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Introduction

Alors que les acteurs publics perdent leurs certitudes sur le monde social (Danic et al., 2006), les enfants et les jeunes deviennent un objet croissant de préoccupation (Donzelot, 1977 ; Meyer, 1977). Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les enfants et les jeunes font l’objet d’interventions de plus en plus nombreuses et diverses (Segalen, 2010). Au XXIe siècle, les politiques publiques familiales, éducatives, sanitaires et sociales se recentrent sur ces derniers, perçus comme les symboles mêmes « du lien inconditionnel et idéalement indissoluble » (Théry et Leroyer, 2014, p. 39). Le rapport social entretenu vis-à-vis des enfants et des jeunes se complexifie. Il est teinté d’ambivalence (Pufall et al., 2004), fait de crainte et d’idéalisation, dans un double mouvement marqué par une sacralisation des enfants et des jeunes (Zeliser, 1985), laissant surgir par moment une forme de panique morale vis-à-vis de ces derniers (Fassin et al., 2005).

Parallèlement, l’enfance et la jeunesse font l’objet d’un intérêt croissant en sciences sociales, dans un contexte scientifique marqué par un mouvement de retour général vers l’acteur et de montée des théories sur l’individualisme (de Singly, 2004 ; Sirota, 2006). La sociologie de l’enfance et de la jeunesse s’est construite parallèlement à l’émergence d’un mouvement social reconnaissant des droits aux enfants et aux jeunes, non sans empreinte de conceptions néolibérales (Garnier, 2015).

Plusieurs spécificités caractérisent ce champ d’études. Il s’est construit en pluridisciplinarité (Darbellay, 2012). Les chercheurs sont animés par la volonté de faire émerger la « voix » des enfants et des jeunes, en les considérant comme à même de donner une perspective unique sur leur monde de participer à des recherches en tant qu’objet, sujet, acteur social ou cochercheur (Christensen etal., 2000). Ces approches s’inscrivent dans un contexte plus général où la participation des jeunes est de plus en plus sollicitée par des institutions éducatives, sanitaires et sociales, en attente de confirmation de leurs actions, dans un contexte politique plus général où la participation des personnes en situation de minorité apparaît comme une réponse à une démocratie représentative en perte de crédibilité.

Toutefois, dans la littérature, les positions des auteurs sont contrastées sur la portée émancipatrice (Bacqué et al., 2005) des recherches collaboratives avec les enfants et les jeunes. Pour Coad et al. (2008), elles permettent de mieux prendre en compte les perceptions des enfants et des jeunes, et leurs priorités dans l’agenda politique. De plus, les cochercheurs acquièrent davantage de confiance dans leurs capacités d’action et leurs possibilités d’influence, et ils ont conscience que leur participation sociale peut s’accroître (Greene et al., 2009). Pour Warming (2016), ces recherches permettent aux enfants et aux jeunes stigmatisés de jouer avec les identités socialement construites.

A contrario, Cleaver (2001) souligne que le développement d’une meilleure connaissance n’est pas toujours compatible avec le développement de la capacité d’agir. La participation des enfants et des jeunes à la recherche n’est pas toujours dans leur intérêt et peut avoir des conséquences négatives lors de la publication des résultats (Roberts, 2008). D’aucuns soulignent que les recherches collaboratives peuvent réassigner les individus à une identité stigmatisée (Payet, 2019).

Enfin, ce champ est marqué par le souci d’articuler la recherche et l’intervention, dans le but de nourrir le processus de décision publique, par des recherches-actions (Durning, 2006 ; Breugnot et al., 2017), des recherches-interventions (Monceau, 2017), des recherches collaboratives ou participatives (Les chercheurs ignorants, 2015), ou encore des expérimentations (Nicolas-Le Strat, 2015).

Les spécificités de ce champ d’études nous incitent à nous interroger sur les effets d’influence réciproques entre les dispositifs de recherche, les dispositifs d’intervention et les actions collectives. Comment les dispositifs d’intervention mis en œuvre par les acteurs publics participent-ils à façonner les dispositifs de recherche, en incitant par exemple les chercheurs à mener des recherches participatives ? Inversement, comment les dispositifs de recherche modifient-ils ou influencent-ils les politiques publiques et les formes d’intervention et d’accompagnement des enfants ? Comment les dispositifs analytiques (Monceau, 2017) participent-ils à interroger, transformer, légitimer les réagencements des dispositifs institutionnels ? Comment, en étant transformées, amendées, oblitérées, circulent de l’arène politique à l’arène scientifique les catégorisations sociales de l’enfance ? Quels sont les domaines repris par les acteurs publics ? Quels sont les domaines « oubliés » ou « invisibles » ? Qu’est-ce que ces enchevêtrements de dispositifs analytiques et institutionnels donnent à voir des nouveaux agencements entre savoirs et pouvoirs ? Comment, enfin, les enfants s’approprient-ils, modifient-ils, réélaborent-ils de manière active et réfléchie les discours produits sur eux et avec eux ? Comment participent-ils à réinterroger les dispositifs d’accompagnement, voire à produire de nouvelles formes d’accompagnement ?

C’est à partir du domaine de la protection de l’enfance en France que nous avons souhaité étudier ces questions, en raison de la complexité des figures de l’enfance et de la jeunesse qui le traverse. La politique de protection de l’enfance marque un point d’entrée de la puissance publique dans l’intimité des familles par l’intervention conjointe de l’Aide sociale à l’enfance et du Juge pour enfant[1]. Elle concerne, chaque année, 290 000 enfants dits « en danger » – danger en lien avec l’exercice de l’autorité parentale – et 18 900 jeunes majeurs, soit 0,82 % des 18-21 ans (ONPE, 2014). Si la protection de l’enfance concerne tous les milieux sociaux, les classes populaires et les minorités ethniques sont néanmoins surreprésentées (Serre, 2009 ; Frechon, Marquet et Breugnot, 2016)[2]. Elle vise une population à la fois privilégiée, élue de l’action institutionnelle, et disqualifiée, comme inaccomplie. À partir des années 1980 et plus encore depuis la Loi du 14 mars 2016, cette politique a vu émerger une figure paradoxale d’enfant et de jeune : celui-ci est à la fois « vulnérable », « acteur » et « sujet de droit » « qui condense des statuts, places et attributs socialement et culturellement antagoniques, notamment en déplaçant les frontières de l’ambivalence sociale envers les enfants et en brouillant, à un moment donné, celles qui peuvent exister entre enfants et adultes » (Razy, 2014, p. 9).

