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Introduction

La dépendance est un problème majeur de santé publique à l’échelle mondiale, notamment en raison du taux élevé de morbidité et de mortalité qui lui est associé (OMS, 2013). Le RDIBO (repérage, détection, interventions brèves et orientation) a été reconnu comme un ensemble de pratiques fondé sur des données probantes qui permet de réduire la consommation à risque ou dangereuse de substances psychoactives chez les patients fréquentant la première ligne (Alvarez-Bueno, Rodriguez-Martin, Garcia-Ortiz, Gomez-Marcos et Martinez-Vizcaino, 2015 ; Babor et al., 2007a ; Humeniuk, Henry-Edwards, Ali, Poznyak et Monteiro, 2010 ; Kaner et al., 2007 ; Kaner et al., 2009 ; Madras et al., 2009 ; O’Donnell, Wallace et Kaner, 2014). En outre, le RDIBO permet d’identifier les patients aux prises avec une consommation problématique et d’intervenir de façon précoce, puis de fournir des services de prévention secondaire, incluant des interventions brèves visant à réduire la consommation problématique de substances. Il permet aussi d’orienter les patients vers des services de deuxième ligne spécialisés dans le traitement de la dépendance. Il convient de préciser que si l’efficacité des interventions brèves pour réduire la consommation d’alcool fait l’objet d’une certaine unanimité, son efficience en ce qui concerne la consommation d’autres substances est moins bien établie. Alors que certains chercheurs considèrent ce type d’intervention inefficace pour les dépendances aux substances psychoactives (Saitz, 2014), d’autres considèrent plutôt que l’état des connaissances sur le sujet est insuffisant pour se prononcer à cet égard (Polen, Whitlock, Wisdom, Nygren et Bougatsos, 2008 ; Young et al., 2014). Par ailleurs, il subsiste un débat quant à l’efficacité de la composante « orientation » du RDIBO (Glass et al., 2015). Malgré ces quelques points de discorde, l’ensemble de la littérature sur le RDIBO établit de façon convaincante tant l’efficacité – à tout le moins en ce qui concerne la réduction d’une consommation à risque d’alcool – que la rentabilité de ce type d’intervention (Angus, Latimer, Preston, Li et Purshouse, 2014).

En dépit de ces preuves, le RDIBO est très peu intégré à la pratique des professionnels de la santé de la première ligne (Anderson et al., 2004 ; Edlund, Unutzer et Wells, 2004 ; Heather, 2014 ; Neushotz et Fitzpatrick, 2008). Un tel écart entre la pratique et les données probantes soutenant le RDIBO est grandement attribuable aux lacunes dans le transfert des connaissances vers le milieu de la pratique (Babor et al., 2007a ; Nilsen, Kaner et Babor, 2008a). C’est entre autres ce qui explique l’attention accrue qu’ont reçu les défis liés à la formation et à la mise en oeuvre du repérage précoce et des interventions brèves dans le domaine de la recherche sur les services de santé (Babor et Higgins-Biddle, 2000 ; Babor et al., 2007a ; Bernstein, Bernstein, Stein et Saitz, 2009 ; Johnson, Jackson, Guillaume, Meier et Goyder, 2011 ; Nilsen, 2010 ; Nygaard et Aasland, 2011).

À cet égard, la mise en oeuvre au Québec d’un programme-services Dépendances (2007-2012), qui repose grandement sur l’instauration du RDIBO dans les services de première ligne, offre une occasion idéale pour comprendre les processus entourant l’implantation de telles pratiques. Profitant de ce contexte, l’objectif global de cette recherche[1] a été d’examiner les expériences vécues par les intervenants de première ligne ayant suivi les ateliers de formation du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) afin de mettre en oeuvre le programme-services Dépendances et, ensuite, d’étudier la relation existant entre les politiques gouvernementales, la formation et l’intégration des savoirs acquis à la pratique.

Contexte

Repérage et interventions précoces auprès des personnes aux prises avec un problème de dépendance au Québec

Les politiques du gouvernement du Québec en matière de prévention et d’interventions précoces en toxicomanie et dépendance au jeu fournissent des exemples de l’effort entrepris au niveau provincial afin d’apporter des changements dans les pratiques de soins de santé (MSSS, 2006, 2007). Le Plan d’action interministériel en toxicomanie 2006-2011 a confié aux centres de santé et de services sociaux (CSSS)[2] et aux services de deuxième ligne spécialisés dans le traitement de la toxicomanie (centre de réadaptation en dépendance – CRD) le soin d’assurer l’intégration, la coordination et la continuité des soins à l’échelle de la province. À cet égard, le contexte québécois se distingue des contextes dans lesquels la majorité des études sur la mise en oeuvre du RDIBO a été effectuée, notamment par ce qui est entendu par « première ligne ». Alors que la « première ligne » dans les études citées précédemment fait référence en grande partie à des centres de santé au coeur duquel se trouvent le médecin généraliste, les CLSC sont pour leur part des centres de santé offrant un éventail de soins de premières ligne, mais où la présence de médecins de famille est beaucoup moins importante. Par contre, il convient de préciser que plusieurs études indiquent que l’efficacité du RBIDO est similaire, que ce soit un médecin de famille ou une infirmière qui l’administre (Broyles et Gordon, 2010)

