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Introduction

7 mars 2013. La réunion a été longue, dense, il est tard et les autres membres du groupe ne sont plus avec nous. Mais nous continuons à parler des sujets à l’ordre du jour. Vishal déborde d’énergie. Il a encore beaucoup d’idées, de propositions, de projets… Quand je lui demande s’il accepterait un entretien, il me répond qu’il faut voir, qu’il ne sait pas. Après un moment de silence, il entreprend de me raconter ses expériences avec les « academics » comme il dit. Je comprends qu’il est méfiant, mécontent voire exaspéré par les problèmes qu’il a rencontrés avec certains universitaires au fil de sa carrière militante. Il ajoute : « il y a un problème dans les universités. Il y a d’autres manières de créer du savoir. Je veux un savoir “on the ground”, des connaissances produites par des gens qui sont dans les luttes sociales, qui sont sur le terrain. » Tant bien que mal, j’essaye de faire valoir ma démarche, de la distinguer, de la justifier. J’argue en particulier de ma présence sur le terrain et de ma participation au groupe qui venait de se réunir. L’air narquois, Vishal m’écoute, un peu, puis me lance, en reprenant mes mots : « explique-moi, ça sert à quoi un “sociologue dans les mouvements sociaux” ? » (Journal de terrain, 7 mars 2013).

Cette scène est extraite d’une enquête conduite entre 2012 et 2016, dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie, au sein d’un petit collectif militant basé à Montréal et nommé « Collectif éducation sans frontières » (CESF). Fondé par une poignée de militant-e-s à la fin de l’année 2011, ce collectif voit le jour dans le giron de Solidarité sans frontières (SSF), un réseau de soutien aux migrants sans-papiers qui prend forme en 2003 à la suite d’une vague de contestations qui a marqué les esprits au Canada[1]. Conçu comme un comité de SSF spécialisé sur l’enjeu de l’accès à l’éducation, CESF s’est fait connaître à travers le rôle, proche de celui de lanceur d’alerte, qu’il a joué dans l’émergence et la publicisation du problème de la scolarisation des enfants sans-papiers au Québec[2]. L’enquête au sein de ce collectif a été menée de manière ethnographique, essentiellement au moyen d’une observation-participante. L’ethnographie est ici définie comme une méthode d’enquête impliquant l’immersion de longue durée de l’enquêteur dans un milieu d’interconnaissance et l’établissement de relations personnelles avec les enquêtés[3]. Cette définition s’inscrit dans la tradition anthropologique classique au sens où l’enquête est liée à une conception territorialisée de l’objet de recherche et prend appui sur la présence de l’enquêteur au sein même du groupe étudié[4].

À partir de cette scène, dont je reprendrai plus loin la discussion, et de l’enquête dont elle est extraite, je propose d’engager une réflexion sur la question de la position de l’enquêteur en terrain militant et en particulier sur les problèmes qui se nouent autour de son double statut d’observateur et de participant. Objet d’interrogation classique dans les démarches ethnographiques, la question de la position de l’enquêteur semble se complexifier dans l’étude des mobilisations et devient incontournable au moment d’expliciter et d’analyser les conditions de l’enquête. Les mobilisations collectives figurent, en effet, parmi les objets d’enquête que l’on peut qualifier de « sensibles », au sens où l’investigation peut représenter une menace pour les acteurs impliqués[5]. À ce titre, l’étude des mobilisations de soutien aux immigrants sans-papiers, du fait même de la situation de ces personnes, de ce qui est en jeu dans les luttes les concernant mais aussi, on va le voir, des attentes de ceux qui les soutiennent, exige du chercheur qu’il accepte d’aménager la méthode et de s’exposer aux « risques du métier » d’enquêteur, en particulier à celui que constitue son implication dans l’action[6]. C’est donc à un examen des conditions de cette enquête, à un exercice de réflexivité qui participe à la compréhension du monde social investigué, ne serait-ce que parce qu’il touche aux conditions de véridiction de l’enquête[7], que ce qui suit va être consacré. 

Je vais d’abord décrire deux contraintes qui ont pesé sur la configuration initiale de l’enquête : celle, imposée avant même le travail de terrain, de la conformité du projet aux exigences éthiques de l’université, puis celle, en écho à la scène évoquée au début de cette introduction, d’un impératif participatif et d’un rapport à l’université caractéristiques de ce monde militant. J’analyserai ensuite les effets de la participation sur l’enquête, défendant l’idée que l’implication de l’enquêteur ouvre des perspectives d’investigations riches et inaccessibles autrement. Enfin, je formulerai des propositions de solutions à deux types de dilemme, éthique et théorique, qui ont émergé au fil de cette enquête « embarquée ».

Deux politiques de l’enquête

Tout enquêteur sait qu’on n’entre pas sur un terrain comme dans un moulin. Deux contraintes déterminantes se sont imposées au démarrage de l’enquête : la nécessité de se conformer aux normes éthiques de l’Université de Montréal (la politique de l’enquête de l’université) et l’existence d’un rapport critique à la recherche universitaire au sein du monde militant investigué (la politique de l’enquête des enquêté-e-s).

Le cadrage éthique de la recherche

Au lancement d’une nouvelle recherche, chaque chercheur de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal doit s’assurer de la conformité de son projet avec la « politique sur la recherche avec des êtres humains » et doit pour cela le soumettre à un « questionnaire d’évaluation éthique ». C’est essentiellement à travers ce questionnaire que les jeunes chercheurs découvrent ce qui importe pour le comité d’éthique, ce sur quoi il exercera son contrôle et ce qui, dans le projet de recherche, est susceptible de poser problème au point de le tuer dans l’oeuf. Telle qu’elle s’y donne à voir, la politique de l’enquête de l’université s’intéresse spécifiquement 1) aux « caractéristiques des participants à l’enquête » ; 2) à leur « mode de recrutement » ; 3) à la « nature de leur participation » ; 4) aux « risques ou inconvénients » liés à leur participation ; 5) et enfin, préoccupation qui est sans doute la plus décisive dans l’enquête ethnographique, à la façon dont l’enquêteur prévoit d’obtenir leur consentement. Sur ce point, le questionnaire d’évaluation autorise deux formes possibles de consentement : écrite ou verbale. Le chercheur doit alors justifier la forme qui semble appropriée à son protocole d’enquête et joindre au questionnaire soit le formulaire écrit et nominatif qu’il devra présenter à chacun des participants à l’enquête, soit le verbatim de ce qui sera dit à chaque participant potentiel au moment de solliciter son consentement verbal.

