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Le système de protection de la jeunesse et la magistrature du Québec sont-ils prêts à donner à l’adoption coutumière autochtone la part qui lui revient ? En juin 2017, le législateur a modifié le droit en matière d’adoption. Il a inséré au Code civil du Québec[1] un mécanisme destiné à reconnaître l’adoption coutumière autochtone et à lui attribuer les effets d’une adoption légale[2]. Cette reconnaissance se veut une réponse aux difficultés, parfois importantes, engendrées par l’indifférence de l’État québécois quant à la prise en charge d’un enfant autochtone selon la pratique coutumière[3]. La confirmation des droits autochtones consacrée par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982[4] renforce le besoin impératif d’agir à cet égard[5]. Ainsi, le fonctionnement potentiel du nouveau mécanisme attirera l’attention de plusieurs lecteurs. Ceux-ci peuvent être motivés par un engagement théorique ou politique orienté vers le pluralisme juridique, un souci positiviste de respecter les exigences constitutionnelles ou un intérêt quant à la sécurité et à l’épanouissement des enfants autochtones.

Or, comme pour toute réforme, la réussite du mécanisme dépendra en grande partie de la réceptivité ou de la résistance manifestée par les acteurs qui le mettront en oeuvre[6]. La reconnaissance de l’adoption coutumière autochtone n’est pas une adaptation technique à l’intérieur du cadre législatif. Elle met fin au monopole des institutions étatiques concernant la modification de la filiation et accroît le rôle de la coutume comme source de droit. En comparaison, la reconnaissance de la procréation assistée et de l’adoption pour les couples de même sexe en 2002, quel qu’en ait été le caractère innovateur, n’a pas influé sur les rôles des institutions étatiques ni sur les poids relatifs des sources de droit. Cependant, des réticences et des difficultés sont à prévoir, sachant qu’il ne suffit pas de modifier une règle de droit pour changer les pratiques culturelles[7].

Tandis que des anthropologues et des juristes ont étudié les pratiques des communautés et des nations autochtones en matière d’adoption[8], notre texte apporte une perspective axée sur la culture juridique du droit civil du Québec[9]. Nous présenterons d’abord les dispositions principales reconnaissant l’adoption coutumière autochtone en droit civil québécois et quelques limites au geste de reconnaissance de la part des rédacteurs législatifs (partie 1). Ensuite, nous examinerons certains écueils qui se profilent à l’horizon, compte tenu du contexte dans lequel opéreront les nouveaux mécanismes (partie 2).

1 Le Code civil s’ouvre aux pratiques autochtones

L’élément phare des efforts législatifs pour tenir compte des pratiques familiales autochtones semble être l’adaptation du régime de l’adoption, quoique celui-ci ne parvienne pas à accommoder l’éventail de pratiques coutumières (1.1). Cependant, des amendements apportés au projet de loi no 113 ouvrent une autre avenue vers la reconnaissance étatique, soit la tutelle. La reconnaissance des pratiques autochtones par l’entremise de ces deux mécanismes reste par contre un exercice de traduction approximatif (1.2).

1.1 Le cadre de l’adoption plénière

Le coeur de la réforme s’inscrit dans le chapitre sur la filiation adoptive, au sein du livre du Code civil sur la famille. Sa « pièce maîtresse[10] » est la disposition suivante :

543.1. Peuvent se substituer aux conditions d’adoption prévues par la loi celles de toute coutume autochtone du Québec qui est en harmonie avec les principes de l’intérêt de l’enfant, du respect de ses droits et du consentement des personnes concernées. Ainsi, les dispositions du présent chapitre qui suivent, à l’exception de celles de la section III, ne s’appliquent pas à une adoption faite suivant une telle coutume, sauf disposition contraire.

Une telle adoption qui, selon la coutume, crée un lien de filiation entre l’enfant et l’adoptant est, sur demande de l’un d’eux, attestée par l’autorité compétente désignée pour la communauté ou la nation autochtone de l’enfant ou de l’adoptant. Toutefois, si l’enfant et l’adoptant sont membres de nations différentes, l’autorité compétente est celle désignée pour la communauté ou la nation de l’enfant.

L’autorité compétente délivre un certificat qui atteste de l’adoption après s’être assurée du respect de la coutume, notamment que les consentements requis ont été valablement donnés et que l’enfant a été confié à l’adoptant ; elle s’assure en outre que l’adoption est conforme à l’intérêt de l’enfant[11].

Le premier alinéa prévoit de soustraire une adoption coutumière autochtone aux dispositions concernant les conditions de l’adoption, l’ordonnance de placement et le jugement d’adoption ainsi que la confidentialité des dossiers. La section III, qui demeure applicable, énonce les effets de l’adoption. Pour qu’une adoption coutumière puisse se soustraire aux dispositions indiquées, elle doit satisfaire à trois principes ou être « en harmonie » avec ceux-ci : l’intérêt de l’enfant, le respect des droits de l’enfant et le consentement des personnes visées.