La trajectoire de services contenue dans le document Offre de service – Orientations relatives aux standards d’accès, de continuité, de qualité, d’efficacité et d’efficience : Programme-services Dépendances, 2007-2012 s’articule autour de 11 fiches (services) dont les cinq premières tombent essentiellement sous la responsabilité de la première ligne (CLSC) : 1) repérage précoce et détection auprès des personnes ayant des problèmes d’alcool, de drogues et de jeu, et orientation vers le niveau de services approprié aux centres de réadaptation pour personnes alcooliques et autres toxicomanes (CRD) ; 2) intervention précoce ; 3) suivi psychosocial durant le traitement spécialisé ; 4) traitement d’entretien à la méthadone et 5) désintoxication avec un suivi psychosocial. Chaque CSSS s’est vu confier la responsabilité d’élaborer un programme qui répond le mieux aux besoins locaux en se basant sur les lignes directrices en matière d’accessibilité et de continuité des soins énoncées dans les politiques du MSSS (MSSS, 2006, 2007).

Formation du MSSS

Faisant partie intégrante de la mise en oeuvre de la politique du MSSS, un atelier de formation de deux jours intitulé Formation première ligne adulte en dépendances du MSSS a été offert aux intervenants de première ligne (MSSS, 2009). Le mandat d’élaborer le contenu de l’atelier et d’offrir la formation aux intervenants de première ligne des CSSS a été confié à un CRD de Montréal. Les ateliers mentionnés dans cette étude ont été offerts au personnel des CSSS de la région de Montréal en 2010 et 2011. Les participants ont reçu un classeur de 400 pages qui comprenait sept modules :

  1. Regard sur soi : Attitudes pour l’intervention en dépendance

  2. Vers un langage commun : Principaux concepts de base pour effectuer un repérage, une détection et une intervention précoce

  3. Repérage de cas

  4. Sensibilisation aux interventions motivationnelles brèves

  5. Détection de cas

  6. Repérage, détection et intervention précoce dans un contexte de consommation parentale de substances psychoactives

  7. Repérage, détection et intervention précoce dans un contexte de troubles concomitants : problèmes de santé mentale et de consommation de substances psychoactives ou de jeu pathologique

Les objectifs généraux énoncés dans l’atelier étaient d’outiller les intervenants de première ligne afin qu’ils soient en mesure de repérer et de détecter les clients présentant un risque élevé d’usage problématique d’alcool, de drogues ou de jeu ; de permettre une intervention précoce au sein du CSSS ; et d’orienter les clients identifiés comme ayant un problème de toxicomanie ou de jeu vers un service de traitement spécialisé (MSSS, 2009).

Les outils promus au cours de l’atelier de formation incluaient un outil de repérage[3] comportant six items, suivi d’un ensemble d’outils de détection appelé DEBA (Dépistage/Évaluation du Besoin d’Aide) : DEBA-Alcool (DEBA-A_, DEBA-Drogues (DEBA-D), DEBA-Jeu[4] (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009). Le DEBA-A a été conçu spécifiquement pour le contexte québécois des soins de santé afin de détecter les problèmes associés à la consommation d’alcool, de déterminer le degré de sévérité et d’orienter les clients vers les services appropriés. D’autres outils comme le DEBA-D et le DEBA-Jeu ont également été élaborés pour détecter respectivement des problèmes de drogues et des problèmes de jeu (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009). Le DEBA-A est une combinaison des questions du Questionnaire bref sur la dépendance à l’alcool (QBDA) (Raistrick, Dunbar et Davidson, 1983), et de l’Échelle de sévérité de la dépendance (ÉSD) (Gossop et al., 1995). Le DEBA-A compte un total de 28 questions, mais toutes ne sont pas nécessairement posées étant donné que certains résultats peuvent mettre fin au questionnaire dès les premières questions. Les résultats pour leur part peuvent facilement être interprétés grâce à un système de couleur qui situe le niveau de consommation d’un individu et permet de déterminer les démarches à entreprendre. Le vert représente une consommation à faible risque et rien ne sera entrepris ; jaune indique une consommation à risque modéré qui pourrait cautionner une intervention brève dans un CLSC ; et rouge indique une consommation à risque élevé et peut mener à l’orientation vers un centre spécialisé (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009). Il convient toutefois de souligner que les outils DEBA-Drogues et DEBA-Alcool n’ont à ce jour pas été validés scientifiquement (Tremblay et Blanchette-Martin, 2009)[5].

