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Professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, Pierre Noreau est aussi chercheur au Centre de recherche de droit public, centre dont il a été le directeur de 2003 à 2006. Il est politologue et juriste de formation et travaille plus particulièrement dans le domaine de la sociologie du droit. Ses recherches portent notamment sur le fonctionnement et l’évolution du système judiciaire, le règlement non contentieux des conflits, l’accès au droit et à la justice et la diversité ethnoculturelle en droit. Ses publications récentes explorent les questions entourant la déontologie judiciaire, la justice communautaire et les conditions de la recherche interdisciplinaire en droit.

C’est donc sans grande surprise que nous découvrons l’ouvrage Droit préventif. Le droit au-delà de la loi. Avec ce livre, Pierre Noreau nous amène au coeur même du droit préventif : le pourquoi, le comment, les tenants et les aboutissants. Pour l’auteur, le droit préventif est né de l’évolution du phénomène juridique dans les sociétés occidentales. En effet, l’inflation normative et réglementaire a entraîné la multiplication du recours aux tribunaux, d’où la « judiciarisation » et la « juridicisation » de la société occidentale. L’usage intempestif du droit vient de ce que l’individualisme avance au détriment des expressions de la solidarité collective. Les gens revendiquent très régulièrement la protection de leurs droits et signent de plus en plus de contrats. De plus, les ententes privées prennent de l’importance, ainsi que la montée du droit commun.

Le droit préventif et le droit positif remplissent-ils les mêmes fonctions ? Qu’est-ce qui distingue le droit préventif du droit positif du point de vue de la formation des normes, de ses finalités et de ses qualités particulières comme outil de gestion des différends ?

Face à ce phénomène qui ne rend justice ni au droit ni aux citoyens, Eugène Ehrlich, cité par Pierre Noreau, considère que « le centre de gravité du développement du droit, à notre époque comme à toutes les époques, ne réside ni dans la législation ni dans la science juridique ou dans la jurisprudence, mais dans la société elle-même » (p. 55 et 56). Noreau à sa suite propose non seulement une analyse des logiques relationnelles qui président à l’action des tiers non directifs, mais aussi le traitement des ressorts qui agissent dans le processus de résolution des différends avant qu’ils ne se transforment en conflits sociaux.

Pour Noreau, la prévention tient en l’utilisation des normes qui s’établissent au fil du temps dans les rapports interpersonnels. Le droit préventif agit alors comme pacificateur afin d’éviter la naissance des conflits et la confrontation. C’est de conciliation, de négociation, de médiation et d’arbitrage qu’il s’agit et non de dernière instance : la négociation, c’est-à-dire l’évitement du conflit, la conciliation ou la remise en marche du processus de négociation ; la médiation qui est l’intervention d’un tiers entre les parties ; et l’arbitrage comme mode alternatif de résolution des différends.

Des recherches ont montré que l’existence d’un droit alternatif n’est pas nouvelle. Ainsi, en dehors des lois établies par l’État, plusieurs sociétés ont connu le développement parallèle de la coutume et la contrainte des usages. À Rome, il existait le droit plébéien ; quant au Québec, les Beaucerons avaient une tradition juridique spécifique. Qu’elles soient d’origine étatique ou d’origine sociale ou spontanée, les normes entretiennent un rapport d’interstructuration qui respecte une conception élargie du droit. Avec ce continuum juridique, juristes et praticiens s’éloigneront petit à petit du droit étatique et s’avanceront vers des règles plus souples et implicites des organismes socialement institués, ce qui accroîtra à coup sûr la justice et l’équité.

En attendant de pouvoir établir ce continuum, le droit positif favorise le règlement des différends, tandis que le droit préventif tend à les éviter. L’un permet le recours à l’arbitrage qui mettra fin au conflit ; l’autre plus spontané, plus équilibré, permet d’éviter le développement de différends sans issue. Le droit préventif ainsi présenté, certains pourraient croire que ce n’est pas du droit. C’est ce que redoute l’auteur, et c’est pourquoi il précise qu’avant tout la justice alternative, c’est du droit en ce qu’elle favorise « la cohabitation des individus et permet […] un traitement équitable des différends » (p. 80).

Pierre Noreau met aussi en exergue le fait que toutes ces innovations juridiques n’ont pas laissé indifférent le Québec qui a pris le train en marche. C’est ce qu’a fait le ministre de la Justice du Québec en reconnaissant l’existence et l’importance des mécanismes alternatifs de résolution et de prévention des litiges. Par la suite, cette idée a été reprise par le Protecteur du citoyen, par le Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice et par les organisateurs et les participants du Sommet de la justice.

Il ressort de tous ces travaux que les juristes québécois ont opté pour la complémentarité du phénomène normatif. Le droit préventif ne va pas à l’encontre de la justice mais est une alternative au droit positif. On peut cependant déplorer la réduction du droit préventif à une technique judiciaire ; mettant ainsi de côté sa substance même, à savoir, la prévention des conflits. Cette malheureuse idée peut étonner sur un territoire qui pratique assez largement le droit préventif. La palette d’utilisation du droit préventif est assez riche et concerne aussi bien le logement locatif, la protection des droits de la personne, la santé et la sécurité au travail que l’éthique professionnelle.

La réticence à étendre le droit préventif à d’autres domaines vient peut-être de ce que certains y voient un retour à des modes archaïques de résolution des conflits qui font penser à la communauté traditionnelle d’antan. De plus, les coûts de la conciliation sont souvent autant élevés que ceux de la justice traditionnelle.

Le souci du développement harmonieux du droit préventif a conduit Pierre Noreau à énoncer des conditions d’implantation du droit préventif et, en cela, son livre est assez novateur. Il préconise la non-utilisation abusive des pratiques alternatives au risque de les vider de leur substance, s’insurge contre l’utilisation de droit préventif comme technique juridique et reconnaît l’inexistence de précédents tirés de pratiques issues du droit préventif.

Toutes ces difficultés soulevées viennent difficilement occulter le fait que la pratique du droit alternatif requiert plusieurs disciplines. Ces différents domaines du savoir mobilisés pour l’occasion viennent à coup sûr enrichir la science et permettre la collaboration entre experts et chercheurs d’horizons différents afin de rendre ou de rétablir la justice et l’équité entre les individus dans la cité. Le droit préventif n’est-il pas alors finalement que le droit au-delà du droit ?