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Rends-toi compte d’abord que nous ne sommes que des femmes :
la nature ne nous a pas faites pour lutter contre des hommes

Sophocle Antigone vv. 61-62

L’analyse par Colette Guillaumin de la naturalisation des races et l’élaboration des concepts d’appropriation et de sexage constituent l’un des apports théoriques les plus importants du féminisme matérialiste français ; elles apportent une contribution essentielle à la réflexion sociologique et anthropologique sur le racisme et sur les rapports sociaux de sexe. Ces outils d’analyse – qui dénaturalisent et historicisent la race et le sexe en tant que marqueurs physiques arbitraires justifiant des rapports matériels d’appropriation – ont été utilisés et approfondis par de nombreuses sociologues et anthropologues afin d’interpréter le monde moderne et contemporain ; mais la grande actualité des contributions de Guillaumin réside aussi dans la possibilité d’appliquer fructueusement ses outils d’interprétation à d’autres domaines des sciences humaines. Se confronter à un objet d’enquête appartenant à une époque historique éloignée devient ainsi une autre façon de poursuivre la « conversation ininterrompue » avec la pensée de Colette Guillaumin et de contribuer à un dialogue qui, comme elle l’a elle-même répété, nourrit une pensée féministe collective.

Dans cette contribution, je me propose de montrer comment l’analyse de Guillaumin sur l’appropriation (distincte de la notion d’exploitation de la force de travail), sur sa naturalisation et sur l’articulation entre formes d’esclavage et de sexage, s’avère extrêmement utile pour l’étude des rapports sociaux d’appropriation qui caractérisent l’Athènes de l’époque classique (Ve-IVe siècle av. J.-C.) : l’esclavage-marchandise et la domination des citoyennes libres.

Je ne m’attarderai pas spécifiquement sur la condition des femmes esclaves, dont la vie a été soumise à deux axes d’appropriation imbriqués l’un dans l’autre[1]. Si l’on analyse la réalité historique de l’esclavage et de la vie des citoyennes de l’Antiquité, parler de « femmes » d’une part et d’« esclaves » d’autre part est réducteur : dans les cités grecques, les femmes libres, comme les esclaves, ne constituaient pas des catégories homogènes et la moitié des esclaves était des femmes. Il en va de même pour les métèques. Si, en revanche, nous analysons l’idéologie antique, les catégorisations « femmes » et « esclaves » deviennent pertinentes, car c’est précisément l’idéologie naturaliste qui développe des mécanismes réducteurs et présente ces deux groupes sociaux comme des catégories homogènes ; c’est en levant les voiles de l’idéologie que se révèle leur hétérogénéité, reliée par des mécanismes d’oppression similaires qui agissent à différents niveaux et avec une intensité diversifiée. Sur le plan idéologique, les sources anciennes ont tendance à traiter les femmes esclaves comme faisant partie du groupe des esclaves ; en fait, la dichotomie statutaire libre/esclave était perçue par les anciens plus fortement que la dichotomie de genre. Les formes d’appropriation en Grèce ancienne et dans le présent sont très différentes, tout comme le discours qui les justifie ; en appliquant les catégories analytiques de Guillaumin il convient donc de faire un « usage contrôlé » de l’anachronisme (Loraux, 1993) et d’historiciser systématiquement les analogies, en les insérant dans leurs contextes historiques, sociaux et culturels respectifs. Mais, comme l’on verra, malgré les nombreuses différences, certaines structures matérielles et certains schémas conceptuels qui les accompagnent apparaissent proches.

Ces deux relations sociales d’appropriation, chacune dans sa spécificité, ont été traitées de manière asymétrique par les historiens de l’Antiquité au fil des années : si les fondements matériels de l’esclavage et les mécanismes idéologiques qui le justifient ont été largement analysés (Garlan, 1982 ; Ismard, 2019) la réflexion sur la dimension matérielle des rapports sociaux qui produisent des catégories de sexe en Grèce ancienne reste encore à faire. Un exemple de cet effacement des relations matérielles concerne le travail extra-domestique des citoyennes athéniennes. Jusqu’aux années 1970, les spécialistes du monde antique (non épargnés par la vision androcentrique des faits sociaux décrite par Mathieu, 2013, p. 69-118[2]) ont soutenu que les Athéniennes libres vivaient ségréguées dans le gynécée et que leurs activités étaient presque exclusivement domestiques. Cela découlait de l’idée plus générale que ce rôle est une sorte de destinée biologique pour les femmes, qu’elles soient anciennes ou contemporaines.

Depuis les années 1990, de nombreuses historiennes se sont consacrées à sortir de l’oubli le travail extra-domestique des Athéniennes (Kosmopoulou, 2001 ; Sronek, 2018), largement invisibilisé par les sources littéraires, mais bien démontré par l’iconographie et les épigraphes. Dans le contexte urbain, les principales activités étaient celles de nourrice, sage-femme, blanchisseuse, la production et la vente de pain, légumes, plats cuisinés, le tissage pour le commerce de détail ; mais dans une société essentiellement rurale, caractérisée par la petite propriété, le principal rôle productif des femmes libres était en toute probabilité le travail agricole exercé dans la ferme familiale (Scheidel, 1995-1996). L’incidence de l’agriculture en Attique étant de 80 % de la valeur produite (Bresson, 2007, p. 147), le poids du travail agricole des femmes a dû être considérable. Cette importante redécouverte des rôles féminins est couramment utilisée pour réhabiliter l’agentivité des femmes de l’Antiquité et l’importance de leur participation à la vie publique. Cependant, une question cruciale est éludée : à qui appartenaient les fermes et à qui étaient dus leurs revenus et les gains des professions féminines ? S’il convient de réhabiliter les rôles méconnus des femmes, il est moins évident d’en déduire que les citoyennes jouissaient d’une autonomie économique. Les sources antiques ne sont pas claires à ce sujet, mais la situation athénienne en matière de rapports sociaux de sexe ne laisse guère de doute : on peut supposer que dans une société où les femmes étaient sous tutelle et où la gestion de la dot était confiée à leur mari, ce revenu était dû aux hommes de la famille, comme ce fut le cas plus tard dans les sociétés paysannes au cours de l’histoire et comme c’est encore le cas aujourd’hui dans de nombreuses régions d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique, où les femmes travaillent une terre dont la propriété et les revenus sont dus à leur père et mari. Il en est peut-être de même pour les revenus du tissage à domicile et de la vente au détail : puisque c’était le mari qui administrait les biens de sa femme, il n’est pas illogique de supposer qu’il gérait les revenus de la famille en tant qu’unité de production et institution socio-économique hiérarchique. La redécouverte de l’énorme poids économique du travail des femmes dans l’Athènes classique, loin de mettre en évidence l’agentivité des citoyennes, révèle donc la profondeur de leur appropriation.

