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Problématique

Le roulement du personnel constitue un problème de taille dans les services sociaux, notamment, les services de protection de la jeunesse. Il peut se calculer sur l’ensemble du personnel d’un organisme ou sur celui d’un service de l’organisme, toujours pour une période de temps donnée. En général, il est exprimé sous forme de taux de roulement de personnel (TRP) (nombre de départs / nombre d’employés * 100 pendant la période étudiée). Des TRP aussi élevés que 50 % voire 80 % ont été observés dans certains organismes de protection de l’enfance aux États-Unis (Fulcher et Smith, 2010). Le roulement du personnel vécu peut aussi mener à une discontinuité des soins ou des services (Ellett, 2000; Flower, McDonald et Sumski, 2005; United States General Accounting Office, 2003). La discontinuité peut être de trois ordres, soit relationnelle, informationnelle ou d’approche d’intervention (Haggerty, Reid, Freeman, Starfield, Adair et McKendry, 2003). Au Québec, des taux de discontinuité relationnelle, mesurés en fonction du nombre d’intervenants ayant été responsable du dossier d’un client (personnes autorisées), variant entre 58 % et 74 % ont été observés dans les rares études réalisées dans les services de protection de l’enfance (Blais, Hélie, Langlais-Cloutier et Lavergne, 2006; Hélie, Blais et Bourdages, 2007; Tremblay et Joly, 2009). Cela signifie que plus de la moitié des enfants et leur famille suivie par ces services ont vécu de la discontinuité relationnelle, soit plus d’un changement d’intervenant responsable pendant leur prise en charge.

Le roulement du personnel dans les services sociaux peut aussi se rapprocher du concept d’instabilité qui fait référence à tous les changements vécus par les jeunes référés aux services sociaux mais surtout aux changements de milieu de vie d’un placement à un autre. Il s’en distingue toutefois par le fait que le roulement de personnel peut se produire pendant un seul placement et même si le milieu de vie du jeune est stable. Comme l’instabilité des placements est mieux documentée (Fisher, Mannering, Van Scoyoc et Graham, 2014) alors qu’il y a très peu d’études abordant les effets de l’instabilité sous l’angle du roulement du personnel (changement d’intervenants), nous proposons cette étude qui s’intéresse aux conséquences du roulement du personnel vécu par des adolescentes pendant leurs placements en centre de réadaptation.

Les conséquences du roulement du personnel vécues par les clientèles en difficulté suivies par les services sociaux, quoiqu’encore peu étudiées empiriquement, peuvent être très variées (Strolin, McCarthy et Caringi, 2007). Il est d’ailleurs reconnu que le roulement du personnel a des effets particulièrement néfastes dans les organismes de services sociaux (Howard et Gould, 2000), notamment au plan de la sécurité des enfants (United States General Accounting Office, 2003). Il semble aussi que la qualité des services soit moindre lorsque le recrutement et la rétention du personnel comportent des faiblesses (Department for Children, School and Families 2009; Hale-Jinks, Knopf et Kemple, 2006). Le United States General Accounting Office (2003) reconnaissait d’ailleurs qu’un fort taux de roulement du personnel laissait un temps insuffisant aux nouveaux employés intervenant directement auprès des enfants pour établir des relations avec la clientèle et ainsi prendre les décisions appropriées concernant la sécurité des jeunes. En plus d’avoir des retombés négatives sur les clients, en particulier sur les enfants, une augmentation du délai de retour dans la famille pour un enfant placé a été observé (Child Welfare League of America, 2008; Flower et coll., 2005; Fulcher et Smith, 2010). Enfin, au plan de l’intervention, il est reconnu que la durée du placement d’un client est généralement plus grande lorsque celui-ci vit de la discontinuité (Ryan, Garnier, Zyphur et Zhai, 2006) tandis que le temps de réunification familiale est plus long lorsqu’il y a plusieurs changements d’intervenants au cours du suivi (Goerge, 1994).

Les coûts associés au roulement du personnel peuvent également s’avérer importants. Ils peuvent représenter jusqu’à 30 % de la masse salariale dû à la recherche et à la formation des nouveaux employés (Selden, 2010). Par ailleurs, le roulement du personnel constitue un obstacle à l’implantation de pratiques basées sur des données probantes en raison de la formation des intervenants qui est souvent à recommencer (Rollins, Salyers, Tsai et Lydick, 2010). Pas surprenant que Garner, Hunter, Modisette, Ihnes et Godley (2012) suggèrent d’entreprendre des études permettant d’évaluer l’impact du roulement du personnel sur les clients.

Les quelques études réalisées jusqu’à maintenant font surtout référence à des clientèles ayant un profil clinique peu sévère ou sans difficulté particulière comme les enfants fréquentant un service de garde plutôt que des clientèles à risque comme celles suivies par les services de protection de l’enfance (De Schipper, Van IJzendoorn et Tavecchio, 2004; Howes et Hamilton, 1993). Dans les quelques études qui ont cherché à comprendre les conséquences du roulement du personnel sur la clientèle (et non pas sur l’organisme), ce n’est pas le TRP calculé sur l’ensemble de l’organisme (ou d’une unité de service) qui a été évalué, mais plutôt la discontinuité des soins ou des services (calculée au niveau de l’individu suivi) (Perry, 2006; Ryan et coll., 2006; Strolin-Goltzman, Kollar et Trinkle, 2010).

