Article body

Afin de lutter contre la violence conjugale, des services d’aide spécialisés sont offerts aux conjoints violents depuis le tournant des années 1980. Au Québec, ces services relèvent d’une trentaine d’organismes à but non-lucratif répartis dans chacune des 17 régions administratives de la province (Rinfret-Raynor, Brodeur, Lesieux et Turcotte, 2010). Comme ailleurs au Canada, aux États-Unis et dans le monde, ces organismes sont confrontés à divers enjeux, notamment d’offrir des services à des hommes dont la violence peut s’accompagner d’autres problématiques telles que la maltraitance envers les enfants et les troubles mentaux. Ce dernier problème mérite une attention particulière, puisque la relation entre la violence conjugale et les troubles mentaux fait depuis longtemps l’objet de débats passionnés. Dans ce contexte de controverse, nous avons cherché à mieux cerner le point de vue des professionnels qui interviennent directement auprès des conjoints à propos de la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux. Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative exploratoire réalisée dans le cadre d’un programme d’études de maîtrise en service social. Après avoir brièvement décrit les défis conceptuels et cliniques liés à la double problématique à l’étude, nous présenterons le cadre théorique et méthodologique qui a guidé notre démarche, ainsi que ses principaux résultats. Nous discuterons par la suite des paradoxes liés à la catégorisation des conjoints aux comportements violents souffrant d’un trouble mental (CVTM) et à l’intervention auprès de ces derniers.

Violence conjugale et troubles mentaux : un objet de débat

Depuis 30 ans, la violence conjugale fait l’objet d’attention en raison des coûts économiques et sociaux élevés qui lui sont associés (Zhang, Hoddenbagh, McDonald & Scrim, 2012) et de sa forte prévalence au sein de la population. Selon une enquête menée en 2009, 6% des Canadiens ont été victimes de violence de la part d’un partenaire et les femmes âgées de 25 à 34 ans constituent le groupe le plus à risque de subir des agressions de la part d’un conjoint. Bien que certains hommes soient aussi victimes de violence conjugale, ils en sont les auteurs dans la majorité des cas; ainsi, en 2009, le taux d’homicides sur une conjointe était environ trois fois supérieur à celui des homicides sur un conjoint (Statistique Canada, 2011).

L’utilisation de violence conjugale a longtemps été considérée comme un comportement déviant, s’exerçant en réponse aux tensions internes et externes ressenties par les agresseurs et s’appuyant sur un ensemble de caractéristiques psychopathologiques (Dominelli, 1999; Hamberger et Holtzworth-Munroe, 2009). Le mouvement féministe s’est opposé à cette conceptualisation et a mis de l’avant une analyse selon laquelle la violence des hommes envers leurs conjointes ne représente pas une déviance, mais plutôt une conformité aux normes des sociétés patriarcales; dans cette perspective, la prise en considération de facteurs individuels ou psychopathologiques est considérée comme une tentative de détourner l’attention des causes sociales de cette problématique (Dankwort et Rausch, 2000; Dutton et Bodnarchuk, 2005). En Amérique du Nord, la conception de la violence conjugale et de ses causes repose étroitement sur ce cadre d’analyse; ainsi, la politique québécoise d’intervention en violence conjugale attribue ce phénomène aux rapports inégalitaires entre les sexes et souligne que « l’origine réelle du problème est souvent confondue avec les facteurs qui lui sont associés, par exemple l’alcool, la drogue, les difficultés personnelles ou économiques » (Gouvernement du Québec, 1995, p. 22).

Bien que l’analyse féministe ait largement influencé les politiques publiques en matière de lutte à la violence conjugale depuis les années 1980, elle n’a pas supplanté complètement les cadres d’analyse attribuant la violence à des caractéristiques psychopathologiques. En effet, plusieurs chercheurs ont continué de s’intéresser à la relation entre la violence conjugale et les troubles mentaux. Leurs études, essentiellement quantitatives, révèlent une grande diversité de pathologies dans la population des conjoints violents, les plus souvent mentionnées étant les troubles de la personnalité (Edwards, Scott, Yarvis, Paizis et Panizzon, 2003), les troubles de l’humeur (Holtzworth-Munroe, Stuart, Meehan, Herron et Rehman, 2000) et les troubles anxieux (Teten, Sherman et Han, 2008). La proportion d’hommes affectés par ces troubles varie toutefois de manière considérable selon la composition des échantillons et selon le type et la diversité de trouble étudié, soit de 10% (Echerburúa et Fernández-Montalvo, 2007) à 90% (Moffitt et Caspi, 1999).

Par ailleurs, ces recherches n’arrivent pas à dégager de véritable consensus quant à la nature de la relation entre les troubles mentaux et l’utilisation de violence conjugale. D’une part, certaines d’entre elles associent ces troubles à la sévérité des agressions exercées dans une relation amoureuse (Holtzworth-Munroe et coll., 2000), tandis que d’autres parviennent à la conclusion opposée (Elbogen et Johnson, 2009). D’autre part, bien que certains auteurs aient déjà postulé l’existence d’une relation causale directe entre les deux problèmes (Dutton, 2006), d’autres auteurs présentent plutôt les troubles mentaux comme un facteur de risque associé à la violence (Chase, O’Leary et Heyman, 2001). Selon Sloboda, Glantz et Tarter (2012, p. 945), cette notion de risque implique une probabilité accrue qu’une personne développe un comportement problématique, sans toutefois être équivalente au concept de causalité. Le débat reste donc entier et Hamberger et Holtzworth-Munroe (2009) invitent la communauté scientifique à poursuivre ses efforts afin d’élucider les mécanismes reliant les troubles mentaux et l’adoption de comportements violents en contexte conjugal.