Au cours des dernières décennies, les historien.ne.s ont souvent déplacé l’analyse des rapports sociaux du plan matériel au plan symbolique et psychologique. Un exemple concerne la participation des femmes aux activités militaires. Les citoyennes grecques n’utilisaient pas d’armes, mais se consacraient à certaines tâches auxiliaires, laissées inaperçues par les sources, mais épuisantes et d’une grande importance pratique : ravitaillement, transport de matériaux, nettoyage des armes, construction de fortifications. Récemment, des tentatives ont été faites pour réhabiliter ces rôles, ce qui ferait des citoyennes des poleis des membres à part entière de l’armée civique (Payen, 2004) ; une idée abstraite de complémentarité efface ainsi la disparité et la hiérarchie entre les deux conditions, ce qui est déjà évident dans le fait que ce n’était pas les femmes qui décidaient des guerres. De plus, il n’est pas tenu compte d’un facteur matériel, à savoir le fait que les citoyennes ne recevaient pas le solde militaire, qui était un moyen important de survie dans l’Athènes classique. Quant à la différence de valeur sociale et de prestige dérivée de l’utilisation des armes et de la tâche de les polir, le constat que dans les sources ces tâches auxiliaires sont souvent associées aux esclaves suffit à montrer la différence.

Les réflexions de Guillaumin et d’autres féministes matérialistes francophones s’avèrent particulièrement importantes dans le domaine de l’histoire ancienne afin d’historiciser les relations sociales entre les sexes et de contrer la tendance à invisibiliser les rapports de pouvoir en leur sein, en occultant leur base matérielle. En fait, la liaison dangereuse entre le postmodernisme et le féminisme institutionnel notamment au cours des trois dernières décennies a également influencé le débat sur le statut des femmes anciennes : à l’heure où les institutions internationales instrumentalisent le mouvement féministe par le biais des politiques d’empowerment (Falquet, 2008, p. 131-133), les études de l’Antiquité se sont souvent alignées sur le climat général et ont procédé à une réhabilitation « anti-victimiste » des rôles des femmes grecques (Dimauro, 2014, p. 10, 40, 46 ; Sebillotte Cuchet, 2016 ; 2017), comme dans les cas que nous venons d’analyser du travail extra-domestique et de la participation militaire. Il s’agit d’une censure de la dimension matérielle qui affecte toute une syntaxe articulée dans des concepts tels que « classe »[3], « rapports de production », « exploitation » (Ardilli, 2020, p. 103) et qui a freiné la radicalité de notions telles que « genre » ou « intersectionnalité », soumises à un processus de culturalisation et de passage du niveau systémique matériel au niveau psycho-identitaire de subjectivités multiformes (Juteau, 2010)[4].

Pour définir la citoyenneté féminine, il a été par exemple souligné le rôle important des femmes grecques dans la sphère cultuelle : les Athéniennes libres participaient comme les hommes aux rituels et occupaient des fonctions sacerdotales, pour lesquelles elles recevaient parfois une rémunération[5]. Étant donné que l’idée ancienne de citoyenneté était fondée non seulement sur l’accès aux charges politiques, mais aussi sur la participation religieuse et à d’autres activités civiques, de nombreuses chercheuses ont conclu que les femmes libres étaient des citoyennes à part entière malgré leur exclusion du droit de suffrage et d’éligibilité et malgré les restrictions qui leur étaient imposées dans la sphère économique (Sebillotte Cuchet, 2016 ; Blok, 2017). Cette hypothèse est plausible, si l’on tient compte de l’idéologie et des catégories émiques des anciens. Mais lorsque nous passons du niveau symbolique au niveau matériel, nous nous rendons compte que les activités dont les citoyennes sont exclues sont celles qui confèrent la plupart des pouvoirs décisionnels et économiques. Aussi divergent le système de valeurs des anciens soit-il du nôtre, à aucune époque historique le fait de ne pas disposer pleinement de son propre corps et de ses propres biens n’a pas été considéré comme une condition d’infériorité ; également à aucune époque historique la possession majoritaire des moyens qui rendent possible la survie matérielle des individus peut ne pas être un facteur de valorisation sociale.

Enfin, le scepticisme postmoderniste à l’égard des interprétations générales de la réalité a conduit, même dans l’histoire ancienne, « à interdire toute généralisation transculturelle ou transclassiale sur les rapports entre les sexes au nom des infinies différences culturelles ou sub-culturelles entre les “femmes” » (Mathieu, 2014, p. 323)[6]. De ce refus découle parfois une résistance à penser les expériences changeantes des femmes au cours des siècles comme insérées dans une longue durée caractérisée par la persistance de leur appropriation (Bennett, 1997, p. 74-75).

À la suite de Guillaumin qui, sans négliger les particularités des différents rapports de domination[7], met en évidence les analogies structurelles dans leur construction et leur perpétuation, je me propose dans cet article d’analyser la spécificité des systèmes d’appropriation des femmes et des esclaves dans l’Athènes classique, en mettant en évidence leurs articulations, leurs spécificités et leurs analogies. Par « analogie », je n’entends pas une similitude approximative entre deux phénomènes, auquel cas la valeur heuristique de l’argument serait nulle. Pour être pertinente, l’analogie doit mettre en relation des phénomènes qui ont des caractéristiques structurelles ou fonctionnelles communes : dans notre cas, comme nous le verrons, la caractéristique commune est l’inversion de la relation logique-causale entre l’oppression et l’idéologie qui la naturalise.

Dans cette contribution, je développerai un raisonnement analogique selon deux axes : le premier établit une analogie entre l’appropriation des femmes et celle des esclaves dans l’Athènes classique ; le second établit une analogie entre ces deux relations anciennes d’appropriation et les relations de sexage et d’esclavage à l’époque moderne et contemporaine. Cette deuxième analogie est très délicate ; le risque est de tomber dans les généralisations faciles d’une philosophie de l’histoire ou d’une histoire plus imaginée que documentée. Une analogie peut dire trop ou pas assez, au risque de déformer l’objet historique. Mais l’analogie et l’anachronisme sont des instruments essentiels à l’enquête historique. Pour reprendre la célèbre comparaison développée par Droysen (1937, p. 98-99), l’historien « est dépourvu du secours précieux que l’empirisme du physicien trouve dans l’observation et dans l’expérience » ; mais l’enquête historique remplace l’expérience « éclairant, grâce aux analogies, cette obscure inconnue ».