C’est pourquoi ce domaine nous semble particulièrement intéressant pour appréhender les liens entre recherches et actions publiques. Nous proposons d’étudier ces liens d’influence réciproques à partir d’un retour réflexif sur trois expériences successives que nous avons menées en protection de l’enfance, à trois moments de notre parcours de recherche.

La première expérience sur laquelle s’appuie cet article est celle où nous avons coordonné, en tant qu’enseignante chercheuse, une recherche participative sur les parcours d’enfants confiés à la direction de la Protection de l’enfance, et où nous avons relu ces parcours à l’aune de la sortie des dispositifs. Cette recherche mettait en scène des acteurs tripartites : des chercheurs universitaires, des chercheurs pairs et des partenaires institutionnels. Elle a été menée entre 2012 et 2014 avec le soutien l’Observatoire national de la protection de l’enfance, des conseils départementaux du 92 et du 94, de l’association SOS Villages d’enfants[3] et de la Fédération des apprentis d’Auteuil[4]. La spécificité de notre dispositif analytique résidait dans l’association de treize jeunes adultes étant passés par les dispositifs de protection à toutes les étapes de la recherche, de l’élaboration des questions à l’analyse des données, en passant par la conduite des entretiens[5]. Les chercheurs pairs, alors âgés de 18 à 29 ans, d’Île-de-France et du Nord, ont été initiés aux méthodes de recherche et accompagnés pour enquêter auprès de 36 jeunes de 16 à 26 ans ayant eu un parcours en protection de l’enfance[6]. Ils ont par la suite participé à l’analyse des entretiens, à la préparation du rapport de la recherche, puis à la présentation des résultats et à un processus de consultation politique au sujet d’une réforme de la Loi de protection de l’enfant, à laquelle nous avions été associée.

La seconde expérience est celle de notre participation au processus d’élaboration de la Loi du 14 mars 2016 sur la protection de l’enfant en tant que conseillère politique pour la Protection de l’enfance auprès de la ministre déléguée à la Famille, Dominique Bertinotti. Cette ministre, elle-même maître de conférences en histoire, était intéressée par la dimension participative de nos recherches et avait eu à cœur de diversifier son équipe. Elle nous avait invitée à rejoindre son cabinet de 2013 à 2014, durant le quinquennat de François Hollande, sous le deuxième gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Au sein dudit cabinet, nous avons été en charge des questions relatives à la protection de l’enfance dans le cadre de la réflexion sur le projet de « loi Familles » et d’un groupe « d’experts » sur la protection de l’enfance et l’adoption, dont la présidence a été confiée à la professeure de droit Adeline Gouttenoire. De cette place, nous avons pu appréhender les « rapports d’attraction et de répulsion réciproques » entre acteurs politiques et scientifiques (Chevalier, 1996, p. 33) autour de l’élaboration de la Loi de protection de l’enfant du 14 mars 2016.

La troisième expérience est celle où nous avons accompagné, en tant que militante, des chercheurs pairs après leur participation à la recherche et au processus de consultation politique, dans la construction de deux associations départementales d’entraide des personnes admises ou ayant été admises à la protection de l’enfance (ADEPAPE) : « Repairs ! », dans le 75, et « Génération d’avenir », dans le 94. Ces associations, comme il en existe dans soixante-quinze autres départements, ont une double fonction : une de représentation et de plaidoyer auprès des pouvoirs publics, et une de conseil et d’assistance pour les personnes issues de la Protection de l’enfance (Lacroix, 2017). Ces associations témoignent, à l’instar des associations de sans-papiers, de prostitués, de chômeurs (Siméant, 1999 ; Dunezat, 2010), des processus d’engagement militant de jeunes en difficulté détenant de faibles ressources politiques, économiques ou sociales (Becquet et Goyette, 2014). Au sein de ces associations, nous avons participé avec les jeunes militants à réinterroger les limites des dispositifs d’accompagnement existants, tout en observant comment ils se saisissaient des connaissances acquises dans la recherche pour le faire.

C’est à partir d’un retour réflexif sur ces trois expériences interreliées que nous souhaitons interroger les liens d’influence réciproques entre dispositif d’intervention et dispositif de recherche, ainsi que leurs effets sur les politiques publiques et les modes d’action. L’approche réflexive, mobilisée ici, vise à resituer les configurations d’engagements intimes, institutionnels, politiques et militants dans lesquelles le chercheur est pris et qui participent à la construction des données. Elle vise également à resituer les recherches dans leur contexte social de production.

Nous chercherons tout d’abord à comprendre en quoi notre dispositif de recherche a été modelé par le dispositif d’accompagnement puis, inversement, en quoi la recherche peut influencer les politiques publiques et les pratiques d’accompagnement avant d’étudier comment les enfants et les jeunes peuvent également se réapproprier les connaissances coproduites pour questionner les dispositifs institutionnels et politiques. Plus globalement, ces expériences nous permettront d’interroger le rapport entre le « savoir et le politique » dans le domaine de la protection de l’enfance.

Un dispositif de recherche modelé par le dispositif d’accompagnement ?

