en évidence le caractère symbolique et dogmatique de l’institution judiciaire. Cette dernière « est une instance de médiation sociale » ou encore « une médiation de la Référence selon Pierre Legendre » (p. 22). L’institution en général, mais particulièrement l’institution judiciaire, assure la liaison entre les individus et les Textes entendus comme la représentation de la Référence d’un peuple. Il n’existe aucun État qui pourrait prétendre exister « sans mobiliser un certain nombre de croyances fondatrices, qui […] déterminent sa manière d’être et d’agir[2] ». Le montage complexe d’une institution étatique rend saisissable l’insaisissable. Il constitue le « cadre d’une médiation entre le dogme et la société » (p. 21 et 22). Dans son ouvrage, Lucien constate de nos jours un affaiblissement de cette médiation institutionnelle.

L’institution judiciaire et son discours ont bénéficié pendant longtemps d’une aura d’auctoritas. La médiatisation de la justice impose aujourd’hui des changements. L’autorité du discours de l’institution judiciaire s’effrite. Le dispositif judiciaire ne révèle plus la sacro-sainte vérité, mais il dévoile une vérité judiciaire dorénavant concurrencée. En effet, il n’est plus question d’une seule vérité, mais bien d’une multitude de vérités qui entrent en relation. La vérité judiciaire se conjugue dorénavant avec les vérités scientifiques, religieuses et, pour ce qui nous intéresse davantage en l’espèce, les vérités journalistiques et médiatiques. La conjugaison des discours des vérités se produit dans l’espace public, affirme Lucien.

L’institution judiciaire bénéficie de la reconnaissance de tous les citoyens dans la société moderne. Elle est pour eux une autorité et le Tiers « qui rend possible la construction d’un sens commun » (p. 261). L’institution judiciaire est en mesure d’émettre un discours propre qui saura s’appliquer, soit le dispositif judiciaire. En d’autres mots, « [l]a société s’efface […] devant son institution judiciaire qui devient autonome dans la production d’un discours » (p. 24). Lucien remarque cependant que l’institution judiciaire parle de moins en moins au nom de, mais de plus en plus de son propre chef. Elle « dépasse [celle] qu’elle représente en développant son autonomie, sa culture et ses propres représentations sociales » (p. 27). Elle entre dans le débat. L’institution judiciaire trouve ainsi une dimension dans l’espace public, mais avec pour conséquence l’affaiblissement de la dimension institutionnelle de la justice, précise Lucien.

La postmodernité contribue à réduire la distance symbolique, selon Lucien. Le cérémonial de la justice tombe peu à peu. Les toges sont laissées au vestiaire et le protocole se vulgarise. L’État cherche à se rapprocher de ses citoyens. C’est la naissance d’une justice de proximité dans laquelle les justiciables ont dorénavant un rôle à jouer : « [Les parties] deviennent spect-acteurs du fait de l’abolition de la coupure sémiotique qui caractérise habituellement la scène » (p. 261). L’institution judiciaire instaure de nouveaux moyens de résolution de conflits : « L’individu ne reconnaît plus dans l’institution la représentation de la société, un organe de l’État mais plutôt un service [public] dont il est usager [consommateur] » (p. 38). Les conférences de règlements à l’amiable animées par des juges, la conciliation, la médiation ou encore la négociation de peines ou de chefs d’accusation sont de nouveaux moyens de résolution de conflits qui viennent bousculer la nature institutionnelle de la justice : « [Cette dernière] finit, ainsi, par ne plus être un Tiers, mais elle se trouve, ainsi, plus souvent en situation d’acteur de l’espace public, perdant, ainsi, le statut d’autorité qui était le sien » (p. 10).

Nous entendons régulièrement des histoires voulant que l’accès à la justice soit parfois difficile pour le simple citoyen. D’un autre point de vue, celui-ci n’a jamais eu autant accès à la justice que par l’entremise des médias. En effet, le monde judiciaire fait l’objet d’une couverture médiatique sans précédent dans l’histoire. Lucien constate dans sa thèse que la médiatisation de la justice contribue également à l’affaiblissement de sa dimension institutionnelle. L’urgence de la nouvelle et le besoin de transparence du processus judiciaire imposent un nouveau rythme à la justice. Les palais de justice ont vu entrer les caméras dans les salles de cours. Les médias ont transporté certains débats sur la place publique. Ce qui auparavant était privé et devenait public seulement une fois le processus judiciaire terminé est maintenant ouvertement et publiquement discuté dans les médias avant ou pendant le déroulement d’une instance. Certains accusés sont reconnus coupables par les tribunes médiatiques avant même que puisse poindre un quelconque dispositif judiciaire. À l’opposé, des accusés font parfois l’objet d’une compassion du public à laquelle les juges arrivent difficilement à se soustraire. Pensons à certains cas de suicide assisté, par exemple. Les médias forcent la justice à changer.

À l’heure actuelle, la société ne parle plus exclusivement par l’intermédiaire de l’institution judiciaire et de son tribunal. Les médias lui offrent maintenant une nouvelle tribune à partir de laquelle émane également un dispositif. Le dispositif judiciaire et le dispositif médiatique se livrent dorénavant une concurrence. La nature de cette confrontation n’est pas exclusive à l’institution judiciaire, soutient Lucien. En effet, les conclusions auxquelles il arrive dans sa thèse « ont vocation à s’appliquer d’une manière générale à l’ensemble des organisations [religieuses, économiques, politiques, sociales…] dont la vocation est de faire adhérer à un projet commun » (p. 262). L’ouvrage de Lucien dépasse de ce fait les limites du droit et de la communication et s’inscrit dans une démarche qui peut être de nature à la fois anthropologique, historique, sociologique ou politique.