Les difficultés liées à la conceptualisation de la relation entre les troubles mentaux et la violence conjugale se traduisent dans l’intervention auprès des CVTM. En effet, il n’y a pas de consensus quant aux approches et aux modalités d’intervention les mieux adaptées aux besoins de ces hommes. D’une part, certains facteurs incitent les intervenants à ne pas tenir compte des troubles mentaux dont pourraient souffrir certains conjoints violents. Par exemple, les normes de pratique en vigueur dans plusieurs états américains sont basées sur l’analyse féministe radicale de la violence conjugale et incitent plutôt les intervenants à centrer leurs interventions sur des caractéristiques généralisables à l’ensemble des conjoints violents, telles que le besoin de contrôle, l’adhésion aux stéréotypes sexuels et la déresponsabilisation (Dominelli, 1999; Holtzworth-Munroe, 2001). White et Gondolf (2000) estiment d’ailleurs que ces interventions génériques peuvent répondre adéquatement aux besoins des conjoints violents présentant des pathologies de la personnalité.

D’autre part, plusieurs auteurs soutiennent que les organismes venant en aide aux conjoints violents doivent tenir compte de la présence de troubles mentaux chez certains de leurs clients, afin d’optimiser les résultats de leurs interventions (Chase et coll., 2001) et de prévenir l’abandon thérapeutique chez les hommes souffrant de troubles mentaux sévères (Tollefson, Gross et Lundahl, 2008). Bien que ces auteurs n’émettent aucune recommandation spécifique quant aux conduites professionnelles à adopter auprès des CVTM, certains programmes d’intervention ont été développés à l’intention de ces hommes. Le Pre-Trial Diversion Program en est un exemple; il vise à la fois la réduction de la récidive, l’encadrement sociojudiciaire des agresseurs et la prise en charge de leurs problèmes psychiatriques (Winick, Wiener, Castro, Emmert et Georges, 2010).

L’absence de consensus quant à la nature de la relation entre la violence conjugale et les troubles mentaux, de même que les recommandations cliniques divergentes, constituent des défis appréciables pour les professionnels qui interviennent auprès des conjoints violents. Toutefois, très peu d’études ont cherché à comprendre comment ces professionnels composent concrètement avec cette double problématique. Parmi les rares études existantes, Dalton (2009) a interrogé 150 directeurs d’organismes d’aide aux conjoints violents à propos de la concomitance de violence conjugale et de toxicomanie chez leurs clients. Les résultats démontrent que la plupart des participants observent une concomitance de ces deux problèmes chez certains clients et que certains d’entre eux y portent une attention particulière, notamment en orientant ces hommes vers des services d’aide en toxicomanie. Une étude qualitative a aussi été réalisée en Suède auprès d’un petit groupe de professionnels intervenant auprès de conjoints violents (n = 8) (Edin, Lalos, Högberg et Dahlgren, 2008). Cette étude révèle que les professionnels attribuent des caractéristiques psychopathologiques à certains de leurs clients et met en relief une construction paradoxale de la violence conjugale où les participants décrivent les conjoints violents comme des hommes à la fois « ordinaires » et « déviants ». À notre connaissance, aucune étude ne s’est intéressée aux points de vue des professionnels québécois ou canadiens.

Dans un contexte où les cadres d’analyse existants définissent de manière divergente le phénomène auquel nous nous intéressons, les points de vue des professionnels qui interviennent auprès de conjoints violents comportent donc un grand intérêt et ce, tant au plan conceptuel qu’au plan clinique. En effet, Loseke (2003) positionne les professionnels venant en aide aux personnes en difficulté comme des acteurs privilégiés dans la construction et dans la définition des problèmes sociaux; en raison de leurs contacts quotidiens avec la clientèle des conjoints violents, il y a lieu de croire que les points de vue de ces intervenants sur le thème de la recherche pourront enrichir la définition de cette réalité complexe. Par ailleurs, les études répertoriées recommandent d’adapter les services d’aide aux besoins des CVTM; or, les professionnels mandatés pour offrir de l’aide aux conjoints violents sont précisément ceux qui, dans la réalité quotidienne de l’intervention, doivent relever le défi d’offrir (et d’adapter) les services offerts à ces hommes. Leurs points de vue permettront donc de documenter les pratiques réellement adoptées auprès de cette clientèle.

Buts de l’étude

La présente étude visait à explorer les points de vue de professionnels intervenant auprès de conjoints violents, quant à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux dans leur clientèle. Elle cherchait plus spécifiquement à déterminer si ces professionnels observent une concomitance de violence et de troubles mentaux chez leur clientèle et à explorer la signification qu’ils attribuent à cette double problématique.

L’étude aborde la question à partir d’une perspective constructiviste (Berger et Luckman, 2006; Loseke, 2003; Mayer, 2001). Les chercheurs qui adoptent cette perspective théorique portent un intérêt particulier aux processus par lesquels les problèmes sociaux sont définis et examinent la signification attribuée aux situations par des individus et par des organisations qui interviennent sur ces derniers. De par le rôle qu’ils jouent dans la résolution des problèmes sociaux, les professionnels venant en aide aux personnes en difficulté sont considérés comme des acteurs clés dans ce processus définitionnel. Ce cadre théorique appuie donc la pertinence de s’adresser aux professionnels intervenant auprès de conjoints violents afin de mieux cerner les enjeux concernant la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux.

