Article body

Importance du thème

Tout au long du 20e siècle, la structure par âge de la population a connu au Québec et au Canada, comme dans la plupart des pays industrialisés, des changements majeurs dus à la baisse de la fécondité et de la mortalité et à des modifications dans les causes de décès. Durant la première partie du 20e siècle, ce sont surtout les maladies infectieuses qui ont été combattues avec succès, ce qui a permis à presque chaque enfant de survivre jusqu’aux âges adultes. La seconde moitié du dernier siècle a plutôt été caractérisée par le recul des maladies dites dégénératives, principalement des maladies cardio-vasculaires, qui a surtout profité aux personnes plus âgées. Ainsi, la baisse de la mortalité parmi les personnes de 65 ans et plus explique 35 % et 45 % du gain d’espérance de vie à la naissance enregistré respectivement par les hommes et par les femmes entre 1990 et 1999 au Canada (Lussier, 2004). Autre conséquence de cette baisse de la mortalité, le groupe des 85 ans et plus (les « vieux-vieux »[1]) est celui qui s’est accru le plus rapidement : trois fois plus que la population totale entre 1971 et 2001. Le nombre de centenaires est également en progression rapide au Canada : on en observait un peu plus d’une centaine au début du 20e siècle, ils sont maintenant plus de 3800 (figure 1).

Les progrès substantiels en matière de survie ont permis une progression sans précédent de l’espérance de vie à la naissance : au Québec, l’espérance de vie des hommes est passée de 51 à 76 ans entre 1921 et 2000 et celle des femmes de 54 à 82 ans durant la même période (BDLC, 2005). Bien que le rythme de diminution de la mortalité se soit atténué au cours des dernières décennies en comparaison avec la première partie du 20e siècle, la croissance de l’espérance de vie ne s’est jamais arrêtée. La baisse de la mortalité se traduit par deux phénomènes : la rectangularisation de la courbe de survie et la compression de la mortalité. La rectangularisation de la courbe de survie s’explique par le fait que des proportions de plus en plus élevées de personnes survivent jusqu’à 65, 80 et même 100 ans (figure 2). Ce phénomène s’accompagne d’une compression de la mortalité, puisque de plus en plus de décès se produisent dans un intervalle d’âges de plus en plus réduit (figure 3) (Bourbeau et Smuga, 2003).

Figure 1

Population de 100 ans et plus, selon le sexe, Canada, 1901 à 2001

Population de 100 ans et plus, selon le sexe, Canada, 1901 à 2001
1

Les données pour l'année 1976 ont été estimées en faisant la moyenne des résultats de 1971 et 1981.

2

Les résultats de l'année 1991 surestiment probablement le nombre de centenaires, ce qui laisse croire à une baisse du nombre des centenaires en 1996.

Source : Statistique Canada, estimations de l'auteur à partir des données des recensements canadiens, 1901 à 2001.

-> See the list of figures

Cette progression ininterrompue de la survie humaine explique que les démographes attachent de plus en plus d’importance à l’examen des tendances de la mortalité aux très grands âges, soit à partir de 80 ou 85 ans, et à l’émergence de personnes survivant à des âges très élevés : 100 ans (les centenaires) voire, dans des cas exceptionnels de longévité, au-delà de 110 ans (les super-centenaires). En outre, les progrès de la survie humaine posent des interrogations sur la qualité des années supplémentaires de vie (Légaré et Carrière, 1999) et sur les facteurs qui influencent les différences de durée de vie entre les individus. Ils ont aussi des conséquences importantes pour les programmes de santé et de sécurité sociale, ce qui suscite l’intérêt des actuaires, des économistes, des sociologues.

Figure 2

a

Rectangularisation de la courbe de survie des hommes, Canada, 1921-1924 et 1995-1999

Rectangularisation de la courbe de survie des hommes, Canada, 1921-1924 et 1995-1999
Source : Base de données sur la longévité canadienne (BDLC, 2005).

b

Rectangularisation de la courbe de survie des femmes, Canada, 1921-1924 et 1995-1999

Rectangularisation de la courbe de survie des femmes, Canada, 1921-1924 et 1995-1999
Source : Base de données sur la longévité canadienne (BDLC, 2005).

-> See the list of figures

Figure 3

a

Compression de la courbe des décès selon l'âge, hommes, 1921-1924 et 1995-1999

Compression de la courbe des décès selon l'âge, hommes, 1921-1924 et 1995-1999
Source : Base de données sur la longévité canadienne (BDLC, 2005).

b

Compression de la courbe des décès selon l'âge, femmes, 1921-1924 et 1995-1999

Compression de la courbe des décès selon l'âge, femmes, 1921-1924 et 1995-1999
Source : Base de données sur la longévité canadienne (BDLC, 2005).

-> See the list of figures

Le débat entre démographes et biologistes sociaux

Une question importante se pose donc : cette tendance va-t-elle se poursuivre au cours du 21e siècle ? Sur ce point, les avis divergent.