Le deuxième alinéa restreint la catégorie d’adoptions coutumières dont il est question. Bien que parfois la pratique ne modifie pas la filiation de l’enfant, cet alinéa prévoit uniquement la reconnaissance des adoptions qui, selon la coutume, créent « un lien de filiation » entre l’enfant et l’adoptant. De plus, cet alinéa introduit les notions de l’attestation d’une adoption coutumière et de l’autorité compétente. Tout comme la naissance se déroule avant d’être attestée par l’accoucheur[12], l’adoption coutumière a lieu avant son attestation par l’autorité compétente. Autrement dit, tandis que le tribunal « prononce » l’adoption légale, l’autorité compétente ne le fait pas dans le cas de l’adoption coutumière[13]. En effet, aucun rôle n’est explicitement attribué au tribunal. Le législateur québécois n’a pas emboîté le pas à la Colombie-Britannique, où la loi habilite les tribunaux à « reconnaître » que l’adoption d’une personne en conformité avec la coutume autochtone produit les effets d’une adoption légale[14].

Le troisième alinéa énonce la responsabilité de l’autorité compétente. Avant de délivrer un certificat d’attestation de l’adoption, l’autorité compétente doit vérifier que les conditions préalables sont remplies. Il n’est pourtant pas précisé qui, le cas échéant, aurait la capacité de remettre en question ou de valider les vérifications faites par l’autorité compétente, lacune sur laquelle nous reviendrons.

Deux nouvelles dispositions précisent les effets d’une adoption coutumière autochtone dès qu’elle est reconnue par le droit civil :

577. L’adoption confère à l’adopté une filiation qui succède à ses filiations préexistantes.

Cependant, dans le cas d’une adoption par le conjoint du père ou de la mère de l’enfant, la nouvelle filiation succède uniquement à celle qui était établie avec l’autre parent, le cas échéant.

Quoiqu’il puisse y avoir une reconnaissance de ses liens préexistants de filiation, l’adopté cesse d’appartenir à sa famille d’origine, sous réserve des empêchements de mariage ou d’union civile.

577.1. Lorsque l’adoption est prononcée, les effets de la filiation préexistante prennent fin. L’adopté et le parent d’origine perdent leurs droits et sont libérés de tout devoir l’un envers l’autre. Le tuteur, s’il en existe, perd ses droits et est libéré de ses devoirs à l’endroit de l’adopté, sauf de son obligation de rendre compte. Il en est de même lorsqu’un certificat d’adoption coutumière autochtone est notifié au directeur de l’état civil, sous réserve de dispositions contraires conformes à la coutume autochtone mentionnées au certificat[15].

L’affirmation que l’adoption coutumière produit une nouvelle filiation est conforme avec la restriction selon laquelle le Code civil s’intéresse uniquement aux adoptions coutumières qui rattachent l’enfant à l’adoptant par un lien filial[16]. La cessation d’appartenance à la famille d’origine enseigne qu’une « reconnaissance de […] liens préexistants de filiation[17] », même lorsqu’elle est mentionnée sur un certificat d’adoption coutumière[18], n’est que symbolique. Quoique le lien de filiation original se rompe[19], et que ses effets cessent généralement[20], des droits et des obligations peuvent survivre entre l’adopté et le parent d’origine. Cette possibilité émerge discrètement de la référence aux « dispositions contraires […] mentionnées au certificat[21] », et des précisions concernant le certificat.

Dans le livre sur les personnes, une nouvelle section traite de la notion de l’autorité compétente. Le Code civil affirme laconiquement : « L’autorité compétente pour délivrer un certificat d’adoption coutumière autochtone est une personne ou un organe domicilié au Québec désigné par la communauté ou la nation autochtone[22]. » L’acte de désignation d’une telle autorité doit être notifié au directeur de l’état civil dans un délai de 30 jours. Celui-ci doit également être avisé de la date à laquelle l’autorité cesse d’être compétente, et ce, dans le même délai[23]. Ailleurs dans ce livre du Code civil, les modalités du certificat d’adoption coutumière sont précisées :

132.0.1. Le certificat d’adoption coutumière autochtone énonce le nom de l’enfant, son sexe, les lieu, date et heure de sa naissance et la date de l’adoption, le nom, la date de naissance et le domicile des père et mère d’origine et ceux des adoptants de même que le nouveau nom attribué à l’enfant, le cas échéant.

Il fait mention que l’adoption a eu lieu dans le respect de la coutume autochtone applicable et, s’il y a lieu, de la reconnaissance d’un lien préexistant de filiation et il précise, le cas échéant, les droits et les obligations qui subsistent entre l’adopté et un parent d’origine.

Le certificat énonce la date à laquelle il est fait, les nom, qualité et domicile de son auteur et il porte la signature de celui-ci[24].

L’autorité qui délivre un certificat d’adoption coutumière autochtone doit en aviser le directeur de l’état civil dans un délai de 30 jours[25]. Sur la demande d’une personne intéressée, un nouvel acte de l’état civil peut être dressé[26]. Le Code civil prévoit aussi une démarche permettant de reconnaître au Québec l’adoption coutumière autochtone d’un enfant domicilié ailleurs au Canada[27].

L’autre élément majeur à signaler pour l’instant est la subordination de l’adoption coutumière au système de la protection de la jeunesse. Il est précisé désormais dans la Loi sur la protection de la jeunesse qu’un certificat d’adoption coutumière autochtone ne peut être délivré relativement à un enfant entre le moment du signalement à l’égard de celui-ci et la fin de l’intervention du directeur de la protection de la jeunesse, sans l’avis de ce dernier[28].

