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L’ASTED célèbre en 2018 soixante-quinze ans d’association en bibliothéconomie au Québec. Les commémorations servent souvent à des retours sur l’histoire et les activités d’une institution pendant une période donnée et à des réflexions sur son rôle dans la société dans laquelle elle s’insère. Dans cette perspective, ce texte se veut une relecture d’une décennie et demie de parution du Bulletin de l’ACBLF au cours d’une période cruciale de l’évolution de la discipline et de la profession au Québec. Après un survol de la période, le Bulletin sera envisagé sous les volets suivants : le leadership d’Edmond Desrochers, la profession de bibliothécaire, la lecture publique, les bibliothèques d’enseignement et les problématiques nouvelles des années 1960.

Survol de la période

L’Association canadienne des bibliothécaires de langue française (ACBLF) a existé de 1948 à 1973, ayant succédé à l’Association canadienne des bibliothèques d’institutions, fondée en 1943. C’est en 1955 que l’ACBLF crée sa revue, le Bulletin de l’ACBLF. Celui-ci paraît jusqu’en 1972, alors qu’il se transforme pour laisser place à Documentation et bibliothèques. L’ACBLF donne naissance à l’ASTED en 1973.

La période étudiée (1955-1972) comprend à ses débuts une société encore empreinte de conservatisme et de traditionalisme dans laquelle le bibliothécaire est encore gardien de la morale sous la tutelle du pouvoir religieux. Par la suite, elle évolue au cours de la décennie 1960 vers une société issue de la Révolution tranquille dans laquelle le bibliothécaire se définit de plus en plus comme un professionnel au service de la culture et de l’information. De 1955 à 1963, le Bulletin est surtout l’organe officiel de l’Association, tandis qu’après 1963, le Bulletin montre un effort de modernité et de normalisation continentale. Dans l’étude de l’Association et de la revue, un sociologue a vu la décennie 1950 comme celle de l’humanisme chrétien et celle de la décennie 1960 comme celle de la montée de l’idéologie scientifique (Gagnon 1976).

La période soumise à l’étude est une période particulièrement riche sur le plan des réalisations en bibliothéconomie. La revue a connu le vote de la loi sur la bibliothèque publique, a constaté le grand dynamisme des bibliothèques de collège et d’université, a été témoin de la création de la Bibliothèque nationale du Québec en 1967, et de changements dans le personnel de bibliothèque (création de l’École de bibliothéconomie de l’Université de Montréal, formation des techniciens dans les cégeps, création de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec).

La profession qui contribue au Bulletin est à l’image de la société québécoise. Pendant les années 1955-1964, les religieux fournissent une collaboration importante à la revue en signant 31,5 % des articles. Puis, la revue s’est laïcisée au milieu de la décennie 1960. N’eût été la collaboration assidue, en ce qui a trait aux articles, des pères Edmond Desrochers et Auguste-M. Morisset, cette constatation aurait été beaucoup plus considérable pour cette période. C’est à partir des années 1970 que les grands ténors religieux de la bibliothéconomie se retirent de la vie active de l’Association et de l’avant-scène de la profession (Lajeunesse & Wilson 1981). Les auteurs qui dominent pendant les années 1960-1964 des bibliothécaires de collège et des professeurs de l’École de bibliothéconomie. De 1965 à 1969, ce sont les bibliothécaires d’université qui prennent la tête du peloton des auteurs.

On peut se demander par cette étude si le Bulletin de l’ACBLF du milieu de la décennie 1950 au début de la décennie 1970 est le reflet fidèle de l’évolution de la discipline et de la profession sur les aspects suivants : la vie associative, la formation du personnel, les transformations de la profession, la vie des divers genres bibliothèques, les débuts de l’informatique documentaire.

Après avoir créé l’École de bibliothécaires en 1937, Marie-Claire Daveluy et le père Paul-Aimé Martin fondent l’Association catholique des bibliothèques d’institutions en 1943 pour rassembler les diplômés de l’École et les responsables des bibliothèques paroissiales et des instituts religieux. En 1945, l’Association lance la Revue des bibliothèques, étant consciente que l’une des premières actions d’une association ou d’un groupe professionnel est de se donner un bulletin ou une revue, véhicule d’information qui rassemble les membres, les informe et concourt à l’avancement d’une discipline et d’une profession. En 1947, cette revue, la première en bibliothéconomie publiée en langue française en Amérique du Nord, cesse de paraître, faute de moyens. De 1947 à 1954, une section de la revue Lectures de la maison Fides, intitulée « Bibliotheca » sert de publication officielle de l’Association (Chartrand 1963).