Méthodologie

Cette recherche a été menée en tant que partenariat collaboratif entre l’Unité d’alcoologie et de toxicomanie du Centre universitaire de santé McGill (CUSM), le Centre pour la recherche participative de McGill (PRAM) et un CSSS de la région montréalaise. Ce partenariat comptait parmi ses objectifs l’examen du processus de transfert de connaissances concernant le RDIBO pour les problèmes de dépendance dans un CSSS situé à Montréal et ses centres locaux de services communautaires (CLSC)[6]. Ce dernier a été choisi en raison de sa longue collaboration avec l’Unité d’alcoologie et de toxicomanie du CUSM. Il se situe dans un centre urbain et dessert une population socioculturelle fortement diversifiée (44,9 % de la population résidente est immigrante) d’environ 219 770 personnes (Paquin, 2014).

Les participants étaient des intervenants de première ligne du CSSS – travailleurs sociaux, infirmières et conseillers de niveau maîtrise ou autres professionnels de la santé – travaillant dans les services psychosociaux et les équipes en santé mentale adulte et jeunesse. Ces services ont été ciblés, car priorisés par la direction du CSSS pour la mise en oeuvre des services en dépendances. La participation à toutes les composantes de la recherche s’est faite sur une base volontaire et le consentement éclairé a été obtenu. Cette étude a été approuvée à la fois par le Comité d’éthique de la recherche du CUSM et le Comité d’éthique de la recherche du CSSS impliqué dans le projet. Cet article rend compte de données relatives à la formation du MSSS entourant la mise en oeuvre du programme-services Dépendances. La collecte a été faite suivant deux méthodes différentes : des groupes de discussion focalisée (2011) et des questionnaires anonymes (2013), tels que décrits dans les sections suivantes. Alors que les groupes de discussion auront permis d’étudier la perception et l’expérience des intervenants en lien avec la formation du MSSS de manière exploratoire, les questionnaires auront permis d’analyser l’impact des formations d’une manière systématique. En outre, les différents thèmes abordés lors des groupes de discussion ont inspiré la construction du formulaire.

Groupes de discussion focalisée : Une invitation à participer à un groupe de discussion focalisée de deux heures a été envoyée à tous les intervenants du CSSS qui avaient suivi les ateliers du gouvernement . Dix intervenants ont accepté l’invitation et deux groupes de discussion focalisée ont été formés à partir de cet échantillonnage. Les intervenants avaient tous suivi la formation du MSSS de 2010, soit un an avant le déroulement des groupes de discussion. Les groupes de discussion focalisée ont été tenus sur le lieu de travail des participants et ont été animés par une coordinatrice de recherche. Un assistant de recherche était également présent afin de prendre des notes détaillées d’observation. La principale raison d’être de ces groupes de discussion focalisée était de mieux comprendre l’expérience vécue par les intervenants de première ligne lors de la formation ainsi que les barrières et les facilitateurs à l’intégration de la formation à la pratique des intervenants.

Les discussions de groupes ont fait l’objet d’un enregistrement audio, puis d’une transcription textuelle (verbatim) effectuée par un assistant de recherche. Les transcriptions ont fait l’objet d’une seconde écoute par la coordinatrice de recherche afin de s’assurer de leur exactitude et de leur exhaustivité. De plus, les notes d’observation sur le terrain ont été utilisées pour fournir des informations contextuelles, ajoutant de la profondeur aux données de la transcription. Le codage a été effectué à l’aide d’un logiciel de données qualitatives, QSR NVivo 9 (QSR International). L’analyse qualitative a été menée par un analyste de données expérimenté ainsi que la coordinatrice de recherche. Ils ont utilisé une méthode d’analyse de contenu reposant sur une approche descriptive-interprétative (Ritchie et Spencer, 1993 ; Sandelowski, 2000). Cette méthodeimplique un codage inductif ou émergent, tout en permettant d’inclure un codage a priori. Le cadre thématique a été initialement élaboré de façon inductive par l’équipe de recherche avec le soutien d’un consultant en recherche qualitative. Le codage et l’analyse thématique ont été vérifiés de façon indépendante par la coordinatrice de recherche et l’assistant de recherche et revus par la chercheuse principale afin de parvenir à un consensus sur les thèmes principaux.