Dans le cas des femmes et des esclaves, l’analogie réside dans le mécanisme de légitimation de l’appropriation d’un groupe social spécifique, qui s’opère en inscrivant son infériorité dans une prétendue « essence » innée à l’individu dès sa naissance et donc immuable. La question centrale sur laquelle il semble légitime de fonder une telle analogie ne réside donc pas dans la caractérisation intrinsèque du concept de « nature », qui change non seulement au fil des siècles, mais aussi dans des contextes discursifs différents (la « nature » du mythe grec est différente de la « nature » aristotélicienne). La question cruciale réside dans le problème de légitimation auquel le concept de « nature », bien que changeant, répond. Le monde qui émerge de la Révolution française se présente comme projeté vers l’universel, alors qu’en fait il ne l’est pas : comment justifier l’inégalité entre les êtres humains et comment résoudre le dilemme moral qui en découle ? La réponse consiste à identifier des groupes qui sont exclus « par nature » de l’universel, de sorte que l’inégalité serait moralement justifiée comme étant « naturellement » fondée[8]. Comme nous le verrons, même dans le monde grec, la théorisation de l’infériorité naturelle des femmes et des esclaves se développe au moment même où Athènes, qui se présente comme « la cité des égaux », a besoin de légitimer les exceptions à cette universalité présumée, qui sont nécessaires à sa reproduction matérielle.

J’examinerai ensuite les mécanismes idéologiques qui justifient et perpétuent ces rapports matériels, en montrant leurs déclinaisons dans le mythe, la science et la philosophie anciennes, et en illustrant les caractéristiques de l’idée de « nature » antique, évoluante dans le temps, par rapport à la moderne telle que décrite par Guillaumin. Au cours de l’analyse, je montrerai l’utilité des outils théoriques de Guillaumin pour contrer l’évacuation de la dimension matérielle des rapports sociaux de sexe antiques et pour rétablir la juste relation de cause à effet entre l’oppression et l’idéologie qui la naturalise : de même que la race n’est pas la cause du racisme, mais sa conséquence, la « différence sexuelle » constitue le produit du sexage et non son origine. C’est précisément celui-ci l’enjeu fondamental du discours analogique proposé par Guillaumin ; sur la base de cette réflexion, j’irai développer la comparaison entre l’appropriation des esclaves et des femmes dans l’Athènes classique.

Rapports sociaux d’esclavage et de sexage dans l’Athènes classique

En ce qui concerne l’Antiquité, le terme « esclavage » désigne différentes formes de dépendance, parfois fondées sur la propriété de l’esclave (la « chattel slavery » typique d’Athènes), parfois sur des dépendances communautaires ou des liens avec la terre. Le statut et la condition des esclaves en Grèce ne sont pas constants dans les différents contextes géographiques et au fil des siècles[9]. Dans Homère, l’esclavage est représenté comme la conséquence d’une défaite militaire ; à l’époque, cette condition n’était donc pas selon la nature (kata physin), ni liée à une infériorité ethnique ou culturelle, mais liée à l’issue des conflits. Tout homme né libre pouvait devenir esclave. Au fil du temps et grâce à la fréquence des guerres, les prisonnières et les prisonniers réduit.e.s en esclavage sont progressivement devenu.e.s une marchandise : elles/ils étaient pillé.e.s, élevé.e.s vendu.e.s sur les marchés et importé.e.s dans les cités grecques, dont Athènes. Les esclaves étaient presque toujours non grecs, en particulier Scythes ou Thraces, qui ne parlaient pas grec et ignoraient les institutions de la polis. Elles/ils étaient dépourvu.e.s de droits civils, réifié.e.s en tant qu’objets de propriété pouvant être transféré.e.s comme n’importe quel autre bien mobilier et utilisé.e.s pour des tâches diverses, dans un continuum de rôles allant du travail extrêmement dur dans les mines, des activités agricoles ou du service domestique, aux fonctions plus spécialisées de pédagogue ou d’administrateur de biens. Leur travail était également différencié sur une base sexuelle. Les esclaves pouvaient être loués à d’autres citoyens ou prostitués : ce destin revenait surtout aux femmes, mais aussi aux jeunes hommes. Dans des circonstances particulières, elles/ils pouvaient exercer des activités rémunérées et même être libéré.e.s, mais dans la plupart des cas leur seule contrepartie était de les maintenir en vie, c’est-à-dire de reproduire la main-d’oeuvre. Les esclaves-marchandises constituaient un groupe social qui correspond – comme dans d’autres périodes historiques – au profil des « machines-à-force-de-travail » décrites par Guillaumin (2016, p. 18), pour lesquelles « il n’existe aucune sorte de mesure à l’accaparement de la force de travail » et sur lesquelles s’impose un rapport d’appropriation de l’individualité physique qui produit la force de travail dans sa totalité. Nous verrons plus loin comment cette condition matérielle était justifiée d’un point de vue idéologique.

Aucun chercheur aujourd’hui ne remettrait en question le fait que l’esclavage ancien constituait une relation sociale d’oppression. Lorsqu’il s’agit de définir le statut des citoyennes d’Athènes, le discours des historien.ne.s devient plus varié et indéterminé ; on parle de moins en moins de domination, et on préfère recourir à des euphémismes, comme « asymétrie » (Blok, Mason, 1987), voire « complémentarité », ou « pouvoirs informels » (Cohen, 1989) pour définir leur position au sein de la société. On rappelle leur agentivité cultuelle, leurs actes d’évergétisme (Kron, 1996)[10] et on atténue l’existence d’une hiérarchie entre les sexes et entre leurs rôles sociaux ou l’importance de la binarité homme/femme comme facteur de catégorisation des individus dans la Grèce ancienne[11]. Selon Sebillotte Cuchet (2017), par exemple, utiliser la notion de « domination masculine » reviendrait à nier tous les autres axes d’oppression existants dans l’Athènes classique, comme celle exercée par les libres sur les esclaves. Mais il est clair que la domination masculine coexiste et s’imbrique dans de nombreuses autres formes d’oppression. Sebillotte Cuchet objecte également que l’on ne peut pas parler de domination masculine dans un contexte où une femme libre pouvait posséder un homme esclave. Cependant, cette objection ne me semble pas non plus déterminante, d’abord parce que les esclaves, hommes et femmes, étaient considérés comme des objets, des biens mobiliers (Aristote, Politique 1253b les appelle « objets animés »), donc propriétés au sens plein du terme des hommes ou des femmes libres ; ensuite, parce que pour parler de « domination masculine », il ne s’agit pas de savoir « si les femmes ont du pouvoir, ou de la valeur, dans le domaine qui leur est assigné », mais « si elles ont sur les hommes et la société, le pouvoir de décision final et global qu’ils ont sur les femmes et la société » (Mathieu 2013, p. 37). Il n’y a pas de contradiction entre l’existence de la domination masculine et le fait que les citoyennes exerçaient du pouvoir sur les hommes et les femmes esclaves : mettre en lumière des pouvoirs féminins n’équivaut pas à penser que les femmes ont « le » pouvoir.