Dans des services de garde, certains auteurs ont observé qu’au plan du développement affectif, les enfants de moins de 30 mois fréquentant une garderie présentaient davantage de problèmes intériorisés et moins de bien-être lorsqu’ils sont confrontés au départ de leur intervenant, donc à du roulement du personnel (De Schipper et coll., 2004). À la fin des années 80, Whitebook, Howes et Phillips (1989) rapportaient déjà que la discontinuité relationnelle, occasionnée par le roulement du personnel, était plus dommageable pour les enfants de moins de trois ans, ceux-ci étant moins susceptibles de construire leur attachement lorsqu’ils ont à subir plusieurs changements ou départs d’intervenants (Cryer, Hurwitz et Wolery, 2000). À l’opposé, il semble que les enfants se sentent plus en sécurité, sont plus résilients et sont mieux préparés aux changements lorsqu’ils vivent de la continuité dans leur service de garde (Howes et Hamilton, 1992, 1993, 1994).

Enfin, une étude réalisée auprès d’adolescents recevant des services sociaux et ayant déjà eu un ou des placements démontre que ceux-ci ressentent un manque de stabilité physique et émotionnelle, un sentiment de perte de confiance et un frein face à la possibilité de rebâtir une relation lorsqu’ils sont confrontés au roulement du personnel (Strolin-Goltzman et coll., 2010). Il est donc possible de croire que les enfants et les jeunes qui vivent du roulement du personnel présentent certains signes de détresse psychologique ou des sentiments de colère liés à l’obligation de renouer avec un nouvel intervenant. D’ailleurs, les études sur l’instabilité des enfants indiquent que ces derniers présentent des indices de détresse psychologique plus élevés lorsqu’ils sont confrontés à des changements de milieux (Perry, 2006).

Au plan du développement social et comportemental, des auteurs suggèrent que les enfants ayant vécu plusieurs changements d’intervenants présentent davantage de problèmes de comportement ainsi qu’une plus grande dépendance relationnelle (McCartney et coll., 1997). Il a également été rapporté que la discontinuité des soins ou des services amène les enfants en bas âge à être moins sociables et à avoir davantage de comportements de retrait social et d’agression de même qu’à jouer à des jeux plus solitaires (Howes et Hamilton, 1993; Howes et coll., 1994; Perry, 2006; Whitebook et coll., 1989). De plus, il semble que les enfants vivant plus d’instabilité dans les soins de garde manifestent davantage de problèmes intériorisés (De Schipper et coll., 2004; Perry, 2006).

Ainsi, les quelques études qui ont cherché à établir un lien soit entre le TRP ou la discontinuité des soins ou des services due aux changements d’intervenants et les conséquences chez une clientèle suggèrent que celles-ci peuvent être nombreuses et s’étendre à diverses sphères du développement des enfants. La principale limite de la plupart de ces études concerne le fait qu’elles ont été réalisées auprès d’une clientèle présentant peu de difficultés, ce qui laisse présager que les conséquences auprès d’une clientèle plus à risque pourraient être plus importantes. Puisque les conséquences du roulement du personnel dans les services de protection de l’enfance sont très peu étudiées empiriquement (Strolin et coll., 2007) et suite à la proposition de Perry (2006) d’étudier les conséquences de ce phénomène, nous proposons cette étude corrélationnelle qui a pour objectif d’explorer le lien entre, d’une part, le TRP d’unités de réadaptation en centre de réadaptation et, d’autre part, l’évolution clinique d’adolescentes placées dans ces unités de réadaptation et pour lesquelles des données longitudinales sont disponibles notamment au chapitre de l’expérience, de l’expression et de la régulation de la colère ainsi que la détresse psychologique. Afin d’utiliser la mesure la plus précise possible, un taux de roulement du personnel sera calculé pour chaque adolescente en fonction du temps passé en unité de réadaptation. Ce taux sera appelé « taux de roulement vécu » (TRV) puisqu’il sera représentatif de chaque placement et non de la situation dans l’unité de réadaptation. Cette étude, en plus de rapporter les TRV par les adolescentes dans ces unités, a pour objectifs de :

  1. mesurer le lien entre le TRV et l’évolution de l’expérience, de l’expression et de la régulation de la colère du début du placement à 18 mois plus tard;

  2. mesurer le lien entre le TRV et l’évolution de la détresse psychologique du début du placement à 18 mois plus tard.

L’expérience, l’expression et la régulation de la colère de même que la détresse psychologique ont été retenues en raison de leur lien direct avec le cadre d’intervention en vigueur dans les unités de réadaptation d’où provient l’échantillon et suite aux conséquences observées par Strolin-Goltzman et coll. (2010). Nous profitons ici d’une rare opportunité de mettre en relation des données relatives au TRP dans des unités de réadaptation avec celles d’un suivi clinique longitudinal d’adolescentes pendant une même et longue période de temps. En poursuivant ces objectifs, il est souhaité de décrire les TRP en plus d’établir si le TRP contribue à expliquer une partie de la variance de l’évolution clinique d’adolescentes afin de mieux comprendre les conséquences du phénomène du roulement du personnel et apporter des pistes de solution pour les interventions auprès des populations vulnérables.

Méthodologie

Au Québec, les centres jeunesse offrent des services aux jeunes dont la sécurité et le développement sont compromis de même qu’à leur famille et c’est la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ, 2014) qui encadre les services reçus. Au cours de leur suivi, environ 15 % de ces jeunes seront hébergés dans une unité de réadaptation pour un certain temps, voire jusqu’à l’âge de la majorité (18 ans) pour certains (CJM-IU, 2014). Le placement dans une unité de réadaptation ne constitue souvent qu’une partie de la durée totale de prise en charge de ces jeunes, le reste étant réalisé sous forme de suivi individuel dans la communauté. Dans cette étude, les données cliniques longitudinales sont celles d’adolescentes, hébergées dans des unités de réadaptation du Centre jeunesse de Montréal – Institut universitaire (CJM-IU), qui ont participé à un programme cognitif-comportemental visant la restructuration de la pensée en utilisant les facteurs de l’environnement (Lanctôt et Lemieux, 2012).