Loseke (2003) propose le concept de déclaration [claim] afin de cerner les points de vue d’acteurs sociaux sur une situation problématique. Les déclarations sont constituées d’énoncés, qui offrent une perspective directe sur la manière dont les individus conçoivent une situation. Elles sont également constituées d’images, qui viennent illustrer cette conception, ainsi que des comportements que les individus adoptent en présence d’une situation donnée. Afin d’atteindre les objectifs de la recherche, il est apparu pertinent d’identifier les points de vue des professionnels travaillant auprès de conjoints violents à travers l’ensemble de leurs déclarations sur la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux, qu’il s’agisse d’énoncés, d’images ou de comportements.

Méthodologie

Compte tenu de l’efficacité reconnue des méthodes qualitatives pour approfondir les perceptions et les expériences subjectives d’acteurs impliqués dans une situation donnée (Deslauriers et Kérisit, 1997; Laperrière, 1997), un devis de recherche qualitatif a été utilisé. Un échantillon typique composé de professionnels travaillant dans des organismes québécois d’aide aux conjoints violents a été obtenu à partir d’une méthode non probabiliste. Des participants dont les caractéristiques correspondaient à celles recherchées (Ouellet et Saint-Jacques, 2000) ont été recrutés sur une base volontaire. Pour s’assurer que les participants à l’étude aient un point de vue articulé sur le thème de la recherche, seuls des professionnels cumulant un minimum de trois ans d’expérience auprès de conjoints violents ont été sélectionnés.

Considérant les ressources humaines et financières limitées dont nous disposions, le recrutement a été effectué en s’adressant à cinq organismes offrant des services spécialisés d’aide aux conjoints violents. Dans le but d’assurer la diversification de l’échantillon (Pires, 1997), ces organismes ont été sélectionnés dans cinq régions différentes; de plus, ils pouvaient être membres ou non de l’association provinciale à coeur d’homme, qui regroupe 28 des 33 organismes québécois d’aide aux conjoints violents. Onze professionnels ont répondu favorablement à un avis de recrutement diffusé dans ces organismes-collaborateurs.

Les professionnels recrutés ont participé à une entrevue semi-structurée (Mayer et Saint-Jacques, 2000) d’une durée moyenne de 75 minutes. Le guide comportait une série de questions ouvertes portant sur la violence conjugale exercée par les hommes, sur les troubles mentaux et sur la concomitance de ces deux problèmes. À la suite d’un pré-test, il a été jugé utile de lire aux participants la définition des troubles mentaux du DSM-IV afin de les aider à s’orienter par rapport au thème de l’étude. Selon cette définition, les troubles mentaux désignent «l’ensemble des affections qui perturbent la pensée, les sentiments ou le comportement d’une personne, de façon suffisamment forte pour rendre son intégration sociale problématique ou pour lui causer souffrance». Cette définition leur a toutefois été fournie seulement après avoir recueilli leurs points de vue spontanés sur le sujet des personnes souffrant d’un trouble mental. Toutes les entrevues ont été réalisées au lieu de travail des participants, par le premier auteur de l’article, entre juillet et octobre 2010. L’ensemble du protocole de recherche avait été approuvé préalablement par le Comité d’éthique de la recherche avec des êtres humains de l’Université Laval.

Les données recueillies ont été analysées en quatre étapes (Mayer et Deslauriers, 2000). Dans un premier temps, chaque entrevue a été retranscrite intégralement et a fait l’objet d’un compte-rendu où étaient consignées les impressions initiales de l’interviewer. Une lecture flottante des transcriptions a ensuite été effectuée, dans le but d’acquérir une vue d’ensemble des données. Dans un troisième temps, les données ont été découpées en unités de sens, pour être ensuite regroupées selon des catégories d’analyse établies à partir du cadre théorique et des thèmes émergeant des données. Le logiciel QDA Miner (Provalis, 2011) a été utilisé à cette étape du processus. Les données ont ensuite été analysées en identifiant les phénomènes récurrents à l’intérieur des catégories d’analyse et entre celles-ci, tout en portant une attention particulière aux points de vue divergents. Finalement, une relecture de l’ensemble du corpus a été effectuée, afin de s’assurer d’une cohérence entre l’analyse et l’ensemble du matériel recueilli.

Tous les participants sont caucasiens et d’origine canadienne-française. La majorité (n = 10) d’entre eux sont des hommes. Leur moyenne d’âge est de 44 ans. Cinq participants détiennent un diplôme d’études collégiales en technique de travail social ou d’éducation spécialisée, tandis que six autres détiennent un diplôme universitaire de premier (n = 3) ou de deuxième cycle (n = 3) en service social ou en psychologie. Le nombre d’années d’expérience varie entre 9 et 35 années, pour une moyenne de 17 ans. Chez la majorité des participants (n = 7), cette expérience a été acquise principalement auprès de conjoints violents. Tous les participants occupent un poste à temps plein dans leur milieu de travail. Certains d’entre eux (n = 4) y exercent d’autres fonctions (direction ou supervision clinique, par exemple) en plus de leurs tâches cliniques. Il s’agit de professionnels au sens générique du terme[1], puisque la majorité d’entre eux (n = 9) porte un titre (intervenant, thérapeute, etc.) qui ne traduit pas nécessairement leur appartenance à un ordre professionnel reconnu par le Code des professions du Québec. De par leurs caractéristiques, les participants se distinguent de l’ensemble du personnel des organismes québécois d’aide aux conjoints ayant des comportements violents, qui comptaient en 2008 35% de femmes, 57,3% de travailleurs à temps partiel et 60% d’employés ayant trois ans d’ancienneté ou moins (Rinfret-Raynor et coll., 2010).