Les institutions gouvernementales s’entendent pour prévoir une poursuite de la baisse de la mortalité au cours du premier quart du 21e siècle. Le dernier rapport actuariel du Régime de pensions du Canada (BSIF, 2004) suppose que l’espérance de vie à la naissance des hommes atteindra 80,7 ans et celle des femmes 84,1 ans, en 2025. Statistique Canada abonde dans le même sens pour l’horizon 2026 (Statistique Canada, 2001). Cependant, il existe des différences d’opinion sur les tendances à plus long terme. Ainsi, plusieurs démographes sont d’avis que l’espérance de vie va continuer d’augmenter dans les pays industrialisés et pourrait même atteindre près de 100 ans en 2060 si la tendance historique se poursuivait (Oeppen et Vaupel, 2002)[2]. Par contre, certains biologistes sociaux pensent que la tendance à la baisse de la mortalité est en train de s’essouffler et que le 21e siècle pourrait connaître un phénomène rarement vu : les enfants pourraient vivre moins longtemps que leurs parents. La réapparition d’anciennes maladies infectieuses et l’arrivée de nouvelles, ainsi que la prévalence de l’obésité dans plusieurs pays, en particulier aux États-Unis et au Canada (Statistique Canada, 1999), expliqueraient cette baisse possible de l’espérance de vie (Olshansky et al., 2004). Une limite de 85 ans à l’espérance de vie à la naissance a ainsi été proposée par les tenants de cette vision (Olshansky et al., 2001).

Les articles publiés dans ce numéro thématique s’inscrivent dans ce contexte général.

L’article de Blackburn, Bourbeau et Desjardins soulève une question classique à laquelle il n’y a pas eu de réponse claire. Existe-t-il une composante héréditaire à la longévité ? Peut-on départager l’effet de l’hérédité de celui d’autres facteurs, tel l’environnement ? Le manque de données longitudinales explique le plus souvent la difficulté à étudier ce sujet. Les auteurs mettent à profit les riches données du Registre de la population du Québec ancien (RPQA) pour l’étude de l’héritabilité de la longévité. Des relations peuvent donc être établies entre l’âge au décès des parents et celui des enfants, entre ceux des enfants d’une même famille, mais aussi entre ceux des conjoints.

Certaines régions du monde sont parfois décrites comme des terres privilégiées où abondent les personnes atteignant des âges extrêmement élevés, 120 ans, parfois même 130 ou 140 ans. Dans la plupart des cas, il s’agit de légendes qui n’ont aucun fondement scientifique. Cependant, on possède de plus en plus d’évidences pour quelques régions : la Sardaigne, l’île de Crète et la vallée d’Okinawa au Japon en font partie. Michel Poulain et Kusuto Naito étudient la population d’Okinawa, vraiment exceptionnelle en matière de longévité, puisqu’elle se distingue même au sein du pays où l’espérance de vie est la plus élevée au monde. Ils attirent tout de même l’attention sur la qualité des données, qu’il ne faut jamais tenir pour acquise.

Jean-Marie Robine et Fred Paccaud s’intéressent aussi au phénomène de l’émergence de personnes très âgées au sein d’une population. Le sens commun nous indique que l’augmentation de l’effectif initial des cohortes doit être responsable en bonne partie du fait que de plus en plus de personnes atteignent de très grands âges. Mais en fait ce n’est pas le cas. Les auteurs montrent bien, en utilisant les données très fiables de la Suisse, que la forte progression de personnes atteignant des âges très élevés (100 ans et plus) est surtout liée à la baisse de la mortalité entre 80 et 100 ans. Ce résultat confirme les observations faites dans d’autres pays, tels que l’Angleterre-Pays de Galles, la Suède, l’Italie et la France.

Une des conséquences du report des décès à des âges plus avancés concerne l’établissement des causes du décès. Aux grands âges, le décès est souvent la résultante d’un processus où intervient plus d’une affection. L’analyse des causes multiples de décès devient alors un outil essentiel pour mieux établir la vraie hiérarchie des différentes causes de décès. Aline Désesquelles et France Meslé présentent ce sujet difficile à l’aide des données françaises. L’identification de certaines combinaisons de causes de décès permet de mieux connaître l’ensemble du processus morbide.

Les progrès considérables en matière de survie enregistrés au cours du dernier siècle suscitent de nombreux débats. Ces progrès peuvent-ils se poursuivre au 21e siècle ? Existe-t-il une limite à la vie humaine ? Quand le record de longévité de Jeanne Calment (122 ans) sera-t-il amélioré ? Comment les perspectives d’une survie beaucoup plus longue vont-elles modifier notre façon de voir les différentes phases de la vie ? Qui voudra (ou pourra) prendre sa retraite à 65 ans, sachant que son espérance de vie à cet âge sera encore d’au moins 35 ans ? Chose certaine, les démographes seront au coeur de ces débats.