Le comité d’éthique de la recherche du CJM-IU ainsi que le Comité d’éthique de la recherche – Éducation et sciences sociales de l’Université de Sherbrooke ont approuvé cette étude.

Devis de recherche

La présente étude s’inscrit à l’intérieur d’un projet plus vaste, soit l’étude longitudinale montréalaise sur les adolescentes hébergées en centre de réadaptation (Lanctôt, 2010). Cette étude longitudinale comporte cinq temps de mesure, soit à l’admission au placement (T1) ainsi que trois mois (T2), six mois (T3), 12 mois (T4) et 18 mois après (T5). Les données utilisées ont été recueillies entre le 1er janvier 2008 et le 31 décembre 2010[1]. La présente étude complète l’étude longitudinale de Lanctôt (2010) en y ajoutant les TRP annuels (2008-2009-2010) des neuf unités de réadaptation où ont été hébergées les adolescentes et en les mettant en relation avec des données auto-révélées issues de cette étude longitudinale. Notre devis est de nature corrélationnelle longitudinale.

Échantillon

L’échantillon est composé de 142 adolescentes ayant été placées à au moins un moment dans l’une des neuf unités de réadaptation du CJM-IU pendant les cinq temps de mesure. Ces adolescentes ont été placées principalement en raison de troubles de comportement sérieux menaçant leur sécurité et leur développement selon la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ, 2014) ou sous un autre motif de la LPJ. Quelques-unes ont été placées sous la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSS, 2015). Toutes les adolescentes qui étaient hébergées en unités de réadaptation pendant la durée de l’étude montréalaise et qui pouvaient être contactées immédiatement après leur admission dans l’unité ont été invitées à répondre aux questionnaires. Un total de189 adolescentes ont été invitées à participer à l’étude et 157 (83 %) ont accepté de participer. Par la suite, pour être éligibles à la présente étude, les répondantes devaient avoir participé à un minimum de deux temps de mesure sur les cinq possible de l’étude (pas nécessairement continus) dans l’une des unités ciblées et ne pas avoir été transférées dans un autre centre jeunesse pendant la durée de l’étude. La durée des placements peut donc être variable. Ainsi, parmi les 157 adolescentes participant à l’étude au temps 1, 142 (90 %) ont satisfait aux critères d’inclusion.

La moyenne d’âge est de 14,80 ans (É.T. 1,40). Des données sur l’ensemble des placements de ces adolescentes ont également été obtenues auprès de la direction des services professionnels et des affaires universitaires du CJM-IU. Il s’agit d’information concernant chacun des placements des adolescentes telles que les dates de début et de fin des placements, le lieu et les motifs de placement. Il est à noter qu’une adolescente pouvait avoir plusieurs placements au cours de la période étudiée. Tel que proposé par Trocmé et coll. (2009), les placements de moins de 72h suivant le placement dans le cadre de l’étude ont été exclus de l’échantillon pour ne conserver que les placements significatifs et non les placements en urgence qui peuvent être fait dans des familles d’accueil, un centre de gestion de crise ou en milieu hospitalier. Les données provenant du CJM-IU sont validées au sein de l’organisme, c’est-à-dire qu’elles font l’objet d’une vérification sur une base régulière par le personnel en place.

Les taux de rétention sont de 73 %, 74 %, 73 % et 92 % aux temps 2, 3, 4 et 5. Le traitement des données manquantes a été considéré dans le choix des analyses effectuées dans la présente étude. Une comparaison entre les adolescentes absentes aux différents temps de mesure a été effectuée à l’aide de tests-T. Les analyses faites avec les variables dépendantes révèlent qu’il n’existe aucune différence significative entre les adolescentes absentes aux temps 2, 3, 4 ou 5 et celles étant présentes. Par ailleurs, les analyses de courbes de trajectoires latentes utilisées dans cette étude peuvent être réalisées même si une adolescente n’a pas rempli le questionnaire à un temps de mesure.

Instruments de mesure

Variables indépendantes. Les données concernant les TRP ont été tirées des banques de données administratives du CJM-IU. Il a été possible d’obtenir les TRP annuels de 2008, 2009 et 2010 des neuf unités de réadaptation dans lesquelles les adolescentes sélectionnées ont été placées. Le calcul du TRP a été effectué selon la formule utilisée par Kacmar, Andrews, Van Rooy, Steilberg, et Cerrone (2006) et Morrow et McElroy (2007) faisant référence au nombre de départ d’intervenants (personnel éducateur et spécialistes en activité clinique, personnel régulier et remplaçant) au cours de l’année divisé par le nombre moyen d’intervenants travaillant dans l’unité de réadaptation au cours de cette période. Cette mesure exclue le personnel de soutien et le personnel administratif. Ces TRP expriment essentiellement le roulement volontaire des intervenants oeuvrant directement auprès de la clientèle, mais peut comprendre une part de roulement involontaire dû, par exemple, à des remplacements temporaires, congés de maladie et autres. Les départs de l’organisme (c.-à-d. roulement externe) ainsi que les changements de postes impliquant le départ de l’unité de réadaptation (c.-à-d. roulement interne) sont considérés dans le calcul du TRP.