Le législateur a-t-il suivi ses homologues ailleurs au pays en se donnant « une version plutôt pauvre du droit coutumier[29] » ? Les propositions retenues sont généralement fidèles aux recommandations formulées dans le rapport du Groupe de travail sur l’adoption coutumière en milieu autochtone. Il est toutefois clair que les modifications apportées au régime d’adoption n’englobent pas l’importante diversité de la pratique coutumière[30]. Dès le début de ses réflexions, le législateur s’était donné la prémisse discutable selon laquelle l’adoption civile était le meilleur analogue de ce qui est couramment appelé l’« adoption coutumière autochtone ». S’en est suivi son choix de se concentrer sur l’accès au régime général d’adoption. Or, selon des chercheurs abordant le contexte innu, « ce qu’on pourrait appeler “adoption coutumière” […] est beaucoup plus fluide que l’adoption de droit québécois, même si elle peut aboutir à la création d’un véritable lien de filiation[31] ». Au lieu de survenir à un moment déterminé, cette création « se cristallise plutôt graduellement. Elle est en principe temporaire et réversible[32] ». Il est même suggéré que les pratiques coutumières de nombreuses communautés s’apparentent plus à la garde du droit civil qu’à l’adoption de ce dernier[33].

En effet, plusieurs caractéristiques du modèle d’adoption du Code civil s’éloignent des pratiques coutumières. C’est notamment le cas de l’exclusivité de la filiation adoptive, qui se substitue à la filiation originale[34]. Cet aspect contredit la recommandation du Groupe de travail. Celui-ci préconisait la possibilité du « maintien d’un lien préexistant de filiation[35] », compte tenu des « effets variables [de l’adoption coutumière] selon les coutumes des communautés ou des nations[36] ». Une autre divergence est la permanence de la filiation adoptive, puisqu’il n’est prévu aucune démarche pour renverser l’opération. Soulignons aussi la présomption voulant que l’adoption ait lieu à un moment déterminé[37] ou la notion selon laquelle les brèves lignes d’un certificat peuvent représenter la complexité fluide des droits et des obligations qui pourraient persister entre l’adopté et un parent d’origine[38]. Même le concept d’une « autorité compétente » pourrait être étranger à la pratique coutumière et aux conceptions non positivistes du droit autochtone[39]. Avant de trop critiquer la démarche du législateur, nous devons reconnaître que l’étude détaillée du projet de loi no 113 effectuée par la Commission des institutions a engendré des amendements de dernière minute significatifs, vers lesquels nous nous tournons maintenant.

1.2 La tutelle plus souple, pour compléter la prise en compte de la coutume ?

En juin 2017, la Commission des institutions a proposé des amendements au projet de loi no 113 afin d’insérer, dans le livre du Code civil sur les personnes, le régime de la « tutelle supplétive ». Il en résulte que « [l]e père ou la mère d’un enfant mineur peut désigner une personne à qui déléguer ou avec qui partager les charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale lorsqu’il est impossible pour eux ou pour l’un d’eux de les exercer pleinement[40] ». S’ensuivent les modalités de cette forme de tutelle, y compris l’exigence qu’une telle délégation soit autorisée par le tribunal[41]. D’ailleurs, pour répondre à la critique selon laquelle l’ouverture au régime d’adoption légale accommoderait insuffisamment la flexibilité des pratiques coutumières[42], les amendements prévoient une dérogation aux conditions de base de la tutelle :

199.10. Peuvent se substituer aux conditions de la tutelle supplétive celles de toute coutume autochtone du Québec qui est en harmonie avec les principes de l’intérêt de l’enfant, du respect de ses droits et du consentement des personnes concernées. Ainsi, les dispositions de la présente section ne s’appliquent pas, à l’exception des articles 199.6 et 199.7[43].

Une telle tutelle est, sur demande de l’enfant ou du tuteur, attestée par l’autorité compétente désignée pour la communauté ou la nation autochtone de l’enfant ou du tuteur. Toutefois, si l’enfant et le tuteur sont membres de nations différentes, l’autorité compétente est celle désignée pour la communauté ou la nation de l’enfant.

L’autorité compétente délivre un certificat qui atteste de la tutelle après s’être assurée du respect de la coutume, notamment que les consentements requis ont été valablement donnés et que l’enfant a été confié au tuteur ; elle s’assure en outre que la tutelle est conforme à l’intérêt de l’enfant.

L’autorité est une personne ou un organe domicilié au Québec désigné par la communauté ou la nation autochtone. Elle ne peut, lorsqu’elle est appelée à agir, être partie à la tutelle[44].

Tandis que le certificat d’adoption coutumière autochtone doit être signalé au directeur de l’état civil, celui qui atteste une tutelle coutumière n’a pas à l’être, puisqu’il ne modifie aucunement la filiation de l’enfant. En 2017, la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, a présenté l’article 199.10 comme une reconnaissance « des actions qui sont prises par des parents qui comprennent une délégation de la garde […] sans nécessairement venir modifier les liens de filiation[45] ». Elle a par ailleurs reconnu que la fluidité des pratiques autochtones a inspiré le régime général de la tutelle supplétive, mouvement d’idées qu’elle a qualifié de « très beau[46] ».