Notre dispositif analytique participatif est à comprendre dans le contexte d’une préoccupation croissante pour la vie quotidienne des enfants placés, qui se traduit depuis une dizaine d’années par une focalisation des recherches sur le « voyage des enfants » dans le processus d’aide (Munro, 2011). Ces travaux sont liés au développement d’un champ d’études sur les effets et la qualité de l’aide et sur la perspective des personnes concernées par les interventions socioéducatives (Rurka, 2007). Ces perspectives de recherche s’intéressent au monde vécu des bénéficiaires et à leur expérience biographique dans leur usage des services sociaux (Abels-Eber, 2007). Elles sont liées à l’émergence d’un nouveau paradigme scientifique qui encourage la prise en compte de la parole des enfants. Ce nouveau paradigme est à replacer dans un contexte plus général d’une attention plus grande portée à la parole de l’enfant, avec notamment l’adoption de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui pose à son article 12, repris dans la Loi du 5 mars 2007, que l’enfant doit être entendu sur toutes les décisions que le concernent. Ces approches se développent parallèlement à la reconnaissance législative, depuis les années 1980, de « droits aux usagers », dans un contexte où la participation des « usagers » est devenue la pierre angulaire du développement de la qualité et de l’évaluation des services sociaux. Ce mouvement est empreint d’une forme d’injonction à la participation, comprise dans une dimension plus individuelle que collective.

Des intérêts convergents ?

Si les différents partenaires institutionnels ont été si prompts à soutenir notre recherche, à servir de terrains d’études et de bassin de recrutement de chercheurs pairs, c’est qu’elle rejoignait leur préoccupation pour la prise en compte du point de vue des enfants et jeunes confiés, en situation d’usage des services sociaux. Notre recherche sur les parcours en protection de l’enfance relus à l’aune de la sortie des dispositifs intéressait également ces partenaires dans un contexte où le système d’accompagnement à l’âge adulte des jeunes confiés ressemblait de plus en plus à « un agencement d’éléments hétérogènes » (Foucault, 1977). Les partenaires institutionnels étaient préoccupés de la transformation du dispositif d’accompagnement en équipement minimal, flexible, stratégique et temporaire, sous la pression d’une rationalisation gestionnaire et économique (Chauvière, 2007)[7]. La genèse de notre dispositif analytique est en ce sens à replacer dans un contexte de critiques et de fragilisation des institutions de protection de l’enfance, à la recherche de nouvelles justifications aux actions de ces dernières.

Les partenaires institutionnels percevaient un double intérêt à notre recherche. Ils souhaitaient d’une part avoir un retour sur leur politique et pratique d’accompagnement depuis la perspective des enfants et des jeunes concernés. Ils comptaient d’autre part sur cette recherche pour développer davantage leurs dispositifs institutionnels de participation, remarquant qu’ils souffraient d’une certaine désaffection de la part des enfants, car ils reposaient souvent « sur des rapports de pouvoir niés, ou tus, opérant dans un climat déconflictualisé » (Bernardet et Thalineau, 2018, p. 50).

Notre recherche s’inscrit donc dans un contexte social où la participation des jeunes est de plus en plus sollicitée par des institutions de protection fragilisées dans leur fondement et en attente de confirmation de leurs politiques publiques (Boltanski, 2009). Ainsi notre dispositif analytique a-t-il pu être marqué par les attentes des partenaires de donner une voix aux enfants confiés à la Protection de l’enfance pour avoir un retour sur leur pratique d’accompagnement. Ces acteurs institutionnels ont aussi participé à modeler notre dispositif d’analyse.

Influences et résistances autour de la construction du dispositif analytique

Les partenaires institutionnels ont participé à façonner notre dispositif analytique en nous mettant en relation avec des jeunes sortant des dispositifs de protection et susceptibles de s’impliquer dans notre recherche. Nous avions pris soin de ne donner aucun critère de sélection (en termes de diplôme ou de qualification), afin de recruter des chercheurs pairs aux profils les plus variés possibles. Mais les chercheurs pairs ont eu l’impression d’avoir été choisis par les institutions, ce qui était l’objet d’une plaisanterie au sein du groupe : « On est les chouchous ! ». Cette représentation était souvent accolée à un commentaire sur les tensions qui avaient pu néanmoins exister entre eux et les professionnels au moment des prises en charge. Les chercheurs pairs ont alors décidé d’élargir le groupe, lors des premiers week-ends de formation, pour inclure certains de leurs frères ou sœurs aux parcours différents. Un dilemme éthique important se posait à nous, ici, entre la nécessité d’avoir un groupe de chercheurs pairs suffisamment stable pour mener à bien les entretiens, et celle de réunir des profils hétérogènes permettant d’accéder à la diversité des enquêtés.

Les partenaires institutionnels nous ont laissé une grande liberté dans le choix des questions de recherche et des méthodes. Les chercheurs pairs se sont orientés vers des méthodes qui favorisent la réflexivité et l’échange avec leurs enquêtés. Mais surtout, les protocoles d’enquête retenus témoignent de la sensibilité des chercheurs pairs au soutien de la parole des enquêtés, qu’ils savent méfiants à raconter leurs parcours. Nos chercheurs pairs ont insisté, par exemple, pour aller présenter collectivement le projet dans des établissements d’accueil, pour avoir des temps informels d’échange avant de commencer les discussions, et pour permettre à chaque enquêté de choisir s’il souhaitait être interrogé par un homme ou une femme, par quelqu’un de son âge ou par quelqu’un de plus vieux. L’approche choisie mêle méthodes de recherche traditionnelles et adaptation des méthodes. Les chercheurs pairs français ont choisi d’appeler l’entretien « discussion » pour en souligner la dimension d’échange et d’interaction, où chacun raconte son parcours, et de recourir à un support photo pour faciliter les échanges. Un autre dilemme éthique s’est posé à nous à cette étape entre notre souhait de former les chercheurs pairs aux méthodes d’enquête, pour garantir la rigueur de la recherche, et la volonté de laisser libre court à leur inventivité méthodologique pour leur permettre d’apporter leur plus-value à cette recherche.