Pour ce projet, le comité d’éthique a tenu compte de l’anticipation des difficultés que pouvait rencontrer une enquête impliquant des personnes en situation de précarité, voire d’illégalité sur le plan du statut migratoire, et a estimé qu’un consentement verbal (et non à partir d’un formulaire exigeant de l’enquêté-e qu’il ou elle décline son identité, ce qui aurait été très problématique) satisfaisait les critères éthiques de la recherche. Cependant, parce qu’elle suppose l’obtention du consentement préalable des acteurs, cette politique de l’enquête impose aussi, en creux, la révélation du statut de l’enquêteur sur le terrain. Cet encadrement éthique ferme ainsi, par principe, toute possibilité d’investigation masquée, en dépit des avantages que peut parfois présenter ce type d’approche, voire de la nécessité d’y recourir pour investir certains terrains, ou situations (on y reviendra), fermés à l’enquête[8].

La politique de l’enquête des enquêté-e-s

Il y aurait évidemment beaucoup plus à dire sur cet encadrement préalable de la recherche et sur ses difficultés sinon ses incompatibilités avec l’enquête de terrain[9]. Pour le moment, partons simplement de l’idée que l’ethnographie tend à fonctionner à l’inverse des règles posées par les comités d’éthique puisqu’il ne s’agit pas tant, pour l’enquêteur, de faire participer les acteurs à son « expérience » que de se faire lui-même participant à l’expérience des acteurs. C’est d’ailleurs la nécessité de cette inversion et l’« intenabilité » de la posture de l’enquêteur-expérimentateur qui se sont exprimées dès le démarrage de l’enquête lorsque, suivant les conseils de mes premiers informateurs, je me suis présenté à Vishal.

Vishal est un activiste connu, entrepreneur de cause, militant de carrière, souvent considéré comme l’un des principaux organisateurs dans les mobilisations qui gravitent autour des questions migratoires à Montréal. Agissant à la fois comme guide et « gatekeeper[10] », son accueil à mon égard m’est apparu comme une invitation et comme un avertissement. Une invitation : Vishal a lui-même proposé d’organiser une première rencontre, acceptant de prendre du temps pour répondre à mes questions et m’invitant à rencontrer d’autres activistes. Un avertissement : après avoir passé en revue, en version accélérée, dix ans d’histoire du « mouvement pour la justice migrante », et alors que j’amorce une nouvelle salve de questions, Vishal a porté un coup d’arrêt à la discussion pour annoncer sa position vis-à-vis de la recherche universitaire sur les mouvements sociaux :

Honnêtement Adrien, il y a beaucoup de choses à dire [sur ces dix dernières années]. Et puis si vraiment… C’est une raison pour laquelle moi, Seeta et d’autres [activistes], on veut vraiment écrire ça aussi. Je suis comme un peu critique de comment les histoires des mouvements sont écrites. Je pense que c’est essentiel que les histoires soient écrites par les personnes qui sont dans les mouvements. Et puis des fois… en fait tout le temps, le modèle commun, c’est que quelqu’un de l’extérieur nous analyse. Certains font ça bien et d’autres, c’est pas si bon. Mais c’est toujours quelqu’un de l’extérieur, c’est-à-dire quelqu’un… un academic, you know… quelqu’un qui dit « on fait ça », mais qui n’est pas...
[…]
Mais je ne dis pas tout ça pour parler de ta situation, mais pour parler de comment je veux voir s’écrire nos histoires parce que le modèle commun, c’est ça »

Discussion, 27 avril 2012

Vishal a été l’un des personnages centraux de mon enquête. Il a largement contribué à la naissance de CESF et s’est imposé comme l’un de ses principaux stratèges. Au cours de la discussion évoquée en introduction, Vishal m’annonce ne pas trouver la sociologie convaincante[11]. Il évoque notamment un conflit qui l’a opposé à une sociologue au sujet d’un article où elle le citait. Estimant que ses propos n’ont pas été respectés et que la chercheuse lui a attribué des actions dont il se défend, il m’explique être finalement parvenu, plusieurs années après la publication de l’article, à en obtenir le retrait. À l’inverse, poursuit-il, d’autres recherches suscitent chez lui intérêt et respect. L’histoire et l’anthropologie sont des disciplines qu’il tient pour plus sérieuses et soucieuses d’exactitude que la sociologie et la science politique. Évoquant à nouveau son cas, il mentionne l’ouvrage d’un anthropologue de renom où il est cité à de multiples reprises et commente : « c’est mieux, correct, et en plus c’est intéressant[12] ». Naturellement, à l’époque, cette discussion, qui renvoyait à ces situations où « the other talks back[13] », m’avait effrayé et paralysé, même si Vishal avait pris soin de préciser que ma perspective ethnographique lui semblait plus proche de l’anthropologie que de la sociologie (or, selon ses termes, « ça, c’est bon »).

Vishal entretient un rapport critique, non dénué d’ambiguïté, avec ceux qu’il nomme les « academics », terme qu’il emploie généralement de façon péjorative, pour désigner les chercheurs dont les travaux se destinent à une audience universitaire et qu’il perçoit comme « détachés de la base ». Un peu plus tard dans la même discussion, il se lance dans une critique de la méthode de l’entretien qu’il présente (et se représente) comme une forme d’appropriation du savoir produit par « les acteurs de terrain » (les activistes, les migrants, les mobilisations, etc.) et comme une illustration de ce qui constitue selon lui le « problème de la recherche » :

Le problème de la recherche, tu vois, c’est… mettons que je veux faire une recherche sur le colonialisme. Eh bien je n’ai qu’à faire un entretien avec untel et unetelle et ça marchera ! Mais là, le chercheur ne produit rien. C’est la personne qui est dans les luttes sociales qui donne, donne, et ça ce n’est pas comme ça que je pense qu’on doit faire. […] Il n’y a pas de coproduction du savoir ici. Ça ne va pas avec mon éthique. »

Discussion, 7 mars 2013

Cette conception de la recherche universitaire n’a rien de rare dans le monde militant où mes intérêts de recherche m’ont conduit. Plus encore, l’idée selon laquelle les chercheurs « viennent », « prennent », « repartent » et « tirent profit » est très répandue parmi les activistes, les organisateurs communautaires, et se retrouve dans les réflexions de plusieurs universitaires, en particulier parmi celles et ceux qui se définissent également comme militant-e-s[14]. Souvent, il ne s’agit pas de rompre les liens entre monde militant et monde universitaire, mais d’opposer au « modèle actuel », largement perçu comme un mode d’appropriation des savoirs indigènes, un mode alternatif de production du savoir dont l’intérêt serait d’être « community-driven ».