Les résultats

L’analyse des entrevues a permis de dégager quatre thèmes principaux : (1) Les points de vue généraux des participants sur les conjoints violents et sur les personnes souffrant de troubles mentaux; (2) Leurs points de vue spécifiques sur les CVTM; (3) La signification accordée à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux; (4) Les conduites professionnelles adoptées en présence de CVTM.

Points de vue généraux sur les conjoints violents et sur les personnes souffrant de troubles mentaux

Les points de vue généraux des participants sur les conjoints violents et sur les personnes souffrant de troubles mentaux permettent de se représenter la manière dont ils appréhendent séparément chacune de ces problématiques. Il nous est apparu essentiel d’en rendre compte ici, puisqu’ils constituent en quelque sorte la base sur laquelle les participants construisent leurs points de vue spécifiques sur la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux.

Les participants adhèrent à des explications multifactorielles de la violence conjugale, combinant un ensemble de facteurs psychologiques, familiaux et sociaux. Ils considèrent les conjoints violents comme une clientèle fondamentalement hétérogène, dont le besoin de contrôle dans les relations amoureuses constitue un dénominateur commun. Ils décri-vent ces hommes comme étant fortement réactifs au plan émotionnel et comportemental, vulnérables face aux stresseurs relationnels, enclins aux distorsions cognitives et à la paranoïa et cherchant, à des degrés variables, à se conformer aux stéréotypes masculins traditionnels. Les participants rejettent généralement l’hypothèse selon laquelle la violence conjugale résulterait d’une maladie, tel que l’illustre cet extrait: « Moi, je définirais que ce n’est pas une maladie au sens neurologique ou ces choses-là. C’est vraiment un comportement, une difficulté comportementale » [participant 9]. Ils adoptent donc des stratégies d’intervention visant l’arrêt de la violence et la pleine responsabilisation des conjoints violents face à leurs actes.

Les déclarations des participants sont moins nombreuses en ce qui concerne les personnes souffrant de troubles mentaux, car leur expérience professionnelle auprès de cette clientèle est plus restreinte. Il ressort néanmoins que les participants adhèrent à une conception médicale des troubles mentaux. Ces troubles sont décrits comme un mode de fonctionnement psychique engendrant une souffrance émotionnelle et des difficultés d’adaptation à la réalité, tel que l’illustre l’image utilisée par ce participant : « C’est comme s’il y avait une vitre. La personne n’arrive pas à s’enraciner dans le réel » [participant 10]. Plusieurs participants tendent à considérer que les troubles mentaux sont chroniques, tout en admettant qu’ils peuvent être atténués par une médication et par un soutien psycho-logique. Les participants estiment que les troubles mentaux ne résultent pas d’un choix exercé par les personnes qui en souffrent et ne considèrent pas ces dernières comme étant responsables des perturbations liées à leur maladie : « Tu sais, si on parle de dépression, de psychose, bien, t’as bien beau dire « Bien non, ça, c’est pas vrai » ou « Arrête de le faire », ça ne marche pas comme ça. C’est une maladie » [participant 6].

Points de vue spécifiques sur les CVTM

Les participants estiment qu’il y a concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux chez une portion minoritaire des conjoints violents qu’ils rencontrent. Ils notent à cet égard que certains hommes font déjà l’objet de diagnostics médicaux au moment de la prise en charge, les plus fréquents étant les troubles de la personnalité, les troubles de l’humeur et les troubles psychotiques. En vertu des règles en vigueur dans le système professionnel québécois, la majorité des participants n’est toutefois pas autorisée à poser un diagnostic de troubles mentaux (un acte réservé aux médecins et aux psychologues), ce qui les empêche d’évaluer avec précision la prévalence de troubles mentaux dans leur clientèle. Leur formation professionnelle et leur expérience clinique les autorisent néanmoins à les détecter ou à les dépister. De fait, plusieurs participants soupçonnent fortement la présence d’un trouble mental chez certains clients. Cela fait dire à l’un des participants que la prévalence des troubles mentaux est sous-estimée et que le nombre de CVTM tend à augmenter dans leur clientèle : « Il y a bien de nos clients que s’ils se présentaient en psychiatrie dans un moment de crise ou qu’ils se faisaient faire une évaluation psychologique, ils auraient des diagnostics… » [participant 4].