Questionnaires : Durant la phase de suivi, un questionnaire anonyme a été distribué aux 92 intervenants du CSSS participant. Le questionnaire a été élaboré conjointement avec le CSSS afin d’examiner les pratiques actuelles des intervenants de la première ligne ainsi que leur niveau de connaissance et de confiance en matière d’intervention auprès des personnes ayant un problème de dépendance. Les formulaires complétés ont été retournés par 69 intervenants, 22 d’entre eux ayant participé à l’atelier de formation de deux jours du MSSS. Étant donné que le présent article focalise son attention sur la formation du MSSS, les résultats présentés ici concernent uniquement ces derniers. Par contre, lorsque pertinent et à titre comparatif, l’ensemble du corpus sera considéré. Le tableau 1 présente un portrait des 22 répondants au questionnaire ainsi que celui des participants aux groupes de discussion. Les questionnaires ont été analysés à l’aide du programme d’analyse quantitative SPSS 21 (IMB Inc.).

Tableau 1

Données sociodémographiques des participants : Phase 1 et Phase 2

Données sociodémographiques des participants : Phase 1 et Phase 2

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Résultats

Groupes de discussion focalisée

L’analyse qualitative a permis de dégager les principaux thèmes rapportés par les intervenants de première ligne concernant leurs expériences et leurs perceptions de l’atelier de formation, les changements de pratique postformation et les défis rencontrés lors de la mise en oeuvre du RDIBO.

Expérience et perceptions de l’atelier de formation

La formation a été jugée comme étant trop théorique

De façon globale, il ressort des témoignages des participants que la formation n’était pas suffisamment axée sur la pratique, qu’il y avait trop peu de contenu se rapportant à des interventions concrètes ou d’informations qui auraient pu être utilisées avec les clients. La moitié des participants ont noté qu’il y avait trop de matériel à aborder pour un atelier de formation de deux jours, notamment en ce qui concerne le classeur de 400 pages. Faisant écho aux témoignages des autres participants, l’un d’entre eux a expliqué que l’aspect théorique de la formation prédominait trop lors de l’atelier, ce qui a limité, voire inhibé, l’assimilation du matériel présenté : « Ça reste de la théorie. Si ça ne se raccroche pas à la pratique, c’est très difficile de retenir. Moi je suis revenu ici, pis si tu me redemandais la différence là… »

Abondant dans le même sens que sa collègue, une participante déplore le peu de place fait à l’application des connaissances dans la pratique des intervenants : « C’était très très académique et on n’entrait pas beaucoup dans la méthodologie d’intervention avec des personnes [aux prises] avec un problème de dépendance. Donc ça moi, je suis restée sur ma faim. Je ne m’attendais pas à une présentation sur les différentes substances ; ça je l’avais quand même. Moi mes attentes quand j’allais à cette formation-là, c’était COMMENT intervenir (emphase) dans un contexte de dépendance avec des clients. »

Dans la même veine, quatre participants ont également noté que le matériel important lié à l’utilisation des outils de repérage et de détection avait été vu trop rapidement en raison du temps limité. Afin d’améliorer l’atelier, il a été suggéré de passer plus de temps à faire des activités interactives avec les outils étudiés et des jeux de rôle plutôt qu’une approche didactique.

Le contenu n’était pas suffisamment adapté au milieu de travail du CSSS ou au niveau de connaissance des participants

Les ateliers étaient composés d’intervenants de première ligne provenant de différents CLSC et de différentes équipes cliniques, incluant des services de santé mentale pour la clientèle adulte et des services pour les jeunes et les familles. Trois participants ont fait remarquer que certains des formateurs avaient une connaissance limitée de la structure organisationnelle des CSSS et que, par conséquent, la formation n’était pas suffisamment adaptée aux besoins spécifiques des équipes de santé communautaire. D’autres ont souligné qu’une bonne partie du matériel était nouveau pour eux et qu’il a été difficile de suivre le contenu présenté durant ces deux jours. Inversement, pour les participants des équipes en santé mentale, le matériel était demeuré trop général et répondait peu au besoin spécifique des intervenants spécialisés : « Il y avait supposément une demi-journée pour santé mentale, mais c’était, général, général, général. (rires) Je sais pas ce que vous en pensez (en s’adressant aux autres participants), […], j’espérais qu’ils vont aller plus peut-être répondre à mes questions. Premièrement on n’avait pas le temps ou presque de répondre aux questions parce qu’il y avait trop de choses, pis c’était assez général. »