Sur la base des sources littéraires, iconographiques et épigraphiques, il est possible de reconstruire une image assez cohérente des conditions de vie matérielle des citoyennes athéniennes à l’époque classique[12]. Si elles constituaient un groupe social hétérogène en termes d’appartenance sociale et de classe d’âge, elles partageaient la même condition sur le plan juridique[13]. Elles n’avaient pas accès aux droits politiques actifs et passifs ni au service militaire ; elles disposaient d’une capacité économique limitée et avaient « une incapacité juridique presque complète » (Bonnard, Dasen, Wilgaux, 2017, p. 235), à tel point que dans chaque acte formel, elles devaient être représentées par un kyrios, « maître » (père, frère, mari)[14], qui avait le droit de les marier sans leur consentement, d’engager une procédure de divorce, de les représenter au tribunal et lors de la conclusion de contrats, de gérer leur dot. Sauf exception, elles n’héritaient pas de la terre[15], mais de biens mobiliers, qu’elles recevaient sous forme de dot et dans une moindre mesure que leurs frères[16]. Elles n’avaient pas non plus accès aux financements de l’État sous forme de solde militaire, de distributions de nourriture, d’indemnité pour la participation aux charges publiques. Comme on l’a vu, parmi les femmes de la classe moyenne ou inférieure qui exerçaient des activités hors du foyer, il est probable que beaucoup ne percevaient pas le produit de leur travail, au profit de leur mari.

En analysant les expressions concrètes de ce rapport d’appropriation, nommé « sexage », Guillaumin distingue quatre formes particulières : l’appropriation du temps, l’appropriation des produits du corps, l’obligation sexuelle et la charge physique des membres du groupe (2016, p. 19-31). Toutes ces modalités s’appliquent dans la polis athénienne, tant aux femmes libres qu’aux hommes et femmes esclaves : le contrôle et l’optimisation de la sexualité féminine apparaissent particulièrement efficaces. Comme l’a montré Paola Tabet (1985), la reproduction n’est pas seulement un fait biologique, mais aussi un système de contrôle socialement organisé en fonction des besoins d’une société spécifique à un moment donné ; elle peut viser à limiter les naissances ou, comme dans le cas athénien, à optimiser les possibilités biologiques, pour permettre la perpétuation légitime du groupe de citoyens. En ce sens, il est nécessaire de domestiquer la sexualité des femmes en canalisant leur désir vers le mariage hétérosexuel, une obligation qui ne s’applique pas aux hommes, puisque leur désir homosexuel, tel qu’il est socialement organisé à Athènes, coexiste sans difficulté avec les besoins reproductifs du groupe[17]. Le désir féminin, en revanche, doit être contrôlé. Même dans la Grèce antique, les citoyens qui constituent le groupe dominant « n’admettent pas que les femmes prennent une place de sujet » (Guillaumin, 2016, p. 41) ; mais les sources montrent comment, en même temps, ils décrivent la sexualité féminine comme dévorante et dangereuse pour l’homme. Ce paradoxe n’est qu’apparent : comme l’affirme Guillaumin, « la version qui fait d’elles des “sexes dévorants” n’est que la face idéologique inversée du même rapport social » (2016, p. 51). Exorciser toute forme d’autonomie féminine en lui attribuant des traits débridés est aussi l’effet des nombreux textes anti-féminins qui, depuis l’âge archaïque, ont mis en garde les hommes sur la nécessité de contrôler les objets de leur appropriation.

Les rapports sociaux que Guillaumin appelle « appropriation collective » et « appropriation privée » (c’est-à-dire organisée par l’institution du mariage) des femmes sont harmonieusement intégrés dans l’Athènes classique : la polis est en effet constituée de l’ensemble des oikoi (les familles et leurs biens), ce qui permet à la fois une transmission ordonnée de la propriété privée et la reproduction légitime de la citoyenneté, basée sur l’appropriation des femmes, de leur sexualité, de leur force de travail et des produits de leur corps (la progéniture légitime, qui est sous le contrôle exclusif du père). C’est également sur les activités non rémunérées des femmes libres et des esclaves (hommes et femmes) que repose la possibilité pour les citoyens masculins adultes de maintenir leurs libertés et leurs pratiques politiques : ce n’est pas un hasard si les pratiques matrimoniales et l’appropriation des femmes et des esclaves se durcissent précisément à l’âge classique, c’est-à-dire à l’époque où la démocratie athénienne atteint le pic de sa splendeur. Cependant, alors que d’innombrables études soulignent le rôle de la main-d’oeuvre des esclaves dans le maintien des libertés des citoyens, toute question sur la contribution du travail féminin à ces droits masculins est généralement éludée.

Les racines du discours antique sur la « nature » : le système mythique-religieux

Comme on l’a vu, malgré le poids considérable de leur travail et leur contribution économique au système de l’oikos-polis, les Athéniennes étaient exclues de nombreux droits masculins. Justifier l’aporie entre le travail extérieur et domestique des citoyennes et leur minorité en droits et en possession de biens a sans doute nécessité un effort idéologique considérable : puisqu’elles étaient les filles et les mères de citoyens athéniens, la raison de leur exclusion aux yeux des anciens allait en fait moins « de soi » que celle des métèques, venus d’autres poleis, et celle des esclaves, qui n’étaient même pas grecs.

