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Un grand vent d’enthousiasme ou de folie souffle en ce moment en faveur de la gouvernance urbaine et de la cohésion sociale. Pour notre part, nous nous méfions toujours des thématiques oecuméniques qui peuvent traduire une sorte de découverte générale ou l’aveu implicite des insuffisances de la recherche… C’est particulièrement vrai de la cohésion sociale que l’on avait, dans les années 1970-1980, généreusement abordée et peut-être ensuite remarquablement ignorée : par exemple, le Programme « Mutation économique et urbanisation » (Plan urbain, 1993) et l’attention portée à la métropolisation (Lacour et Puissant, 1999) privilégiaient la recherche de l’efficacité des grandes villes internationales au détriment, sans doute, des questions liées à la cohésion sociale. On abordait évidemment les fractures spatiales au sein d’une agglomération, on traitait éventuellement des trappes de pauvreté ou des trappes à l’emploi, mais sans prendre de front les problèmes liés à la cohésion sociale. Ce point de vue, globalement, traduit une assez grande discrétion des économistes sur ces préoccupations : on parle peu de cohésion dans les encyclopédies d’économie spatiale (Auray et alii, 1994), ce qui ne veut pas dire que les économistes sont indifférents à ces aspects. Mais ils les abordent davantage par l’intermédiaire des analyses de la mobilité (et notamment les mobilités choisies et la mobilité-captivité – Jayet, 1994), celles du Spatial Mismatch (Puissant et Gaussier, 2000) ou encore des « politiques de la ville » qui, au sens de l’administration française, concernent les problèmes relatifs aux quartiers difficiles ou sociaux : ce que l’on appelle le « développement social des quartiers ».

Pour notre part, nous préférons traiter de ces problématiques par le biais de « l’intégration régionale des espaces » (Célimène et Lacour, 1997). En effet, même si le terme est multiforme, puisqu’il évoque des aspects d’homogénéisation, il permet de rendre compte de la segmentation, de la fragmentation : autant de la convergence, des éclatements, de la banalisation de l’espace que de sa différentiation accentuée dans les quartiers et plus généralement dans les territoires (Dion et Lacour, 2000). En tout état de cause, il faut aussi accepter et reconnaître que de tout temps, dans toutes les sociétés, la ville crée et offre des formes de fragmentations, de différenciations, de segmentations sociales et spatiales. Et non seulement ce n’est guère évitable, mais la dynamique urbaine se nourrit de ces mécanismes. Pour autant, il y a aussi évidemment des mécanismes, des situations, des lieux qui produisent aussi de l’enfermement, des ghettos et peut-être de la fragilité et des crises urbaines (Andersen, 2003 : 13). Il y a des lieux, des seuils où il faut jouer sur le spatial et sur les populations.

On est d’autant plus heureux alors de l’initiative de Paul Villeneuve qui a permis la parution de ce numéro thématique des Cahiers de géographie du Québec. Son objectif était, d’une part, de faire le point sur plusieurs travaux initiés dans le cadre d’un important programme de recherche et, d’autre part, d’assurer des regards extérieurs par, notamment, Jacques Palard, Jean-Pierre Augustin et moi-même. D’emblée, la difficulté de traiter de la cohésion sociale est apparue dans la mesure où elle soulève des interrogations fondamentales concernant les concepts, les contextes et les compétences scientifiques à mobiliser ainsi que sur les processus en oeuvre soit positivement, soit négativement, comme ceux de centralité et de métropolisation (Gaschet et Lacour, 2001).

Difficultés conceptuelles

Posons d’abord des questions sur les concepts, dans la mesure où la notion même de cohésion sociale est ni claire ni simple : on peut comprendre alors les raisons qui ont poussé Paul Villeneuve à une certaine forme de déclinaison. Ainsi, on peut parler de « cohésion sociale et de restructuration socio-économique », de « cohésion sociale et de processus socio-culturels », de « cohésion sociale et de processus politiques ». On voit l’enjeu de la réflexion et des recherches en cours dans la mesure où on cherche d’une certaine manière ce que nous avons envie d’appeler l’uni–diversité. Uni pour universel, unique, unitaire; diversité aussi, surtout peut-être, puisqu’il y a variation de sens, multiplicité des interprétations : c’est peut être pour cela que, pour dépasser ces difficultés, l’on fait appel de manière générique aux thèmes de la gouvernance urbaine ou de la gouvernance métropolitaine (Lacour, 2002; 2e rencontre Champlain Montaigne; OCDE, 2001; Fontan et alii, 1999). On doit s’interroger sur la réapparition de la cohésion sociale et, du coup, sur son contenu conceptuel et, indirectement, sur « l’obsolescence de notions plus anciennes comme la pauvreté » (Vranken, 2001 : 71).