Il importe de mentionner que le TRP est calculé par l’organisme sur une base annuelle (janvier à décembre) pour chaque unité de réadaptation. Comme plusieurs placements commencent pendant une année civile pour se terminer l’année suivante, il fut donc nécessaire de procéder à une pondération du TRP pour ces placements pour chaque adolescente en fonction des dates de début et de fin des placements. Par exemple, si une adolescente a eu un placement s’échelonnant sur deux ans (3 mois en 2008 et 9 mois en 2009) la portion relative du TRP du plus long placement devait être plus importante dans le calcul du taux de roulement personnel vécu par cette adolescente pendant son placement. La formule pour pondérer est alors : ((3*TRP de l’unité A en 2008 + 9*TRP de l’unité A en 2009 ) / 12). Si le placement débutait et se terminait la même année, c’est le TRP de l’unité où était placée l’adolescente qui a été considéré. Cette variable, que nous nommons le taux de roulement vécu (TRV), a été calculée à la suite d’une fusion entre les données administratives fournies par le CJM-IU concernant les TRP par unités de réadaptation ainsi que les données descriptives sur les placements des adolescentes dans ces unités. Les données de roulement du personnel dans les différents services où ont pu être référées les adolescentes pour toute leur durée de prise en charge n’étaient toutefois pas disponibles.

Variables dépendantes. Les deux instruments de mesure qui permettent de décrire l’évolution clinique des adolescentes sont l’Indice de détresse psychologique et la version française du State-Trait Anger Expression Inventory-2. Ces deux instruments ont été administrés à cinq temps de mesure soit au début de leur placement (T1) ainsi que trois mois (T2), six mois (T3), 12 mois (T4) et 18 mois après la première mesure (T5). Les données utilisées ont été recueillies dans le cadre de l’étude longitudinale de Lanctôt (2010) et les données ont été transmises aux chercheurs après avoir été dénominalisées afin d’être mises en relation avec le TRV.

Indice de Détresse Psychologique – Enquête Santé Québec (IDPESQ). Ce questionnaire autoadministré comprend 14 items répartis dans quatre échelles : symptômes dépressifs (six items), symptômes anxieux (deux items), irritabilité (quatre items) ainsi que problèmes cognitifs (deux items) (Préville, Boyer, Potvin, Perrault et Légaré, 1992). Les choix de réponse sont de type Likert en quatre points allant de « jamais » à « très souvent ». Ainsi, un score élevé à ces échelles indique un plus grand indice de détresse psychologique. De bonnes propriétés psychométriques ont été observées pour cet instrument. En effet, une cohérence interne entre 0,89 et 0,92 selon les échantillons a été observée ainsi qu’une fidélité test retest de 0,61 après un an (Boyer, Préville, Légaré et Valois, 1993; Préville et coll., 1992). La validité de construit a également été jugée satisfaisante à la suite d’études factorielles (Martin, Sabourin et Gendreau, 1989). Il existe des normes selon l’âge (Boyer et coll., 1993). Les adolescentes de la cohorte ont répondu à ce questionnaire aux cinq temps de mesure. Les scores alpha pour les différentes échelles varient entre 0,72 et 0,80. Les résultats moyens aux différentes échelles sont présentés au tableau 1.

State-Trait Anger Expression Inventory-2 (STAXI-2). Il s’agit d’un questionnaire autorapporté de 57 items, répartis en six échelles qui mesurent l’expérience, l’expression et la régulation de la colère chez les adolescents et les adultes (Spielberger, 1999). Ces échelles sont les suivantes : 1) colère ressentie, 2) tempérament colérique, 3) expression agressive de la colère, 4) suppression de la colère, 5) régulation externe de la colère, et 6) régulation interne de la colère. La traduction francophone du questionnaire a été réalisée par l’équipe de recherche de la Chaire de recherche du Canada sur la délinquance des adolescents et des adolescentes. Ces échelles sont présentées au tableau 1. Les choix de réponse sont de type ordinal en quatre points allant de « pas du tout » à « beaucoup » et de « presque jamais » à « presque toujours ». Pour la version originale anglaise, les coefficients de cohérence interne de ce test varient entre 0,75 et 0,85. En ce qui concerne la validité, des corrélations significatives révèlent une bonne validité de divergence et de convergence entre les échelles du questionnaire (Spielberger, 1999). Les adolescentes de la cohorte ont répondu à ce questionnaire aux cinq temps de mesure. Les coefficients alpha des différents temps de mesure de la version française varient de 0,71 à 0,83, ce qui est équivalent à la version anglaise. Les dimensions évaluées sont les suivantes :

Colère ressentie. Cette échelle contient 15 items qui évaluent l’intensité des sentiments de colère et dans quelle mesure la personne a envie d’exprimer ces sentiments. Plus le score est élevé à cette échelle, plus l’intensité des sentiments de colère est grande.

Tempérament colérique. Cette échelle regroupe 10 items qui mesurent la fréquence des sentiments de colère vécus dans le temps. Un score élevé signifie que l’adolescente s’emporte facilement et tend à réagir promptement.

Expression agressive de la colère. Cette échelle inclut huit items et mesure la fréquence de l’expression des sentiments de colère dans des comportements agressifs physiques ou verbaux. Un résultat élevé à cette échelle signifie que la personne utilise fréquemment des gestes agressifs pour exprimer sa colère.

Suppression de la colère. Cette échelle de huit items mesure à quelle fréquence les sentiments de colère vécus ne sont pas exprimés. Plus le score est élevé, plus la propension à supprimer la colère est fréquente.

Régulation externe de la colère. Cette échelle est composée de huit items qui évaluent les mécanismes de régulation externe de la colère. Un résultat élevé est synonyme d’un meilleur contrôle de l’expression externe de la colère.

Régulation interne de la colère. Cette échelle comporte huit items qui évaluent les mécanismes de régulation interne des sentiments de colère. Plus le score est élevé, plus la personne est capable de contrôler ses sentiments de colère (en se calmant par exemple).