Par ailleurs, les participants présentent les CVTM comme une clientèle se distinguant de l’ensemble des conjoints violents par un degré élevé de désorganisation psychique, personnelle et sociale, qui les rendrait plus vulnérables dans leurs relations interpersonnelles. Cette désorganisation se ferait particulièrement ressentir dans leurs schèmes de pensée et dans leur manière d’interpréter la réalité. Ainsi, bien que la plupart des conjoints violents aient tendance à prêter des intentions négatives à leur partenaire, les participants estiment que ce mécanisme est décuplé chez les CVTM, s’apparentant parfois à de la paranoïa ou à du délire. L’extrait suivant illustre la propension de certains CVTM à se construire des scénarios de persécution :

Il me semble qu’il y a un point où on passe la scénarisation standard, je vais dire ça de même ! Tu sais, la thèse [sic] du complot, moi, là, je décroche! Là, on rentre dans un autre domaine »

participant 3

Compte tenu de l’intensité de ces distorsions et de leur impact sur les réactions des CVTM, les participants ont de la difficulté à déterminer le degré de responsabilité de ces hommes face à leurs comportements violents. Cet énoncé verbal résume un point de vue partagé par plusieurs participants :

Pour moi, la violence, je la vois comme un homme qui ne se responsabilise pas de ses actes. Un problème de santé mentale, je le vois comme quelqu’un qui n’est pas en mesure de se responsabiliser. Donc, si je travaille avec quelqu’un qui n’est pas vraiment en mesure de discerner puis de comprendre ce qui se passe, bien… il ne peut pas, lui, dans le cadre de notre façon de travailler, se responsabiliser

participant 1

Signification attribuée à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux

Les participants font preuve d’ambivalence lorsqu’ils discutent de la signification qu’ils attribuent à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux. Dans un premier temps, la majorité des participants considère qu’un trouble mental ne peut, à lui seul, causer des épisodes de violence conjugale. Une certaine méfiance est d’ailleurs exprimée par plusieurs d’entre eux, qui craignent de contribuer à la déresponsabilisation de leurs clients en accordant une importance indue aux troubles mentaux dont certains conjoints violents souffrent :

C’est hasardeux de se faire bourrer par des autodiagnostics… Il y en a eu des manipulateurs qui sont venus nous voir, puis ça n’a aucun bon sens comment ils se servent de leur pathologie pour justifier leur violence

participant 8

Un autre participant rappelle d’ailleurs que la violence et les troubles mentaux ne sont pas systématiquement liés dans la population : « …dans le fond, il y a plein de gens qui sont dépressifs et qui ne sont pas violents pour autant » [participant 2].

En contrepartie, les participants considèrent qu’une telle concomitance n’est pas fortuite et que les deux problèmes s’interinfluencent. Ils présentent les troubles mentaux comme un facteur augmentant le risque, chez certains hommes disposant déjà d’un tempérament contrôlant, de commettre des agressions à l’endroit de leur partenaire. Le degré de désorganisation inhérent aux troubles mentaux accentuerait les déficits cognitifs, émotionnels et comportementaux qui caractérisent déjà l’ensemble des conjoints violents, favorisant de ce fait le passage à l’acte. Par conséquent, les participants estiment que les CVTM peuvent éprouver des difficultés supplémentaires à gérer leur violence, tel que l’illustre cet énoncé :

La santé mentale ne crée pas de violence. Mais peut-être que ton problème de santé mentale va faire que tu as un double, un triple défi pour pas exercer de violence. T’as pas les mêmes conditions pour y arriver

participant 3

En ce sens, bien que les participants apparaissent réfractaires à établir un lien causal entre ces deux problèmes, leurs propos suggèrent que les troubles mentaux font partie des facteurs qui contribuent à la violence conjugale.

Les conduites professionnelles adoptées par les participants en présence de CVTM

Les propos des participants permettent d’identifier certains comportements qu’ils adoptent en situation d’intervention auprès de CVTM. Ces comportements offrent une perspective supplémentaire pour comprendre le sens qu’ils attribuent à la concomitance des deux problèmes et les enjeux qu’ils associent à l’intervention auprès des hommes concernés. Nous les avons classés en trois grandes catégories, soit l’évitement, la distanciation et l’intégration (Tableau 1). Ces conduites professionnelles ne sont pas mutuellement exclusives, puisque la plupart des participants en adoptent plus d’une dans leur pratique auprès de CVTM. Loin d’être figées ou immuables, les conduites des participants se situent plutôt sur un continuum, sur lequel les participants se déplacent en fonction des caractéristiques propres à chaque situation clinique.

Tableau 1

Conduites professionnelles des participants en présence de CVTM

Conduites professionnelles des participants en présence de CVTM

-> See the list of tables

La conduite d’évitement s’appuie essentiellement sur l’idée voulant que les troubles mentaux, lorsqu’ils ne sont pas stabilisés, font obstacle à une prise en charge efficace de la violence conjugale : « On a réalisé, avec un gars de même, que quand on mettait quelque chose en place pour l’amener à comprendre, c’était à refaire la semaine suivante, c’était à refaire continuellement » [participant 11]. Cette conception est parfois renforcée par les milieux de pratique, tel que le souligne ce participant :

Pour [mon milieu de pratique], quand un gars n’est pas stabilisé, il n’est pas  traitable. On ne peut pas l’aider. Ça appartient aux gens de la première ligne, puis nous autres on n’est pas supposés s’en occuper

participant 5

La conduite de distanciation, quant à elle, est caractérisée par la fragmentation des difficultés vécues par les CVTM. Bien que les troubles mentaux dont ils souffrent soient reconnus par les participants, ceux-ci accordent une place prédominante à leurs comportements violents et adoptent des stratégies d’intervention semblables à celles utilisées auprès de l’ensemble de leur clientèle : « Des fois, il y a autre chose en arrière, mais on va travailler [la violence], et on va le travailler sensiblement de la même façon » [participant 6].

