Le nom de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) est intimement associé au développement de la géographie universitaire, tout particulièrement dans la francophonie. À ce titre, Vidal de la Blache apparaît toujours comme un des fondateurs de la discipline. Pourtant, l’intérêt pour sa pensée a marqué le pas, sauf pour quelques chercheurs qui, en France et ailleurs, forment un noyau animant un tant soit peu les études vidaliennes. Signe des temps, on a très peu souligné le centenaire de sa mort, ce qui contraste avec l’enthousiasme que suscite depuis quelque temps l’oeuvre géographique de son contemporain, Élisée Reclus (1830-1905). Manifestement, Vidal de la Blache n’est plus une source d’inspiration pour les géographes actuels. Peu d’entre eux se confrontent à ses idées. Sa contribution intellectuelle, qu’on semble juger surannée, ne suscite plus la curiosité. À quoi cela tient-il ? Une des réponses est certainement que la pensée de Vidal a été dévalorisée par la masse des stéréotypes qui l’enferment. Elle a effectivement fait l’objet d’interprétations très diverses depuis la mort de Vidal, en avril 1918, passant de la louange aveugle au rejet en bloc. De fait, sa pensée a été embrigadée à la faveur de débats et de conflits épistémologiques postérieurs, eux-mêmes souvent liés à des jeux de pouvoir, soit pour défendre une quelconque orthodoxie, soit au contraire pour la contrecarrer. Par exemple, la géographie vidalienne, comme on le voit fréquemment dans les manuels anglophones, est réduite à une géographie régionale idiographique, sans réelle valeur scientifique, afin de valoriser le nouveau paradigme de la géographie quantitative. On lui a réservé le même traitement pour justifier d’autres géographies, d’inspirations marxiste, postmoderne ou postcoloniale. Bref, un légitime souci critique a conduit à vouer les idées de Vidal aux gémonies, à tout le moins à la caricature, ce qui est souvent le premier pas vers l’oubli. Il en résulte une critique superficielle et biaisée qui reflète des enjeux institutionnels, épistémologiques et idéologiques, et qui, à force d’être répétée, forge des préjugés répandus et tenaces qu’on ne songe même pas à remettre en question. Rejetant cette instrumentalisation de la géographie vidalienne, nous souscrivons pour notre part à un mouvement, certes marginal, mais résolu et maintenant assez bien implanté, qui entend dépasser l’embrigadement de Vidal dans des conflits partisans, afin de revisiter, de façon distanciée, sa contribution intellectuelle. Il s’agit, par cette distanciation, de renforcer l’apport de l’histoire de la pensée géographique à la réflexivité dont la géographie, comme toute discipline, a besoin. Les grands textes, quels que soient les contextes idéologiques et institutionnels où ils ont pris forme, peuvent nourrir cette réflexivité, à l’image de ce qui se fait par exemple en sociologie et en anthropologie, disciplines qui n’ont de cesse de revenir, pour s’y ressourcer, aux écrits d’Émile Durkheim, Max Weber, John Dewey, Franz Boas, Margaret Mead et d’autres encore. En ce qui nous concerne, il ne s’agit pas de réévaluer l’influence de Vidal sur les conceptions et les pratiques de la géographie après sa mort. C’est plutôt un retour aux textes que proposons, afin de contourner la masse des stéréotypes qui en obscurcissent la complexité et qui persistent, même depuis qu’une historiographie de plus en plus étoffée en a révélé l’inanité, ce dont la récente mise au point détaillée et documentée de Paul Claval (2020) atteste d’ailleurs sans contredit. Les contributions au présent numéro thématique visent, à la lumière des progrès effectués en histoire et en épistémologie de la géographie ou des sciences en général, à valoriser ce qu’une relecture de l’oeuvre de Vidal peut apporter aujourd’hui, autant pour aider à comprendre les ressorts de sa pensée que pour permettre de réfléchir à …
Appendices
Bibliographie
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