De l’impératif participatif aux limites de l’engagement

La quête d’un poste d’observation

« Rien qu’en étant assis et en écoutant, j’ai eu la réponse à des questions que je n’aurais même pas imaginé poser si j’avais cherché à m’informer uniquement sur la base d’entretiens[15]. » Si l’on ne peut que partager le constat dressé par William Foote Whyte au terme de son enquête sur le Slum italien de Boston dans les années 1930, on aura également compris qu’il ne suffit pas pour l’enquêteur d’aller sur le terrain pour avoir le droit de s’y asseoir et d’écouter. L’observation requiert de l’enquêteur qu’il occupe une place acceptable pour les observés. Foote Whyte ne dit pas autre chose quand il décrit son intégration à la bande de Doc ou quand il raconte sa mésaventure dans un système de fraude électorale : les observations qu’il peut faire sont consubstantielles des histoires dans lesquelles il se retrouve embarqué. La question très concrète qui se pose inévitablement à l’enquêteur est alors celle de la place à occuper : où trouver un poste d’observation viable ?

Comment ne pas reproduire aux yeux des activistes qui m’intéressaient le « modèle commun » du chercheur qui « vient », « s’approprie », « repart » ? Il n’est pas rare d’entendre ou de lire que les ethnographes occupent la place que les acteurs leur concèdent. En terrain militant, l’une des possibilités qui s’offrent à l’ethnographe consiste à participer à la vie du groupe, à contribuer à son travail, ce qui suppose d’accepter de jouer un rôle. Selon les groupes, leurs modes d’organisation et les modes d’action qu’ils affectionnent, ces rôles peuvent parfois s’apparenter à des positions d’observateurs. Christophe Broqua explique par exemple que le rôle d’observateur existe au sein d’Act Up. Les « réunions hebdomadaires » y sont ouvertes au public, tandis que les actions directes risquées sont observées par des militant-e-s non participant-e-s chargé-e-s d’assurer la communication en cas d’arrestations[16].

Dans les divers comités qui composent le réseau de SSF, il n’existe pas de place d’observateur viable. S’il est possible d’assister aux assemblées générales sans être membre, celles-ci n’ont lieu que quatre fois par an et requièrent pour être intéressantes des connaissances dont l’observateur extérieur ne dispose pas. Au fil de l’enquête, toutes les requêtes d’observation du réseau (formulées par des documentaristes, des étudiants) que j’ai pu observer se sont vues opposer des fins de non-recevoir. Dans une certaine mesure, la taille réduite des comités et l’entre-soi qui l’accompagne expliquent ces refus. Mais c’est avant tout la nature de certaines activités du groupe – en particulier lorsque les militant-e-s organisent des rencontres avec des immigrants sans statut et cherchent à établir avec eux une relation de confiance – qui supporte mal les perturbations extérieures et vient proscrire l’observation[17].

Bien sûr, le rapport à l’impératif participatif varie selon les groupes et les moments, ce qui ouvre des possibilités à l’enquêteur soucieux de ne pas influencer le cours des événements. Ainsi, au début de l’enquête, les réunions de CESF apparaissaient comme des moments où la norme de participation semblait plus souple qu’ailleurs. Une implication plus faible que la moyenne ne semblait pas freiner la marche du groupe, une diminution des disponibilités était plus facile à annoncer et accepter, une réserve vis-à-vis de certaines activités pouvait être entendue, etc. Autrement dit, dans les premiers temps de l’enquête (qui sont aussi les premiers temps de CESF), le mode d’organisation et de fonctionnement du collectif permettait d’observer le groupe de l’intérieur sans être happé par les tâches que l’activité militante génère.

On souhaiterait maintenant avancer une idée qui peut sembler contradictoire avec la quête d’un poste d’observation viable – menée jusque-là par un enquêteur que la participation inquiète. Rien ne garantit que la position d’observateur faiblement participant soit favorable à l’enquête. Comme suggéré plus haut, l’ethnographie s’enrichit des histoires et des intrigues dans lesquelles l’enquêteur se laisse embarquer. À l’inverse, la retenue de l’observateur qui ne participe pas ou pas assez risque de freiner ses découvertes, et sa compréhension de ce qui est en train de se jouer, en limitant son accès aux informations. En un mot, l’observateur non participant prend le risque de rester sur la touche.

On pourrait multiplier les exemples qui illustrent la difficulté qu’il y a à suivre le plongeon des acteurs tout en refusant de se mouiller avec eux. Parmi ces exemples, un épisode survenu dans les premiers moments de mon enquête m’a semblé particulièrement déterminant. Au printemps 2012, moment où je décide de le rejoindre, le CESF se compose d’une dizaine de personnes dont l’activité consiste à enquêter sur des problèmes d’accès à l’école. Dans les termes de la sociologie des problèmes publics, le groupe cherche à établir les responsabilités causale et politique du problème et à se constituer comme son propriétaire, c’est-à-dire comme un acteur capable d’en orienter la définition[18]. Après un été au ralenti, plusieurs membres suggèrent de saisir l’occasion de la rentrée scolaire pour médiatiser le problème. Rapidement, l’un d’entre eux entreprend l’écriture d’un article qui doit lancer la campagne. Lors d’une réunion organisée afin de peaufiner la stratégie pour attirer l’attention des médias, quelqu’un s’interroge sur les signataires de ce texte : quels seront-ils ? Tour de table. Les uns après les autres, les membres s’ajoutent à la liste des signataires. Durant le laps de temps dont je dispose avant que mon tour ne vienne, je passe mes options en revue : que se passe-t-il si je signe un texte militant qui a vocation à être rendu public ? Sur le moment, je pense au renouvellement de mon statut d’étudiant étranger (les services d’immigration pourraient-ils estimer qu’un étudiant français n’a pas à « faire de la politique » au Québec ?), à ma réputation à l’université, mais aussi au message qu’un refus (d’autant plus remarquable qu’il serait alors le seul) enverrait au reste du groupe. Mon nom a rejoint la liste. Ce texte a été publié dans un grand quotidien et a effectivement mis en branle une première étape dans le processus de construction du problème de la scolarisation des enfants sans-papiers au Québec.