À l’opposé, la conduite d’intégration reflète une compréhension globale des difficultés vécues par les CVTM. Le fait d’agir sur l’ensemble de ces difficultés est perçu comme un ancrage supplémentaire qui favorise la responsabilisation et l’arrêt d’agir. Ce participant estime d’ailleurs que la stabilisation de l’état mental d’un conjoint violent contribue au succès du processus thérapeutique : « C’est parce que là, on s’adresse au problème de la personne – et là, on peut faire quelque chose! (…) Si on nie ça, il n’aura jamais de prise sur sa violence » [participant 4].

Les réponses des participants renseignent également quant aux raisons pour lesquelles ils adoptent ces conduites, car chacune d’elles comporte des avantages. La conduite d’évitement donne aux participants le sentiment de protéger les CVTM des limites de leurs compétences et de leur mandat, notamment s’ils disposent de peu de formation et d’expérience en santé mentale. Cette préoccupation est illustrée dans l’extrait suivant :

Involontairement, j’ai pu dire des choses à des clients qui les ont brassés, parce que je [ne] connaissais pas toute la dynamique qui était en-dessous. (…) Je trouve ça trop dangereux de nuire à un individu qui est déjà hypothéqué, d’aller jouer sur quelque chose qui lui a pris des années à trouver une certaine médication, une certaine stabilité… Puis moi, je vais jouer à l’expert? Moi, je suis bien prudent par rapport à ça

participant 1

La conduite de distanciation est perçue comme une occasion de diviser le travail et d’atteindre une certaine complémentarité dans les services offerts. Selon les participants, elle permet aux CVTM d’être orientés vers des ressources plus compétentes en ce qui a trait aux troubles mentaux, sans pour autant les empêcher d’obtenir une aide spécialisée en violence conjugale. Enfin, la conduite d’intégration est associée par certains participants à une plus grande efficacité dans l’intervention, car ils estiment que l’atteinte des objectifs thérapeutiques est facilitée par le fait de tenir compte de la globalité de l’expérience des CVTM. Cela engendre en retour un sentiment de satisfaction pour le professionnel, ainsi qu’une réduction de son isolement. C’est ce qu’illustre l’extrait suivant :

J’avais été rencontré par le psychiatre, sur comment intervenir avec [le client]. Il m’a dit, « Les confrontations ne fonctionnent pas, on ne peut pas prendre deux idées et essayer de les confronter une et l’autre. Dans sa tête, ça va juste démontrer qu’il a raison, c’est tout ce que ça va faire ». (…) Ça fait que ça a aidé.

participant 5

Discussion

Comme l’indique Laperrière (1997, p. 365), «toute méthode scientifique tente de trouver des moyens de résoudre (…) les problèmes que lui pose la juste appréhension du monde». Cela amène les scientifiques à se préoccuper de la justesse de leurs résultats, des limites de leur généralisation et de leur fiabilité. Dans la présente étude, diverses mesures ont été prises en lien avec le premier critère. Ainsi, lors de l’analyse des données, une attention particulière a été portée au contexte de pratique des participants (ex. : tâches, rôle professionnel, contexte organisationnel et sociopolitique entourant l’intervention en violence conjugale) ainsi qu’aux déclarations divergentes ou minoritaires, afin de produire un compte-rendu descriptif détaillé, authentique et rigoureux de l’ensemble des points de vue rapportés (Whittemore, Chase et Mandle, 2001). Malgré la taille restreinte de l’échantillon, que nous reconnaissons d’emblée comme une limite de cette recherche, la saturation empirique des données a été observée, tout comme dans d’autres études similaires s’intéressant à des enjeux liés à l’intervention auprès de conjoints violents (Edin et coll., 2008).

Les résultats de la présente étude reflètent principalement les points de vue de professionnels masculins détenant un haut niveau d’expérience dans l’intervention auprès des conjoints aux comportements violents. Rappelons en effet que 10 participants sur 11 sont des hommes, qu’ils travaillent tous à temps plein au sein d’organismes qui se spécialisent dans l’aide à cette clientèle et qu’ils ont en moyenne 17 années d’expérience dans le champ des relations humaines. Cette particularité de l’échantillon découle du critère de sélection défini au départ, qui visait à s’assurer que les participants aient une connaissance pratique suffisante de la problématique à l’étude pour pouvoir en parler de manière articulée. La relative homogénéité de l’échantillon a contribué selon nous à l’atteinte de la saturation des données qui fonde la validité interne de l’étude. Elle constitue toutefois une limite à la généralisation des résultats, même si la présence de personnes pratiquant dans diverses régions administratives du Québec et ayant des formations professionnelles et des niveaux de scolarité variés assurait une diversification interne.

En recherche qualitative, la fiabilité se définit de façon souple. Le souci n’est pas tant de reproduire une description empirique d’une situation que de proposer des outils conceptuels pour l’appréhender dans le temps et dans l’espace (Laperrière, 1997, p. 387). En proposant l’existence de trois types de comportements chez les professionnels qui sont confrontés à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux, l’étude offre des catégories analytiques (évitement, distanciation, intégration) suffisamment adaptables pour permettre d’examiner l’évolution des points de vue des professionnels ciblés par cette étude, tout comme ceux d’autres intervenants travaillant auprès de la même population dans d’autres contextes sociaux (voire dans d’autres situations de concomitance entre différentes problématiques).