De fait, la liste des problèmes évoqués par la cohésion sociale est extrêmement longue et variée : fragmentation, exclusion, anti-cohésion, pauvreté bien sûr, différentiation, polarisation, ségrégation, discrimination, désintégration, inégalités, inaccessibilité, stigmatisation… (Andersen et Van Kempen, 2001). Sans doute reconnaît-on, explicitement ou pas, l’importance de l’espace, de la place du lieu, de l’ancrage historique, politique, institutionnel, de l’habitus (Andersson, 2001 : 157) et s’efforce-t-on de mettre ordre et hiérarchie dans tout cet inventaire à la fois curieux et éclectique : faut-il alors que la vieille notion de pauvreté soit remplacée par celle d’exclusion sociale ou encore de différenciation sociale (Andersen et Van Kempen, 2001)? On avance ainsi l’idée qu’il faudrait abandonner la pauvreté qui renverrait à une situation pour préférer l’exclusion ou la cohésion qui s’inscriraient davantage dans un processus : la pauvreté, même appréciée relativement, serait un « état » quand la cohésion ou ses contraires seraient des dynamiques? Ces remarques soulignent à nouveau la difficulté de construire un concept précis de cohésion sociale dans la mesure où on a parfois l’impression d’un discours sur le discours, d’une sorte d’introspection des chercheurs.

La cohésion suppose évidemment un attachement à l’accès à l’emploi, comme le propose Vandersmissen (2002) qui, cependant, nous présente une approche explicitée de la cohésion sociale : celle-ci « impliquerait, entre autres choses, de meilleures opportunités pour des activités génératrices de revenus, la réduction de la pauvreté, de moins grandes disparités entre les revenus, l’emploi et la compétitivité, une meilleure qualité de vie, ainsi qu’un meilleur accès aux avantages sociaux ». M.-H. Vandersmissen ajoute de surcroît que « la polarisation socio-spatiale est l’une des dimensions de la cohésion sociale sur lesquelles une ville ou une région urbaine peut intervenir, par des politiques locales par exemple ». C’est dire à la fois l’ampleur de l’enjeu, mais aussi l’absence d’un point d’ancrage clairement identifié.

C’est peu dire que, classiquement sans doute dans les démarches scientifiques courantes en Amérique du Nord, on cherche moins à construire et à stabiliser un concept qu’à l’illustrer en procédant par déclinaison et déconstruction, en espérant que dans tout cela, Dieu retrouvera les siens! Mais c’est une quête délicate, d’autant qu’on attend aussi une plus grande démocratie participative et, bien évidemment, qu’on ne manque pas maintenant de souhaiter que le développement durable soit pris en compte (Quesnel, 2002) au moyen d’indicateurs plus précis, même s’ils sont modestes ou réducteurs : lorsque M.-H. Vandermissen nous rappelle la définition de Jeannotte (2000), on ne peut qu’enregistrer, apprécier et rêver. On peut comprendre aussi, par exemple, pourquoi cette chercheure et beaucoup d’autres aient pu ressentir et exprimer du pessimisme : l’attente est si forte qu’elle ne peut être que déçue. Mais nous devons, en tant que chercheurs, mieux poser nos références et préciser nos instruments de mesures. On souhaiterait que, quitte à se répéter, l’ensemble des chercheurs prenne en considération la construction d’un concept un peu plus élaboré et moins fuyant, à tout le moins s’attache à mieux analyser cohésion sociale et fragmentation spatiale, à en étayer les principes méthodologiques et à en lier les caractères – génériques et spécifiques –, aux différentes situations : Montréal n’est pas Mexico même si, ici et là, on parle de ségrégation ou de cohésion.

