Communitas
Théories et pratiques de la normativité
Volume 5, Number 1, 2024 La normativité ordinaire à l’épreuve de la crise sanitaire. Le cas de la restauration (France-Italie et Québec) Guest-edited by Giovanna Fullin and Sylvie Monchatre
Table of contents (6 articles)
Articles
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L’insolite « monde d’après » de la restauration. Une comparaison France-Italie-Québec
Giovanna Fullin, Sylvie Monchatre and Samantha Vila Masse
pp. 8–36
AbstractFR:
Le secteur de la restauration a été grandement affecté par la crise sanitaire et continue d’avoir des difficultés à attirer et retenir sa main-d’oeuvre. Basé sur une recherche comparative entre la France, l‘Italie et le Québec, cet article vise à montrer comment la normativité ordinaire qui prévaut dans ce secteur a été malmenée par la crise sanitaire dont les conséquences continuent, encore aujourd’hui, de se faire sentir. Dans les trois contextes, la restauration repose en grande partie sur ce que nous appelons des « régimes de mobilisation flexible » de jeunesses qui, si elles expérimentent un accès à l’autonomie selon des modalités différenciées, ont en commun de consentir aux conditions de travail et d’emplois du secteur dans le cadre de rapports sociaux entre générations reproduits au coeur même du travail. La crise sanitaire et la gestion gouvernementale qui en a résulté ont toutefois contribué à déséquilibrer les modes de fonctionnement du secteur. Le soutien apporté aux entreprises et aux salarié.es s’inscrit dans un référentiel normatif qui a fait ressortir le caractère atypique du système salarial de la restauration et a contribué à déstabiliser les régimes de mobilisation flexible qui tendent à prévaloir dans le secteur.
EN:
The catering sector has been greatly affected by the health crisis and continues to have difficulty attracting and retaining its workforce. Based on comparative researches between France, Italy and Quebec, this article aims to show how the ordinary normativity that prevails in this sector has been undermined by the health crisis, the consequences of which are still being felt today. In all three contexts, catering is largely based on what we call « flexible mobilisation regimes» for youngsters experimenting access to autonomy by different ways. Youngsters usually consent to the sector's working and employment conditions within a framework of social relations between generations that is reproduced at the very heart of the work. However, the health crisis and the governments’ aids have unbalanced the way the sector operates. The support given to companies and employees is part of a normative frame of reference that has highlighted the atypical nature of the wage system in the catering industry and has helped to destabilise the flexible mobilisation systems that tend to prevail in the sector.
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Les mondes de la restauration à l’épreuve : une nouvelle génération hors normes ?
Stéphane Moulin, Éric Verdier and Maria-Eugenia Longo
pp. 37–65
AbstractFR:
Cet article propose une lecture sociologique des discours et stratégies des gestionnaires de restaurants face à la nouvelle génération de travailleur·euse·s du secteur à l’ère post-COVID. L’article se fonde sur l’analyse d’entrevues menées avec des gestionnaires de différents segments de la restauration dans la région urbaine de Montréal. Les gestionnaires rencontrés s’entendent pour dire que la nouvelle génération de travailleur·euse·s accepte beaucoup moins facilement les normes d’emploi et du travail qu’ont connues les générations précédentes. Nous montrons que face à l’usage généralisé de la négociation et aux risques de défection, les gestionnaires élaborent toutefois des stratégies afin de favoriser la loyauté des jeunes salarié·e·s. Ces stratégies diffèrent selon le monde professionnel dans lequel leurs établissements s’inscrivent : le monde du métier, le monde de la vente et le monde de la convivialité.
EN:
This article offers a sociological perspective on the discourses and strategies of restaurant managers when dealing with the new generation of workers in the post COVID era. The article is based on an analysis of interviews conducted with managers from various segments of the restaurant industry in the urban region of Montreal. The managers interviewed agree that the new generation of workers is much less willing to accept the employment and labour norms experienced by previous generations. We show that, in response to the widespread use of negotiation and the risk of employee turnover, managers are developing strategies to foster loyalty among young employees. These strategies differ depending on the professional world in which their establishments operate: the world of craftsmanship, the world of sales, and the world of conviviality.