L’ajout de cette voie de rechange à l’adoption plénière parvient-il à harmoniser le Code civil avec les pratiques coutumières autochtones ? Commentant le projet de loi no 113 avant l’amendement qui est venu inclure la tutelle supplétive, les professeurs Sébastien Grammond et Christiane Guay craignaient que les techniques favorisées n’aient « pour effet de rigidifier une institution qui se veut flexible[47] ». À ce moment-là, seules les pratiques coutumières établissant une nouvelle filiation semblaient dans l’attente de recevoir l’aval de l’État. Il était alors envisageable que les communautés autochtones modifient leurs coutumes, ou du moins le récit qu’elles en font, afin de profiter du seul modèle de reconnaissance étatique. Selon cette hypothèse, les communautés autochtones auraient pu être tentées de laisser entendre que leur coutume crée un lien de filiation entre l’enfant et l’adoptant. C’est l’effet de canalisation (channelling), concept qui émane lorsque le législateur considère finalement des pratiques familiales longtemps ignorées par le droit[48].

Certes, la tutelle supplétive comme seconde forme de reconnaissance adoucit le choix vraisemblablement sévère qui se dessinait naguère entre opter pour le moule de l’adoption ou composer avec l’invisibilité juridique. Il serait néanmoins erroné de présumer que les amendements habilitent le droit civil à répondre parfaitement aux coutumes familiales autochtones. Afin que l’État cesse de les ignorer, certaines communautés autochtones ont répondu à l’appel « de rendre leur droit intelligible à la société dominante[49] ». Celles-ci ont pris le risque de représenter leurs coutumes, de façon approximative, par les mots et les concepts civilistes d’adoption et de tutelle. La conséquence en est que le Code civil présuppose qu’il convient de diviser les pratiques coutumières en trois catégories : celles qui ne méritent pas la moindre reconnaissance étatique ; celles qui produisent un lien de filiation et qui se qualifient, par conséquent, à titre d’« adoption » ; et celles qui se caractérisent comme une « tutelle ». Ces trois catégories ne se dégagent pourtant pas organiquement de la coutume, qui n’a pas nécessairement un homologue exact du concept civiliste de la filiation. Elles découlent plutôt de la loi. Rappelons que la réforme du droit de la famille (ou de n’importe quel domaine) ne sera en aucun temps entièrement fidèle aux pratiques qui l’inspirent et que les catégories juridiques, quelle que soit leur subtilité, n’accommoderont jamais toute la richesse des pratiques sociales[50]. Il est de la nature de la réglementation juridique de forcer des choix entre les catégories, et ce, parfois avec des coûts importants. Par exemple, la famille recomposée non autochtone, soucieuse de régulariser la place du beau-parent, peut être aux prises avec le choix déchirant de procéder ou non à une adoption par consentement spécial, sachant que cette personne incarne un rôle qui se situe à cheval entre celui du « parent » et du « tiers ». D’ailleurs, le nouveau chemin de la tutelle supplétive n’augmente pas les options lorsque les parents restent en mesure d’exercer l’autorité parentale[51]. Le contexte autochtone possède toutefois un caractère spécifique : l’usage du droit étatique traîne un lourd bagage colonial. Cela fait en sorte qu’un écart accentué entre les rapports familiaux et leur représentation juridique risque d’être perçu plus violemment.

Quoi qu’il en soit, il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure les familles autochtones se prévaudront des nouveaux mécanismes. On ne peut déterminer non plus pour le moment dans quelle mesure les avantages du régime de l’adoption — notamment sa transférabilité hors du Québec — encourageront les gens à opter pour le cadre de l’adoption plutôt que celui de la tutelle, même dans les cas où cette dernière s’apparenterait plus à la coutume. Nonobstant les limites de la reconnaissance préconisée par le projet de loi no 113, espérons que la culture juridique étatique se lance, l’esprit et le coeur ouverts, dans une « acculturation réciproque », par laquelle elle respecte « la nécessité pour le système dominant d’accueillir une altérité sans la trahir[52] ». Nous nous tournerons ci-dessous vers les conditions potentielles de cet accueil.

2 La réception qui attend les innovations

Dans cette partie, nous illustrerons le contexte dans lequel s’insère le nouveau régime, y compris certains signes de fermeture à l’égard de l’adoption coutumière (2.1). Par la suite, nous nous pencherons sur un écueil potentiel du régime, soit l’ingérence étatique par l’entremise du critère de l’intérêt de l’enfant (2.2).

2.1 Une culture juridique peu accueillante ?

Sans vouloir être trop pessimiste, nous prédisons que la culture juridique qui règne au Québec ne concédera pas facilement à l’adoption coutumière autochtone la place qui lui est due. Les nouvelles dispositions s’insèrent non pas à l’intérieur d’un vide, mais bien dans une culture juridique réticente devant cette pratique, sinon hostile à cette dernière.

La position classique du droit civil québécois a longtemps été que l’adoption coutumière n’a aucun effet sur la filiation de l’enfant qui en est l’objet. Puisque la législation québécoise ne permettait de faire changer un lien de filiation que par une instance judiciaire, une telle adoption équivalait « tout au plus à une simple délégation d’autorité parentale[53] ». L’adoption coutumière a parfois été mentionnée comme une situation de fait dont le juge peut tenir compte afin, par exemple, de diminuer l’apparence d’abandon parental[54].