On peut voir deux périodes dans l’histoire de notre association et de notre profession. La première qui va de la création de l’École de bibliothécaires au milieu de la décennie 1950 relève de l’action et de l’influence du père Paul-Aimé Martin et de la maison Fides. La présence du père Martin devient marginale dans l’Association après ces années, bien qu’il continue d’être actif dans la vie de l’École de bibliothécaires jusqu’à la fin des années 1950. La seconde période débute avec les initiatives du père Edmond Desrochers.

Edmond Desrochers et le Bulletin

En 1951, un jésuite franco-américain, diplômé de l’École de bibliothéconomie de l’Université Columbia, devient responsable de la bibliothèque de la nouvelle Maison Bellarmin à Montréal. Dès son arrivée, il devient membre de l’ACBLF et il s’impose rapidement par ses idées. Lors du Congrès de l’ACBLF d’octobre 1952, il demande une législation de la province du Québec concernant les bibliothèques. En 1952, il est élu vice-président de l’Association et il devient président en 1953-1954. Il devient président de la Canadian Library Association en 1963-1964. Desrochers a énoncé, dès les débuts de ses activités, les trois objectifs qui ont soutenu son action tout au long de sa carrière :

  • Le renforcement des associations de bibliothécaires ;

  • La formation professionnelle du personnel de bibliothèque ;

  • La sensibilisation des corps publics et intermédiaires à la nécessité des bibliothèques.

Au congrès de l’Association de 1953, il met vigoureusement en question la parution de « Bibliotheca » dans la revue Lectures de la maison Fides et il prône la mise sur pied d’un bulletin propre de l’Association. Le congrès de 1954 se penche de nouveau sur la question du bulletin, d’autant plus que Lectures cesse alors de paraître. En mars 1955 paraît le premier numéro du Bulletin de l’ACBLF. L’objectif de la nouvelle revue est de présenter : a) des éditoriaux reflétant les directives du Conseil élaborées en commun ; b) des articles de fond concernant la formation psychologique et professionnelle des bibliothécaires ; c) des nouvelles et des chroniques provenant des sections régionales et spécialisées de l’Association ; d) une chronique bibliographique. L’éditorial signé par les présidents de l’Association reflète les directives élaborées par l’exécutif de l’ACBLF. En 1963, L’ACBLF met sur pied les Nouvelles de l’ACBLF, délestant par le fait même le Bulletin de l’aspect information courante. En enlevant cette portion du contenu, des articles plus originaux et spécialisés peuvent maintenant être publiés dans le Bulletin de l’ACBLF.

Le père Desrochers a consacré beaucoup d’effort pour rompre les liens qui avaient été tissés au cours des ans entre l’ACBLF et la maison Fides. Cette maison d’édition avait signé en 1951 une entente avec l’ACBLF pour la production de fiches de catalogue, à l’instar de certaines firmes américaines, et elle s’associait à l’ACBLF dans cette entreprise. En 1954, ce projet subit les attaques du père Desrochers, qui accuse le père Martin de conflit d’intérêts, de gestion anarchique du projet et d’influence indue envers certains membres du conseil de l’ACBLF. L’Association décide en 1956 de mettre fin à l’entente. Ce fut ce que l’histoire de la profession a connu sous le nom la guerre des fiches (Savard 2003). Du milieu des années 1950 à 1972, s’établit sans conteste l’ère Desrochers.

L’influence de Desrochers s’exerça sur plusieurs plans, par ses nombreux articles dans le Bulletin de l’ACBLF (21 de 1955 à 1972) et dans plusieurs revues québécoises, dont les revues jésuites Relations et Collège et famille, et canadiennes, par ses participations aux congrès annuels de l’Association, par son enseignement à l’École de bibliothéconomie, par sa participation à de nombreux comités gouvernementaux, par sa connaissance et son influence dans les milieux bibliothéconomiques du Canada anglais et des États-Unis.