Les partenaires ont fortement orienté l’accès du collectif de recherche au terrain, en préparant des listes de personnes à enquêter. Les chercheurs pairs, détachés des enjeux institutionnels concernant la réalisation pratique de la recherche et son financement, ont fortement résisté à la proposition des partenaires d’accéder aux enquêtés uniquement par les listes, de crainte que ceux-ci n’aient été trop soigneusement choisis. Ils ont souhaité utiliser leurs propres réseaux afin d’avoir accès à une variété de situations, notamment celles d’enfants et de jeunes qui ne sont plus en contact avec les institutions. Là encore, nous avons dû rechercher un compromis entre la nécessité de garantir la faisabilité de la recherche et de ne pas perdre la confiance des partenaires, et l’attente légitime des chercheurs pairs de définir eux-mêmes leurs enquêtés.

D’enfants protégés et contraints, les jeunes impliqués dans la recherche sont passés, par ce dispositif analytique, à un rôle de chercheurs pairs, à même de négocier, au sein du comité de pilotage, avec les partenaires institutionnels et les chercheurs, la conduite à tenir dans la recherche. Ils ont pu se positionner, en début de projet, en résistance par rapport aux propositions des partenaires institutionnels, avec lesquels ils entretenaient une certaine méfiance, et ce, en s’appuyant sur l’alliance construite avec les chercheurs.

Déstabilisés par la lecture critique qui émergeait des résultats, les professionnels ont pu nous reprocher d’avoir fait alliance avec les jeunes à leurs dépens. Les professionnels ont alors été tentés, dans la restitution des résultats, d’évincer les chercheurs universitaires, pour construire, avec les chercheurs pairs, une nouvelle alliance, axée sur l’intervention.

Pour déjouer ces jeux d’alliance et de contre-alliance, nous avons fait intervenir un quatrième acteur dans ce jeu à trois voix : la figure de l’artiste. Ainsi les résultats de notre recherche ont-ils constitué un support pour la création de la pièce de théâtre J’ai pas le temps, j’suis pas comme eux, réalisée par Véronique Dimicoli. Le recours au théâtre a permis un détour fructueux : sans qu’aucun des pairs directement impliqués ait à se mettre physiquement en scène, le texte et la mise en scène de vrais comédiens ont rendu scrupuleusement compte des propos tenus par les jeunes enquêtés, ainsi que des propositions analytiques du collectif de recherche. Le recours à l’art a permis de mettre à l’épreuve un récit commun et une réalité démultipliée (Nicolas-Le Strat, 2015). Le détour par le théâtre a permis une plus grande divulgation des résultats de la recherche auprès des professionnels, des militants, de la société civile, des politiques et de leur présentation, en ayant recours au registre émotionnel. La pièce s’est présentée comme un soutien de l’engagement des chercheurs pairs, qui ont sans cesse affirmé l’importance pour eux d’une médiatisation de la cause qu’ils défendaient.

Aussi pouvons-nous nous demander en quoi ce dispositif analytique, proposant une reconfiguration de la place des chercheurs, des enfants et des jeunes et des acteurs institutionnels, participe à influencer en retour les dispositifs d’intervention et les politiques publiques.

Un dispositif analytique qui interfère avec le dispositif d’accompagnement

Comme le souligne de Suremain (2013, p. 221), dans ce type d’approche, ce ne sont pas tant les connaissances produites qui ont un effet sur l’action que la manière dont elles ont été produites par des acteurs tripartites : « L’action “se construit” grâce à une certaine problématisation des faits et ce nouvel éclairage des faits induit – ou tout au moins incite – à agir autrement dans le monde. » Ainsi, dans ce processus de recherche, il ne s’agit pas seulement de produire des connaissances, mais d’induire un processus où la connaissance est une forme de reconnaissance de l’autre, voire un processus d’interconnaissance entre des acteurs issus de mondes distincts.

De nouvelles formes de connaissances et de perspectives critiques ?

Nous allons chercher à appréhender ce processus de production des connaissances par interconnaissance à trois niveaux : dans la relation enquêteurs-enquêtés, au sein du collectif de recherche entre chercheurs et chercheurs pairs, et au sein du comité de pilotage avec les acteurs institutionnels.

Dans la relation d’enquête entre chercheurs pairs et enquêtés, la comparaison in situ des histoires individuelles permet d’analyser les ressorts sociaux des situations. Enquêteurs et enquêtés prennent conscience que leurs réussites comme leurs échecs, leurs joies comme leurs peines, leurs affections comme leurs désaffections ne résultent pas seulement d’une histoire singulière, mais sont à resituer dans une dimension collective.

De plus, la situation d’enquête entre pairs permet d’accéder à la complexité des parcours en protection de l’enfance. La triple condition d’avoir un collectif d’enquêteurs avec des profils variés, qui s’engagent dans l’entretien et qui jouent sur plusieurs dimensions de leur identité, permet d’avoir accès en retour à une multitude de facettes de l’identité des enquêtés, dans des récits narratifs dialogiques. Dans le contexte de la présente recherche, le rapport entre enquêteur et enquêté ne se construit pas seulement sur le passé commun en protection de l’enfance. Le jeu des interactions croise une multitude de variables en termes d’origine sociale et ethnique, de genre et d’orientation sexuelle, d’âge, de statut social au moment de l’enquête, qui se conjuguent ou pas avec les caractéristiques des enquêtés. Chaque critère est pris dans une logique conversationnelle dans la relation d’enquête et fait émerger des parts de l’identité de l’enquêté qui pourraient autrement rester inexplorées. Dans les entretiens détaillés et fouillés, le parcours n’est pas décrit linéairement, ni seulement à l’aune des rapports à l’institution ; en effet, des dimensions plus complexes et souvent invisibles des parcours se dévoilent : l’amitié, les relations fraternelles, la sexualité, les rapports de genre, les discriminations... En interrogeant les parcours familiaux et de prise en charge au regard de multiples variables de sexe, d’âge, d’orientation sexuelle, de race, notre recherche permet de faire émerger des problématiques nouvelles, encore peu travaillées, dans la recherche française en protection de l’enfance, comme la question des défis identitaires en contexte de disqualification et la question des transgressions identitaires en contexte de suppléance. Elle met l’accent sur les multiples discriminations et assignations dont peuvent faire l’objet les enfants confiés, en termes de race, de classe, de genre et d’orientation sexuelle.

