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En 1968, Henri Lefebvre faisait paraître Le droit à la ville. Il y dénonçait la déshumanisation des villes par des politiques urbaines inspirées du fonctionnalisme et l’aliénation de la classe ouvrière victime de la marchandisation de l’espace. Il voyait, dans cette même classe ouvrière, l’agent d’une refondation de la ville au nom de la justice sociale et, au-delà, l’agent d’un projet d’émancipation collective. Si l’aspiration révolutionnaire qui animait alors Le droit à la ville s’est largement estompée au fur et à mesure que l’expression se popularisait et qu’elle faisait l’objet d’interprétations plurielles, la question posée par le livre continue de faire sens pour les chercheurs en sciences sociales, dans un contexte marqué par l’emprise croissante des politiques néolibérales et la multiplication des mouvements sociaux en réponse à celles-ci. La contribution de Marine Lamare s’inscrit dans cette actualité scientifique dominée par les urban studies (David Harvey, Edward Soja et Don Mitchell) à partir d’un ancrage dans les sciences juridiques. Elle a pour objet la « juridicité » du droit à la ville, c’est-à-dire la valeur que les systèmes juridiques reconnaissent à ce principe (p. 14). Autrement dit, quelle est la place du droit dans le droit à la ville et à quelles conditions le droit peut-il être un vecteur du droit à la ville ? L’auteure s’attache ainsi à mettre l’accent sur la productivité juridique du principe, alors que les travaux tendent habituellement à privilégier sa productivité politique et sociale, notamment à partir de l’observation des mobilisations et des revendications qui lui sont associées.

L’analyse est conduite sur fond de distinction entre droit « souple » (ou soft law) et droit « dur ». L’auteure montre que c’est au travers du droit « souple » (Charte mondiale du droit à la ville, Charte de Mexico pour le droit à la ville) que s’effectue la transcription du droit à la ville dans les systèmes juridiques, c’est-à-dire un droit dont la particularité est de ne pas créer de droits formels ou d’obligations dans la mesure où il est dépourvu de tout pouvoir de sanction, à la différence du droit positif qualifié de « dur ». Si le droit « souple » possède un caractère prescriptif, mais non contraignant pour autant, comme le relève l’auteure en citant le Conseil d’État français, « [l]’absence d’obligation n’implique pas l’absence de tout effet de droit » (p. 144). C’est en effet au juge, lorsqu’il en est saisi, de donner un contenu au droit à la ville et de procéder à cette occasion à une « actualisation locale du droit », pour reprendre l’expression de Patrice Melé : le droit à la ville cesse d’être un principe exprimant une exigence sociale soutenue par des considérations morales et acquiert, à la faveur d’une décision de justice, une valeur juridique dont il était dépourvu jusque-là. Marine Lamare montre ainsi comment le droit « souple » contribue à l’effectivité du droit « dur », en omettant cependant de rendre compte du jeu d’acteurs et des circonstances qui accompagnent l’inscription du droit à la ville dans les espaces du droit.

Si la problématique de travail ouvre d’intéressantes perspectives et apporte un éclairage complémentaire aux travaux disponibles en langue française dans le champ des études urbaines (ceux d’Amandine Spire, Marianne Morange, Laurence Costes ou Grégory Busquet, par exemple), il est cependant regrettable que la démonstration animée par une démarche descriptive ne montre pas, malgré les deux études de cas proposées (le droit au logement et la démocratie participative), comment, par exemple, le droit « souple » relatif au droit à la ville se substitue au droit « dur », le précède, accompagne sa mise en oeuvre ou représente une solution de rechange à celui-ci, pour reprendre les quatre cas de figure identifiés par le Conseil d’État (Le droit souple, 2013). Trop souvent, la parole de Marine Lamare s’efface devant celles des auteurs convoqués pour commenter telle situation ou telle question de droit, l’ouvrage se réduisant à une longue recension de points de vue et de citations. Une dernière réserve tient à la vision normative de la ville qui anime l’analyse et au fait que le droit à la ville est envisagé selon une perspective universelle qui ne prend guère en compte les conditions politiques et sociales d’énonciation de ce droit en fonction des contextes nationaux : le droit à la ville peut-il être posé selon les mêmes termes au Nord et au Sud, en régime démocratique et en régime autoritaire ?