Le Bulletin de l’ACBLF fait état des nombreux mémoires que Desrochers a rédigés pour différentes commissions d’enquête du milieu des années 1950 à celles de la première moitié des années 1960 :

  • 1954, mémoire à la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (Commission Tremblay) : son mémoire, très remarqué, suggère l’adoption d’une loi organique sur les bibliothèques. Il a été à l’origine de la législation sur les bibliothèques publiques de décembre 1959.

  • 1956, mémoire à la Commission royale Fowler sur les moyens de communication : l’auteur fait état de l’intérêt de la profession concernant ces moyens de communication (radio et télévision).

  • 1961, mémoire à la Commission royale d’enquête sur les publications (Commission O’Leary).

  • 1962, mémoire à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement (Commission Parent).

  • 1964, mémoire à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (Commission Laurendeau-Dunton).

  • 1964, mémoire à la Commission d’étude des problèmes intermunicipaux de l’île de Montréal (Commission Blier).

Le Bulletin et la profession de bibliothécaire

Dans la première livraison de la revue, Jean-Charles Bonenfant, directeur de la Bibliothèque de la Législature, écrit qu’il y a danger de croire que la culture peut être remplacée par la formation technique. Les deux, selon lui, se complètent et un bon bibliothécaire doit chercher à établir entre elles un juste équilibre. Selon lui, la culture seule ne suffit pas, et encore moins l’érudition (vol. 1, mars 1955). Deux autres bibliothécaires, Victor Coulombe et Joseph Brunet, reviennent à la charge pour affirmer que culture et technique sont essentielles à la carrière d’un bon bibliothécaire. Pour Coulombe, « la technique sera nécessaire au bibliothécaire pour lui permettre de jouer en plénitude le rôle auquel le destine sa culture. La technique sera surtout utile au bibliothécaire dans l’exercice de son rôle d’éveilleur et d’entraîneur dans certains cas, ou de conseiller et de guide dans beaucoup d’autres » (vol. 4, mars 1958). Pierre Matte, nouveau directeur adjoint du Service des bibliothèques publiques, voyait en 1960 des perspectives encourageantes pour les bibliothèques publiques et les bibliothèques scolaires à cause de l’aide gouvernementale, de l’évolution de l’opinion publique au sujet de la lecture et des bibliothèques et aussi de la volonté des universités de former des bibliothécaires professionnels (vol. 6, déc. 1960, 8).

L’Association a demandé en 1962 au sociologue Jacques Lazure si le bibliothécaire était un véritable professionnel, si la bibliothéconomie était considérée comme une profession. Dans un long exposé sur les aspects sociologiques de la profession, ce spécialiste, s’appuyant sur les écrits du sociologue américain Everett Hughes, étiquette la profession de bibliothécaire comme une « emerging profession », une profession naissante qui se dirige de plus en plus vers le statut professionnel « à la fois sur les deux plans essentiels : la formation d’un corps de science abstraite et spécialisée qui nécessite un long entraînement ; et un fier idéal de service à la collectivité humaine » (vol. 8, mars 1962). En d’autres termes, la prééminence de l’élément intellectuel et le service à la collectivité constituent le socle d’une profession. En 1963, s’interrogeant si l’essor indéniable des bibliothèques au Québec depuis 20 ans a été accompagné d’un essor comparable de la profession, le directeur de l’École de bibliothéconomie, Laurent-G. Denis en doute. Pour lui, le nombre et la qualité des bibliothécaires n’ont pas augmenté sensiblement au Canada français. Il constate, par ailleurs, que l’Association était, à ses origines, un groupement de bibliothèques plutôt que de bibliothécaires et cela a eu une influence certaine sur son développement (vol. 9, juin 1963).

La formation professionnelle des bibliothécaires a occupé une place importante dans les préoccupations de la profession au cours de la décennie 1960. En 1960, le père Desrochers avait publié un article-choc demandant la création d’une école universitaire de bibliothéconomie, bien intégrée dans l’université, possédant un corps professoral de carrière (Desrochers 1960). Répondant à cet appel, l’Université de Montréal crée en 1961 l’École de bibliothéconomie. Le Bulletin de l’ACBLF publie tout au long des années 1960 des articles sur le corps professoral, sur l’évolution des programmes de l’École, sur les diplômés de cette institution, sur la longue quête de l’agrément américain, finalement obtenu en 1969. Le directeur Laurent-G. Denis n’a de cesse de promouvoir son institution pendant ses années de directorat (1961-1970). À la formation initiale, se pose au tournant des années 1970 le besoin de recyclage, de perfectionnement des bibliothécaires. La bibliothécaire Céline Cartier fait même des divers aspects de la formation le défi de la décennie 1970 (vol. 16, juin 1970).