Jusqu’à tout récemment, la doctrine éclairait peu la pertinence de l’adoption coutumière en droit québécois. Le professeur Ghislain Otis a bien résumé la situation : « les ouvrages de doctrine exposent le droit de l’adoption au Québec, c’est-à-dire celui édicté par le seul Code civil et la législation connexe, et non les droits de l’adoption[55] ». Les références classiques en droit familial québécois ne font aucune mention de l’adoption coutumière[56]. Une monographie spécialisée aborde le sujet, mais en reflétant l’approche positiviste qui conforte le monopole réglementaire du droit civil. Il est toutefois possible de relativiser la perspective de la culture juridique dominante. Ainsi, la pratique d’adoption qui, pour l’observateur civiliste, se réalise « en marge du cadre juridique prévu au Code civil[57] » pourrait, pour l’Autochtone qui la vit, se concrétiser au centre d’un univers normatif.

Par ailleurs, l’approche du droit civil concernant d’autres éléments du système juridique risque d’empêcher une forte reconnaissance de l’adoption coutumière. Quoique la coutume reste une source de droit au Québec, elle est « marginalisée[58] ». Les juges adhéreraient plus instinctivement au « culte du texte de loi et de la légalité[59] » et ils n’ont plus l’habitude de voir la coutume modifier l’état civil[60]. L’adoption coutumière s’oppose à la conception de l’adoption comme relevant impérativement du contrôle administratif et judiciaire étatique[61], conception qui découle du caractère d’ordre public de la filiation. Bien que toute société ait connu des adoptions officieuses[62], l’adoption coutumière s’oppose au mouvement par lequel l’État québécois s’est affirmé en élargissant son pouvoir d’intervention dans la sphère intime et familiale. Par exemple, à la suite d’un processus échelonné sur plus d’un siècle, l’État s’est substitué à l’Église à la tête du système de gestion des actes de l’état civil[63]. À un certain moment, la réglementation de l’adoption a même constitué « une étape supplémentaire dans le conflit latent entre l’Église et l’État[64] ».

Étant donné le rôle que joue souvent la parenté, l’adoption coutumière ne se conforme pas non plus au modèle de la famille nucléaire bisexuée. Ce dernier s’est montré résilient en droit québécois, même lorsque le législateur a voulu s’en écarter afin de tenir compte de la diversité familiale. C’est ainsi qu’en 2002 la reconnaissance de la réalité parentale des couples de même sexe ne s’est éloignée ni du maximum de deux parents[65] ni du dualisme sexué[66]. De plus, au sein du régime mis en place pour les couples lesbiens, les modes de preuve de la filiation sont calqués sur ceux de la filiation par le sang, quels qu’en soient les inconvénients[67]. L’État québécois s’ouvre donc parfois aux échanges avec l’Autre, mais il garde ses vieux moules juridiques à portée de main. Il semble rechercher des équivalents chez l’Autre de ses propres façons de penser, d’agir et de définir ce qu’est une famille.

L’expérience québécoise en matière d’adoption internationale a-t-elle préparé le terrain pour une réception réussie de l’adoption coutumière autochtone ? Dans une étude significative, la professeure Carmen Lavallée aperçoit « des analogies manifestes avec l’adoption internationale en ce qui concerne l’intégration des différences culturelles[68] ». Jusqu’à tout récemment, l’État semblait traiter ces formes d’adoption de façon opposée. L’adoption internationale a été intégrée au Code civil et les principes de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale font dorénavant partie du droit provincial[69]. Quant à l’adoption coutumière autochtone, comme nous l’avons rappelé, ses effets ont été niés à maintes reprises. L’exemple de l’adoption internationale pourrait-il instruire les juges québécois ? Selon la littérature en sciences sociales, elle rend possible la perturbation des normes dominantes de la parenté occidentale et de la « famille nucléaire blanche idéalisée[70] ». La propagation des pratiques liées à la préservation de la culture (culture keeping) a pour objet d’assurer que les adoptés s’initient à la culture de leur pays d’origine et l’apprécient. Ces pratiques viendraient enrichir, voire métisser, la culture nationale[71].

Toutefois, il faut se garder d’exagérer l’ampleur de la rencontre avec l’Autre provoquée par l’adoption internationale. Lorsque les pratiques d’un pays d’origine et l’adoption plénière de l’État d’accueil occasionnent « un conflit de civilisations plus qu’un conflit de lois[72] », c’est l’adoption plénière qui l’emporte. En dépit de son apparence transformatrice, l’adoption internationale participe à la reproduction sociale par l’intermédiaire de la famille nucléaire et elle pourrait donc être considérée comme « une approche étonnamment conventionnelle d’agrandir la famille[73] ». Certes, elle entraîne un certain pluralisme puisqu’il est indéniable que le pays d’accueil n’existe pas seul. Néanmoins, la rencontre entre l’État et d’autres nations ou cultures a lieu selon les termes propres à ce premier et d’après sa conception de l’intérêt de l’enfant. Les pratiques de la préservation de la culture demeurent factuelles et elles ne s’arrogent aucun effet juridique[74]. Bref, l’adoption internationale réconforte le pouvoir et le prestige du pays adoptant en augmentant sa population, et ce, à travers ses instances.

En revanche, la reconnaissance des pratiques parentales autochtones — qu’il s’agisse d’une « adoption » ou d’une « tutelle » — requiert des tribunaux quelque chose d’inédit. Elle exige que ceux-ci cèdent du terrain aux « autorités compétentes » et, par l’entremise de celles-ci, aux communautés et aux nations autochtones. Conscient des difficultés potentielles de l’implantation d’un régime, le Groupe de travail a recommandé aux gouvernements de financer des mesures assurant sa mise en oeuvre effective[75]. Dans le cas du système de la protection de la jeunesse et de la magistrature, il est certain que le changement de culture qui s’impose exigera plus qu’une heure ou deux de formation continue.