Dans les discussions au sein du collectif de recherche composé des chercheurs et des chercheurs pairs, ces derniers ont fortement incité les chercheurs à être attentifs à la nécessité de faire connaître les stratégies d’ajustement, mises en place pas les jeunes dans les parcours en protection de l’enfance, où « des faiblesses » peuvent aussi devenir « des forces », même si elles impliquent des adaptations parfois couteuses. La recherche collaborative peut donc permettre de référencer scientifiquement l’expérience quotidienne et remettre en cause les rapports de domination dans la production des connaissances. Elle permet aux chercheurs de porter un regard renouvelé et moins empreint de misérabilisme sur les expériences qu’ils étudient. Un autre objet de discussion dans le groupe de recherche porte sur les concepts employés et l’expression même de « transition à l’âge adulte ». Pour les chercheurs pairs engagés dans le projet, le terme transition ne semble pas le plus adéquat pour parler de leur situation ; ils lui préfèrent les termes rupture ou transition forcée. Ils décident d’interroger les enquêtés sur le terme qui leur semble le plus approprié. Il s’agit donc de s’accorder entre chercheurs pairs et enquêtés sur les termes de cette expérience.

Enfin, la participation des chercheurs pairs au comité de pilotage, composé des chercheurs pairs, des chercheurs et des acteurs professionnels, semble favoriser une lecture plus nuancée des institutions chez les chercheurs pairs. Par la prise de conscience des contraintes et de la complexité dans laquelle les institutions sont prises, les chercheurs pairs développent une lecture moins critique de la sortie de placement et des systèmes d’accompagnement. Par ailleurs, les discussions au sein du comité de pilotage ont permis aux acteurs institutionnels de réinterroger la question de la continuité et des discontinuités dans ces parcours. Si le constat des multiples événements, ruptures, bifurcations dans les parcours des enfants confiés n’est pas nouveau pour les acteurs professionnels et politiques, notre méthode d’enquête par les pairs permet d’attirer le regard sur l’importance de la sociabilité enfantine et juvénile et des rapports entre enfants dans l’avènement des tournants et l’amortissement des discontinuités au cours du parcours. Notre dispositif analytique interfère donc avec le système d’accompagnement pour le faire parler, pour mettre à jour le latent, le non-dit, pour dévoiler le caché.

Si l’on peut penser que la recherche par les pairs participe en ce sens au renouvellement des formes de connaissance sur le système d’accompagnement à l’âge adulte des jeunes sortant de la protection de l’enfance, permet-elle pour autant une fonction critique par rapport à l’institution ? C’est ce que nous allons chercher à aborder à travers la présentation des deux autres expériences : celle de la participation du collectif de recherche au processus législatif et à un processus de mobilisation collective.

Un dispositif analytique entre critiques et confirmation du dispositif d’accompagnement

Parallèlement à l’encadrement de cette recherche, nous avons été appelée à rejoindre le cabinet de Dominique Bertinotti, ministre déléguée à la Famille, afin de travailler à une loi sur la « sécurisation » des parcours de vie des enfants confiés à la Protection de l’enfance. Nous avons profité de cette expérience pour intégrer nos collègues et les chercheurs pairs au processus de consultation scientifique et politique au sujet de cette réforme.

Même si la charge et le rythme de travail laissent peu de temps pour une analyse réflexive, nous bénéficions d’un lieu d’observation privilégié pour comprendre le rôle des entourages exécutifs dans le processus de décision de l’action publique. Question qui a été appréhendée dans la littérature en sciences politiques sous l’angle des profils d’entrée (Rouban, 2012) et des parcours de sortie des entourages de l’exécutif, mais aussi de leur influence sur l’évolution des « configurations décisionnelles » (Gaïti, 2008) dans les processus de décision publique (Helie, 2011), ou encore sous l’angle de la circulation des savoirs entre les sphères politique et scientifique (Latour, 2001).

De cette place, nous avons pu appréhender les rapports de coopération et les possibles tensions entre les acteurs politiques et les acteurs scientifiques. En effet, comme l’a montré Chevalier (1996), « les relations entre les sciences sociales et le politique sont des relations complexes, équivoques, ambivalentes, à base d’attraction / répulsion réciproques. » Nous avons pu suivre de près les jeux d’alliance et de mésalliance entre experts scientifiques et politiques autour du projet de « loi Familles ». En mobilisant les apports des sciences politiques, nous tenterons ici de donner à voir de manière rétrospective l’évolution des configurations décisionnelles et de l’association des experts à ces configurations dans le processus d’élaboration de cette loi.

Après le vote d’une loi sur le mariage pour tous, la ministre déléguée à la Famille avait en tête un projet ambitieux d’une grande « loi Familles » qui s’adresserait à tous les enfants en contexte ordinaire ou extraordinaire et qui permettrait d’asseoir la reconnaissance des diverses façons de « faire famille ». Quatre rapports avaient été commandés parallèlement : à Irène Théry (2014) sur la filiation, les origines et la parentalité, à Jean-Pierre Rosenczveig (2014) sur les droits de l’enfant, à Marc Juston (2014) sur la médiation familiale et à Adeline Gouttenoire (2014) sur la protection de l’enfance. Ces rapports, rédigés grâce à des groupes de travail associant des chercheurs et des praticiens, avaient pour objectif d’aider les acteurs politiques à refonder le droit de la famille pour mieux prendre en compte les parentés plurielles, tout en « sécurisant les parcours des enfants ». Sur les sujets sensibles que représentent les politiques familiales, la ministre souhaitait dépolitiser ces questions par le recours à des experts pour consolider les ressources de légitimation politique offertes par le droit de la famille.