D’autres intérêts touchent les bibliothécaires pendant cette période. Le bibliothécaire doit devenir un agent de communication. Pour Reynald Rivard professeur de l’Université Laval, « l’évolution actuelle de l’information demande au bibliothécaire de devenir un agent de communication dans un réseau de communications modernes. La bibliothèque est un réseau de communication qui permet à la communauté, grâce à différents canaux, d’entrer en communication avec le passé, le présent et l’avenir » (vol. 15, déc. 1969, 167). Le syndicalisme dans les bibliothèques devient une nouvelle réalité (vol.14, juin 1968). Prenant en compte la coopération de bibliothécaires québécois à l’étranger en tant que consultants, la venue, en 1967, du post-congrès de l’IFLA à Montréal à la suite du congrès de Toronto et l’activité débordante des comités et des sections des organismes internationaux en bibliothéconomie, il importe de développer ici la dimension internationale de la profession (vol. 18, juin 1972).

L’ACBLF est préoccupée par le développement d’un plus grand professionnalisme chez ses membres. En 1965, un comité mixte Quebec Library Association/Association canadienne des bibliothécaires de langue française est créé pour étudier la situation juridique de la profession de bibliothécaire dans le milieu québécois. Ce comité en est venu à la conclusion que seul un ordre professionnel pouvait donner une définition inscrite dans la loi et ainsi couper court aux discussions sur le sujet. Le Bulletin de l’ACBLF informe ses abonnés de la possibilité de présenter un projet de loi pour la création d’une corporation professionnelle (vol.11, juin 1966). Le congrès de l’Association tenu à Moncton en 1966 revient sur la nécessité de créer une telle corporation qui comprendrait les éléments suivants : la définition de la nature de la profession, la surveillance de l’exercice de celle-ci, l’établissement et le maintien de normes de la formation professionnelle, la recherche dans la discipline, le développement et la protection des intérêts des membres. De 1965 à 1969, des travaux furent réalisés par un comité présidé par Guy Forget, de l’Université Laval, aidés en cela par les écrits et les réflexions d’Edmond Desrochers, et conduisirent au vote par l’Assemblée nationale du Québec de la loi créant en 1969 la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec.

En mars 1971, l’ACBLF annonçait qu’elle s’engageait dans la révision de ses objectifs, en raison des changements intervenus dans le monde québécois de la bibliothéconomie et de la documentation. Mentionnons la création de la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec et l’arrivée en ces années d’une nouvelle catégorie de personnel des bibliothèques, les bibliotechniciens, formés dans les nouveaux collèges d’enseignement général et professionnel. Une Commission de révision est mise en place en 1971. À la suite de nombreuses consultations auprès des membres, et après quelques difficultés, l’Association approuve à l’automne 1973 le rapport du comité présidé par Jean-Rémi Brault. L’ASTED venait de naître. Brault présente son rapport dans le Bulletin : « La philosophie du rapport repose sur une conception de la profession, sur le rôle d’une association et sur l’intégration de la profession et de l’association dans la société canadienne et dans la société québécoise. » (vol. 18, déc. 1972, 254-255)