2.2 L’« intérêt de l’enfant » et le contrôle potentiel

Quel contrôle étatique de l’adoption autochtone peut-on anticiper en vertu du nouveau régime ? Dans un texte publié avant la proposition québécoise, le professeur Otis affirmait qu’« un mécanisme d’enregistrement administratif des adoptions coutumières, sans filtrage judiciaire, paraît nettement plus à même de sauvegarder l’autonomie et l’intégrité de l’ordre normatif autochtone[76] ». Un tel mécanisme échapperait au « contrôle rigoureux » qu’exercent souvent les tribunaux sur les droits autochtones pour en assurer la compatibilité avec les valeurs fondamentales du système juridique canadien[77].

Le Québec a-t-il réussi à éviter le filtrage judiciaire et son « risque réel de déformation judiciaire du droit autochtone[78] » ? Il est vrai que le régime ne prévoit pas la possibilité pour le directeur de l’état civil de vérifier un certificat d’adoption coutumière qui lui est notifié, pas plus qu’il n’autorise un tiers à contester un certificat. Se pose alors la question, à savoir si toute contestation serait irrecevable. Le langage du contrôle judiciaire qualifierait différemment les conditions préalables dont l’autorité compétente doit s’assurer. Le transfert de l’enfant serait une question de fait. Pour leur part, le respect de la coutume et la conformité à l’intérêt de l’enfant soulèveraient des questions mixtes de droit et de fait. Ce seraient les constats concernant les questions mixtes qui risqueraient d’être le plus contestés[79]. D’ailleurs, il a été suggéré, sur la base du précédent projet de loi, que « rien n’empêchera une partie intéressée de s’adresser au tribunal pour contester un certificat d’adoption coutumière pour non-respect des conditions de fond posées par le Code, telles que le respect de l’intérêt de l’enfant et de ses droits[80] ». Un certificat d’adoption coutumière pourrait aussi être contesté au motif que l’adoption n’a pas été effectuée en conformité avec la coutume autochtone[81]. Il en va de même pour un certificat attestant qu’une tutelle supplétive est présente selon la pratique coutumière, bien que les enjeux soient moindres dans ce dernier cas.

Alors, que feraient le fonctionnaire ou le juge qui, pour une raison ou une autre, se trouveraient à douter du bien-fondé d’un certificat, voire de la fiabilité d’une autorité compétente ? Ils pourraient se référer au principe selon lequel une intervention d’office s’impose dès lors que sont menacés l’ordre public ou la sécurité d’un enfant. L’expérience nous porte à croire qu’il leur serait difficile de ne pas opérationnaliser leurs doutes, même s’ils envisageaient le nouveau régime québécois tel le reflet d’une appréciation législative de l’intérêt de l’enfant autochtone in abstracto[82]. Ils pourraient aussi considérer la reconnaissance de l’adoption coutumière comme une exception au régime général nécessitant une interprétation restrictive afin d’en protéger l’intégrité.

L’obstacle principal à la reconnaissance étatique de l’adoption coutumière a été l’« intérêt de l’enfant », critère qui conditionne le pouvoir judiciaire d’ordonner une adoption[83]. Une dichotomie s’est alors dessinée entre le système d’adoption étatique, qui assurerait le respect des droits de l’enfant, et celui de la coutume, qui ne le ferait pas. L’adoption coutumière court-circuiterait l’enquête et l’évaluation du directeur de la protection de la jeunesse, par lesquelles il vérifie que toute adoption respecte l’intérêt et les droits de l’enfant.

Le nouveau régime incorpore ce critère aux articles 199.10 et 543.1, mais des explications contradictoires sur la place réservée à l’intérêt de l’enfant au sein des pratiques coutumières risquent de préoccuper les acteurs étatiques. Pour le Groupe de travail, l’adoption coutumière se fait dans l’intérêt de l’enfant, « tout en tenant compte qu’en milieu autochtone, la notion d’intérêt englobe l’intérêt de la famille, de la communauté et de la nation et vise notamment la protection de l’identité, de la culture, des activités traditionnelles et de la langue[84] ». Or, une autre lecture soutient que l’adoption coutumière ne dépend normalement pas de l’intérêt de l’enfant[85] et qu’elle peut survenir pour des raisons « complètement étrangères aux besoins de l’enfant tels que définis dans la culture québécoise[86] ».

Des doutes relativement à la volonté ou à la capacité des parties à l’adoption coutumière de respecter l’intérêt de l’enfant ont été exprimés, tant chez les autorités civiles que chez les rédacteurs législatifs. Les juges et les acteurs des services sociaux et du service de protection de la jeunesse du Québec semblent parfois percevoir l’adoption coutumière de manière « fort négative[87] », les institutions au sein desquelles ils travaillent ayant été entièrement « pensé[e]s et organisé[e]s à partir des normes québécoises et canadiennes, ou à partir du cadre imposé par des gouvernements coloniaux[88] ». Ces acteurs soupçonneraient donc qu’une telle adoption va à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, « que seuls le droit étatique et l’intervention de la direction de la protection de la jeunesse seraient en mesure de garantir[89] ». Par exemple, tout en admettant les vertus de l’adoption coutumière — dont la transparence, l’absence de confidentialité et la légèreté procédurale —, un juge s’est inquiété à savoir si sa reconnaissance équivaudrait à « faire fi » de l’intérêt de l’enfant[90]. Pour une auteure experte, un contrôle exclusif de l’adoption coutumière de la part des communautés autochtones assurerait leur autodétermination, mais ce contrôle « soulève des inquiétudes sur le respect des droits individuels des enfants autochtones[91] ».