Covariables. Trois covariables ont été utilisées dans cette étude. Il s’agit de variables qui peuvent être associées à des niveaux plus ou moins élevés de gravité de la situation de ces adolescentes au début de l’étude et qui pourraient affecter leur évolution sur les variables dépendantes retenues. Premièrement, l’âge de l’adolescente au début du placement de référence (celui qui correspond au T1 dans le suivi) a été intégré dans les analyses. Comme il y a fin obligatoire de service à 18 ans, les adolescentes placées qui sont plus âgées sont moins à risque d’avoir plus de placements suite au placement de référence. À l’inverse, les adolescentes placées plus jeunes sont plus à risque d’avoir plus de placements postérieurs, mais moins de placements antérieurs. La seconde covariable est le nombre de placements de plus de 72 heures vécu par la clientèle avant le placement de référence. Cette variable a été retenue en raison du lien possible entre le nombre de placements et l’ampleur des difficultés de comportement (Newton, Litrownik et Landsverk, 2000). La troisième covariable renvoie à la durée totale de prise en charge de l’adolescente qui fait référence au temps écoulé entre le début et la fin de la prise en charge.

Analyse des données

L’analyse des données a été effectuée à l’aide des logiciels Statistical Package for the Social Sciences 14.0 et MPlus 5. Dans un premier temps, des statistiques descriptives ont été réalisées afin de décrire l’échantillon à l’étude. Dans un deuxième temps, l’utilisation de courbes de trajectoires latentes a permis d’évaluer le lien entre le TRV et l’évolution des adolescentes (Muthén et Muthén, 2006). Toutes les analyses ont été conduites en ajoutant la composante quadratique à la composante linéaire pour estimer l’évolution des variables dépendantes, mais celle-ci ne s’est jamais avérée significative. Ces paramètres ne sont donc pas présentés dans les tableaux de résultats.

Comme l’ont fait Garner et coll. (2012), Hwang et Hopkins (2012) ainsi que Chenot, Benton et Kim (2009), des modèles multiniveaux ont été construits pour chaque variable dépendante en ajoutant les variables indépendantes et celles de contrôle à un premier modèle inconditionnel. Ainsi, quatre modèles ont été réalisés à la suite de l’ajout du TRV et des covariables. Seul le quatrième modèle de chaque variable est présenté dans cet article par souci de parcimonie.

Résultats

Le TRV moyen pour les adolescentes de l’échantillon est de 30,25 % avec un écart-type de 15,09, ce qui signifie que les adolescentes hébergées dans une unité de réadaptation subissent en moyenne un roulement affectant 30 % du personnel au cours de leur placement. Le minimum est 0 % alors que le maximum est de 86 %. De plus, 60 % des adolescentes de l’échantillon ont vécu un taux de roulement du personnel de plus de 25 %. Le tableau 1 permet également de constater que les adolescentes ont eu en moyenne plus d’un placement (M = 1,34) avant le placement dont il est question dans la présente étude. La durée totale de leur prise en charge, soit la différence entre la date de début du suivi en centre jeunesse et la date de fin des services en lien avec le placement de référence, est également très élevée avec une moyenne de 1421,37 jours (3,89 ans).

Tableau 1

Statistiques descriptives de la variable TRV et des covariables

Statistiques descriptives de la variable TRV et des covariables

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Le tableau 2 présente les statistiques descriptives des 10 variables dépendantes aux cinq temps de mesure. Dans ce tableau, il est possible d’observer une certaine courbure dans l’évolution des moyennes puisqu’on remarque en général une baisse (ou une hausse selon l’échelle des variables) plus marquée du temps 1 au temps 2.

Tableau 2

Statistiques descriptives des variables dépendantes

Statistiques descriptives des variables dépendantes

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Afin de répondre au second objectif de recherche, le tableau 3 présente les résultats obtenus au modèle final des analyses de trajectoires latentes pour les échelles du STAXI-2. Ce modèle comprend l’estimation de la relation entre d’une part le TRV et les covariables et, d’autre part, la pente de même que le statut initial de chaque variable dépendante. Dans le but de ne pas surcharger le tableau, les résultats relatifs à la colère ressentie et à la suppression de la colère ne sont pas présentés, car on n’y retrouve aucun lien significatif avec le TRV et très peu avec les covariables.

En ce qui a trait à l’effet du TRV sur le statut initial, force est de constater que dans ce dernier cas, il y a une relation négative entre le TRV et le statut initial (β = -0,014, p<0,01), signifiant que les adolescentes qui vivent plus de TRV ont un score plus faible de régulation externe au début de la période d’observation. C’est aussi le cas pour la régulation interne (β = -0,009, p<0,01). Or, dans ce cas-là, il n’y a pas de lien entre l’évolution de cette variable dans le temps (pente) et le TRV (β0 = 0,002, n.s).

En ce qui concerne l’effet du TRV sur la pente des variables, il est possible d’observer que le TRV est lié significativement à l’évolution négative du tempérament colérique (β0 = -0,003, p<0,01) et de l’expression agressive de la colère (β0 = -0,003, p<0,01) et à une évolution positive de la régulation externe de la colère (β0 = 0,003, p<0,01). Ainsi, le tempérament colérique et l’expression agressive de la colère diminuent davantage dans le temps chez les adolescentes qui vivent plus de TRV tandis qu’une évolution plus positive de la régulation externe de la colère est observée chez les adolescentes vivant plus de TRV.