Le Bulletin et la lecture publique

Le discours du bibliothécaire concernant la lecture et la bibliothèque publique dans les années 1950, au début du Bulletin de l’ACBLF, était essentiellement un discours moral portant sur les bons et les mauvais livres, sur les bonnes et les mauvaises lectures, en se référant aux oeuvres de l’abbé Louis Bethléem et du père Georges Sagehomme et aux outils bibliographiques de Fides (Lafortune & Viens 1998). Tant le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve lors de l’inauguration du nouvel immeuble de Fides en 1946 que le cardinal Paul-Émile Léger à quelques congrès de l’ACBLF au début des années 1950 avaient rappelé aux bibliothécaires leur devoir. Le cardinal Léger leur disait : « [...] par votre vocation, votre rôle social participe de l’incommensurable influence de la bonne lecture. » Le bibliothécaire était sous la tutelle du clergé un gardien de la morale. Il était formé à l’École de bibliothécaires pour jouer ce rôle : « L’École ne forme pas seulement des techniciens du livre ; elle forme de vrais bibliothécaires catholiques. Il y a par exemple des cours sur l’Index et sur les bibliothèques paroissiales. D’ailleurs tout l’enseignement est imprégné d’esprit chrétien. » (Bertrand 1947, 216)

Les numéros du Bulletin de l’ACBLF des années 1950 sont remplis de références à des évaluations morales d’ouvrages et aux avantages des bibliothèques paroissiales. Tous les termes ont été employés pour évaluer la parution de livres : « littérature immonde, littérature obscène, ennemi sournois », termes utilisés par Desrochers en 1955 (vol. 1, déc. 1955, 19), « littérature pornographique et démoralisante » mots que l’on retrouve sous la plume d’Hélène Grenier (vol. 1, juin 1955, 7). De tous les genres littéraires en butte à la censure, le roman est une cible de premier plan. À cet égard, citons le texte du prêtre Gérard Saint-Pierre sur le bienfait de la lecture sur les personnes hospitalisées qui synthétise en quelque sorte le danger du roman chez le lecteur : « Le genre littéraire du roman est le bouillon de culture le plus habituel des microbes de l’immoralité, précisément parce que le roman pénètre dans le subconscient des grandes passions de l’homme, et en particulier dans les souterrains troubles de la sexualité, de l’orgueil, de l’égoïsme, de la colère et de la convoitise. » (vol.2, déc. 1956, 16)

La revue mensuelle de bibliographie critique des Éditions Fides, Lectures, vise avant tout à orienter le lecteur. À cette fin, elle complète ses appréciations morales par une cote qui, sans écarter l’aspect esthétique, place la morale comme pierre angulaire de l’oeuvre. Les cotes sont les suivantes : M, ouvrage mauvais ; D, ouvrage dangereux ; B ?, appelle des réserves, pour gens formés intellectuellement et moralement ; B, pour adultes. Cette revue fondée en 1946, pratiquant une sélection préventive des oeuvres françaises et québécoises, a attribué la cote « M, mauvais » à plus d’une trentaine d’oeuvres québécoises (Hébert & Lajeunesse 2005). Le contenu du Bulletin de l’ACBLF de la seconde moitié des années 1950 est fortement influencé par la classification morale des lectures que pratiquait Fides.

Au tournant des années 1960, le discours moral sur les bonnes et mauvaises lectures cède la place à un discours sur les bienfaits de la bibliothèque publique. Le vote à l’unanimité par l’Assemblée législative du Québec le 7 décembre 1959 de la loi des bibliothèques publiques constitue un moment important dans l’histoire des bibliothèques québécoises. Le Bulletin de l’ACBLF souligne l’importance de cette loi, tout en admettant que la nouvelle loi ne fasse pas surgir par elle seule un réseau de bibliothèques. Le pivot du système prévu par la loi, le poste clé, c’est celui de Directeur du Service des bibliothèques publiques. Il préside à organiser le Service, il dirige le Service, il assume la liaison entre le Secrétaire de la province et la Commission des bibliothèques publiques créée par la loi, il coopère avec les corporations municipales et les associations de bibliothécaires.

