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La place prise par la culture s’affirme dans les politiques régionales des deux côtés de l’Atlantique et celle-ci n’est plus seulement considérée pour sa finalité, mais devient un moyen et une condition essentielle du développement territorial (Teisserenc, 1997). On constate par ailleurs un renouveau de l’intérêt pour la culture au sein des sciences sociales, et tout particulièrement dans l’approche culturelle en géographie (Claval, 1999), mais les liens entre les phénomènes socio-spatiaux et l’intervention en matière de développement sont encore trop faibles pour s’enrichir mutuellement. Cette inadéquation vient notamment de la complexité des relations entre les diverses modalités de la culture et la multidimensionalité de l’espace, d’autant que celui-ci est à la fois vécu et projeté, lieu de vie et instrument de l’action planificatrice (Augustin et Berdoulay, 2000). Les variations culturelles, tant dans l’espace que dans le temps, s’inscrivent en effet dans des créativités et des diversités jamais atteintes jusque-là.
Les acteurs institutionnels régionaux ont recours à des stratégies pour animer leurs territoires, y assurer une visibilité accrue à un ensemble de pratiques et valoriser ses atouts environnementaux. Les modèles prédominants de culture légitime, souvent enfermés dans des sites réservés, ne suffisent plus à canaliser la demande, et l’on assiste à l’émergence de styles innovants qui, en brouillant les classements d’hier, renouvellent les types de participations. Dans ce jeu, les périphéries concurrencent le centre, même si ce dernier n’a pas cessé d’exister; les équipements se diversifient et se spatialisent, entraînant de nouvelles configurations entre villes, banlieues et campagnes, entre cultures classiques et cultures marginales, entre publics réservés et publics ouverts. Le Web, la fameuse toile mondiale qui permet de se promener de page en page et de site en site au moyen de liens hypertextes pour y glaner des informations mises à la disposition de tous, modifient les modes d’accès à la culture.
Or, ce constat de la place de la culture, du rôle qu’y jouent les arts, les sciences et les techniques, et de leurs capacités de mobilisation s’accompagne d’un paradoxe lié à la modestie des travaux qui leur sont consacrés. Alors que la culture devient un élément de développement, les études analysant les pratiques, les événements et les lieux culturels sont moins nombreuses que celles étudiant le commerce, l’industrie, les transports, les populations ou, plus récemment, les banlieues. Ce décalage vient de la difficulté à cerner l’objet d’étude, notamment par les géographes et les aménageurs qui laissent le champ libre à d’autres sciences humaines moins attentives à la dimension socio-spatiale du phénomène. Or, c’est justement à l’intersection des lieux et des pratiques que les changements se produisent et que les questions d’organisation et de politique publique se posent.
Les mutations dans l’organisation et la forme de l’action régionale, comme ceux concernant l’évolution des pratiques et des équipements qui lui sont liés, ne peuvent pas être saisis sans que l’on tienne compte des processus socioculturels qui innervent l’ensemble de la société contemporaine. Cinq d’entre eux ont souvent été soulignés : celui de la mobilité accélérée qui favorise un changement d’échelle urbaine remettant en question la distance physique comme indice de proximité sociale; celui de la rétraction du social qui correspond au délitement de l’organisation traditionnelle au profit d’un espace de parcours entre de multiples lieux; celui de la multiplication des moyens d’information et de communication qui agit dans l’espace social au détriment des relations personnelles directes; celui de la remise en cause de l’intégration par le travail qui a longtemps été un des fondements de l’organisation urbaine; et, enfin, celui de l’individuation qui devient un principe fondateur se distinguant de l’individualisme conçu comme un repli sur soi. Ainsi, la société holiste, qui donnait une relative cohésion aux espaces et assignait à chacun un statut et un rôle en dictant des comportements et des croyances, s’est affaiblie progressivement, laissant la place à une société d’individuation manifestant une conscience élargie d’appartenance, voire une multi-appartenance. Certains auteurs insistent sur le changement dû aux mutations technologiques pour comprendre l’émergence des processus de l’esprit, du mental, de l’information qui deviennent premiers par rapport l’organisation socioculturelle précédente (Gaudin, 1997; Castels, 1998).
Les recherches menées au Québec pour évaluer la prégnance de la région comme creuset de cohésion sociale à l’ère de la mondialisation ont l’avantage de fournir des indicateurs précis pour analyser les interactions qui se dessinent autour des réseaux informatiques et des transformations des modes de vie. Qu’il s’agisse de la diffusion du Web, de la mise en réseau via Internet des organismes régionaux ou des valeurs sociales émergentes, on assiste à de nouvelles relations entre processus culturels, territoires et cohésion sociale. Les contours de ces tensions prennent des formes diverses selon la sensibilité accordée aux quatre variables suivantes : le rapport global-local, le rapport privé-public, le rapport gouvernement-gouvernance et le rapport autonomie-hétéronomie (Huet et Saez, 2002).
Les processus identitaires autour de la culture dans les milieux locaux et régionaux s’inscrivent dans un contexte nouveau de diversité difficilement réductible à une vision simple. Le polycentrisme affiché, les espaces culturels à multiples facettes ne facilitent pas l’interprétation. C’est l’idée de fragmentation qui interroge le plus la forme des liens sociaux et de la cohésion sociale. On peut réexaminer les mutations de ces liens comme le proposent Ascher et Godart (2000) en considérant qu’une troisième solidarité, une solidarité réflexive, est en train de s’établir. Cette solidarité succèderait à celle, mécanique, des sociétés traditionnelles et à celle, organique, des sociétés industrielles. Dans cette version, si les fils tissés sont plus fragiles que ceux des sociétés précédentes, ils restent cependant résistants, même si le rapiéçage incessant du tissu lui donne des reflets changeants. Ces liens nouveaux sont illustrés ici par les textes où il est question d’Internet et de sa toile.
Appendices
Bibliographie
- ASCHER, F. et GODARD, F. (1999) Vers une troisième solidarité. Esprit, pp. 168-189.
- AUGUSTIN, J.-P. et BERDOULAY, V. (2000) Cultures vivantes : variétés et créativités en région. Sud-Ouest Européen, 8, pp. 1-4.
- CASTELLS, M. (1998) L’ère de l’information, tome 1, La société en réseaux. Paris, Fayard.
- CLAVAL, P. (1999) Qu’apporte l’approche culturelle à la géographie. Géographie et cultures, 31 : 5-24.
- GAUDIN, T. (1997) Un nouveau système technique. La Tribune Fonda, 125 : 37-43.
- HUET, Armel et SAEZ, Guy, dir. (2002) Le règne des loisirs. La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube.
- TEISSERENC, P. (1997) Le développement par la culture. L’Homme et la Société, 125 : 107-121.