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Le droit des sociétés par actions a longtemps été perçu telle une matière qualifiée de « technique », trop souvent laissée — voire abandonnée — entre les mains des praticiens. Depuis l’avènement des grandes entreprises (authentiques « firmes-mondes » de ce siècle comme les qualifient certains[1]) dont la constitution a été libérée des mains de l’État, cette discipline juridique a pris une tout autre ampleur et est devenue un terrain fertile à la recherche universitaire. Le numéro spécial que nous avons coordonné dans Les Cahiers de droit, avec l’appui de nos centres respectifs (le Centre d’études en droit économique (CÉDÉ) de la Faculté de droit de l’Université Laval et le Centre de recherches critiques sur le droit (CERCRID) de la Faculté de droit de l’Université de Saint-Étienne), le démontre bien.

Aujourd’hui, le droit des sociétés par actions doit être redécouvert pour y jeter un regard bien différent[2]. Depuis plusieurs années maintenant, il est en reconstruction[3] autour d’une philosophie fort éloignée de ce qui l’a aidé à se construire, une philosophie économique assimilant la société par actions à une boîte noire ou à un contrat[4]. Quelle est cette philosophie ? La responsabilité sociale des entreprises (RSE)[5]. De part et d’autre de l’Atlantique, les évolutions et les discussions dont le droit des sociétés par actions est l’objet sont guidées par ce nouveau cadre de réflexion. Le droit des sociétés par actions se saisit de la RSE[6]. Si parfois il échoue[7] ou si son évolution traduit imparfaitement ou insuffisamment les enjeux contemporains véhiculés par l’entremise de la RSE (sauvegarde de la nature, gestion du changement climatique, protection des droits de la personne, respect des communautés locales, recherche d’une plus grande justice dans la répartition des richesses, etc.), il est mû par une force irrésistible qui se traduit par une place grandissante faite à la RSE. Au risque de déplaire, le droit des sociétés par actions ne semble plus pouvoir être présenté sans évoquer sa composante RSE, qui gagne inlassablement du terrain en fait de densité, de portée, d’intensité et de garantie normative. La RSE traverse le droit des sociétés par actions et influe sur la constitution, la nature, la mission, l’objectif, la gouvernance, la structure, la responsabilité et la transparence des sociétés. Les textes réunis dans ce numéro spécial confirment cette transcendance de la RSE. C’est ce mouvement nouveau qui anime le droit des sociétés par actions[8] — qu’il soit québécois, canadien, français, européen, étatsunien, australien ou anglais notamment — que nous avons voulu capter et partager avec le lectorat.

Faut-il s’étonner de cette évolution du droit des sociétés par actions ? Nous ne le croyons pas, et la pandémie de COVID-19 a confirmé que la société attend plus de la part des entreprises. En 1942, le professeur Paul Roubier notait que, « [l]à où est le pouvoir, là doit être la responsabilité[9] ». De longue date, il a été prouvé que la société par actions permet l’accumulation de capitaux, faisant d’elle un véritable propriétaire et un centre de pouvoirs. À ce titre, le professeur Claude Champaud a brillamment montré il y a longtemps que la société par actions est une technique de concentration permettant à l’entreprise d’augmenter son pouvoir et sa puissance[10]. Devant les enjeux de pouvoirs que les entreprises soulèvent, et par rapport au sentiment d’impunité insupportable pour une partie de la population[11], le Droit a une responsabilité. Il apparaît comme le fondement même de l’existence du pouvoir des entreprises, particulièrement des plus grandes. Sans le Droit, en particulier le droit des sociétés par actions, leurs pouvoirs ne pourraient pas exister : « C’est l’ensemble de la structure légale de la corporation qui permet de construire les systèmes organisationnels propres à l’entreprise managériale, de fonder et de légitimer le pouvoir et l’autonomie de la direction, dans la gestion des actifs, les choix organisationnels et stratégiques, la gestion du travail[12]. » Par ailleurs, ce mouvement de responsabilisation grandissant s’inscrit dans une histoire juridique qui a consacré à certaines époques le caractère institutionnel de la société par actions et trouve un soutien dans les travaux de juristes nord-américains et européens tels que Margareth Blair, Isabelle Cadet, Isabelle Corbisier, Alain Couret, Simon Deakin, Kent Greenfield, Andrew Johnston, Andrew Keay, Ian Lee, Carol Liao, Martin Lipton, Catherine Malecki, Kathia Martin-Chenut, Colin Mayer, David Million, Lawrence Mitchell, Cécile Renouard, Benjamin Richardson, Jean-Philippe Robé, Janis Sarra, Beate Sjåfjell, Lynn Stout, Alain Supiot, Lorraine Talbot, Stéphane Vernac, Charlotte Villiers ; et d’autres plus anciens comme Adolph Berle, Claude Champaud, Michel Despax, Marcel Lizée, Pierre Verge ou Maurice Wormser.