Le nouveau directeur adjoint du Service des bibliothèques publiques, Pierre Matte, sentait le besoin de définir la bibliothèque publique et de la situer dans le cadre de l’éducation populaire : « Je définirais la bibliothèque publique : une institution culturelle entretenue à même les fonds publics au bénéfice du public. […] Les bibliothèques publiques doivent aider les étudiants à obtenir de meilleures notes, l’homme d’affaires à développer son commerce, l’artiste à améliorer son art, l’ouvrier, son métier, tous enfin à devenir de bons et utiles citoyens. C’est ainsi que l’on pourra vraiment dire que les bibliothèques publiques ont réellement rejoint et atteint le public des bibliothèques. » (vol. 7, déc. 1961, 129, 138) En conclusion d’un colloque sur la planification des bibliothèques publiques des agglomérations urbaines, le directeur de l’École de bibliothéconomie, Laurent-G. Denis avance que « la bibliothèque publique fournit le plus économiquement possible et gratuitement un service qui embrasse tous les moyens de communication de masse » (vol. 13, mars 1967, 16). On met l’insistance sur le service et non plus seulement sur les livres. Le père Desrochers, pour sa part, fait un compte rendu élogieux du livre de Philippe Sauvageau, Comment diffuser la culture, paru en 1969 aux Éditions du Jour. L’auteur posait la question suivante : le bibliothécaire oeuvrant en lecture publique peut-il réduire son rôle à celui de promoteur du livre et de la lecture ou bien doit-il s’élever avec la compétence requise au rôle d’animateur culturel ? (vol. 15, déc.1969)

Le Bulletin et les bibliothèques d’enseignement

Les bibliothèques des collèges classiques ont démontré à la fin de la décennie 1950 et pendant la décennie 1960 un grand dynamisme. L’Université Laval et l’Université de Montréal avaient revu leurs exigences d’agrément à l’intention de leurs collèges affiliés. Les nouveaux programmes d’études exigeaient dorénavant de bonnes bibliothèques capables de servir d’appui à la formation de leurs étudiants. Il a fallu embaucher des bibliothécaires professionnels pour mettre sur pied des bibliothèques selon les exigences d’une bibliothèque scientifiquement constituée. Pour ce faire, en plus de recruter de nouveaux diplômés, plusieurs membres du personnel de ces collèges ont été envoyés aux études à l’École de bibliothéconomie ou à l’École de bibliothéconomie de la Catholic University of America de Washington.

Ce fut donc une période de grands accomplissements : construction de dizaines de nouvelles bibliothèques, mise sur pied d’une section des collèges à l’ACBLF, établissement de la commission des directeurs des bibliothèques à la Fédération des collèges classiques (vol. 9, mars 1963), et création d’un puissant outil de coopération, la Centrale des bibliothèques (vol. 10, juin 1964). Jean-Rémi Brault, directeur de la bibliothèque du Séminaire de Sainte-Thérèse, est l’instigateur avec Raymond Boucher, directeur de la bibliothèque du Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, et quelques autres directeurs de bibliothèques de collège, de la création de cette agence centrale pour la classification et le catalogage qui a étendu sa mission au choix des livres et à la bibliographie, de même qu’au dépouillement des articles de périodiques. En raison de la nécessité de techniciens, Raymond Boucher inaugure à partir de l’été 1964 des stages pratiques de trois semaines au Collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (vol. 10, déc. 1964). En 1968, un comité consultatif a donné son avis sur un programme de technicien en bibliothèque et a recommandé les collèges pour le dispenser (vol. 14, déc. 1968).

On a débattu à quelques reprises des relations entre la bibliothèque de collège et la bibliothèque publique. La tentation a été grande d’associer ces deux genres de bibliothèques et le rapport Parent avait avancé cette possibilité. Dans un article, « Les bibliothèques de collèges : nos meilleures bibliothèques publiques ? », Edmond Desrochers clarifie la différence de nature de la bibliothèque de collège et de la bibliothèque publique, chacune poursuivant ses objectifs propres (vol. 9, déc. 1963 et vol. 10, juin 1964).

Au début de la décennie 1960, parallèlement à la bibliothèque publique, la bibliothèque scolaire a été l’objet d’une législation du gouvernement du Québec. La loi 39 concernant la bibliothèque scolaire est votée en 1960. Pour implanter une politique des bibliothèques scolaires, il était impératif de créer un comité de six membres du domaine des bibliothèques scolaires, de nommer un directeur provincial des bibliothèques (Alvine Bélisle a été nommée à ce poste ultérieurement) et de s’appuyer sur une équipe de bibliothécaires professionnels (vol. 7, mars 1961). Pour Jean-Rémi Brault, dans un article intitulé « Le rapport Parent… cinq ans après », les bibliothèques ont été sans contexte les parents pauvres du Rapport Parent (vol. 17, juin 1971). Le rapport proposait une diminution de la scolarité pour devenir bibliothécaire et prônait une fusion des bibliothèques de collège et des bibliothèques publiques. De toutes les bibliothèques issues de la Révolution tranquille, les bibliothèques scolaires présentèrent rapidement un dossier inquiétant (vol. 11, sept. et déc. 1966). On mentionne la nécessité de formation du personnel, de budget d’acquisition, de normes et de supervision. Six ans plus tard, en 1972, dans un numéro du Bulletin qui offrait un état des lieux, force est d’admettre que les mêmes problèmes s’étaient amplifiés (vol. 18, mars 1972).