La nécessité de motiver la minorité féminine est très évidente dans les sources littéraires : chaque fois, les auteurs nous rappellent, directement ou indirectement, la dangerosité des femmes, l’absence de principes moraux et d’intelligence en elles, leur inclination à la débauche, à la luxure, au mensonge, au meurtre. Le poète Hésiode (VIIIe-VIIe siècle) représente les femmes comme des faux-bourdons, capables uniquement de voler aux hommes le fruit de leur travail ; le poète Sémonide (VIIe siècle) les met en relation avec une multiplicité d’animaux, chacun caractérisé par des vices typiquement féminins dont on se souvient souvent aussi dans les proverbes ; la tragédie grecque (Ve-IVe siècle) est peuplée d’épouses et de mères meurtrières, d’adultères incontinentes, de magiciennes trompeuses, toutes occupées à tuer, séduire et envoûter les victimes masculines. Dans tous ces exemples, l’expression idéologico-discursive principale du rapport social de sexage est l’idée que les femmes ont dès la naissance une essence commune qui leur permet d’être regroupées dans un groupe fermé et les distingue des hommes : à Athènes, « la classe propriétaire construit, sur les pratiques imposées à la classe appropriée, sur sa place dans la relation d’appropriation, sur elle, un énoncé de la contrainte naturelle et de l’évidence somatique » (Guillaumin, 2016, p. 49). De même, cette idée imprègne également le discours sur l’esclavage : mais l’effort déployé par les auteurs grecs pour corroborer l’idéologie naturaliste sur les esclaves est inférieur à celui déployé pour illustrer, décliner et démontrer rationnellement et scientifiquement (c’est-à-dire grâce aux outils de la philosophie, de la médecine et de la biologie) l’infériorité et la menace du sexe féminin.

La codification par Aristote de l’infériorité kata physin (« selon la nature ») du sexe féminin, ainsi que des esclaves, est très connue et on en parlera plus tard ; mais la vision des femmes comme un groupe séparé et particularisé par rapport au neutre masculin universel est beaucoup plus ancienne et naît dans le discours mythico-religieux. Avant la philosophie présocratique, il n’y avait pas d’idée codifiée de « nature ». Le terme physis (dérivé de la même racine que le verbe phyo, indiquant les processus de génération, de naissance et de développement au sein de la réalité) apparaît pour la première fois chez Homère (Odyssée X 303-306) ; le dieu Hermès explique à Ulysse qu’il existe une herbe capable de contrer le sortilège de Circé : « Ayant ainsi parlé, le dieu aux rayons clairs tirait du sol une herbe et me montra sa nature (physin[18].» Le terme indique les caractéristiques qui, dans le processus de génération et de croissance, ont conduit cette plante à apparaître comme elle le fait, et peut-être aussi la fonction que la plante elle-même va remplir. La physis, l’essence de la plante, c’est-à-dire sa « nature », l’amène à développer des qualités spécifiques : le suffixe -sis du substantif indique l’action, la capacité de développement des choses, qui est liée aux qualités qui font apparaître les choses telles qu’elles sont.

Dans les oeuvres d’Hésiode, le terme physis n’apparaît pas ; la première expression littéraire de l’idée de « nature » en tant qu’ensemble de caractéristiques innées qui déterminent des développements conséquents est toutefois indirectement présente dans la notion de genos gynaikon, la « race (ou lignée) des femmes » : dans les poèmes Les travaux et les jours et Théogonie attribués à ce poète, il est dit que Zeus, en représailles au vol du feu par Prométhée, envoya un grand mal aux hommes (Travaux 60-68) :

Il commande à l’illustre Héphaistos de tremper d’eau un peu de terre sans tarder, d’y mettre la voix et les forces d’un être humain et d’en former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps aimable de vierge ; Athéna lui apprendra ses travaux, le métier qui tisse mille couleurs ; Aphrodite d’or sur son front répandra la grâce, le douloureux désir, les soucis qui brisent les membres, tandis qu’un esprit impudent, un coeur artificieux seront, sur l’ordre de Zeus, mis en elle par Hermès, le Messager, Tueur d’Argos.

Dans le monde grec, l’idée créationniste n’existe pas, sauf dans le cas des femmes : Pandore, caractérisée par une naissance secondaire et séparée du genre humain – qui coïncide avec le sexe masculin – sera la progénitrice de la « race des femmes » (Théogonie 591-593) : « Car c’est de celle-là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des hommes mortels.» C’est Pandore qui introduira tous les maux sur la terre, en ouvrant le couvercle de la jarre qui les contenait et qu’on lui avait interdit de toucher (Travaux 90-95).

Le terme genos indique un groupement fondé sur l’origine commune des membres, généralement un ancêtre en lignée masculine, et qui se reproduit en son sein (Benveniste, 1969, I, 315) : le terme exprime bien les descendantes de l’ancêtre commun des femmes, Pandore. D’où le choix de Loraux (1978), de traduire genos par « race » plutôt que par « lignée » ou « genre » : en fait, le genre féminin dans le mythe grec est né au nom de la séparation et constitue toujours un écart et une spécificité par rapport à un neutre universel préexistant. Il n’existe pas symétriquement de « race (ou lignée) des hommes », qui correspondent au neutre universel, au terme de référence : en effet, « si les femmes sont différentes des hommes, les hommes, eux, ne sont pas différents » (Guillaumin, 2016, p. 60). Par ce concept, les femmes sont classées comme séparées et « autres » ; mais comme le fait remarquer Guillaumin (1972, p. 193) :

parler de catégorisation et d’altérité c’est parler de la même chose. […] La catégorisation est l’acte social qui correspond à l’altérité facteur d’identité personnelle ; elle est la constitution en groupe défini et clos de ce qui est codifié comme différent par la culture, elle désigne ce qui n’est pas le même. Mais qu’est-ce que le même ? L’altérité définit la condition de la minorité au sein de la société majoritaire et permet en retour l’identification de cette dernière. Si on tente de définir le fait d’être « autre », il faut aussi poser le point de référence qui est le moi, l’ego. Or cet ego est silencieux, nul ne le prononce jamais, au contraire de l’autre qui est toujours « nommé », catégorisé.

La catégorisation/altérisation du groupe social des femmes, qui partage les mêmes caractéristiques invariablement négatives, est présentée ici sous la forme d’un discours mythico-folklorique : il constitue le fondement sur lequel l’idée que l’essence morale, intellectuelle, psychologique et physiologique de la femme est différente et distincte sera plus tard codifiée médicalement et philosophiquement. Les constructions idéologiques sont d’autant plus efficaces et durables qu’elles sont liées d’une part à un appareil mythico-religieux qui les ratifie et, d’autre part, à des pratiques concrètes. L’interdiction des rôles de pouvoir fait de la théorie une réalité : l’exclusion des femmes des pratiques démontre leur incapacité à les mettre en oeuvre et prouve que leurs savoirs sont la manifestation d’une « intelligence de chose […], expression des mouvements d’une pure matière » (Guillaumin, 2016, p. 51-52).