L’étude apporte une contribution appréciable à la compréhension des enjeux associés à la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux. Premièrement, les points de vue des participants s’inscrivent en convergence avec les études témoignant de la présence de troubles mentaux dans la population des conjoints violents (Dalton, 2009; Edwards et coll., 2003; Moffitt et Caspi, 1999). De plus, les participants établissent un lien de causalité entre la violence conjugale et les troubles mentaux, en soulignant l’influence de certains de ces troubles sur les processus cognitifs, affectifs et comportementaux sous-tendant l’exercice de violence conjugale; leurs points de vue convergent avec les études présentant les troubles mentaux comme un facteur de risque en violence conjugale (Chase et coll., 2001). En ce sens, les points de vue des participants offrent des pistes afin de mieux cerner les interactions entre les deux problèmes concernés (Hamberger et Holtzworth-Munroe, 2009).

Les résultats de la présente étude convergent par ailleurs avec ceux d’autres travaux soulignant la difficulté des professionnels intervenant auprès de conjoints violents dans d’autres pays à catégoriser cette clientèle complexe. En effet, tout comme les personnes interrogées par Edin et coll., (2008), les participants québécois proposent une construction paradoxale de la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux. Un premier paradoxe concerne la distinction établie par les participants entre les conjoints violents et les personnes souffrant d’un trouble mental. En effet, les participants décrivent l’ensemble des conjoints violents comme des individus faisant preuve d’une santé mentale fragilisée et évoquent leur forte réactivité émotionnelle, leurs distorsions cognitives allant parfois jusqu’à la paranoïa, et leur faible capacité d’adaptation aux relations interpersonnelles; une telle description tend donc à associer l’ensemble des conjoints violents aux personnes souffrant d’un trouble mental, puisque les caractéristiques énoncées s’apparentent aux symptômes de pathologies (les troubles de la personnalité ou certains types de troubles délirants, par exemple). Or, les participants s’opposent du même souffle à cette généralisation, soutenant au contraire que seule une minorité de leur clientèle souffre d’un trouble mental et que les CVTM se distinguent de l’ensemble des hommes utilisant leurs services. Cette scission entre l’univers de la violence conjugale et celui des troubles mentaux parait donc contradictoire, puisque les points de vue des participants suggèrent plutôt l’existence d’une vaste zone de convergence entre ces deux problématiques.

Un second paradoxe concerne la signification que les participants attribuent à la concomitance, notamment en ce qui a trait à la responsabilité des CVTM face à leur violence. La majorité des participants ne conçoit pas la violence conjugale comme une maladie et considère que les CVTM sont pleinement responsables de leurs actes, en dépit des troubles mentaux dont ils sont atteints. Ces points de vue vont toutefois à l’encontre de ceux qu’ils émettent sur les personnes souffrant d’un trouble mental, à qui ils attribuent une responsabilité limitée face à leurs comportements. Les CVTM font donc figure d’exception pour les participants, qu’ils soient comparés à l’ensemble des conjoints violents ou à l’ensemble des personnes atteintes d’un trouble mental. Ce paradoxe renvoie d’ailleurs aux controverses associées à l’étude des liens entre la violence conjugale et les troubles mentaux, qui s’articulent fréquemment autour de la notion de responsabilisation des conjoints violents (Dutton et Bodnarchuk, 2005).

Ces paradoxes peuvent, à notre avis, être partiellement attribués à l’influence prédominante de certains cadres d’analyse de la violence conjugale et des politiques québécoises en matière de violence conjugale, qui s’appuient sur l’analyse féministe de la problématique et prônent l’entière responsabilisation des conjoints violents. Ils peuvent également refléter une conception biomédicale des troubles mentaux, mettant davantage l’accent sur la maladie que sur le potentiel de rétablissement des personnes qui en sont atteintes (Rapp et Goscha, 2006). Ces cadres d’analyse, en dépit de la reconnaissance empirique et sociopolitique dont ils bénéficient, ne semblent toutefois pas tenir compte de l’ensemble des enjeux conceptuels et cliniques auxquels sont confrontés les professionnels intervenant auprès de CVTM; il n’est donc pas étonnant, dans ce contexte, de percevoir des tensions conceptuelles dans les points de vue des participants sur la concomitance.

Au-delà de ces paradoxes, l’une des contributions originales de cette étude est l’illustration des conduites professionnelles adoptées auprès des CVTM. Bien que plusieurs travaux concluent à la pertinence d’intervenir en tenant compte de la présence de troubles mentaux chez certains conjoints violents, les expériences professionnelles d’intervenants auprès de cette clientèle n’avaient pas été explorées jusqu’à maintenant. La recherche ne permet pas de déterminer la fréquence à laquelle les participants adoptent ces conduites auprès des CVTM, mais leur description est néanmoins d’intérêt pour les professionnels et pour les organismes offrant des services aux conjoints violents. La typologie proposée peut d’ailleurs constituer une base de réflexion sur leurs pratiques auprès de cette clientèle complexe.