Échelles multiples

Ces nécessités nous semblent indispensables, d’autant que le concept de cohésion sociale recouvre des préoccupations différentes, tant en ce qui concerne les échelles que les temporalités. Dès lors, on multiplie sans doute les angles d’attaque, les champs d’observation, mais il est encore difficile de trouver des fondements unitaires aux travaux sur cette question : on fait l’hypothèse que ce constat est momentané et que le déroulement des programmes s’orientera davantage dans cette direction. Les périodes étudiées peuvent varier de quelques mois à quelques années, voire à des périodes pluri-centenaires. Et sur ces périodes, les attentes politiques, les instrumentalisations, les référents doctrinaux et théoriques ne manquent pas d’évoluer. Or, des points cruciaux nous semblent mériter davantage attention : la cohésion sociale pour qui et comment? L’évocation générale d’un souhait de réduction ou de suppression d’inégalités, d’injustices… ne nous aide guère : les objectifs sont évidemment essentiels, la mixité, la diversité, mais les modalités doivent davantage être prises en compte et précisées. Ainsi, à titre d’exemple, nous proposons de raisonner à partir de l’intégration entendue sous trois formes génériques (Célimène et Lacour, 1997 : 25-28) :

  • intégration par fusion ou absorption, conception englobante, dominante, privilégiant l’égalité ou l’accessibilité, l’application d’un modèle (urbain, culturel, social) unique;

  • intégration par harmonisation, qui privilégie la complémentarité, la coordination de statuts différents pouvant assurer des formes de spécificités; ici, la diversité sociale et la mixité des populations peuvent être favorisées;

  • intégration de résistance, naissant ou se construisant en réaction à un phénomène d’agression exogène et qui renforce la solidarité de ceux qui se sentent attaqués ou « étrangers » ; ce comportement de vouloir « rester entre nous » ne concerne pas seulement des populations à bas revenus ou des quartiers dégradés : au contraire.

Bien évidemment, ces formes génériques viennent d’une lecture à dominante spatiale, mais cette lecture nous semble pouvoir constituer une clé parmi d’autres. La cristallisation de ces questions s’exprime clairement dans les situations liées à l’immigration et tout particulièrement dans les réponses qu’y apportent les pays d’Europe, surtout comparées aux réponses de l’Amérique du Nord et du Québec spécialement. Traiter de la cohésion sociale, c’est bien aussi, et sans doute d’abord, parler des problèmes d’une société, de ses valeurs, des priorités qu’elle exprime, des choix qu’elle réalise. Et en matière de cohésion sociale, plusieurs grands modèles existent : celui d’intégration, où « les immigrants peuvent conserver leur culture et la religion de leur pays d’origine (ou de celui de leurs parents), celui d’assimilation, où ils sont totalement identifiés à ceux du pays d’accueil, à la couleur près éventuellement » (The Economist, 10 août 2002). Certaines pratiques favorisent ou renforcent l’isolement (aussi bien les Gated Cities que les trappes de pauvreté) et permettent des dynamiques de discrimination négatives contre lesquelles se mettent en oeuvre des politiques de discrimination positives. Mais il existe un débat sur l’efficacité des zones retenues et les réactions à la stigmatisation de quartiers ciblés : ainsi, on voit toute l’ambition des questions à traiter des zones franches urbaines.

La gouvernance, une logique englobante?