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L’impact de la crise sanitaire dans le secteur de la restauration traditionnelle française : une crise de loyauté ?
Elsa Laneyrie and Sylvie Monchatre
pp. 66–96
AbstractFR:
La crise sanitaire de COVID-19 a eu un impact particulièrement important dans le secteur de la restauration en France (fermetures d’établissements, départs massifs…). Mais dans quelle mesure lesdéstabilisations qu’elle a entraînées ont-elles bouleversé ses modes de fonctionnement antérieurs ? Nous nous demandons dans cet article jusqu’où la crise sanitaire a malmené sa « normativité ordinaire », caractérisée par une forte demande de loyauté, soutenue par l’importance d’arrangements informels et la mise à distance des régulations nationales et étatiques. Pour y répondre, nous mobiliserons le matériau issu de deux études : l’une portant sur les dirigeant.e.s et gestionnaires de restaurant confronté.e.s à la crise sanitaire, et l’autre sur le rapport au travail des cuisinier.ère.s. Nous montrons que si la crise sanitaire s’est accompagnée d’une régulation de contrôle plutôt bien accueillie par les employeur.se.s, elle a contribué à mettre à l’épreuve les appuis informels sur lesquels se construit la loyauté dans les relations de travail dans le secteur. Les fermetures ont représenté un temps suspendu, investi par les employeur.se.s dans la continuité des modes de régulation antérieures. Mais, les conditions de la reprise et les standards salariaux de régulation introduits par l’intervention gouvernementale ont contribué à jeter un trouble dans la « normativité ordinaire » et à susciter des conflits de loyauté – dont il convient d’interroger la portée et les limites.
EN:
The COVID 19 health crisis has had a particularly significant impact on the catering sector in France (restaurant closures, mass departures, etc.). But to what extent has the resulting destabilization disrupted the previous way the sector operates? In this article, we explore the extent to which the health crisis has undermined its "ordinary normativity", characterized by a strong demand for loyalty through informal arrangements, and the distancing of national andstate regulations. To do this, we will draw on material from two studies: one on restaurant directors and managers confronted with the health crisis, and the other on cooks' relationship to work. We show that, while the health crisis was accompanied by control regulations that were fairly well received by employers, it also put to test the informal supports on which loyalty is built in working relationships in the sector. The closures represented a suspended period of time, invested by employers in the continuity of previous modes of regulation. But the conditions of the reopening and the wage standards of regulation introduced by government aids helped to cast a shadow over the sector's "ordinary normativity" and gave rise to conflicts of loyalty - the scope and limits of which need to be questioned.
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The restaurant sector faced with Covid-19 pandemic: Evidence from Italy
Ivana Fellini, Giovanna Fullin and Fabio Gaspani
pp. 97–128
AbstractEN:
Italy has been one of the European countries most severely affected by the Covid-19 pandemic, with dramatic economic impacts on the service sector. On the basis of a quantitative and qualitative analysis, this article analyses the impact of the pandemic on the Italian restaurant industry by taking into consideration the perspective of both employers and employees. Specifically, the article focuses, on the one hand, on the working conditions and job quality in the sector; on the other hand, on the changes occurred in the restaurant industry, the impact of policies implemented during the health emergency and the problem of labour shortages.
FR:
L'Italie a été l'un des pays européens les plus gravement touchés par la pandémie de Covid-19, engendrant des conséquences économiques dramatiques dans le secteur des services. En mobilisant des données quantitatives et qualitatives, l'article analyse l'impact de la pandémie dans le secteur de la restauration en Italie en prenant en considération le point de vue des employeurs et des employés. Plus précisément, l'article se concentre, d'une part, sur les conditions de travail et la qualité de l'emploi dans le secteur et d’autre part, il analyse les changements survenus dans le secteur de la restauration, l'impact des politiques mises en oeuvre pendant l'urgence sanitaire et les problèmes de pénurie de main-d'oeuvre.