Tableau 3

Analyses de trajectoires latentes entre le TRV et les variables du STAXI-2

Analyses de trajectoires latentes entre le TRV et les variables du STAXI-2

*p<0,05, **p<0,01

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Pour illustrer les résultats significatifs relatifs à la régulation externe de la colère et au tempérament colérique, les figures 1 et 2 présentent trois courbes prototypiques de l’évolution de ces variables en fonction de trois niveaux de TRV pour des adolescentes qui ont un âge, un nombre de placements et une durée de prise en charge égaux aux moyennes de leur groupe. Ces TRV représentent le plus faible (13 %) et le plus haut (64 %) TRV moyen observés dans les unités d’hébergement en comparaison avec le TRV considéré problématique dans la littérature (25 %) (Balfour et Neff, 1993; Strolin-Goltzman et coll., 2010). Pour la régulation externe de la colère, on y constate que les adolescentes qui ont un faible TRV ont une courbe estimée qui se situe au-dessus des moyennes observées au temps 1 et que cette droite est pratiquement stable. À l’opposé, les adolescentes qui vivent un haut taux de TRV ont un statut initial inférieur à la moyenne au départ et une pente estimée qui atteint pratiquement les moyennes des autres adolescentes au temps 5. Pour le tempérament colérique, on constate que les adolescentes qui ont vécu un faible TRV ont une courbe estimée qui se situe sous les moyennes observées au temps 1 et que cette droite est pratiquement stable, comme à la figure précédente. D’un autre côté, les adolescentes qui ont un TRV élevé ont un statut initial légèrement supérieur à la moyenne générale au temps 1 et une pente qui diminue sous les moyennes observées au temps 5. Un graphique similaire pourrait être fait pour l’expression agressive de la colère puisque cette variable évolue de la même manière que le tempérament colérique.

Figure 1

Courbes prototypiques de l’évolution de la régulation externe de la colère d’adolescentes ayant vécu différents TRV

Courbes prototypiques de l’évolution de la régulation externe de la colère d’adolescentes ayant vécu différents TRV

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Figure 2

Courbes prototypiques de l’évolution du tempérament colérique d’adolescentes ayant vécu différents TRV

Courbes prototypiques de l’évolution du tempérament colérique d’adolescentes ayant vécu différents TRV

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Les résultats relatifs aux covariables suscitent un certain intérêt, car ils justifient leur inclusion dans les modèles et témoignent de la complexité des relations entre les profils de clientèles et leur évolution clinique. Ainsi, plus les adolescentes sont âgées moins elles démontrent d’expression agressive de la colère au début de leur placement (β = -0,114, p<0,01) et plus elles rapportent d’habiletés de régulation externe (β = 0,127, p<0,01) et de régulation interne de la colère (β = 0,112, p<0,05). L’âge n’est toutefois pas relié à l’évolution de ces variables. Les adolescentes qui ont des durées de prise en charge plus longues avaient aussi tendance, lors de leur admission, à moins exprimer leur colère de façon agressive (β = -0,190, p<0,05), mais ces dernières démontraient plus d’habiletés de régulation externe (β = 0,277, p<0,01) et de régulation interne de la colère (β = 0,236, p<0,05). Avec le temps, elles augmentent toutefois leur expression de la colère (β0 = 0,054, p<0,05) et diminuent leur régulation externe (β0 = -0,053, p<0,05). Enfin, plus les adolescentes ont eu de placements antérieurs, plus elles ont un score élevé au début sur l’expression agressive de la colère (β = 0,062, p<0,05) et une plus faible régulation externe (β = -0,063, p<0,01). Cette régulation externe augmente toutefois plus avec le temps en fonction du nombre de placements antérieurs (β0 = 0,017, p<0,05). Précisons enfin que les variances résiduelles de la pente sont significatives pour trois des six échelles, ce qui signifie qu’il subsiste des différences significatives dans l’évolution des adolescentes. Des variables autres que le roulement du personnel et non incluses dans ces modèles expliqueraient donc également l’évolution des adolescentes.

Tableau 4

Analyses de trajectoires latentes entre le TRV et les échelles de détresse psychologique

Analyses de trajectoires latentes entre le TRV et les échelles de détresse psychologique

*p<0,05, **p<0,01

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Cette section de résultats se termine par l’analyse des échelles de détresse psychologique. Le tableau 4 permet de constater qu’il n’existe aucun lien significatif entre le TRV et les dimensions de la détresse psychologique. Ainsi, les adolescentes ayant vécu beaucoup ou peu de roulement du personnel ne présentent pas de différences significatives dans l’évolution de leur détresse psychologique. Il est également possible de remarquer que les covariables ne sont que très faiblement liées à l’évolution de ces variables de même qu’à leur statut initial, contrairement à ce que nous avons observé au tableau précédent. Notons que les variances résiduelles élevées sur le statut initial de toutes les échelles de détresse suggèrent que celle-ci varie grandement d’une adolescente à l’autre, mais cette variation n’est reliée d’aucune manière au TRV ni aux covariables.

Discussion

Le roulement du personnel est un phénomène important relativement peu étudié dans les services sociaux, particulièrement au Québec. La présente étude avait pour but d’explorer les liens entre le roulement du personnel vécu par les adolescentes pendant leurs placements dans un centre jeunesse du Québec et leur évolution clinique. Dans les unités étudiées, ce taux de roulement est d’environ 30 % en moyenne et peut varier de 0 % à 86 %. Or, il est reconnu qu’un haut taux de roulement du personnel influence négativement la performance d’un organisme (Kacmar et coll., 2006; Morrow et McElroy, 2007; Shaw, Gupta et Delery, 2005) et qu’un taux de roulement du personnel de plus de 25 % est considéré problématique pour les organismes dont les services sont basés sur leur capital humain (Balfour et Neff, 1993; Strolin-Goltzman et coll., 2010). Dans la présente étude, c’est 60 % des adolescentes qui vivent des taux de roulement de 25 % et plus, donc forcément une certaine forme de discontinuité dans les services qu’elles reçoivent. Comme certains auteurs ont constaté que les problèmes intériorisés et extériorisés avaient tendance à augmenter chez la clientèle lorsque le roulement du personnel était élevé (De Schipper et coll., 2004; Howes et Hamilton, 1993; Howes et coll., 1994; Perry, 2006), il est possible que cette dernière en subisse les contrecoups. Dans cette étude, nous avons donc voulu en connaitre davantage sur le lien possible entre le roulement du personnel et les mesures de détresse psychologique ainsi que de l’expérience, de l’expression et de la régulation de la colère.