La formation était imposée

Cinq participants ont déploré le fait qu’on leur a demandé de s’inscrire à l’atelier sans pour autant avoir été préparés à la raison d’être ni aux implications de cette formation. Une telle dynamique a eu pour effet de laisser planer une incertitude au sujet des changements que les intervenants étaient censés apporter à leur pratique à la suite de l’atelier et pour se conformer aux nouvelles politiques du MSSS. Comme l’explique un participant : « C’était pas clair au niveau de l’application ultérieure, mais c’était très clair que c’était une commande et qu’on devait être là (un autre participant acquiesce). Ce que je veux dire, c’était pas une question de choix, que d’en haut, il venait une formation et qu’il fallait la suivre. Mais c’est l’application qui… la suite de ça qui était pas claire finalement. Mais le fait qu’on soit là pis qu’il fallait être là et fallait que la formation se donne, ÇA c’était (clair). »

Lors de l’atelier, de nombreux participants auraient tenté d’exprimer leurs appréhensions et leur besoin de clarification aux formateurs, mais peu de place était faite pour des échanges à ce sujet.

Changements postformation

Peu de changements dans la pratique

Trois participants ont dit s’être servis de l’un des outils DEBA comme guide de référence au cours de leur intervention avec les clients, tandis qu’un autre a rapporté avoir modifié quelques-unes des questions de l’outil de repérage. Deux autres participants ont dit avoir pris conscience, à la suite de la formation, de l’importance de poser des questions aux clients sur leur consommation d’alcool et de substances psychoactives. Par contre, en dépit de la formation reçue, aucun des participants n’a rapporté avoir complété l’un des outils de repérage ou de détection avec un client à la suite de l’atelier.

En effet, peu importe l’opinion des participants au sujet des outils (positive ou négative), l’atelier de formation n’aurait pas permis d’inculquer la confiance nécessaire pour que les outils soient intégrés à la pratique des intervenants. En outre, certains participants ont affirmé aimer les outils, mais que ceux-ci avaient été passés en revue trop rapidement pendant la formation et qu’en conséquence ils n’avaient pas été en mesure de les utiliser à la suite de l’atelier de formation. D’autres participants ont noté que les outils DEBA n’étaient pas adaptés aux services de soins de santé de première ligne, car trop longs à administrer, peu conviviaux et contraires à leur style thérapeutique.

Par ailleurs, le classeur de formation de 400 pages fournissait un matériel abondant fondé sur les données probantes, mais dans l’ensemble, les participants ont rapporté qu’ils n’avaient pas mis en pratique le matériel qu’il contient à la suite de la formation et qu’ils n’avaient pas utilisé le classeur, tel qu’exprimé par l’un des participants : « Je n’ai jamais même ouvert ce beau classeur qu’ils nous ont donné ».

Une sensibilisation accrue

Bien que la plupart des participants aient dit avoir apporté très peu de changements à leur pratique courante à la suite de la formation, trois ont reconnu être sortis de l’atelier avec une plus grande ouverture et une sensibilisation accrue à l’importance d’aborder les problèmes de dépendance avec leurs clients. Pour les deux participants qui posaient déjà régulièrement des questions sur les habitudes de consommation de leur client, l’atelier aura servi de rappel de l’importance de cette pratique.

Alors que certains ont rapporté être plus disposés à poser des questions aux clients sur leur consommation de substances psychoactives (sans pour autant utiliser d’outils), d’autres ont dit être prêts à aborder le problème de dépendance ou de jeu pathologique d’un client que dans la mesure où celui-ci l’abordait en premier. Une minorité de participants (2) se sont montrés plus résistants et considéraient l’intervention précoce et le travail de prévention comme une charge de travail supplémentaire à laquelle ils n’avaient pas de temps à consacrer ou qui ne faisait pas partie de leurs responsabilités.

Barrières à la mise en oeuvre des pratiques apprises lors de la formation

Un manque de connaissances et de confiance

Parmi les éléments mentionnés pour expliquer le peu de changements concrets à la pratique des participants à la suite de l’atelier, soulignons le fait que ces derniers ne se sentaient toujours pas suffisamment outillés pour mettre en oeuvre les nouvelles pratiques de repérage précoce/détection ou d’intervention qui leur ont été présentées. En outre, l’atelier s’est avéré incapable d’accroître leur confiance ou leur motivation à intervenir auprès des personnes ayant des problèmes de dépendance, notamment parce que celui-ci était trop bref, comme l’explique une participante dans ses propres mots: « […] c’est l’idée qu’on va avoir plusieurs clients ou prises en charge de ces clients (avec des problèmes de consommation). Avec les deux jours, j’ai pas trouvé d’expertises avec ça […] Il y a rien qui a changé. »

À cet égard, des participants ont dit qu’une formation plus approfondie, axée sur l’intégration des interventions au sein de leur propre organisme et de leur pratique clinique était nécessaire pour accroître leur capacité à intégrer ces pratiques à la leur.