S’impliquer pour observer

L’épisode de la signature donne à voir un moment d’implication, c’est-à-dire une élévation des responsabilités de l’enquêteur comme membre du groupe militant. Comme le laissent deviner les doutes dont j’ai été saisi sur le moment, je n’avais pas anticipé ces situations et mon implication s’est décidée sur le coup. Cela constitue un point de différence important avec les cas où l’enquêteur, militant au préalable et parfois même déjà membre des groupes qu’il entreprend d’étudier avant d’engager la recherche, s’efforce de concilier son engagement comme militant dans le mouvement et comme chercheur dans l’université[19].

La question qui s’est posée a été celle des bornes de mon implication : quelles limites convient-il de se donner ? Avec le lancement de sa campagne publique, avec son intérêt pour les médias, mais aussi pour d’autres acteurs, responsables politiques en tête, CESF prenait très clairement une direction où la définition d’un minimum de stratégie d’enquête devenait d’autant plus nécessaire que le niveau général d’activité prenait de l’altitude. La stratégie d’enquête que j’ai décidé d’adopter pourrait se résumer à un principe central : ne pas agir seul. Ce qui suppose donc de : ne faire que ce que d’autres font déjà ou vont faire ; ne pas jouer des rôles que personne ne semble vouloir jouer ; ne pas construire des ponts là où personne n’en établit ; ne pas se substituer à… ; ne pas innover… En d’autres termes : s’efforcer autant que possible de suivre et d’accompagner, plutôt que d’intervenir et de proposer[20]. En même temps, obtenir l’autorisation de suivre et d’accompagner supposait de faire de soi un coéquipier fiable, ce qui pouvait passer par la prise d’initiatives. Cette stratégie s’est révélée difficile à tenir et a connu des dérapages. Dans ce qui suit, je présente un compte rendu ethnographique qui illustre l’intérêt qu’il y a à s’impliquer pour enquêter en terrain militant.

Cet épisode correspond à ce que William Gamson nomme une « rencontre avec une autorité[21] ». J’accompagne Isabelle, Louise et Doug, trois membres du collectif, à une réunion avec le président d’une commission scolaire[22]. Isabelle est à l’origine de la rencontre. Plusieurs familles avec lesquelles elle est en relation ont connu ou connaissent actuellement des difficultés pour inscrire et maintenir leurs enfants dans des écoles administrées par cette commission. Sur la route, dans la voiture, Isabelle explique qu’elle espère attirer l’attention du président sur ces situations, mais qu’elle compte aussi le mettre à l’épreuve de ses récentes déclarations en faveur de la scolarisation des enfants sans-papiers, quitte à brandir la menace de l’organisation d’une manifestation, ce que le collectif a déjà fait dans d’autres commissions. De mon côté, je fais part de mes interrogations sur la façon de me présenter devant le président. Louise et Isabelle me disent de ne pas m’en faire. On ne dit rien. « Et si je prends des notes ? » « On prend toujours des notes dans ces réunions, non ? » « On dira que tu es notre secrétaire ! »[23] Doug ajoute : « En plus, tu viens comme membre du collectif alors je ne vois pas où est le problème. »

Dans le bureau du président, la discussion démarre d’un coup. Isabelle est immédiatement identifiée comme la principale interlocutrice. Elle évoque les problèmes rencontrés par les familles avec lesquelles elle est en contact. Le président semble comprendre et, après avoir exposé, d’une voix profonde, ce qu’il nomme « sa politique » entreprend de faire reposer la faute sur son « nouveau directeur adjoint » auquel il reproche de ne pas avoir compris « la culture de la commission » et avec lequel il promet de s’entretenir au plus vite. À cet instant, la situation prend des allures de rencontre confidentielle. Alors qu’il désigne nominativement le coupable qui portera le chapeau, le président s’interrompt, détourne son regard d’Isabelle, le pose sur moi et explicite une exigence de confidentialité qui relevait jusque-là de l’implicite :

Le président : On s’arrangeait, il n’y avait pas de problème auparavant [avant l’arrivée de ce nouveau directeur adjoint]… [En me regardant] Monsieur prend des notes, c’est quoi ?
Isabelle : Oui, il fait le compte rendu !
Le président : Hein ?
Isabelle [sur le mode de l’évidence] : Il fait le compte rendu, pour le collectif.
Adrien [sur la défensive] : Si c’est un problème, [je pose mon stylo].
Le président [gêné] : Non, je ne sais pas, parce que… vous devez comprendre… qu’on parle des affaires… vous comprenez. Et si le président, il vous dit ça, c’est pas bon. Vous prenez des notes et je n’aime pas ça [fermement].
Isabelle : D’accord.
Louise : Ok. [Bref coup d’oeil dans ma direction. L’incident est clos.]