En ce qui concerne la détresse psychologique, aucun résultat significatif n’a été observé. Cette absence de résultats pourrait s’expliquer de plusieurs façons. D’abord, il est possible que le roulement du personnel ne soit pas associé à la détresse psychologique chez les adolescentes. Il est aussi possible que les conséquences du roulement du personnel sur la détresse psychologique ne soient pas détectées par le questionnaire utilisé comme il est possible de penser que les conséquences du roulement du personnel s’observent à plus long terme ou soient atténuées par les effets des programmes d’intervention auprès de ces jeunes. Rien dans la littérature ne permet de conclure en faveur de l’une ou l’autre de ces interprétations. L’absence de lien n’a rien d’étonnant considérant la multitude de composantes et d’environnements existants entre un intervenant et son client, tel qu’observé dans le cadre conceptuel proposé par Ryan et coll. (2006). Il importe également de rappeler le caractère exploratoire de cette étude de même que l’apport important des covariables (donc des variables autres que le TRP) dans l’analyse des résultats.

En ce qui a trait à l’expérience, l’expression et la régulation de la colère, les analyses de trajectoires latentes suggèrent que le tempérament colérique et l’expression de la colère de manière agressive diminuent davantage chez les adolescentes exposées à plus de roulement du personnel. Ces dernières démontrent également davantage d’habiletés de régulation externe de la colère que les adolescentes ayant vécu moins de roulement du personnel. Il semble que les adolescentes qui vivent peu de roulement du personnel ont des trajectoires plus stables et affichent moins de difficultés au départ alors que celles qui vivent plus de roulement du personnel ont des profils plus sévères au départ, mais s’améliorent davantage du temps 1 au temps 5.

Il peut y avoir plusieurs façons d’expliquer ces résultats qui infirment l’hypothèse selon laquelle le roulement du personnel entraine des conséquences néfastes sur une clientèle à risque. La première serait d’affirmer que le roulement de personnel a un effet positif sur ces variables. Toutefois, de tels résultats iraient à l’encontre de ceux observés dans les études citées au début de ce texte (Howard et Gould, 2000). La seconde explication tiendrait du simple phénomène de régression à la moyenne. Comme les adolescentes qui ont vécu plus de roulement de personnel pendant leurs placements avaient des scores plus élevés au départ sur ces variables, la variabilité normale de ces scores les a rapprochées près de la moyenne générale par la suite.

Il y a toutefois une troisième interprétation possible qui réside dans le fait que les adolescentes qui, au départ, ont une moins bonne régulation de la colère sont possiblement placées dans des unités où il y a plus de roulement de personnel, mais réussissent tout de même à évoluer positivement et rejoindre les autres adolescentes, voire les dépasser. Ainsi, une intervention de type cognitif-comportemental comme celle appliquée auprès de ces jeunes, couplée au fait qu’il s’agit d’unité de réadaptation où l’intervention se fait en équipe, pourraient possiblement atténuer les conséquences observables du roulement du personnel. En effet, Aarons, Sommerfeld, Hecht, Silovsky et Chaffin (2009) ont démontré, contrairement à ce qui avait été soulevé dans la littérature auparavant, que l’implantation fidèle de pratiques probantes peut améliorer la rétention du personnel. Cette rétention de personnel pourrait donc permettre d’atténuer les conséquences d’une discontinuité relationnelle. Bien qu’il nous soit impossible de démontrer un tel état de fait, notamment en raison du caractère exploratoire de cette étude, il importe tout de même de se questionner sur les caractéristiques particulières des unités de réadaptation.

Enfin, il nous faut souligner que cette étude ne portait que sur des adolescentes hébergées dans des unités de réadaptation, d’autres types de suivis étant possibles. Lors d’un suivi dans une unité de réadaptation, chaque adolescente est assignée à un intervenant qui assure son suivi individuel, bien que ce dernier travaille en équipe avec plusieurs autres intervenants. Dans ce contexte, les conséquences du départ de cet intervenant responsable pourraient être atténuées par la stabilité des autres intervenants de l’équipe. Le statut de la personne qui quitte son emploi, comme par exemple la personne autorisée au dossier (agente ou agent de relations humaines, travailleuse sociale ou travailleur social, psychoéducateur ou psychoéducatrice), est une variable dont il serait judicieux de tenir compte dans des études futures. En effet, la stabilité (ou non) de cette personne pourrait également atténuer les conséquences du roulement du personnel en unité de réadaptation. Malheureusement, nous n’avons pu tenir compte de cette variable pendant notre étude.

Le type de continuité qui est brisée lors d’un changement d’intervenant peut être différent selon le type de suivi reçu par la clientèle. À ce sujet, Haggerty et coll. (2003) distinguent trois types de continuité, soit la continuité d’information, la continuité d’approche et la continuité relationnelle. Alors, même s’il y a possiblement eu discontinuité relationnelle dans les unités qui ont eu plus de roulement de personnel, il est fort possible que la continuité d’approche en ait atténué ou même inversé les conséquences.