Mais après un long week-end de manifestation des partisans de la « Manif pour tous », début février 2013, le président de la République a choisi de renoncer au grand projet de « loi Familles » tout en suggérant à notre équipe de travailler sur des propositions de lois plus restreintes, à faire porter par des parlementaires, en nous assurant d’une place dans le calendrier législatif pour les étudier, ce qui montre l’importance des pratiques politiques non codifiées dans le jeu politique. Nous nous attelions avec Adeline Gouttenoire à la rédaction d’une proposition de loi sur la protection de l’enfant. Alors que les rumeurs d’un remaniement se propageaient, après la défaite des socialistes aux élections municipales, nous avons tout juste eu le temps de glisser le texte entre les mains de deux sénatrices, Michèle Meunier et Huguette Dini (2015), qui l’ont déposé au Sénat sans en avertir la nouvelle ministre, profitant d’un temps de latence au moment de la prise de fonction du nouvel exécutif.

Après avoir cru le projet enterré, après les remaniements de mars 2014 et le départ de Dominique Bertinotti, nous avons eu la grande joie de suivre l’élaboration de la loi : la nouvelle ministre de la Famille, Laurence Rossignol, prise de court par le dépôt de la proposition de loi par les sénatrices, nous avait nommée membre du Comité consultatif de suivi de la consultation et de la réforme de la protection de l’enfant. Laurence Rossignol avait fait le pari d’accompagner cette réforme par un vaste processus de consultation des enfants, des familles, des professionnels et des présidents des conseils départementaux et des grandes fédérations, tout en associant les experts à un comité de suivi de la réforme. Nous avons pu jouer de nos contacts pour associer des chercheurs pairs à ce processus de consultation. Ces derniers ont participé à trois cycles de concertation avant le vote de la loi.

In fine, la Loi 2016-297 relative à la protection de l’enfant a été adoptée, dans une version quelque peu modifiée, deux ans plus tard, le 14 mars 2016. Cette loi, qui s’appuie sur les résultats des recherches les plus récentes en protection de l’enfance, opère un passage d’une politique des statuts, jugée trop rigide, à une politique des parcours devant permettre plus de fluidité et de continuité (Séraphin, 2014). Au niveau départemental, les professionnels réunis dans la commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés ont pour mission d’étudier l’évolution des statuts des enfants au gré des parcours de prise en charge. Au niveau individuel, on procède alors à une réécriture de l’article concernant le projet pour l’enfant, afin de préciser le contenu de ce projet ainsi que son processus d’élaboration, auquel l’enfant est davantage associé. On annexe ensuite au projet pour l’enfant la liste des actes usuels que l’assistant familial en charge de l’enfant peut accomplir. Cette loi, qui porte attention à la diversité des attachements de l’enfant, enjoint de veiller au respect de ses liens avec ses frères et sœurs. Elle prévoit une continuité de l’accompagnement avant et après le placement, et met particulièrement l’accent sur la mise en récit des parcours par l’intermédiaire de l’album de vie.

Suite à nos recherches, aux rapports de l’ONPE (2015), au rapport Gouttenoire (2014), au rapport Meunier et al. (2015) mettant en lumière les inégalités d’accompagnement des jeunes sortant de la Protection de l’enfance sur le territoire, la Loi du 14 mars 2016 prévoit de nouvelles mesures pour homogénéiser le dispositif sur le territoire. On y reprend deux recommandations formulées par les chercheurs pairs à l’issue de la recherche : celle de pouvoir bénéficier d’un rendez-vous un an avant sa majorité pour préparer la sortie et faire un bilan de son parcours, et celle d’un accompagnement pour finir l’année d’étude entamée, pour mettre en correspondance les temporalités scolaires avec celle de l’accompagnement. D’autres mesures sont prévues dans cette loi, comme celle de mettre en place à l’échelle du département un protocole d’accompagnement visant une synergie des différents acteurs de la Protection de l’enfance, du soin et de l’insertion, sous la houlette du préfet.

Il reste que dans un contexte de restrictions budgétaires et de tension entre les départements et l’État, les mesures adoptées sont des mesures de droit souples, peu contraignantes pour les départements. Elles n’ont pas permis d’enrayer le processus de désengagement des collectivités locales du financement de l’aide aux jeunes majeurs sortant de la protection de l’enfance.

Au niveau des pratiques d’accompagnement, notre recherche a néanmoins incité certains partenaires, comme la Fondation d’Auteuil, à développer des services de suite pour mieux accompagner de manière multidimensionnelle la transition vers l’âge adulte, même si ces services ne bénéficient pas nécessairement de budgets suffisants.

Cette expérience nous a amenée à nous interroger quant à la nature du rôle joué par un chercheur lorsqu’il est appelé par le politique et les professionnels en tant qu’expert (Chevalier, 1996). Agit-il comme un vulgarisateur de connaissances pour servir le processus de décision publique ou participe-t-il à transformer la réalité qu’il tente d’observer ? Peut-il alors être tenu pour responsable des changements proposés même s’ils lui ont pour partie échappé dans la prise complexe de décisions publiques ?

En travaillant étroitement avec la ministre, le conseiller en charge des relations avec la presse et les fonctionnaires des administrations, nous avons été amenée à mieux saisir les connaissances scientifiques jugées utiles par des politiques ou des journalistes, et la manière dont elles pouvaient être comprises et réutilisées. Nous avons pu observer le processus de circulation des savoirs entre la sphère scientifique et la sphère politique. Nous avons été souvent surprise de voir à quel point le vocable scientifique irriguait les documents administratifs, même si les termes étaient souvent employés à contresens. Un « suivi de cohorte » correspondait à un suivi de quelques cas, les articles publiés dans des revues scientifiques étaient désignés comme de la « littérature grise ». Plus problématique, la notion de « parcours de vie », très en vogue, était employée comme une notion performative, comme une injonction à la continuité.