Dans ces conditions, on conçoit bien que le recours à la gouvernance est un recours possible à une logique englobante. Néanmoins, il ne nous semble pas certain que cette démarche résolve toutes les difficultés, dans la mesure où la gouvernance elle-même manque, à l’évidence, de corpus stabilisé. Par exemple, lors de la deuxième Université Européenne d’Été que nous avons organisée en 2002 à Bordeaux et Arcachon sur le thème « gouvernance, management et gouvernement », nous avons proposé une liste elle-même non exhaustive des sens et des méthodes liés à plusieurs compréhensions de la gouvernance : elle peut être entendue comme contrepoids aux limites, aux faiblesses, voire à la prédation de l’État; elle peut aussi être considérée comme un objet scientifique opérationnel partagé par différents champs scientifiques. Les présentations et les commentaires venant de multiples disciplines (architecture, géographie, science politique, urbanisme, économie) ont montré toute la richesse de ces confrontations et la nécessité que soit clairement précisé le sens des thèmes utilisés. Ceux de communauté, de partenariat, de projet par exemple, mériteront à l’avenir des précisions de chaque côté de l’Atlantique, peut-être aussi, d’ailleurs, de chaque côté du fleuve Saint-Laurent. La gouvernance, c’est peut-être aussi un nouveau mode de gouvernement, de planification stratégique et opérationnelle, un périmètre ad hoc territorial et fonctionnel se détachant des découpages institutionnels légitimés, une procédure de coordination et de régulation, notamment pour une plus grande démocratie participative, à moins que la gouvernance ne soit qu’un phénomène de mode superficielle : certainement pas la panacée pour réussir la cohésion sociale.

Il n’empêche que la gouvernance est censée répondre aux objectifs suivants : mieux maîtriser conjointement l’efficacité économique et la cohésion sociale, mieux gérer les exclusions sociales et spatiales au sein des grandes agglomérations; prendre en considération les effets de globalisation qui accroissent la tension entre l’intensité de la concurrence parmi les villes et la polarisation sociale au sein de chacune; retenir d’autres formes d’interventions que celles qui sont liées au secteur public; accepter le fait que toutes les villes sont différentes et que les attentes sont contrariées; dépasser la critique de l’incapacité des modèles de gouvernements antérieurs à réduire la fragmentation sociale; tout cela par un recours au partenariat, pour une démocratie locale et rapprochée plus vivante. La gouvernance permet ainsi la mise en oeuvre de multiples partenariats s’appuyant sur des projets portés par une grande variété d’acteurs (Gualini, 2001; Dimou, 2002).

Les commentaires précédents soulignent à notre sens un impératif majeur : celui de prendre davantage en compte l’inscription spatiale et urbaine des phénomènes de cohésion sociale et de gouvernance, compte tenu de la multiplicité des contextes et des points de vue. Les leçons des géographes québécois méritent d’être entendues.

Conclusion

À la suite de ces échanges, deux séries de conclusions provisoires nous semblent devoir être tirées. La première concerne des éléments de méthode : il est fructueux de s’intéresser davantage aux logiques fonctionnelles et institutionnelles des organisations qui traitent du spatial, du social, de l’urbain et moins aux évidences non définies. Il nous faut admettre en effet l’uni-diversité et comprendre les modes de fonctionnement réels et concrets qui permettent de penser la cohésion sociale. Jacques Palard a souligné l’intérêt d’utiliser des analyses en termes d’acteurs, nous y ajoutons l’attention à porter aux organisations territoriales, l’importance d’être aussi plus modeste et de mieux spécifier les références utilisées. Il y a aussi, à l’évidence, des cycles de vie des idées et on a dit plus haut les variations d’intérêts sur la thématique de la cohésion sociale, de certains dépassements proposés dont la relativité ne doit pas nous échapper : peut être la gouvernance sert-elle à cacher notre incapacité à reconnaître nos insuffisances, alors que la cohésion sociale traduirait notre « bénévolance », mais aussi nos limites méthodologiques (Dion et Lacour, 2000) : je préfère que nous travaillions sur les cohésions, les segmentations sociales et spatiales.

Le second ensemble de propositions porte sur les orientations qui nous semblent essentielles à la bonne gouvernance des villes et au développement de la recherche. Trois voies guident ici les chercheurs de l’IERSO (S. Puissant, N. Gaussier, F. Gaschet, M. Peyrefitte, C. Lacour) : il nous faut prendre en considération le développement durable des villes pour les rendre plus efficaces et productives; nous devons aussi nous intéresser davantage aux dimensions communautaires pour permettre une plus forte intégration dans les villes et, enfin, admettre l’idée que les villes seront d’autant plus attrayantes qu’elles accepteront d’être plus accueillantes et ludiques : la cohésion sociale, assurément, se fait ou se défait dans la ville, dans les espaces ruraux ou dans ce que nous appelons les métropoles rurales : il y a encore de nombreuses recherches à mener, et ce numéro souligne toute la richesse et la nécessité de confrontations franco-québécoises.