Il est à noter que même si des résultats significatifs ont été observés sur quelques variables, l’apport des covariables est plus important sur leur évolution, notamment la durée de prise en charge. Ainsi, les caractéristiques des clientèles en début de service demeurent des prédicteurs importants de l’évolution de cette clientèle et il importe d’en tenir compte.

Les conséquences observées dans la présente étude ne sont pas celles qui étaient anticipées. D’une part, le taux de roulement vécu n’est pas la variable qui explique le plus l’évolution des adolescentes et lorsqu’il est relié à l’évolution des adolescentes, il semble que cette relation ne soit pas dans la direction escomptée. D’autre part, il est clair dans le cadre de cette étude qu’il n’y a pas de preuve à l’effet que les adolescentes qui vivent plus de roulement de personnel vivent plus de difficultés par la suite. Il importe toutefois de rappeler le caractère exploratoire de cette étude et le peu de connaissances scientifiques disponibles à ce sujet.

Conclusion

L’étude des conséquences du roulement du personnel dans les services sociaux, notamment dans les centres jeunesse, est complexe. En effet, il ne suffit pas d’observer l’effet d’un taux de roulement du personnel annuel sur une variable donnée, il importe également de considérer l’effet de nombreuses variables associées aux profils des clientèles. Le taux de roulement est une variable qui se mesure dans une unité de réadaptation ou un organisme alors que l’évolution clinique se mesure sur de nombreuses dimensions, pour chaque personne et à différents moments dans le temps. Ces moments ne correspondent pas nécessairement à ceux qui permettent d’établir les taux de roulement. Des variations mensuelles de taux de roulement du personnel peuvent s’avérer importantes à considérer. Il est donc indispensable d’être en mesure d’associer exactement le bon taux de roulement du personnel à la période d’étude visée. Par exemple, les conséquences du roulement du personnel ne devraient pas être les mêmes pour une adolescente suivie entre mars 2008 et septembre 2008 et une seconde suivie entre juin 2008 et décembre 2008, le taux de roulement étant nécessairement différent entre ces deux temps.

Même si très peu de résultats significatifs ont été observés dans cette étude, il est clair qu’il y a beaucoup de roulement du personnel dans les services sociaux destinés aux enfants et que cela se répercute par des changements d’intervenants, de la discontinuité dans les services et une évolution clinique qui tend à être moins bonne chez les enfants et leurs familles dans certains cas (Child Welfare League of America, 2008). Bien que la clientèle étudiée diffère sensiblement, les récents travaux de Garner et coll. (2012) soulignent l’importance d’étudier les conséquences du roulement du personnel sur les clientèles en difficulté, notamment un utilisant des analyses multiniveaux mettant en lien des variables au niveau organisationnel (le roulement du personnel) et des variables au niveau de la clientèle (évolution clinique). Il est donc important de continuer de telles études, mais en raffinant l’approche, en favorisant une mesure de la discontinuité enfant par enfant plutôt qu’une mesure du roulement de personnel par unité ou service et en variant les milieux d’intervention. Des résultats possiblement différents auraient pu être obtenus si nous avions eu accès aux données de roulement du personnel concernant tout le suivi des adolescentes comme lors du suivi dans la communauté.

Limites et recommandations

Cette étude comporte certaines limites. Premièrement, les données concernant le roulement du personnel ont été calculées annuellement. Bien qu’une pondération ait été effectuée en fonction du temps passé dans l’unité de réadaptation, l’obtention de TRP mensuel aurait été plus représentative du placement. L’instauration, dans les organismes, d’un système de notation mensuel des départs et des arrivées pourrait faciliter l’analyse des conséquences du roulement du personnel, et ce, tant pour les chercheurs que pour les membres de l’organisme lui-même. On peut même penser que le calcul de la discontinuité des services (le changement de personnel vécu pendant un certain temps pour chaque cliente, mesure individuelle) est préférable au seul calcul du roulement de personnel pour l’unité de réadaptation (mesure organisationnelle).

Deuxièmement, les données de roulement du personnel ne font référence qu’à la durée du placement. Or, il s’avère que les données cliniques des adolescentes aux cinq temps de mesure dépassaient le temps d’hébergement. En effet, la plupart des adolescentes ont été hébergées jusqu’au temps 3. L’accessibilité aux données de roulement du personnel de la durée totale de prise en charge des clientes aurait été souhaitable afin de mieux cerner les conséquences du TRP sur leur évolution clinique, mais ce ne fut malheureusement pas possible. Quoique le CJM-IU démontre un grand intérêt pour l’étude et la compréhension de ce phénomène, la faisabilité d’obtenir des données cliniques longitudinales sur un grand échantillon s’avère complexe et exigeant. Il s’agit également d’un sujet sensible autour duquel la réalisation éventuelle d’études de ce genre permettra certainement de mieux comprendre le phénomène et ainsi proposer des solutions adaptées à cette problématique.

Troisièmement, l’échantillon à l’étude ne contenait que des adolescentes et les instruments de mesure ne faisaient référence qu’à deux concepts, soit la détresse psychologique et la colère. Il serait important pour les études futures d’étendre la clientèle à des garçons afin de comparer les conséquences du roulement du personnel entre les garçons et les filles. De plus, l’étude des conséquences du roulement du personnel devrait considérer des variables telles que la relation thérapeutique entre l’intervenant et son client de même que le changement de personne autorisée au dossier. Enfin, cette étude se limite à une population provenant des centres jeunesse. Les services sociaux comprennent plusieurs types d’organismes et bien que les centres jeunesse soient des milieux propices à ce type d’étude en raison des différents milieux d’hébergement qu’elle offre à sa clientèle et des données organisationnelles dont ils disposent, il serait important d’étendre l’étude des conséquences du roulement du personnel à d’autres organismes de services sociaux, tels que les centres de santé et de services sociaux.