Une union trompeuse

Le concept de parcours est emblématique d’un processus tronqué de circulation des savoirs entre l’arène scientifique et l’arène politique. L’acception scientifique du terme parcours, à laquelle nous nous sommes référée pour notre recherche sur la transition vers l’âge adulte à l’issue du placement, permet une attention à la subjectivité des enfants confiés et aux contextes sociaux dans lesquels ils prennent place. Elle permet de rendre compte du poids des contraintes normatives, des conditions matérielles, mais aussi des politiques d’encadrement et de protection sociale dans le cadre desquelles les enfants confiés dessinent leurs parcours. À la différence d’une conception intentionnaliste, elle met en intrigue des choix personnels, des non-choix ou encore des choix contraints. Loin d’en conclure à la responsabilité des enfants, lesquels sont sommés de s’activer dans leur parcours, ce terme permet de rendre compte de l’inégalité des supports dont disposent les enfants pour construire leur chemin selon leur contexte de vie.

Nous avons pu nous apercevoir que la notion de parcours était employée avec une toute autre signification en politique, où elle est mobilisée dans un contexte d’accroissement des incertitudes, où les trajectoires individuelles se font plus discontinues et les prises en charge, plus complexes. La notion de parcours employée comme une injonction vise à renouer l’expérience et les droits, dans une continuité qui va par-delà les statuts endossés (Zimmermann, 2014).

En politique, le parcours prend des allures performatives. Il permet, par l’artefact de l’injonction à la continuité et à la linéarité, de traduire par un ensemble continu des événements discontinus. Mais dans le souhait de voir les enfants et les jeunes devenir acteurs de leurs parcours, la tentation est grande d’aller vers leur plus grande responsabilisation. Or, pour bien des enfants et des jeunes, et aussi des professionnels, le parcours reste semé d’obstacles et repose sur des stratégies de débrouillardise.

Dans cette dernière réforme, les enfants protégés sont considérés comme des « entrepreneurs » d’eux-mêmes, amenés à construire leur propre « projet » (Ehrenberg, 2008). Alors même que leurs supports sont ébranlés et que le dispositif d’accompagnement est démantelé, ils sont sommés de construire un parcours linéaire. Ils sont appelés à prendre en main leur destin grâce à un travail de mise en récit de leur parcours et d’élaboration de leur projet de vie dans des contrats jeunes majeurs.

Ainsi, l’engouement pour la notion de parcours, du côté tant des politiques publiques que de la recherche, peut faire penser à un « concept trait d’union » (Zimmermann, 2014) entre une catégorie de pratique et un concept sociologique. Mais l’union est trompeuse tant le concept de parcours est mobilisé par les politiques et les chercheurs dans des sens opposés. Cette notion peut venir masquer un désengagement des pouvoirs publics vis-à-vis des enfants et des jeunes confiés.

Une critique incorporée

Nous sommes face à une situation paradoxale. D’un côté, la question des parcours en protection de l’enfance et de la sortie des dispositifs est mieux connue et mieux documentée. Mais d’un autre côté, les études, rapports et avis commandés semblent venir masquer un défaut de volonté d’intervention de l’État et des collectivités sur le sujet. Ainsi, devant un impératif de justification, le risque est grand que les acteurs institutionnels incorporent la critique sans aboutir à de véritables changements.

Boltanski (2009, p. 191) parle en ce sens de « l’instauration d’un nouveau genre de relation entre institutions et critique » caractérisée par « l’incorporation de la critique aux routines » de travail. Il s’agit d’un nouveau mode de domination gestionnaire dans les démocraties techniques marquées par une « modalité internalisée de la critique » et « de nouveaux dispositifs quasi institutionnels qui seraient susceptibles d’enfermer en un même corps pouvoir populaire et pouvoir d’expert ». Dans ce nouveau modèle gestionnaire, « les processus de domination sont donc toujours associés à l’entretien durable d’une ou plusieurs asymétries profondes, au sens où les mêmes profitent de toutes les épreuves (ou presque) tandis que pour d’autres, toujours les mêmes eux aussi, les épreuves ont toujours (ou presque) une issue préjudiciable. Mais le maintien de ces asymétries s’exerce d’une façon non intentionnelle ou dans une intention qui est toujours déniée. Leur mise en lumière par la critique est censée provoquer une surprise : on fait un “examen de conscience” ; on procède à une “révision déchirante” ; on invoque la “dure réalité” ou, conformément à la rhétorique analysée par Albert Hirschman, les “effets pervers” de politiques pourtant bien intentionnées » (Boltanski, 2009, p. 212). La validité de la critique est donc reconnue mais son incorporation a pour résultat d’en limiter l’extension et la force radicale.

C’est pour contrecarrer ce mouvement que les chercheurs pairs ont choisi d’agir différemment en se mobilisant autour d’actions collectives.

Un dispositif d’accompagnement réinterrogé par le « bas » par les enfants et les jeunes chercheurs pairs

Suite à leur participation à la recherche et au processus de consultation politique, les chercheurs pairs se sont rassemblés autour d’une action collective afin d’accompagner d’autres jeunes en sortie de placement. Ils ont formé deux associations départementales d’entraide des personnes admises ou ayant été admises à la protection de l’enfance (ADEPAPE). La création de ces associations a été permise par les relations nouées entre pairs pendant la recherche, la formation d’une conscience politique à travers la conduite de l’enquête et les échos trouvés à cette démarche et ses résultats dans les instances institutionnelles et politiques. Au jeune faisant figure d’étranger (Simmel, 1994 [1908] ; Cossée et al., 2014), la recherche par les pairs, et les processus d’engagement qui en sont nés, permettent d’incarner la figure de « marginal sécant », « d’entrepreneur de changement » c’est-à-dire d’acteur « situé aux frontières d’univers hétérogènes, et dont le travail entrepreneurial consiste précisément à “jouer” sur ces frontières » (Bergeron et al., 2013, p. 267). Les chercheurs pairs ont développé différentes stratégies pour devenir des « points de passage obligé » (Callon, 1986) entre les différents univers sociaux qu’ils relient. Leur statut hybride, renforcé par la participation à la recherche, leur a permis de jouer un rôle de passeur, autrement dit d’« acteur qui assure le passage entre des lieux (arènes, institutions, réseaux) » (Massardier, 2009). Ils se situent à la croisée des arènes scientifique, politique et institutionnelle. Ce statut hybride leur a permis d’apporter de nouvelles connaissances dans le débat public et de réinterroger les dispositifs d’accompagnement. Dans ce processus d’engagement collectif, les jeunes militants ne cherchent pas seulement à renouveler les termes du débat mais aussi à proposer de nouvelles formes d’actions.