Un besoin de supervision clinique et de soutien

Les témoignages des participants laissent comprendre que la mise en oeuvre de nouvelles pratiques est un processus chronophage qui exige des efforts continus, mais que les plans du MSSS et la brève formation sont peu susceptibles à eux seuls de conduire aux changements escomptés. Comme l’explique une participante :« Les formations, je commence à douter un peu de cette formule-là pour s’approprier des choses ». Certains participants ont par ailleurs indiqué qu’afin de développer les compétences et la confiance nécessaires, ils avaient besoin d’une supervision clinique et d’un soutien constant au sein du CSSS.

Des doutes sur la pertinence du programme et de la formation déconnectée de la mise en oeuvre organisationnelle

La pertinence d’instaurer le RDIBO dans les services de santé de première ligne ne faisait pas l’unanimité parmi les participants, un sentiment qui s’étendait conséquemment à l’atelier de formation, dont l’objectif était justement d’enseigner les différentes pratiques entourant le RDIBO. Ceux qui ont exprimé leur scepticisme quant au RDIBO, considéraient que leurs clients ne tireraient aucun bienfait potentiel du RDIBO et que la dépendance ne constituait pas une priorité à leur clinique. Ils avaient le sentiment que leurs clients avaient à faire face à des problèmes immédiats plus urgents. L’une des participantes a attribué ce scepticisme, entre autres, au fait que la direction de leur CSSS n’a pas fait d’efforts pour « vendre » le programme aux intervenants : « C’est là qu’ils nous ont pas convaincus notre administration peut-être, de dire que : « selon les recherches, selon les collègues et tout ça, si ce n’est pas traité, ce qu’on fait (c.-à-d. « nos interventions ») n’est pas aussi efficace. » (…) mais ils nous ont pas convaincus que ce focus-là (la dépendance) est nécessaire. »

Ces points de vue indiquent que la logique derrière la mise en oeuvre d’un programme-services Dépendances ne semble pas avoir été abordée avec les intervenants, que ce soit au niveau régional ou autre. Il se pourrait donc que les intervenants n’aient pas tout à fait compris l’objectif ou les avantages du repérage et des interventions brèves dans la première ligne.

Il est par ailleurs ressorti des témoignages des participants qu’il y avait un écart entre les attentes du MSSS concernant les changements de pratique et le stade actuel de mise en oeuvre à leur CSSS. À la suite de l’atelier, la direction de leur CSSS n’a pas fourni de lignes directrices claires concernant la mise en oeuvre de ces changements : « Mais comment que je peux intégrer ça ? Qu’est, qu’est-ce que je fais avec ça ? Comment ça s’aligne ensemble, moi c’est ça je veux dire. […] Pis encore une fois, on revient à la même affaire, c’est pas nécessairement clair qu’est-ce qu’on était supposé faire avec. C’est comme « OK, on vous donne une formation. Tu es exigé de la faire et puis ce que t’en fais avec je le sais pas, parce que j’ai pas pu te suivre. Pis on s’attend à ce que tu t’en serves pis que tu l’intègres dans ta pratique ». Comment ? Encore une fois, on le sait pas. »

Ainsi, en l’absence de lignes directrices de la direction du CSSS concernant les pratiques à mettre en oeuvre, certains participants n’ont pas senti qu’il était de leur responsabilité de mettre en oeuvre les changements ou de promouvoir le mandat du MSSS.

Questionnaires

De la même façon que pour les résultats qualitatifs de la phase 1, la perception de l’impact de la formation variait dans les résultats du questionnaire de la phase 2 (voir Tableau 1). Contrairement aux préoccupations rapportées par les groupes de discussion focalisée, un peu plus de la moitié des participants qui ont suivi la formation du MSSS s’entendent pour dire que l’atelier a été utile (59,1 %) et que la formation a en fait conduit à certains changements de pratique au CSSS (54,5 %). La plupart des participants ont rapporté qu’ils posaient, en effet, des questions à leurs clients concernant leur consommation de drogues et d’alcool. Par contre, lorsqu’il leur a été demandé de préciser les outils spécifiques utilisés pour repérer et détecter les problèmes d’alcool, de drogues et de jeu – une composante clé de l’atelier de formation – 81,8 % ont indiqué qu’ils n’utilisaient « pratiquement jamais » ou « jamais » un outil formel pour repérer ou détecter les clients aux prises avec des problèmes d’usage de substances ou de jeu. Près d’un tiers des participants a dit n’avoir jamais utilisé le DEBA-A ou le DEBA-D avec un client et seulement 13,6 % ont rapporté avoir utilisé le DEBA-Jeu. Le CSSS a instauré une pratique formelle de repérage systématique et de détection en 2012. Cependant, lorsqu’il a été demandé aux participants s’ils avaient complété l’outil de détection approprié suivant un repérage positif, 81,99 % ont rapporté ne l’avoir « rarement » ou « jamais » fait. De plus, près de la moitié des intervenants s’entendaient pour dire que leur participation à l’atelier de formation du MSSS avait conduit à une confiance accrue lorsqu’il s’agissait d’aborder les problèmes de dépendance avec leurs clients.