Dans la même veine, deux des projets de loi antérieurs prévoyaient que l’autorité compétente devait s’assurer que l’adoption coutumière était conforme à l’intérêt de l’enfant, « suivant une appréciation objective[92] ». La précision aurait exigé que l’évaluation de l’intérêt de l’enfant se fasse selon les critères développés par la jurisprudence[93]. D’après les professeurs Grammond et Guay, cette précision témoignait « de la méfiance des autorités québécoises de protection de la jeunesse envers l’adoption coutumière[94] ». Pour ces chercheurs, cette méfiance animait par ailleurs l’assujettissement de l’adoption coutumière au système de protection de la jeunesse ; les contraintes proposées ou posées quant à la reconnaissance de l’adoption coutumière « supposent que celle-ci ne garantit pas l’intérêt de l’enfant concerné[95] ». Quoique cette précision n’ait pas été retenue, l’attitude qui l’avait inspirée pourrait forcément survivre à sa suppression, voire venir hanter le libellé finalement sanctionné. Parfois, des acteurs juridiques — tant officiels qu’officieux — laissent entendre que, peu importe les mots consacrés au recueil ou mis à l’écran, le texte demeure un palimpseste qui conserve les traces des versions antérieures[96].

La relation entre l’État et l’ordre normatif autochtone s’articule à travers plusieurs conceptions de l’intérêt de l’enfant, et il convient d’en distinguer trois. Selon la première, l’adoption est une affaire individuelle qui concerne un enfant, son intérêt et ses droits. C’est ainsi que les tribunaux québécois, d’après une revue de la jurisprudence, ont tendance à opposer l’intérêt de la communauté autochtone à l’intérêt de l’enfant ; ils contrastent la figure de l’enfant comme titulaire de droits avec celle de l’enfant comme objet assujetti aux besoins des autres[97]. Cette conception se formule plus ou moins subtilement. Tout en insistant sur le fait que l’enfant « conserve en toute circonstance son identité propre et son individualité distincte de celles de ses parents et de sa communauté[98] », un jugement a reconnu que l’intérêt de l’enfant autochtone est pris « dans son sens large et doit tenir compte des particularités culturelles et coutumières autochtones[99] ». Le législateur vient de consacrer cette approche dans la Loi sur la protection de la jeunesse, qui précisera dorénavant que les facteurs pertinents relativement à l’évaluation de l’intérêt de l’enfant autochtone incluent la « préservation de son identité culturelle[100] ». Cette loi énoncera également une préférence à offrir à l’enfant autochtone un milieu de vie substitutif qui sera en mesure de préserver son identité culturelle[101].

Selon la deuxième conception, l’intérêt de l’enfant autochtone doit s’interpréter en tenant compte à la fois de ses droits collectifs et de ses droits individuels. Le droit de l’enfant à la protection de son identité culturelle devrait être protégé « en tant que droit » et pas seulement comme une des facettes de sa situation[102]. Bien que les droits collectifs s’affirment davantage sous cette conception, ils demeurent opposés aux droits individuels : l’enfant est titulaire de deux types de droits et ceux-ci peuvent entrer en conflit. Suivant cette conception, les droits dont jouit l’enfant se sont multipliés, mais l’acteur étatique est toujours censé être en mesure de les comprendre et de déterminer la meilleure manière d’en assurer la protection.

La troisième conception s’affranchirait du dualisme par lequel la question débattue est de savoir si, oui ou non, l’intérêt de l’enfant est respecté. Appelons cette conception celle de l’agnosticisme et de l’humilité. Elle admettrait l’incertitude de la notion de l’intérêt de l’enfant et la spécificité historique de son interprétation[103]. Ce critère « figure au rang des concepts juridiques dont le sens et la portée appartiennent à l’univers de l’imprécision et de l’incertitude[104] ». Malgré ce flou, l’élaboration du critère par les juges n’est pas aléatoire. Plus précisément, les tribunaux ont façonné une approche occidentale, libérale et individualiste de l’intérêt de l’enfant axée sur la cellule nucléaire[105], aux antipodes des approches plus collectives des communautés autochtones[106]. Ces approches contradictoires démontrent que l’« intérêt » d’un enfant dans ses circonstances n’a pas d’existence objective, mais dépend d’une appréciation subjective. Puisqu’il n’y a pas d’interprétation neutre, il convient de préciser, selon le cas, s’il est question d’une interprétation libérale et individualiste ou d’une interprétation autochtone de l’« intérêt de l’enfant ».

La propension à l’humilité pour laquelle nous plaidons ici nous inciterait à admettre le caractère provisoire et potentiellement imparfait de chaque détermination de l’« intérêt de l’enfant », y compris celle des décideurs étatiques. Que l’interprétation de l’intérêt de l’enfant autochtone par le juge étatique ait « peu à voir avec celle qu’en feront les Autochtones » ne serait pas le signe d’une erreur d’une part ou de l’autre, mais plutôt l’indice « des différences entre les cultures dans lesquelles s’inscrit ce principe en apparence commun[107] ». La question juste serait la suivante : quel acteur est le mieux placé pour faire prévaloir sa conception imparfaite, façonnée comme elle est par la culture dont elle a émergé ?