La notion de genos gynaikon constituera dans la littérature athénienne et la sagesse populaire de l’époque classique un formidable outil pour décliner l’idéologie misogyne et gynécophobe de la cité, un dispositif concret de contrôle du groupe minoritaire des femmes. Postuler l’existence d’une « nature féminine », c’est-à-dire un ensemble de caractéristiques que toutes les femmes possèdent de manière innée et nécessaire, signifie aussi qu’« en chacun de ces individus » qui la composent, on exprime « l’essence du groupe dans son ensemble » (Guillaumin, 2016, p. 54) ; cela permet de qualifier les actions vicieuses ou criminelles de chaque femme comme le produit de leur nature commune et de souligner leur dangerosité, non seulement pour la victime individuelle, mais pour tous les hommes, donc pour la société dans son ensemble.

Dans cette vision, la notion de « nature » indique le caractère commun du genos gynaikon, les propriétés constitutives de son essence : ce sera à partir des philosophes ioniens (VIIe-VIe siècle av. J.-C.) que le terme physis désignera d’abord la réalité première, principe et cause de tous les phénomènes, mais aussi l’ensemble des choses qui existent. À ce stade de la philosophie occidentale, le concept du devenir des choses est la clé pour comprendre la nature des choses elles-mêmes, le principe qui leur donne naissance et les formes dans lesquelles elles se développent. Mais ni ici ni dans la philosophie antique ultérieure, la nature ne sera jamais personnifiée comme elle l’a été à l’époque moderne. Au Ve siècle, les Sophistes tournent la réflexion vers la physis anthropine, la « nature humaine » : un déplacement de l’axe cognitif de la physis des choses à celle de l’homme. Physis prend ainsi le sens de « réalité nécessaire et primordiale » qui précède le nomos, la loi positive, qui est au contraire relative. Comme nous le verrons, c’est Aristote qui a ajouté une forte empreinte finaliste au concept de « nature », développant une conception de la science de la nature destinée à influencer durablement la pensée occidentale.

La codification rationnelle de l’idée de nature : médecine et philosophie

Le passage à une définition différente de l’altérité féminine a eu lieu en Grèce à la fin de l’âge archaïque : en étroite relation avec la naissance des cités, la pensée rationnelle, caractérisée par l’accent mis sur l’homme et par la recherche des causes des phénomènes, s’est développée dans divers domaines de la connaissance. C’est à cette époque que la vision folklorique et mythique de la minorité féminine a commencé à être codifiée en termes « scientifiques », c’est-à-dire médicaux, biologiques et philosophiques.

Le premier témoignage important de ce processus se trouve dans le Corpus Hippocraticum, dont les traités, écrits entre le Ve siècle et l’époque romaine, ont exercé une influence tenace sur la pensée médicale occidentale jusqu’au XVIIIe siècle. Dans le Corpus, il existe plusieurs traités spécialisés sur la génération, l’accouchement et les maladies féminines[19]. L’homme, dans l’anatomie et la physiologie, est considéré comme le modèle de l’espèce humaine, à l’aune duquel se mesurent les différences et les écarts : les femmes constituent en effet un écart de cette norme, imparfait et donc hiérarchiquement inférieur. Une médecine féminine spécialisée est nécessaire car, selon les Hippocratiques, les femmes sont structurellement malades, en raison de la constitution particulière de leurs tissus et de la présence de l’utérus, un organe migrant – assimilé par Platon à un animal toujours désireux de se reproduire – qui erre à son gré dans le corps féminin, provoquant des phénomènes d’étouffement et d’autres manifestations pathologiques. La principale thérapie pour équilibrer l’état morbide perpétuel de la femme et empêcher la décompensation des fluides est la thérapie phallique, accompagnée des grossesses qui en découlent.

C’est ainsi que commence un processus d’hystérisation de la femme, qui la sépare du cadre anatomique et physiologique de l’espèce humaine (coïncidant avec les caractéristiques du mâle) et la réduit à ses organes sexuels, en isolant une seule fonction, celle de la reproduction, parmi toutes les fonctions biologiques assurées par le corps. Cette lecture du corps féminin n’est que la transposition scientifique de la vision de la femme déjà canonisée par le mythe : la naissance du genos gynaikon sous le signe de la séparation se répercute dans une nature biologique féminine comme déviation de la norme masculine.

Au IVe siècle, avec Aristote, la physis est configurée comme un ordre du monde, dont le philosophe identifie les propriétés et les principes de fonctionnement : au sein de cet ordre naturel, chaque fait se produit pour une raison précise, chaque catégorie humaine remplit une fonction spécifique, et toutes les relations sociales se déroulent selon leur nécessité et leur utilité, d’un point de vue téléologique et hiérarchique. Dans cette vision, les femmes sont représentées par Aristote dans l’échelle hiérarchique des êtres animés comme naturellement inférieures aux hommes, à commencer par leur anatomie et leur physiologie : « les femelles sont par nature plus faibles et plus froides, et il faut considérer leur nature comme une défectuosité naturelle[20] ». Par rapport à la vision d’Hippocrate, la diversité féminine est davantage qualifiée en termes quantitatifs que qualitatifs, comme une déficience par rapport au modèle masculin.

Une opération similaire se retrouve dans le Livre I de la Politique, où l’infériorité féminine est cette fois-ci déclinée en une clé politique au sein des deux institutions communautaires naturelles, la cité et la famille. Dans cette oeuvre, la position des femmes et celle des esclaves sont expressément juxtaposées, sur la base de l’appartenance commune à la catégorie de ceux qui sont destinés à obéir. La famille comprend des acteurs en opposition binaire : maître et esclave, mari et femme, père et enfants (1253b 4-12). Ils interagissent « par nature » selon des relations inégales (1254a 21-26) :

Commander et obéir font partie des choses non seulement inévitables, mais encore utiles ; certains êtres, immédiatement dès leur naissance, se trouvent destinés les uns à obéir, les autres à commander. Il y a d’ailleurs bien des formes de commandement et d’obéissance ; mais la meilleure autorité est toujours celle qui s’exerce sur les meilleurs : par exemple, sur un homme plutôt que sur une bête.

Dans cet horizon conceptuel, « la relation du mâle à la femelle est par nature celle de supérieur à l’inférieur, de gouvernant à gouverné ; ce principe s’applique nécessairement de même à tous les hommes » (1254b 13-16). Et puis : « L’homme est par nature plus apte à commander que la femme » (1259a 37-1259b 3). La possibilité que la femme commande est définie para physin, « contre nature ». La nécessité de cette hiérarchie est motivée un peu plus loin par rapport à la possession de facultés rationnelles (1260a 7-14) :

Par nature, dans la plupart des cas, il y a des éléments dirigeants et subordonnés. L’homme libre commande à l’esclave autrement que le mari à la femme et l’adulte à l’enfant ; et pourtant les parties de l’âme existent dans tous ces êtres, mais elles y existent différemment : l’esclave est complètement dépourvu de la faculté de délibérer (to bouleutikon) ; la femme, elle, la possède, mais sans possibilité de décision (akouron) ; et l’enfant ne l’a que sous une forme imparfaite.