Les universités québécoises connaissent alors de grands changements. Les inscriptions augmentent considérablement au tournant des années 1960, de nouveaux programmes d’études supérieures sont créés. Edwin Williams de la Direction des bibliothèques de l’Université Harvard publie en 1962, à la suite d’une enquête, un rapport pour le domaine des sciences humaines et sociales dans les universités canadiennes qui a fait date. Dans l’ensemble, les universités du Canada français apparaissent extrêmement pauvres en collections de recherche pour les études de maîtrise et de doctorat dans les sciences sociales et les humanités, quand on sait qu’il faut huit fois plus de livres pour soutenir les études supérieures. Edmond Desrochers a fait ressortir les carences des collections de nos universités dans un article, « Richesses et pauvretés de nos bibliothèques universitaires » (vol. 9, mars 1963). Il est revenu sur le sujet en 1965 dans un article qui a eu beaucoup de retentissement, « Quand aurons-nous d’authentiques bibliothèques universitaires ? » (Desrochers 1965)

Les bibliothèques des universités québécoises de langue française ont fait au cours de la décennie 1960 de grands efforts de rattrapage. Mais c’est l’Université Laval qui fournit l’exemple le plus patent. Elle ressent le besoin urgent de rassembler les différentes bibliothèques de son nouveau campus de Sainte-Foy. Laval confie à deux bibliothécaires d’expérience, Edwin Williams de Harvard et le jésuite Paul-Émile Filion, directeur de la bibliothèque de l’Université Laurentienne de Sudbury, d’analyser l’état des bibliothèques et de proposer une bibliothèque qui soutienne les besoins d’une université de recherche. Les deux spécialistes publient en 1962 un rapport intitulé Vers une bibliothèque digne de Laval. Ce rapport propose un plan d’ensemble, qui inclut l’embauche et la formation de nombreux bibliothécaires, l’enrichissement considérable des collections et la construction d’une grande bibliothèque centrale. L’Université Laval s’assura du concours de Keyes D. Metcalf de l’Université Harvard, reconnu pour sa grande expertise dans la conception de bibliothèques universitaires et de recherche. La nouvelle bibliothèque a été inaugurée en 1969. Le directeur de la bibliothèque, Joseph-Marie Blanchet, fait dans le Bulletin l’historique de la construction de sa bibliothèque (vol. 18, juin 1972), tandis qu’un cadre supérieur de cette institution, Bernard Vinet, avait fait part de ses réflexions de l’importance de la bibliothèque dans la vie de l’université : « La bibliothèque doit être le coeur d’une université, car c’est là que part le flot de connaissances qui alimente, vivifie et stimule le corps professoral tout entier. […] Elle est, en somme le meilleur baromètre pour jauger à sa juste valeur une université. » (vol.15, sept. 1969, 132)

Problématiques nouvelles des années 1960

Georges Cartier était nommé en février 1964 conservateur de la Saint-Sulpice, avec mandat de redonner vie à cette institution montréalaise. Plusieurs hypothèses étaient avancées concernant l’avenir de cette institution : bibliothèque provinciale, bibliothèque d’État à l’instar des state libraries américaines. Un comité d’étude sur la bibliothèque provinciale remettait en 1965 son rapport. On y recommandait que soit créée la Bibliothèque d’État du Québec, qu’elle relève du ministère des Affaires culturelles, que soit créée une loi du dépôt légal, que la Bibliothèque Saint-Sulpice, devenant la Bibliothèque d’État, ait des fonctions de conservation, de diffusion, de coordination (vol. 11, sept. 1965). La création de la Bibliothèque nationale du Québec par l’Assemblée législative du Québec en 1967 était posée.