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Les apports de la notion de « travail décent » dans les sources juridiques supranationales pour une évolution de la normativité ordinaire dans le secteur des services
Tiziana Vettor
pp. 129–154
AbstractFR:
Cet essai analyse la notion de « travail décent » en suivant trois lignes principales, à savoir les bases juridiques, les éléments de définition et les potentialités. Le développement de cette notion a été fortement encouragé par des recommandations, des conventions et des outils de l’Organisation internationale du Travail (OIT). En ce qui concerne le droit de l’Union européenne, le « travail décent » est inscrit avant tout dans les dispositions du Traité sur l’Union européenne (TUE) et dans les articles de la Charte des droits fondamentaux. Certaines directives récentes de l’UE sont aussi particulièrement intéressantes. Dans le cadre juridique prédéfini, cette notion est destinée, dans un contexte de plus en plus mondialisé, à faire face à la fois à la crise environnementale, à la crise économique et sociale, ainsi qu’au phénomène associé de l’augmentation des personnes exposées au risque d’exclusion sociale. À ce sujet, dans de nombreux pays, on parle de « pauvreté au travail » en se référant non seulement à la valeur économique attribuée au travail, mais aussi aux conditions mêmes de la relation contractuelle. Cela s’applique aux personnels employés dans le secteur des services, qui comprend différents types de prestation de travail, en particulier à la suite de la pandémie de COVID-19. Dans les sources juridiques supranationales (conventionnelles et européennes), le « travail décent » sous-entend en effet l’application de droits minimaux, dont celui à une rétribution équitable, à une protection sociale appropriée et à des conditions de travail saines et sûres. En outre, le concept comprend non seulement le travail subordonné en entreprise, mais aussi le vaste univers du travail illégal (ou, selon la terminologie européenne, « non déclaré »), qui suggère l’exigence d’une nouvelle règlementation non liée à l’existence d’une relation de dépendance au sens propre, afin que le travail soit décent pour tous. En ce sens, la notion exposée ci-dessus identifie la nécessité, dans une perspective d’avenir, d’élargir le champ de l’outil règlementaire à des formes de travail « plurielles » et en particulier aux activités de l’économie informelle (anciennes et actuelles). Nous nous référons par exemple aux prestations de travail via le numérique dans le secteur de la restauration, pour lesquelles le risque que les droits permettant un travail décent soient niés est parmi les plus élevés. Enfin, cette conception du travail exprime l’idée selon laquelle l’équilibre entre croissance économique et justice sociale est nécessaire à la lutte contre la pauvreté et au développement durable. Le potentiel du travail décent au demeurant consiste justement à lutter contre la pauvreté pour l’éradiquer en vue d’un monde meilleur.
EN:
This essay analyzes the notion of "decent work" along three main lines: its legal foundations, defining elements, and potentialities. The development of this concept has been strongly encouraged by recommendations, conventions, and tools from the International Labour Organization (ILO). In the context of European Union law, "decent work" is primarily enshrined in the provisions of the Treaty on European Union (TEU) and the articles of the Charter of Fundamental Rights. Certain recent EU directives are also particularly noteworthy. Within the predefined legal framework, this concept is intended, in an increasingly globalized context, to address the environmental crisis, the economic and social crisis, and the associated phenomenon of the growing number of individuals at risk of social exclusion.
In this regard, many countries refer to "in-work poverty," which considers not only the economic value attributed to work but also the very conditions of the contractual relationship. This applies to workers in the service sector, encompassing various types of work, particularly in the wake of the COVID-19 pandemic. In supranational legal sources (both conventional and European), "decent work" implies the application of minimum rights, including the right to fair remuneration, adequate social protection, and safe and healthy working conditions. Moreover, the concept extends beyond traditional employer-employee relationships to include the broad universe of illegal work (or, in European terminology, "undeclared work"), highlighting the need for new regulations unrelated to dependency relationships in the strict sense, ensuring that work is decent for all.
In this sense, the above-mentioned notion identifies the need, from a forward-looking perspective, to expand the scope of regulatory tools to encompass "plural" forms of work, particularly those in the informal economy (both past and present). For instance, this includes digital platform work in sectors like food delivery, where the risk of denial of rights enabling decent work is among the highest. Finally, this conception of work embodies the idea that balancing economic growth and social justice is essential in combating poverty and promoting sustainable development. The potential of decent work lies precisely in its ability to fight poverty and ultimately eradicate it, envisioning a better world.