Tableau 2

Perception et pratiques des participants postformation

Perception et pratiques des participants postformation

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Discussion

Cette recherche a été menée dans le cadre d’une étude à phases multiples sur le transfert de connaissances et sur la mise en oeuvre de pratiques fondées sur des données probantes afin que les problèmes de dépendance soient abordés dans les services de première ligne.

Le MSSS a reconnu l’impact significatif sur le plan de la santé et sur le plan social des méfaits associés à la dépendance et a effectué un effort généralisé pour diffuser des pratiques du RDIBO adaptées aux régions (MSSS, 2006 ; 2007 ; 2009). Il s’agit d’un défi significatif si l’on considère la littérature scientifique sur le RDIBO qui met en relief les difficultés inhérentes liées à sa mise en oeuvre et sa diffusion au sein des services de santé de première ligne (Johnson et al., 2011 ; Nilsen et al., 2008a ; Rogers, 2002). Ces difficultés tiennent, entre autres, aux défis liés à l’élaboration d’une stratégie de formation efficace censée conduire à l’adoption et l’intégration de nouvelles pratiques dans les soins de première ligne. Or, la présente étude indique que le type de formation adoptée par le MSSS, soit une formation de type didactique de deux jours, n’a pas été en mesure de favoriser une adoption et une appropriation des pratiques entourant le RDIBO, telles que décrites dans son programme-services.

En effet, alors que les ateliers reposant sur de brèves sessions de formation didactique sont l’une des méthodes les plus utilisées pour assurer le transfert de nouvelles connaissances vers le milieu de la pratique en soins de santé, nos résultats indiquent qu’une telle démarche n’a pas atteint l’objectif escompté (Fixsen, Naoom, Blase, Friedman et Wallace, 2005). Les participants ont rapporté que le contenu de l’atelier ne reflétait pas leurs besoins sur le plan de la pratique, qu’ils n’avaient pas été convaincus de l’importance du RDIBO, et bien que l’atelier ait été perçu comme « utile », les changements de pratique rapportés par les intervenants eux-mêmes étaient modestes.

Les constats émanant de la présente étude concordent ainsi avec celles de recherches montrant que, tout en conduisant à un accroissement de connaissances des professionnels de la santé, les formations didactiques brèves conduisent rarement à des changements de pratique significatifs à long terme (Beidas et Kendall, 2010 ; Lopez, Osterberg, Jensen-Doss et Rae, 2010). En dépit de leur manque d’efficacité, les modèles traditionnels d’atelier de formation didactique continuent d’être utilisés dans les milieux de soins de santé (Fixsen et al., 2005 ; Lyon, Stirman, Kerns et Bruns, 2011).

Comme indiqué dans la présente étude, la supervision clinique et le soutien ou coaching ont été identifiés comme des composantes importantes afin de parvenir à une mise en oeuvre réussie de nouvelles pratiques (Fixsen et al., 2005 ; Lyon et al., 2011). Des études ont montré qu’une consultation constante est fondamentale pour assurer l’adhésion des intervenants et d’augmenter leurs compétences (Barwick, Bennett, Johnson, McGowan et Moore, 2012). En ce qui concerne le RDIBO, une étude effectuée par Stanton et al. (2012) indique que les intervenants en soins primaires apprécient le coaching sur le lieu de travail plus que toute autre méthode de transfert de connaissances, suggérant que la supervision clinique est essentielle pour forger un sentiment d’efficacité personnelle et améliorer les compétences cliniques (Lyon et al., 2011).

Sans prétendre offrir de modèle définitif pour la formation des intervenants dans les soins de première ligne, tant nos résultats que la littérature sur la formation dans le milieu des soins permettent de dégager quelques constats généraux. D’emblée, il semble préférable d’adopter une méthode de formation qui intègre un suivi échelonné sur une période de temps plus longue (p. ex. par le biais de séance de coaching ou des suivis récurrents). Une telle approche s’avère plus fructueuse pour augmenter d’une part le niveau de connaissances et compétences cliniques et, d’autre part, pour changer la pratique des intervenants (Lyon et al., 2011). Dans le même esprit qu’une approche qui s’ancre dans le long terme, Lyon et al. (2011) proposent également d’ajouter ce qu’ils appellent des « rappels au point de services » (traduction libre de point-of-care reminders) tels que des listes de contrôle informatisées qui, comme le rappellent les auteurs, est l’une des stratégies de soutien à la formation les plus efficaces dans la formation médicale.