La rencontre a duré un peu moins d’une demi-heure. Sur le chemin du retour, dans la voiture, nous débriefons. Chacun revient sur ses sentiments et ses impressions (« J’avais l’impression de… », « J’avais envie de rigoler quand… »), propose des interprétations (« À mon avis, ça veut dire que… », « On peut s’attendre à… ») et confirme ou infirme les interprétations des autres (« Oui, mais… », « C’est ça ! », « Non, au contraire ! »). Tout en cherchant à faire le point sur ce qui vient de se passer, nous nous relâchons et nous plaisantons. Louise compare le président à Vito Corleone, un personnage du film de Francis Ford Coppola, The Godfather. Je me mets alors à siffloter « la valse du parrain ». Nous rions. S’ensuit un échange au cours duquel nous nous mettons d’accord sur le sens à donner à la scène que nous venons de vivre. Nous revenons notamment sur l’incident de ma prise de notes. Étant donné la réaction du président, il est heureux, comme le dit Isabelle, d’avoir gardé secrète mon identité de sociologue : il ne fait aucun doute que la connaissance de celle-ci aurait bouleversé l’interaction et ses conséquences.

Résumons quelques points saillants de cet épisode. Sur la position de l’enquêteur : Louise, Isabelle, Doug et moi avons l’habitude de nous voir. Louise et Isabelle connaissent parfaitement mon activité de « sociologue sur son terrain[24] » et tous me considèrent comme membre à part entière du collectif. Cette position, loin d’être un don, a été conquise au fil de mon implication. Dans la situation, mon rôle est secondaire. J’accompagne. La principale interlocutrice est Isabelle. Doug et Louise l’accompagnent aussi. Leur statut de participant se rapproche du mien, à ceci près que ma prise de notes a inquiété le président. Paradoxalement, cet épisode montre bien que l’enquêteur, même à couvert, risque de mettre en péril le groupe et ses activités. Son statut de participant ne doit donc pas faire l’ombre d’un doute. L’analyse montre deux choses. D’abord, la position d’insider permet de suivre les acteurs tant sur les scènes que dans les coulisses de leurs activités et offre ainsi la possibilité d’étudier des activités de cadrage, c’est-à-dire de définition des situations, tirant l’analyse vers une ethnographie des perceptions. Ensuite, cette scène donne à voir une négociation entre deux acteurs aux intérêts divergents, mais qui vont passer un accord de non-agression sous contraintes (menace de mauvaise publicité pour un président en période pré-électorale et engagements contractés auprès de plusieurs familles pour les militant-e-s). L’épisode s’apparente ainsi, et les acteurs le savent, à un cas de confinement d’un problème social[25].

Dilemmes d’ethnographe en terrain partisan

Si l’on peut se réjouir de l’épreuve empirique qu’elle constitue, l’enquête ethnographique place cependant le chercheur dans une position inconfortable. Dans la perspective d’une explicitation des conditions pratiques de réalisation de l’enquête, il me semble nécessaire de poursuivre cet exercice de réflexivité en exposant les principaux dilemmes éthiques et pratiques qui ont jalonné mon expérience sur ce terrain et de présenter les modes de résolutions qui ont été les miens.

Enjeux éthiques

Le consentement L’obtention du consentement implique, on l’a vu, que l’enquête soit menée à découvert. Or, en pratique, l’enquête ethnographique « à découvert » ne l’est jamais totalement. À moins d’étudier un milieu clos, avec peu de personnes et de passages, l’enquêteur ne peut pas se déclarer à toutes les personnes qui rentrent dans le champ de son observation, d’autant plus qu’il ne découvre souvent qu’a posteriori lesquelles font partie de son enquête. Conformément à la logique de la découverte empirique, l’ethnographe ne préjuge pas de la pertinence des acteurs à considérer, ni d’ailleurs des questions à (leur) poser[26]. Ces éléments se précisent au cours de l’enquête et se fixent définitivement au moment de l’analyse[27].

Comme le rapportent d’autres enquêteurs, « le caractère “à découvert” d’une enquête viendra surtout d’en avoir averti les membres du milieu étudié qui régissent formellement ou informellement ce dernier[28] ». Dans le domaine de l’étude des mobilisations, Barrie Thorne ou Christophe Broqua témoignent d’expériences proches. Thorne explique que plusieurs facteurs déjouaient ses efforts pour mener une enquête à découvert : l’oubli (des acteurs avertis) et l’impossibilité pratique d’interrompre le cours de l’action ou de s’adresser à l’ensemble des acteurs présents pour s’avertir comme chercheuse[29]. Broqua raconte pour sa part avoir exposé son projet aux responsables d’Act Up à Paris lors d’un premier séjour de recherche. À son retour sur le terrain, il a estimé, sans en avoir tout à fait conscience, « avoir déjà fait [ses] classes » et a considéré que son « statut d’observateur était connu de certains et donc susceptible d’être connu de tous »[30]. Après son enquête dans les « agences de précarité » de Chicago, Sébastien Chauvin a estimé qu’il aurait finalement été plus simple de révéler sa double identité à ses co-workers[31].

Mon expérience est assez semblable. Comme Broqua, j’ai exposé mon projet à l’un des membres considérés par mes contacts comme un organisateur incontournable. Par la suite, la révélation de mon statut d’enquêteur s’est surtout faite durant la première partie de l’enquête. S’il m’est arrivé d’évoquer mes intérêts de recherche dans des discussions informelles, je présentais mon projet lors des tours de table de présentation en début de réunion. Au bout de quelques réunions, j’ai arrêté de présenter mon activité d’enquêteur, considérant que celle-ci était suffisamment connue des membres. De fait, ce dispositif n’a rien d’infaillible (des absences, un nouveau…). Mais dans la mesure où la plupart des membres connaissaient mon activité, j’estimais enquêter à découvert. Dans l’ensemble, ce mode de présentation de l’enquête a bien fonctionné, au sens où ma présence était généralement tolérée a priori, ce qui m’a ensuite permis d’ajuster ma position. Finalement, le principal risque auquel j’étais exposé était celui de la découverte tardive de mon statut d’enquêteur. Plusieurs incidents de ce type se sont produits, sans pour autant remettre en cause mon enquête, comme le montre l’épisode ci-après, avec Doug.

