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Dans son ouvrage Terre et propriété à l’est de l’Europe depuis 1990 – Faisceau de droits, relations de pouvoir, Marie-Claude Maurel cherche à retracer les changements dans la structure agraire de l’Europe centrale depuis l’effondrement des régimes socialistes (1989-1991), donc depuis la décollectivisation et le passage à l’économie de marché. Les gouvernements postsocialistes ont entamé un long processus qui redéfinit les régimes de propriété foncière et les modes d’exploitation de la terre, variant notamment en fonction de contextes historiques, idéologiques, juridiques et politiques. Afin d’examiner ces processus, Maurel se questionne sur la composition du « faisceau de droits », défini comme « les droits et les devoirs que détiennent les individus ou les groupes sur les objets de propriété » (p. 11) et sur les interactions, ainsi que les rapports de pouvoir entre les divers acteurs, possédant chacun leurs propres intérêts. Adhérant au paradigme de dépendance au chemin (path dependency), l’auteure examine les structures agraires passées afin d’interpréter les changements plus récents survenus depuis la décollectivisation. Ainsi, elle invite à « penser le changement de système et son impact sur les structures agraires dans l’historicité des trajectoires » (p. 40). Basé sur une recherche empirique de trois décennies incluant des enquêtes de terrain, de l’observation in situ et des données provenant de services statistiques, l’ouvrage est divisé en 10 chapitres regroupés en trois sections représentant, en ordre chronologique l’émergence, la formation et la consolidation des régimes de propriété.
Tout au long de son livre, Maurel se concentre sur de nombreuses échelles – locale, nationale, supranationale – ainsi que sur les rapports entre celles-ci, ce qui permet de mettre en relation les processus d’acquisition des terres, les régulations foncières des gouvernements nationaux et les standards imposés par l’Union européenne à la suite de l’adhésion dans les années 2000. Elle débute son analyse en se questionnant sur la reconnaissance de la propriété privée et sur l’attribution des droits de propriété par les gouvernements postsocialistes au lendemain de la décollectivisation agricole. De nombreux acteurs aux intérêts variés émergent et la difficulté réside en la désignation des propriétaires légitimes. La pertinence du paradigme de dépendance au chemin prend tout son sens dans la mesure où l’attribution est dictée par une forme de « nostalgie réparatrice, visant à restaurer un passé idéalisé » (p. 73), signifiant un passé antérieur à la collectivisation où l’image de la société paysanne prédomine.
Dans un contexte d’augmentation du nombre de propriétaires potentiels, plus nécessairement actifs dans le secteur agricole, Maurel fait ressortir deux tendances principales, soit la fragmentation foncière et la dissociation entre la propriété et l’exploitation de la terre, d’où la dispersion du faisceau de droits. De nouvelles formes sociales apparaissent, souvent en tenures inversées, qu’il s’agisse de petites exploitations paysannes ou de grandes exploitations sociétaires. L’achat ou la location des terres par ces dernières contribue à reconstituer partiellement le faisceau de droits.
L’auteure se penche également sur l’effet d’une instance supranationale – l’Union européenne (UE) – dans la structure agraire, particulièrement dans le mode d’acquisition des terres. Tandis que les régulations des pays postsocialistes accentuent la protection de leurs terres contre les investissements étrangers, l’adhésion à l’UE (2004-2007) impose des politiques communes aux États membres, ouvrant le marché foncier aux acquéreurs européens. Deux principes dichotomiques sont donc mobilisés, soit la souveraineté des États postsocialistes où la terre possède une valeur symbolique primordiale liée à l’identité nationale (image héritée du passé idéalisé) contre l’acquis communautaire imposé par la législation européenne. À la suite d’un moratoire de plusieurs années, les politiques de l’UE ont contribué à favoriser les grandes exploitations et une puissante oligarchie au détriment des petites exploitations paysannes, ce qui contribue à remembrer le faisceau de droits.
L’ouvrage de Maurel représente une contribution importante aux études des espaces ruraux des pays d’Europe centrale où sont alliées une perspective historique mise en oeuvre par le paradigme de la dépendance au chemin et une perspective comparative en faisant ressortir les particularités des différents pays à l’étude[2]. L’auteure démontre habilement les difficultés et les décisions prises dans l’établissement de la propriété privée de ces pays postsocialistes, ces dernières étant liées à un passé idéalisé d’une époque antérieure à la collectivisation. Selon cet idéal, la terre recèle une importance nationale qui entre en concurrence avec la vision communautaire européenne. Dans ce contexte, plusieurs couples s’opposent en faisant valoir chacun leurs intérêts et leurs relations de pouvoir : propriétaires et exploitants de la terre, petites et grandes exploitations, nationaux et ressortissants étrangers, États souverains et Union européenne.
Appendices
Note
-
[2]
Hongrie, Tchéquie, Slovaquie, Pologne, Lituanie, Bulgarie, Roumanie.