Par ailleurs, dans une revue de littérature sur la dissémination et la mise en oeuvre de traitements fondés sur des données probantes, Beidas et Kendall (2010) ont identifié les méthodes pédagogiques actives (p. ex. apprentissage par expérience / exercices interactifs sur ordinateur / jeux de rôle) comme étant plus efficaces qu’une approche didactique pour favoriser l’adoption et l’appropriation de pratiques fondées sur des données probantes. Il convient de souligner que tous les cas recensés par leur revue de littérature qui ont conduit à l’adoption de nouvelles pratiques n’ont pas mis uniquement l’accent sur la formation, mais ont adopté une perspective contextuelle dans laquelle les réalités des intervenants, des patients et de l’organisation ont été considérées dans l’élaboration d’une stratégie de mise en oeuvre de nouvelles pratiques (Beidas et Kendall, 2010).

Afin de minimiser les coûts associés à la durée et la présence d’interventions plus individualisées qu’impliquent de telles approches, l’utilisation de technologies d’apprentissage en ligne se présente comme une solution prometteuse. En effet, les méthodes d’apprentissage en ligne (e-learning) ont fait l’objet d’études démontrant que leur efficacité pour augmenter le niveau de connaissance (U.S. Department of Education 2010) et potentiellement les compétences cliniques (Fairburn et Cooper, 2011) est comparable à celui des approches dites « classiques ».

Limites

Les auteurs reconnaissent certaines limites aux résultats présentés dans cet article. En outre, il décrit les expériences d’un petit nombre d’intervenants provenant d’un seul CSSS au Québec et il fournit seulement un cliché des opinions et des pratiques des intervenants. De plus, les données sont de nature rétrospective et reposent sur une autoévaluation, ce qui impose une certaine prudence quant aux conclusions que l’on peut tirer des résultats. Finalement, les auteurs reconnaissent l’existence d’une variation entre les deux phases de données, qualitatives et quantitatives, en particulier en ce qui concerne le changement rapporté dans la pratique postformation. Quel que soit l’éventail des différences rapportées concernant l’utilité perçue et le changement de pratique, les résultats des deux phases indiquent que les participants n’ont pas adopté d’outils de repérage précoce et de détection, une composante clé de la formation et de la politique du MSSS.

Conclusion

Plus de trois décennies de recherche ont permis d’élaborer des pratiques de RDIBO fondées sur des données probantes et dont les bienfaits potentiels pour la santé publique ont été démontrés (Babor et al., 2007b ; Nilsen, Kaner et Babor, 2008b). Malheureusement, il subsiste un défi important quant aux méthodes utilisées pour transmettre ces pratiques (Bhattacharyya et Zwarenstein, 2009) et les défis concernant la mise en oeuvre du RDIBO dans les milieux de soins de santé primaire sont considérables et bien documentés (Babor et al., 2007b ; Johnson et al., 2011 ; Nygaard et Aasland, 2011). Les formateurs dans le milieu de la santé continuent souvent d’avoir recours à des méthodes qui ne sont pas soutenues empiriquement (Lopez et al., 2010 ; Seale et al., 2012 ; Stuart, Tondora et Hoge, 2004), et les données présentées ici indiquent que la formation du MSSS a utilisé des méthodes de transfert de connaissances insuffisantes et donc inefficaces. Fournir une formation et un soutien à la mise en oeuvre du RDIBO inadéquats perpétue la tendance à une lente adoption du RDIBO.

De façon globale, les résultats de cette étude suggèrent que la mise en oeuvre des politiques du MSSS dans les services de santé ne s’est pas fait suivant des stratégies fondées sur des données probantes pour le transfert de connaissances tel que l’on peut retrouver dans la littérature (Lyon et al., 2011). Une utilisation efficace du RDIBO dans les cliniques de soins de santé de première ligne exige des consultations et une collaboration constantes entre les décideurs politiques, les gestionnaires de cliniques et les intervenants, ainsi que de multiples formes de soutien à la mise en oeuvre, incluant une formation pratique et concrète, un suivi sous forme de coaching ou de supervision et un soutien organisationnel continu. De tels efforts concertés apparaissent comme une nécessité pour qu’une mise en oeuvre fructueuse du RDIBO soit effectuée dans les services de santé de première ligne du Québec.