Doug a rejoint le CESF en chemin. Il en est rapidement devenu l’un des membres les plus actifs. Pendant plusieurs semaines, nous avons milité ensemble sans que je ne me soucie de l’informer de mon enquête. Doug a découvert mon activité le jour de notre rencontre, décrite plus haut, avec le président d’une commission scolaire. Sur la route, Louise m’avait lancé, en riant parce que le sujet était sensible, l’inévitable question pour doctorant : « Et alors, ta thèse, comment ça va ? » Isabelle, déjà passée par l’épreuve de la thèse, s’était mise à rire, tandis que Doug, les mains sur le volant et les yeux dans le rétroviseur, souhaitait en savoir plus : « C’est sur quoi déjà ? » Sans attendre ma réponse, Louise avait poursuivi : « Tu savais pas ? Il fait sa thèse sur nous ! On est des cobayes ! », avant de conclure (en voyant ma mine déconfite) : « Mais non, ça va, on plaisante ! » Sur le moment, l’incident m’a plongé dans l’embarras. Doug a eu pour sa part l’air un peu contrarié. Mais la légèreté avec laquelle Louise et Isabelle ont traité la question a dû être contagieuse puisque Doug s’est rapidement détendu. Après avoir rappelé que j’étais « un membre du collectif avant tout », il a continué d’agir à mon égard comme il l’avait toujours fait.

Résumons les faits s’agissant de l’obtention du consentement des participants. L’enquêteur n’échappe pas à l’ambiguïté des motifs de sa présence et peut éprouver un sentiment de malaise, de duplicité vis-à-vis de ceux dont il partage les aventures pour un temps donné[32]. Pendant la phase d’enquête, ces problèmes semblent toutefois se résoudre assez simplement dès lors que l’enquêteur participe et est reconnu comme un membre légitime du groupe. Il serait bien sûr hasardeux de prévoir les réactions des acteurs après publication, mais, dans l’ensemble, j’estime que les accrocs liés au consentement des militant-e-s se sont résolus à coups de petits ajustements interactionnels. La légitimité de l’enquêteur qui s’est mouillé avec les acteurs repose sur une base solide – ce qui ne veut pas dire qu’il est en paix avec lui-même.

Les choses sont en revanche plus délicates s’agissant de l’obtention du consentement d’acteurs non membres du groupe initial, tout particulièrement lorsque ceux-ci occupent des positions de responsables et que les rencontres prennent la forme de huis clos. L’observateur-participant autorisé à suivre des acteurs qui circulent peut élargir ses observations au-delà des relations entre membres d’un même groupe. Sur le plan éthique, il est généralement tenu pour acquis que tout événement public peut rentrer dans le rayon d’une enquête sans que les participants ne soient nécessairement informés. Autrement dit, éthiquement parlant, en sociologie des mobilisations, tant que les activités étudiées s’inscrivent dans ce que Charles Tilly nomme le « répertoire d’action collective[33] », que les unités d’analyse sont les événements protestataires, l’ethnographe qui observe des mobilisations n’a à se soucier ni de la publicité de son enquête ni de l’obtention du consentement des acteurs. La situation est radicalement différente dans le cas de rencontres où le regard du public n’est pas admis (réunions avec des officiels, entrevues avec des journalistes, mais aussi coups de téléphone, échanges de courriels et courriers, rencontres fortuites…). Le chercheur présent lors de ces rencontres est alors censé se conformer aux règles éthiques et s’annoncer, ce qui pose problème dans la mesure où ces rencontres reposent souvent sur le respect d’une clause plus ou moins explicite de confidentialité.

Le compte rendu ethnographique, présenté plus haut, de la rencontre avec le président d’une commission scolaire offre un exemple révélateur des complications de la situation d’enquête lors des rencontres à huis clos. J’ai joué le rôle de secrétaire jusqu’à ce que le président y mette un terme, rappelant ainsi les « propriétés situationnelles » en vigueur[34]. L’incident de ma prise de notes m’a placé devant un dilemme éthique. Si je révélais mon identité de chercheur, je mettais en péril non seulement la relation des militant-e-s avec cet élu, mais aussi l’accord qu’ils s’apprêtaient à passer, ce qui aurait pu avoir des conséquences graves pour les familles et les enfants concernés. À l’inverse, si je collais au plan des militants, je dupais le président.

En définitive, comme cet exemple le montre, les huis clos en terrain partisan placent l’ethnographe devant un dilemme éthique doublé d’une épreuve de loyauté. Soit l’ethnographe privilégie les règles éthiques et prend le risque de ne pas pouvoir enquêter, soit il privilégie l’enquête au risque de faire une entorse à l’éthique des comités. Dans le premier cas, l’enquêteur dispose de deux options. Il peut d’abord choisir de ne pas participer. Cette option est la plus prudente dans l’immédiat – c’est aussi la plus pauvre. La seconde option consiste à participer sans dissimuler son double rôle, ce qui suppose a) d’avoir négocié au préalable avec les militant-e-s une participation non seulement comme membre, mais aussi comme enquêteur déclaré et b) d’avoir obtenu le consentement des acteurs non militants participant à la rencontre. Si elle n’est pas inconcevable, elle reste peu probable dans un contexte tendu. Dans le second cas, celui où l’intérêt pour l’enquête et la loyauté de l’enquêteur vis-à-vis du groupe étudié passent avant le respect des critères éthiques, l’enquêteur ne dispose plus que d’une seule option : participer et dissimuler son activité d’enquêteur.

Quelle que soit la solution retenue, il me semble que ce dilemme met en lumière une impasse de l’enquête ethnographique en terrain partisan et en régime de contraintes éthiques telles qu’elles sont actuellement énoncées ou comprises dans le contexte québécois.

L’anonymat et la confidentialité. La procédure d’anonymisation et de protection de l’identité des acteurs bute sur quatre caractéristiques de cette enquête : son déroulement dans un milieu d’interconnaissance, le choix d’une ethnographie attentive aux propriétés sociales des membres du groupe[35], la nature publique des activités observées et la dimension discrète ou cachée de l’action. Dès lors, comment faire pour préserver l’identité des acteurs quand l’étude porte sur la vie publique (une lutte politique), y compris dans ce qu’elle a de plus privé (par exemple, l’intimité des militant-e-s) et de plus discret (par exemple, des négociations à huis clos) ?