Dans le système aristotélicien, l’homme, contrairement à toutes les figures qui l’entourent par défaut (animaux, enfants, femmes et esclaves), possède pleinement la proairesis, la capacité de choisir délibérément et rationnellement, grâce au bouleutikon. Akouron fait référence au domaine du politique : les femmes sont naturellement incapables de participer à la souveraineté, elles n’en ont donc pas le droit. En ce sens, elles sont assimilées – tour à tour au sein d’une hiérarchie – aux bêtes, aux esclaves et aux enfants, dans la mesure où elles sont soumises au citoyen masculin adulte et libre.

La proximité des femmes et des esclaves avec les animaux – bien qu’inégale et symétrique à leur capacité de raisonnement différente – est l’un des nombreux traits qui unissent ces deux groupes sociaux, souvent assimilés par les sources anciennes[21], et les rapprochent de la nature sauvage en opposition à la civilisation : la bestialisation, au fil des siècles et encore aujourd’hui, est également utilisée pour inférioriser les noirs et les prolétaires, ainsi que leur infantilisation récurrente. En fait, les figures féminines du mythe grec qui adoptent une conduite autonome sont souvent connotées par une violence sauvage qui les place hors de la civilisation ; une clé interprétative est à nouveau fournie avec lucidité par Guillaumin (2016, p. 75) : « Toute initiative politique de la part des appropriés sera rejetée, ou durement réprimée […], mais aussi réprimée comme irruption terrifiante de la “Nature” […], comme une régression vers les zones obscures de la vie instinctive. Et sera discréditée. »

Bien que le concept de « nature » examiné par Guillaumin soit très différent de celui d’Aristote, l’utilisation de cette notion, afin de justifier l’exclusion des groupes minoritaires des fonctions politiques, est similaire. Chez Aristote, la cité et sa culture se décrivent avec insistance en tant que nature : à travers le langage de la physis, elles donnent un fondement ontologique à leurs structures, elles donnent à une anthropologie construite dans l’espace politique la force d’une éthologie. La famille est le lieu privilégié pour une telle opération.

Dans le discours aristotélicien, le mécanisme de naturalisation et de catégorisation qui explique et justifie la domination du groupe social des esclaves par des citoyens libres est identique à celui qui légitime le sexage ; il est lui aussi basé sur le concept de physis : « Un être qui par nature ne s’appartient pas, mais est l’homme d’un autre, cet être-là est par nature esclave » (1254a 13-17). Le passage exprime clairement le statut de chose de l’esclave (jamais explicité à propos des femmes), mais révèle également une limite dans l’argumentation aristotélicienne. Si la naturalisation au niveau philosophique du genos gynaikon est simple à articuler, puisque les composantes de cette classe de sexe sont caractérisées par un marqueur physique évident, ancré dans la biologie, il est moins facile de justifier le concept d’« esclavage par nature », débattu par les philosophes depuis le Ve siècle[22]. En l’absence d’une évidence physique, comme la peau noire le sera des siècles plus tard, il est difficile de construire une notion de genos doulon, la « race des esclaves ». Comment peut-on, par exemple, définir « esclave par nature » un prisonnier de guerre qui était libre avant d’être capturé ? Dans le livre I de la Politique, Aristote revient plusieurs fois sur la question, de manière pas toujours claire, parfois reconnaissant les limites de la notion d’« esclavage par nature » (1254b), parfois liant l’esclavage à la nécessité de la hiérarchie entre les hommes sur la base de leurs facultés rationnelles (1254b 10-26) :

Tous les êtres qui sont aussi différents des autres que l’âme l’est du corps et l’homme de la bête […] sont par nature esclaves : mieux vaut pour eux être soumis à ce genre d’autorité. Ainsi celui-là est esclave par nature qui peut appartenir à un autre et qui n’a part à la raison que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même. Les autres animaux ne perçoivent pas la raison, mais obéissent à des impressions. Quant à leur utilité, la différence est mince : esclaves et animaux domestiques apportent l’aide de leur corps pour les besognes indispensables.

Aristote s’efforce de trouver un marqueur physique pour signaler la différence constitutive entre les esclaves et les libres, encore une fois du point de vue de la fonction : « Aussi bien la nature veut-elle marquer elle-même une différence entre les corps des hommes libres et ceux des esclaves : les uns sont forts pour les tâches nécessaires, les autres, droits de stature et impropres à de telles activités, mais aptes à la vie politique » (1254b 27-34)[23]. Le philosophe est alors contraint d’admettre qu’il existe plusieurs exceptions à cette règle mais, malgré ses doutes et oscillations, il finit par conclure qu’« il est donc évident qu’il y a par nature des gens qui sont les uns libres, les autres esclaves, et que pour ceux-ci la condition servile est à la fois avantageuse et juste » (1255a 1-2).

Les hésitations d’Aristote montrent l’importance de la marque physique pour innerver la croyance en l’existence de catégories naturelles ; le système des marques naturelles a en effet la capacité de rendre visibles les groupes minoritaires, tout en rendant invisible le rapport de domination qui les implique :

Quel signe porte avec le plus de force le refus de l’identité ? Quel moyen permet de faire de la différence souhaitée un blason identifiable, sinon le signe physique, la « marque » ? Cette marque […] est garante de la vérité de ces différences, de leur irréversibilité et de leur caractère d’essence, car le signe physique ne se change pas […]. Les caractères physiques du majoritaire n’ont pas le statut de marque […]. Ce qui prend rang de marque est réservé au minoritaire et ne prend son sens que dans son rapport à ce qui n’est pas marqué

Guillaumin, 1972, p. 76-77

Conclusions : les structures de la polis athénienne et les mécanismes de l’appropriation

Si la notion de racisme peut être définie, avec Colette Guillaumin, comme « toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence » (1972, p. 78), on conclura que les deux groupes sociaux les plus particularisés et naturalisés à Athènes au Ve et au IVe siècle sont les femmes et les esclaves. Ce n’est pas un hasard si ce sont les deux mêmes groupes sociaux sur lesquels s’exercent l’extorsion du travail gratuit et l’appropriation de l’individualité physique ; les deux mêmes groupes qui garantissent la survie biologique et en partie économique de la cité. Les spécificités des deux groupes sociaux se greffent sur un fond de solidarité instrumentale : la contribution qu’ils apportent à la communauté est la fonction d’un instrument dont les autres – le mâle, le maître, l’élément de persistance et d’ordre – connaissent l’usage, la norme. Le critère de fonction, ancrant le féminin au biologique, opère comme facteur de différenciation par rapport à l’esclave ; le critère d’autorité, traduisant la fonction en termes de statut en rapport avec celui du citoyen, ramène les deux figures à l’intérieur d’un manque commun, d’une disvaleur.