De son côté, l’autorité compétente autochtone soulèverait les préjugés historiques que les interprétations étatiques de l’« intérêt de l’enfant » ont infligés aux enfants autochtones et à leurs communautés. Peu importe les motivations des acteurs, le système de la protection de la jeunesse a agi comme une arme puissante de la colonisation tout au long du xxe siècle et ses ravages se font encore sentir aujourd’hui[108]. Il serait alors inapproprié d’opposer les imperfections constatées des pratiques éducatives autochtones au faux idéal de la protection de la jeunesse imposée par l’État. Il faut rester vigilant à l’égard du présupposé ethnocentrique selon lequel l’État serait une entité entièrement bienveillante par opposition aux minorités, soupçonnées d’abuser les droits et intérêts fondamentaux de leurs membres[109].

Concrètement, quelle approche technique se dégage de notre conception de l’agnosticisme et de l’humilité ? La proposition que les certificats d’adoption coutumière jouissent d’une immunité serait contre-intuitive pour plusieurs initiés de la culture juridique québécoise[110]. Or, l’adoption coutumière ne s’effectue pas grâce à une délégation de pouvoir provenant du législateur, bien que l’habilitation de l’autorité compétente à attester l’adoption découle de la loi. De ce fait, la notion voulant que les tribunaux doivent toujours être en mesure de s’assurer que l’acte administratif respecte les limites d’une délégation ainsi que le principe selon lequel la Cour supérieure jouit d’un pouvoir général de contrôle judiciaire doivent être invoqués avec parcimonie[111]. L’intervention judiciaire peut éventuellement provoquer un argument fondé sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Serait-il envisageable de considérer que, lorsqu’il est confirmé que l’adoption a été attestée par l’autorité compétente dûment désignée, toute autre question relèverait des affaires internes de la communauté ? Une telle approche respecterait davantage le droit fondamental des peuples autochtones qu’une approche interventionniste[112].

Même si le certificat ne se voit pas accorder l’immunité, une retenue importante sera de mise, compte tenu des leçons de l’histoire et des droits fondamentaux autochtones. Le combat d’experts concernant les exigences d’une coutume donnée serait à éviter à tout prix. D’ailleurs, il serait délicat de soulever le non-respect de la coutume dans un contexte qui, de toute évidence, risquerait d’inciter certaines communautés à s’écarter de la leur. Au minimum, il incomberait au directeur de la protection de la jeunesse de tenir compte de ces éléments lorsque la reconnaissance d’une tutelle supplétive ou d’une adoption coutumière autochtone relèverait de son appréciation.

Conclusion

Après maintes tentatives, le législateur québécois est parvenu à modifier son régime d’adoption. Au lieu d’ignorer l’adoption coutumière autochtone, le Code civil lui accorde désormais une place, voire deux. Comme nous l’avons constaté, il reste à voir dans quelle mesure les communautés et les nations autochtones s’approprieront les mécanismes dont elles disposent maintenant. On peut aussi se demander comment elles composeront avec « l’épreuve de la traduction[113] », étant donné les divergences entre certaines de leurs pratiques et les mécanismes prévus. La ministre de la Justice et ses collègues d’autres partis politiques se sont félicités, à juste titre, d’avoir mené à terme une réforme qui traînait depuis longtemps[114]. Il serait ainsi tentant de comprendre la sanction du projet de loi comme l’aboutissement du processus de réforme[115]. Cependant, cette réforme du droit explicite et officielle restera incomplète tant et aussi longtemps qu’elle ne s’accompagnera pas d’une réforme implicite et officieuse de la part des fonctionnaires et des juges qui appliquent la loi[116]. Ceux-ci se doivent de reconnaître la nature distincte de l’adoption coutumière et la légitimité des évaluations qui diffèrent des leurs concernant les enfants autochtones. C’est à juste titre que des chercheurs en droit familial ont soulevé l’imprévisibilité des conséquences des réformes législatives, notamment à cause du rapport complexe entre la loi et la pratique sociale[117]. Pour notre part, nous faisons valoir que le rôle de la culture juridique mérite également une place dans ces réflexions.

* Doyen, titulaire de la Chaire Samuel Gale, Faculté de droit, Université McGill. Cette recherche a été financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada ainsi que par la Fondation du Barreau du Québec. L’auteur aimerait souligner la contribution de Justina Di Fazio, Priyanka Timblo, Jérémy Boulanger-Bonnelly et Benjamin Freeman. Pour leurs précieux commentaires sur des versions antérieures de son texte, il est redevable à Jérémy Boulanger-Bonnelly, Mélisande Charbonneau-Gravel, Pascale Cornut St-Pierre, Vincent Forray, Patrick Glenn, Cathy Herbrand, Nicholas Kasirer, Michel Morin, Adrian Popovici, Alexandra Popovici, Maia Stevenson, Régine Tremblay et Mark Walters, à ses étudiants et étudiantes en droit de la famille à l’automne 2017 ainsi qu’aux évaluateurs externes des Cahiers de droit. Le présent texte résulte de recherches entreprises pour une conférence offerte lors des Journées strasbourgeoises de l’Institut canadien d’études juridiques supérieures en juillet 2012 : l’auteur est reconnaissant envers les organisateurs de ce colloque pour une invitation qui s’est avérée si fructueuse.