Faire usage de pseudonymes. Le remplacement des noms/prénoms reste évidemment incontournable. Il est aussi insuffisant parce qu’il ne garantit en rien que les acteurs évoluant dans le même milieu ne vont pas se reconnaitre à l’aide d’autres indices disponibles dans le texte. L’usage des pseudonymes a donc moins vocation à anonymiser des personnes qui se connaissent qu’à protéger leur identité vis-à-vis d’un public plus large. L’attribution de pseudonymes ne va cependant pas sans poser des problèmes spécifiques si l’on considère que les noms reflètent des appartenances nationales, sociales, ethniques, religieuses. Ils peuvent aussi faire l’objet de jeux, moqueries ou stratégies de dissimulation. Le choix de pseudonymes doit donc faire l’objet d’une réflexion sur le sens et d’une recherche d’équivalents fonctionnels.

Généraliser l’anonymat. Une seconde technique consiste à filtrer les informations susceptibles de renseigner sur l’identité des acteurs. Certains ethnographes ont choisi de changer non seulement les noms des protagonistes, mais également ceux des organisations et de la ville où l’enquête s’est déroulée[36]. On peut se demander si ce mode de présentation du terrain n’a pas pour contrepartie de biffer les singularités du contexte[37]. Pour des objections assez proches, cette solution d’anonymisation généralisée ne me semble pas souhaitable dans le cadre de cette enquête. L’ancrage géographique du CESF ne peut, en effet, être dissimulé sans que l’on perde instantanément nombre des caractéristiques de la mobilisation, parmi lesquelles par le bilinguisme, les décalages culturels ou encore les constructions argumentatives.

Brouiller les pistes. Si l’on souhaite éviter d’aplanir le contexte, une solution intermédiaire peut consister à travailler à l’anonymisation des données au cas par cas. Ici, on peut grosso modo distinguer deux façons de procéder. La première, discutée par MaryCarol Hopkins[38] puis adoptée par d’autres[39], s’apparente au collage : il s’agit de « reconstituer des cas fictifs en mélangeant plusieurs parties de différents cas ou en modifiant la structure […] d’un cas[40] ». Outre sa lourdeur, le collage suppose « d’avoir déterminé le partage du singulier et du typique et d’accomplir une opération de configuration narrative, qui nous éloigne de la description au sens strict[41] ». Une deuxième façon de s’y prendre consiste à filtrer les descriptions. Le chercheur doit déterminer les éléments importants à inclure dans la description, puis s’efforcer de la rendre la plus anonyme possible en brouillant les pistes (à condition de ne pas modifier le fond). Laborieuse et imparfaite, cette solution ne peut garantir qu’un certain degré d’anonymat. À mes yeux, lorsque les solutions plus simples ne suffisent pas et que le jeu en vaut la chandelle, cette procédure offre l’un des meilleurs compromis entre les intérêts des acteurs, des éthiciens et de l’ethnographe.

« Whose side are we on[42] ? »

Cette enquête est traversée par un paradoxe : ce qui a permis d’accéder au terrain est aussi ce qui en a limité l’observation. Tout en sécurisant ma position d’enquêteur (par l’acquisition d’une légitimité de membre) et en rendant accessibles des scènes difficiles d’accès autrement (le travail militant en petite équipe, les négociations avec les responsables politiques, les entrevues avec les journalistes, etc.), l’implication dans CESF a délimité l’espace possible de l’enquête, rendant difficile, impossible ou impensable d’accéder à des lieux et à des informations qui auraient pourtant pu avoir un intérêt considérable. En d’autres termes, la participation a eu pour effet paradoxal de simultanément ouvrir et fermer le terrain[43].

À l’instar d’autres phénomènes pointés ici, celui-ci est tout sauf inconnu des ethnographes, qui semblent se prévenir d’une génération à l’autre[44]. Les anthropologues le désignent parfois à travers la notion d’« enclicage[45] ». Le chercheur se retrouve associé à un groupe au point de ne pas pouvoir circuler librement dans les espaces extérieurs au groupe qui seraient pourtant pertinents pour l’enquête. Une première question importante se pose ici : comment expliquer l’enclicage ?

Mon association au CESF résulte essentiellement de la conjonction de deux facteurs : 1) un monde militant structuré en petits comités, ce qui contraint le nouvel arrivant à déterminer celui dans lequel il s’impliquera ; 2) le fait que le CESF se soit formé autour d’un projet de visibilisation d’un problème invisible, ce qui était congruent avec mes intérêts de recherche. L’enclicage a, par ailleurs, été renforcé par la dynamique même de l’enquête à compter de l’adoption d’un modus operandi (« ne pas faire de pont ») visant à poser les limites de mon engagement dans le collectif. En effet, dans les premiers temps de l’enquête, soucieux de « cartographier » l’activisme pro-sans-papiers à Montréal, je circulais sans cesse entre plusieurs groupes. Cette « stratégie déambulatoire » s’est cependant révélée contre-productive à partir du moment où les militant-e-s m’ont confié le rôle – que personne ne jouait – d’assurer le lien entre les différents comités. Pour ne pas contrecarrer ma quête d’une bonne position d’observateur, il fallait donc cesser les déambulations et imiter l’attitude de la plupart des acteurs… ce qui conduisait en l’occurrence à céder à la logique d’enclicage.

L’installation du chercheur dans une clique du milieu étudié a des effets considérables sur l’enquête. L’un de ces effets est la clôture du terrain de l’investigation et la définition de l’objet qui l’accompagne. Même si elles se présentent sous les traits unifiés d’un mouvement (migrant justice movement), les luttes pour le droit à l’éducation, pour l’accès aux soins de santé ou contre les expulsions ne mobilisent pas les mêmes militant-e-s, ne recouvrent pas les mêmes activités et ne dessinent pas les mêmes configurations d’acteurs. S’engager dans un groupe revient ainsi à se lancer dans une aventure collective singulière, au fil de laquelle émerge et se configure un monde social qui s’étend bien au-delà des réseaux militants. En conséquence, le point de vue du chercheur est doublement situé : dans une clique à l’intérieur de l’espace militant, et dans un camp, celui des militant-e-s, au sein du monde social qui se constitue autour de la cause.