Sur cette base, la relation causale étroite qui existait dans la Grèce antique entre le rapport social d’appropriation et le discours sur la physis apparaît clairement. Certes, par rapport au modèle proposé par Guillaumin, l’idée ancienne de la nature présente des différences importantes. On y retrouve les deux premières caractéristiques soulignées par la sociologue : le statut de chose des appropriés (de jure pour les esclaves, de facto pour les femmes), et le finalisme, qui considère la subordination des groupes minoritaires comme une manifestation de l’ordre naturel, qui ne fait rien par hasard. La troisième caractéristique est, selon Guillaumin, propre à la pensée moderne : c’est le déterminisme endogène selon lequel « le statut d’un groupe humain, comme l’ordre du monde qui le fait tel, est programmé de l’intérieur de la matière vivante » ; la matière possède une capacité d’autorégulation qui ne doit plus rien aux entités transcendantes et la Nature est personnifiée comme l’ensemble des caractères du monde sensible. Cette troisième caractéristique est très importante : grâce à elle, le concept de « nature » dans la modernité change de sens.

Comme nous l’avons vu, l’idée que certains groupes humains, distincts du citoyen masculin qui constitue le modèle de référence, sont déterminés par certaines caractéristiques spécifiques et immuables qui produisent des comportements et des rôles nécessaires, est codifiée à Athènes à l’époque classique. La croyance que le barbare avait une prédisposition innée à être esclave (donc une physis servile) s’est généralisée au début de cette période historique, notamment après les guerres médiques ; à la fin du Ve siècle, dans le traité d’Hippocrate Sur les airs, les eaux et les lieux, une première théorisation du concept est formulée selon laquelle l’attitude à la soumission, donc à l’esclavage, est liée aux caractéristiques politiques et climatiques des terres « barbares », c’est-à-dire à leurs gouvernements absolutistes et au climat constant qui rend les habitants paresseux. C’est précisément à cette époque que s’est généralisé l’esclavage-marchandise à grande échelle. La relation entre les deux faits n’est pas une coïncidence aléatoire. Auparavant, l’acquisition individuelle d’esclaves par la guerre était « le fruit d’un rapport de force ; force qui intervient comme moyen d’acquisition d’individualités matérielles non explicitement et institutionnellement destinées antérieurement à l’appropriation » (Guillaumin, 2016, p. 56) ; par conséquent, puisque ce destin pouvait affecter tout homme, l’idée d’un « esclavage par nature » n’existait pas. « Par contre lorsqu’une classe appropriée est constituée et cohérente […] l’idée de nature se développe et se précise » (Guillaumin, 2016, p. 56-57) ; en Grèce cela se produit lorsqu’il est possible d’acheter sur le marché des individus appartenant à une classe déjà constituée et collectivement appropriée, celle des esclaves, et lorsque le système esclavagiste devient décisif pour la survie de la polis[24].

Même dans le cas des femmes, l’idéologie naturaliste est accentuée et formalisée à Athènes à l’époque classique, lorsqu’elle donne une apparence rationnelle à la vision mythico-religieuse précédente du genos gynaikon. En même temps, dans les textes littéraires, les discours anti-féminins sont intensifiés. Ici aussi, cela coïncide avec un changement matériel des structures sociales générales : le raidissement dans la polis démocratique des pratiques matrimoniales et l’optimisation de l’appropriation de la classe de sexe des femmes afin de permettre une reproduction ordonnée du groupe social des citoyens et une transmission tout aussi ordonnée des biens familiaux. L’un des tournants de ce processus est la loi de Périclès de 451 av. J.-C., qui limitait la citoyenneté aux enfants de pères et mères athéniens[25], obligeant les citoyens à mieux préserver la légitimité et donc à exercer un plus grand contrôle sur les procréatrices.

Le fait qu’il s’agissait d’une démocratie – une nouveauté pour le monde ancien – rend la formalisation de l’idée de physis particulièrement importante : les esclaves doivent être esclaves par nature ou leur existence devient idéologiquement inacceptable, un paradoxe dans une société qui a pour point fort la conviction de la liberté et de l’égalité entre les hommes. Et l’antinomie est d’autant plus aiguë que ce que le citoyen exerce sur l’esclave est précisément ce pouvoir tyrannique que la démocratie athénienne prétend abhorrer. Au fil des siècles tandis que les groupes dominants se définissent par leur contrôle de la nature et par des mécanismes créateurs d’histoire et de civilisation (par le sacré, la propriété, l’action sur le réel ou, dans le cas athénien, l’invention de la démocratie), ils continuent à réserver les traits « naturels », donc répétitifs, passifs et mécaniques, aux groupes dominés (Guillaumin, 2016, p. 67-73).

Dans le cas des femmes libres, le marqueur biologique de la « différence » est déjà construit comme évident ; mais pour l’esclave, la science est impuissante à établir anatomiquement une infériorité naturelle (Vegetti, 1979, p. 129-130). En l’absence de marqueur anatomique, il faut recourir à la dissection de l’âme, de plus en invoquant l’idée que pour le bien des esclaves (comme des femmes), il vaut mieux être esclaves. Si la dichotomie maître/esclave n’est pas l’objet de la biologie aristotélicienne, puisqu’elle n’est pas inscrite dans l’anatomie, elle devient donc centrale dans son anthropologie.

Sur la base des sources, analysées à la lumière des outils théoriques développés par Colette Guillaumin, on peut donc conclure que le cas athénien est un exemple de la manière dont la justification fondée sur « l’idée de nature » des relations d’esclavage et de sexage est secondaire et consécutive, sur un plan chronologique et logique, à la cristallisation des relations d’appropriation elles-mêmes. Si l’esclavage et la domination des femmes existaient avant la polis démocratique, l’idée de leur « différence » et de leur « infériorité » kata physin, « selon la nature », ne se formalise dans tous les domaines de la connaissance, innervée par l’émergence de la pensée rationnelle, qu’après la diffusion à grande échelle de l’esclavage et du contrôle des femmes pour les besoins de la reproduction de la cité.