Le Bulletin de l’ACBLF relate en 1965 un stage d’étude sur la mécanographie IBM de l’application des ordinateurs aux bibliothèques (vol. 11, mars 1965). La même année, Guy Forget de la bibliothèque de l’Université Laval est l’auteur d’un texte sur « l’ordinateur électronique » au service de l’analyse documentaire (vol. 11, sept. 1965). André Castonguay, dans un article sur la grandeur et la misère de l’informatique se demande, de son côté, en 1966 si le bibliothécaire sera le serviteur de la machine, quel sera son avenir avec l’arrivée de l’informatique (vol. 12, sept. 1966). Par la suite, l’informatique devient de plus en plus une réalité dans le fonctionnement des bibliothèques au point de se demander à l’époque si celle-ci ne sera pas l’outil qui va régler les problèmes de gestion et de traitement de l’information des bibliothèques. Les articles sur le sujet, sur des expériences dans des bibliothèques universitaires surtout, se succèdent. En 1971, le Bulletin publie un dossier sur l’automatisation ou l’informatisation des bibliothèques, avec une riche bibliographie sur le sujet (vol. 17, juin 1971).

La publication, dans les années 1960, du livre de Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg, pose le problème de l’explosion de la documentation audiovisuelle et de l’avenir incertain de l’imprimé. Comment intégrer ce nouveau genre de documentation à la bibliothèque ? En 1969, Janina-Klara Szpakowska se fait l’avocate de l’intégration de ces « nouvelles sources de documentation » à la bibliothèque, devant relever de la compétence du bibliothécaire (vol. 15, juin 1969). Quelques années plus tard, Jacques Demers montre bien l’importance qu’a prise la documentation audiovisuelle et il explique les relations étroites qui doivent exister entre bibliothèque et audiovidéothèque (vol. 18, mars 1972).

Au début des années 1970, les bibliothèques québécoises entrent dans une nouvelle période. L’ère des pionniers est passée. Le marketing des bibliothèques et les relations publiques constituent pour elles une nouvelle problématique (vol. 17, sept. 1971). Concernant les bibliothécaires, on discute de leur engagement sociopolitique, à l’instar de leurs collègues du Canada anglophone et des États-Unis (vol. 18, déc.1972).

Conclusion

En créant en 1955 à l’initiative d’Edmond Desrochers, son propre Bulletin, l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française (ACBLF) mettait fin aux relations étroites tissées depuis ses débuts avec les Éditions Fides et affirmait sa propre autonomie. À ses débuts, le Bulletin de l’ACBLF rendait compte des décisions de l’exécutif de l’Association, tout en maintenant le traditionnel discours sur les bons livres, les bonnes lectures et les bibliothèques orthodoxes.

Le tournant des années 1960 signifie pour la bibliothéconomie québécoise des changements d’envergure. La création en 1961 de l’École de bibliothéconomie a donné lieu à une rupture dans la formation des bibliothécaires. L’ouverture aux pratiques continentales et la recherche d’une discipline scientifique étaient dorénavant les maîtres mots de cette institution. Le vote par l’Assemblée législative de deux lois concernant les bibliothèques, l’une en 1959 portant sur la bibliothèque publique et l’autre en 1960 sur la bibliothèque scolaire, annonçait des temps nouveaux. Cela a marqué le début d’une politique de lecture publique au Québec. Quant à la bibliothèque scolaire, les résultats n’ont pas été, faute de politique et de budgets, à la hauteur des attentes.

Un dynamisme considérable a été observé dans le monde des bibliothèques de collège. Les bibliothèques des universités francophones ont été soumises, elles aussi, à des transformations importantes. De plus, le Québec se dote, en 1967, d’une bibliothèque nationale.

Le Bulletin de l’ACBLF rend compte dans les années 1960 des débats et des changements relatifs aux bibliothèques du Québec et il supporte ce mouvement vers la modernité. Le discours du Bulletin se fait, en ces années, de plus en plus laïc et progressiste. Après 1963, délesté de l’information éphémère à la suite de la création des Nouvelles de l’ACBLF, le Bulletin publie davantage d’articles de fond.

Au cours des 15 ans d’existence, le Bulletin de l’ACBLF reflète les changements observés en bibliothéconomie québécoise, tant dans la discipline que dans la profession, à l’instar de ceux auxquels a été confrontée la société québécoise même.