La principale implication de cette position est simple à énoncer, difficile à tenir en pratique. L’enquêteur regarde toujours dans le groupe auquel il participe (il est attentif aux relations entre les membres) et à partir de celui-ci (il enregistre les transactions du groupe avec le monde qui l’entoure). En d’autres termes, ce qu’il observe porte sur ce que les acteurs de « sa » clique voient, perçoivent, comprennent et font. Ses observations sont médiées par cette position. Même lorsque les observations s’élargissent à d’autres acteurs, par exemple à l’occasion de rencontres avec des autorités ou des médias, elles doivent être rapportées au point de vue militant à partir duquel l’enquête se fait.

Cette dimension située, perspectiviste, est essentielle. Pour l’enquêteur, l’intérêt principal d’être reconnu comme membre est non seulement d’assurer un accès important aux activités du groupe, sur scène comme dans les coulisses, mais aussi de permettre, au prix d’un exercice d’équilibriste sans cesse réinterprété, de mener des observations sur des « situations naturelles », c’est-à-dire non perturbées par l’enquête[46]. Cela est d’autant plus vrai des observations menées lors des événements militants (manifestations, conférences de presse, etc.) ou des rencontres avec des acteurs non militants, lorsque le chercheur comme chercheur est pratiquement invisible[47]. Son statut pour les acteurs est celui de membre, de participant, éventuellement de spectateur, journaliste ou badaud. Même la présence, associée à bien d’autres activités, d’un carnet, d’un enregistreur ou d’un appareil photo, ne suffit pas à influencer le jugement des acteurs lorsqu’ils sont absorbés par la situation.

Au-delà de l’observation directe de « situations naturelles », la qualité de membre permet à l’enquêteur de voir se constituer un monde – celui du problème de la scolarisation des enfants sans-papiers – autour du groupe militant. En se postant dans un groupe, le chercheur l’investit comme un observatoire à partir duquel il est possible d’observer le déroulement des actions, de suivre le surgissement d’autres acteurs et d’observer les liens se tisser ou non avec le point référentiel que représente le groupe militant.

Cette position d’enquêteur et ses implications épistémologiques caractérisent mon ethnographie. Il s’agit de rendre compte de l’expérience militante, du vécu de la mobilisation, des conditions dans lesquelles des décisions sont prises, des dilemmes avec lesquels les militant-e-s composent, des disputes qui éclatent entre eux et informent la mobilisation en retour. En même temps, le point de vue doublement situé, dans l’espace militant et dans l’arène du problème, implique de bien délimiter l’espace de validité auquel l’analyse prétend. La perspective située s’applique à l’ensemble des acteurs qui ont croisé la route du collectif : familles sans-papiers, bureaucrates, commissaires scolaires, directeurs de commissions scolaires, protecteurs de l’élève, ministres de l’Éducation et de l’Immigration, attachés de presse, protecteur du citoyen, mais aussi activistes, journalistes, organismes communautaires, partis politiques, commission parlementaire… Tous ces acteurs ont été observés à partir de ce qu’il était possible de voir depuis la clique et le camp formé par CESF.

Il est donc capital de poser les limites de ce que l’on peut dire et de ce que l’on ne peut pas dire. Je m’interdis ainsi de parler (à partir) de la perspective des acteurs non membres de CESF avec la même « assurance ethnographique[48] ». Je n’ai mené aucune observation dans les salles de nouvelles où les journalistes travaillent, dans les commissions scolaires, au ministère, etc. Plus exactement, sur chacun de ces exemples et sur bien d’autres encore, je n’ai eu accès qu’à ce que l’expérience des militant-e-s du CESF me permettait d’avoir accès, en veillant à respecter du mieux possible les limites que j’avais imposées à mon implication sur le terrain, c’est-à-dire en n’utilisant pas ma licence militante pour le compte d’une enquête portant sur « les sans-papiers[49] ». Ici, mon pari a été de prendre au sérieux les militant-e-s et ma chance a été de faire la rencontre d’un groupe dont les membres ont beaucoup circulé. Ainsi ai-je pu observer le travail journalistique dès lors que je participais aux rencontres organisées avec les militant-e-s. Ainsi ai-je pu me faire une idée des « lignes » que le collectif avait déplacées ou renforcées dans son environnement militant en prenant connaissance des critiques formulées à son encontre et qui remontaient au groupe. Ainsi ai-je pu documenter à plusieurs reprises les expériences des familles sans-papiers dans l’institution scolaire. Souvent, mon travail consistait à documenter ce que les militant-e-s documentaient eux-mêmes, à l’image des infra politiques publiques des commissions scolaires que les militant-e-s découvraient, analysaient et intégraient à leur propre compréhension du problème. Ainsi ai-je pu suivre l’inscription du problème sur l’agenda gouvernemental et son institutionnalisation au terme d’un travail militant de cinq années. À bien des égards, mon travail s’apparente à une enquête (sociologique) sur une enquête (militante).

Il va de soi que l’intérêt qu’il y aurait eu à élargir le champ de l’investigation dans une direction ou dans une autre en me défaisant de mon identité militante s’est fait ressentir à de nombreuses occasions quand j’étais présent sur le terrain, plus encore par la suite. L’importance qu’il y a, pour un sociologue, à connaître les points de vue d’acteurs situés en des lieux différents et opposés me semble incontestable, de même qu’il ne me semble pas absurde de chercher à produire une recherche équilibrée, symétrique, en particulier lorsque nos recherches portent sur des disputes ou des controverses[50]. Sans nier l’intérêt d’un principe de symétrie, il me semble toutefois important d’opposer à ce qui est un axiome théorique la tension pratique dans laquelle l’ethnographe se trouve pris lorsqu’il s’attache à suivre des acteurs sur un terrain partisan. La libre-circulation de l’enquêteur est très improbable dans les enquêtes sur des épisodes politiques chauds. L’enquête peut s’enrichir de données provenant des autres camps lorsque les conflits refroidissent. Au bout du compte, l’enquête « one sided », si elle est bien délimitée et ne prétend pas rendre compte de perspectives qui ne sont pas les siennes, excite la curiosité, aiguise les intérêts de recherche et invite à élargir la focale plutôt qu’à refermer pour de bon le dossier. Après tout, comme le dit Howard Becker, « we must always look at the matter from someone’s point of view[51] ».