Les auteurs de ce numéro spécial favorisent nettement cette recherche d’une responsabilisation des sociétés par actions en comparant la situation de part et d’autre de l’Atlantique. Au fil des textes, ils mettent l’accent sur des évolutions contemporaines avec un regard de droit des sociétés, ce qui dépasse les traditions juridiques. Le texte de Mme Emmanuelle Mazuyer constitue une forme d’avertissement quant à l’instrumentalisation possible de la RSE dans les droits des sociétés et du travail auxquels l’éthique et le juridique doivent apporter des réponses. Le texte de M. Yassine Ben Messaoud est l’occasion de revenir sur l’adoption récente en France de la fameuse Loi relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE[13], et l’entrée sur la scène juridique de la notion de « raison d’être ». Bien que l’existence d’un régime juridique spécifique attaché à cette notion soit incertaine, l’auteur en montre les potentialités pour rendre l’entreprise « vraiment responsable[14] ». Les professeurs Isabelle Desbarats et Ivan Tchotourian se concentrent sur une nouvelle forme d’entreprise lucrative : l’entreprise à mission. Ils posent un regard critique sur cette dernière et proposent une analyse juridique qui fait souvent défaut sur cette thématique. La comparaison de la France, du Québec, du Canada et de ses provinces ainsi que des États-Unis montre la diversité des règles entourant cette entreprise (qui est en réalité multiple) et la présence de risques sérieux liés à son développement. L’information est au coeur du texte de la professeure Julie Biron et de Mme Viviane Lavergne. Elles mettent en lumière la pression émanant des parties prenantes pour que les entreprises divulguent davantage d’informations touchant les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) et évaluent la pertinence du cadre réglementaire actuellement en place au Canada pour favoriser l’adoption par les grandes sociétés de comportements tenant compte des problèmes sociaux et environnementaux. Les textes du professeur Matthieu Zolomian et de M. Alexis Langenfeld ont un fil conducteur commun : la responsabilité de la société. Au travers d’un décryptage des évolutions législatives françaises ou des cas de jurisprudence de common law britannique et canadienne, ces auteurs prouvent que les règles de responsabilité de la société (notamment civile) sont devenues un enjeu de l’effectivité de la RSE, quitte à remettre en cause certains principes clés du droit des sociétés.

Du travail reste à faire, comme ce numéro spécial le montre : penser une redéfinition des devoirs des conseils d’administration et des investisseurs pour l’ouvrir à une perspective à long terme ; trouver l’équilibre entre rentabilité et objectif social ; établir le droit des marchés comme un outil de la responsabilisation du droit des sociétés par actions ; faire de la finance un relais du changement ; mieux mesurer l’effet des technologies ; assurer une protection aux victimes de montages juridiques complexes ; garantir l’effectivité des instruments de promotion de la RSE ; confronter l’assimilation entre personne morale et personne physique, par exemple dans le domaine de la protection des droits et des libertés. Derrière l’ensemble non exhaustif de ces pistes, c’est une analyse sociétale du droit des sociétés par actions qu’il faut encourager plus que jamais, analyse qui impose que la société par actions soit vue pour ce qu’elle est : une figure fondamentale de la société contemporaine (au point d’assumer un rôle politique[15]) qui ne peut plus être lue et comprise uniquement avec des outils économiques et limitée à une approche d’affaires (business)[16]. Ainsi que le souligne le professeur James O’Toole[17], de grandes figures entrepreneuriales l’ont compris dès les premières heures de l’avènement du capitalisme : l’entreprise et le système économique sont au service d’une fin qui dépasse la satisfaction de leurs seuls intérêts.

Il y a fort à parier que le droit des sociétés par actions de demain sera socialement responsable ou ne sera pas. Ne pourrait-on pas, paraphrasant les propos d’un secrétaire général des Nations Unies, affirmer que le droit des sociétés socialement responsable n’a pas été créé pour emmener la population au paradis, mais pour la sauver de l’enfer[18] ? Loin de politiser le débat (libéralisme, socialisme, progressisme), nous voulons simplement montrer ici que c’est une question de survie de l’humanité. Le droit des sociétés peut-il sauver le monde[19] ? Peut-être pas à lui seul, mais il doit contribuer à la solution. Si tel n’est pas le cas, il ne restera alors plus rien à sauver du monde.