Il apparaît tout d’abord que certaines des conduites rapportées par les participants entrent en contradiction avec leurs discours et reflètent les paradoxes exposés précédemment. Ainsi, la conduite de distanciation, ciblant les caractéristiques dites généralisables à l’ensemble des conjoints violents, fait abstraction des déclarations présentant les CVTM comme une clientèle spécifique et distincte; les CVTM sont plutôt traités en faisant abstraction d’une composante qui, selon les points de vue des participants, aurait pourtant un impact significatif sur leur violence, voire un lien de causalité. Quant à la conduite d’évitement, elle s’appuie en bonne partie sur un principe reconnu de l’éthique professionnelle, soit de ne pas nuire aux personnes que l’on souhaite aider (Clark, 2005); en excluant d’emblée les CVTM des services spécialisés en violence conjugale, elle apparaît toutefois peu congruente avec les énoncés selon lesquels ces hommes sont des individus pleinement responsables de leurs comportements, dont les troubles mentaux n’expliquent pas à eux seuls le recours à la violence.

La conduite d’intégration nous semble être la plus conforme aux énoncés des participants. Elle reflète plus étroitement leur construction de la concomitance, car elle prend en considération l’interaction qu’ils observent entre la violence conjugale et les troubles mentaux. Elle propose aussi un ensemble de comportements qui apparaissent plus cohérents avec leur préoccupation pour les deux dimensions problématiques concomitantes. L’intégration des services est d’ailleurs recommandée par des auteurs qui se sont intéressés à d’autres problèmes concomitants à la violence conjugale; dans le cas de l’abus de substance, notamment, Dalton (2009) suggère d’accroitre les communications entre les services et de mettre en place des mécanismes d’aiguillage réciproque, tout en envisageant le développement de programmes de traitement intégrés. Sans être une panacée, l’intégration des services pourrait être une voie d’avenir prometteuse pour les professionnels et les organismes québécois d’aide aux conjoints violents. Pour la développer, ceux-ci pourront notamment s’impliquer au sein de tables de concertation en santé mentale, afin d’établir des contacts directs avec des organismes oeuvrant dans le domaine de la santé mentale et de créer des liens plus directs et plus ouverts entre leurs services.

L’intégration de services en santé mentale et en violence conjugale requiert toutefois un investissement de temps et de ressources que certains organismes peuvent difficilement se permettre; pour cette raison, les professionnels travaillant auprès de conjoints aux comportements violents risquent de maintenir des conduites de distanciation ou d’évitement face aux CVTM, malgré les paradoxes inhérents à ces conduites. Dans un contexte où certains participants soupçonnent une augmentation du nombre de CVTM fréquentant leur organisme, une meilleure formation des professionnels ou l’embauche de ressources humaines disposant de compétences plus spécialisées pour intervenir auprès de personnes souffrant de troubles mentaux pourrait toutefois atténuer les effets négatifs associés aux conduites d’évitement et de distanciation. Ces mesures représenteraient également un pas en direction de l’adoption d’une conduite d’intégration dans ces milieux de pratique.

Conclusion

Cette étude visait à explorer les points de vue de professionnels québécois sur la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux chez les conjoints violents. Elle témoigne de la complexité de la relation entre ces deux problématiques. Les participants estiment que les CVTM se distinguent de l’ensemble des conjoints violents par un degré élevé de désorganisation. Ils conçoivent les troubles mentaux comme un facteur augmentant le risque, particulièrement chez des hommes disposant déjà d’un tempérament contrôlant et dominateur, d’exercer de la violence envers leur partenaire. Les conduites professionnelles qu’ils adoptent auprès de cette clientèle, soit l’évitement, la distanciation et l’intégration, fluctuent selon les caractéristiques propres à chaque situation clinique. Les discours des participants reflètent toutefois des paradoxes associés à la catégorisation des CVTM, en plus de soulever certaines tensions liées à l’adoption de conduites professionnelles congruentes avec leurs points de vue.

Ces paradoxes laissent plusieurs questions en suspens. Existe-t-il des situations dans lesquelles la violence exercée par certains conjoints devrait être considérée comme le symptôme d’un trouble mental, et non comme le reflet d’une recherche de pouvoir et de contrôle sur leur partenaire? L’approche de pleine responsabilisation préconisée par les participants (ainsi que par leurs milieux de pratique) est-elle réellement adaptée aux hommes dont les processus cognitifs, émotionnels et comportementaux ne peuvent qu’être influencés par la présence d’une maladie? Les politiques québécoises d’intervention en matière de violence conjugale permettent-elles seulement de tenir compte des enjeux et des défis observés par les participants dans leur pratique professionnelle?

En ce sens, d’autres études apparaissent nécessaires afin d’approfondir la compréhension de cette double problématique. Dans un premier temps, nous croyons que les points de vue des professionnels offrant des services aux personnes atteintes d’un trouble mental gagneraient à être explorés. En plus d’apporter un regard complémentaire sur le thème de la recherche, ces points de vue favoriseraient l’identification de stratégies d’intervention issues des pratiques probantes en santé mentale et susceptibles de mieux s’adresser aux difficultés des CVTM. Nous croyons également que l’étude pourrait être reproduite auprès de professionnels intervenant auprès de conjoints violents dans d’autres provinces canadiennes; l’exploration de ces points de vue pourrait notamment permettre de cerner l’impact des politiques d’intervention en violence conjugale sur les décisions cliniques prises par les organismes venant en aide aux conjoints violents, puisque les provinces ne disposent pas nécessairement des mêmes balises à ce niveau. Finalement, au plan méthodologique, des études quantitatives pourraient être menées auprès d’échantillons de taille plus importante; cette triangulation des données favoriserait la richesse et la validité des résultats, en plus d’offrir une perspective additionnelle sur la concomitance de violence conjugale et de troubles mentaux.