Apporter de nouvelles questions au débat public

Les jeunes militants mobilisés dans la recherche et dans l’association ne sont pas de simples intermédiaires, mais des médiateurs qui « transforment, traduisent, distordent, et modifient le sens ou les éléments qu’ils sont censés transporter » (Latour, 2006, p. 58). Ainsi, ils n’ont pas été de simples médiateurs des résultats de la recherche, car ils ont participé à les modifier, voire à les distordre, en grossissant par exemple le nombre d’interviews réalisées, en se comptant au rang des interviewés, pour servir leur propre cause et jouer les lanceurs d’alerte.

Ils jouent également un rôle de traducteurs lorsqu’ils sont amenés à présenter, devant des politiques, en termes socialement acceptables, l’expérience de vulnérabilité que peut représenter le passage à l’âge adulte à la sortie d’un placement.

Ces jeunes nouvellement sortis des dispositifs, et qui pour moitié sont nés à l’étranger, se sont appuyés sur les connaissances co-construites dans la recherche pour faire émerger dans le débat public une question que les acteurs institutionnels ont tendance à délaisser ou à invisibiliser : celle de l’accueil dans des conditions égalitaires et éthiques des mineurs étrangers isolés. Alors que dans le débat public, les mineurs étrangers isolés apparaissent souvent sous la figure d’individus en prise aux pratiques des passeurs, qui se jouent des institutions, les chercheurs pairs tentent de faire émerger une autre réalité, celle d’enfants à la croisée de politiques et de pratiques inconciliables. Sensibles aux questions de discrimination, les jeunes militants se sont aussi positionnés dans une lettre ouverte pour l’adoption par les couples homosexuels d’enfants pupilles pour ne pas envoyer un signal négatif aux jeunes homosexuels sortant de l’Aide sociale à l’enfance. Ils se sont ainsi inscrits en faux par rapport aux propos tenus par le président de leur fédération.

Ainsi, les chercheurs pairs, par leur statut hybride et les processus d’évolution engagés dans la recherche, peuvent jouer un rôle de relais pour les pouvoirs publics et une fonction de « transformation et de déplacement des catégories de l’action publique et, plus généralement, des catégories utilisées par les médias pour décrire et interpréter ces mondes sociaux » (Clément et al., 2004, p. 86).

Les chercheurs pairs peuvent prendre des rôles « de guetteurs » des nouveaux problèmes sociaux, et proposer des expérimentations pour y répondre.

Réinterroger le dispositif d’intervention

Les jeunes militants ont entrepris des activités polymorphes avec plusieurs piliers : celui de l’entraide, du développement de programmes culturels et de séjours de vacances à destination des jeunes sortant de la Protection de l’enfance ; celui du développement de formations à l’adresse des professionnels ; celui d’un travail de représentation dans les instances d’appel à projets des collectivités locales ; celui du plaidoyer auprès des instances politiques nationales, européennes et internationales ; celui de l’investissement dans des programmes de recherche et de conseil scientifique, en France et ailleurs en Europe. Tels un « entrepreneur en Janus » ou un « entrepreneur-frontière » (Bergeron et al., 2013, p. 273), ils jouent de l’ambiguïté entourant leur dessin et leur identité pour conserver plusieurs options, profitant des multiples projections dont ils font l’objet. C’est ce que traduit la stratégie des jeunes militants d’empilement des actions, des projets et des partenariats, par laquelle ils parviennent à se ménager un ensemble d’opportunités d’alliance dans un environnement morcelé et segmenté par différents conflits. Cette stratégie permet à leurs partenaires de projeter leurs propres attentes et de choisir leurs propres investissements.

Les associations de jeunes militants se caractérisent par leur caractère multicéphale. Les chercheurs pairs qui les ont structurées ont cherché à articuler des dimensions verticale et horizontale dans leur organisation afin de faire vivre la dimension d’entraide réciproque. Ils ont tenu à associer très vite les jeunes nouvellement membres aux réunions institutionnelles et au travail de représentation pour donner accès à la sphère institutionnelle au plus grand nombre possible. Cela a abouti à une multiplication des personnes habilitées à parler et à agir au nom des associations et a contribué à redéfinir l’identité des projets et de ceux qui les portent. Alors qu’elles étaient souvent invitées individuellement à témoigner de leurs parcours dans différentes instances, ces personnes ont détourné la commande en arrivant en groupe pour délivrer un message collectif.

Par leur stratégie de présentation de soi (notamment vestimentaire) multisituée, les jeunes ainsi mobilisés « brisent les routines, et subvertissent les rapports de pouvoir stabilisés et les hiérarchies instituées » (Clément, 2004, p. 186). Ils peuvent jouer un rôle dans la transformation des règles institutionnelles, dans la reconfiguration des espaces de problème et des réseaux scientifiques (Lascoumes, 1996). Ils « se distinguent des autres acteurs sociaux par leur désir de faire passer la réalisation de leurs intérêts par la transformation de l’espace dans lequel ils évoluent plutôt que par sa reproduction » (Bergeron et al., 2013, p. 264)

Conclusion

Dans cet article, nous avons cherché à comprendre les jeux d’influence réciproque entre dispositif de recherche, dispositif d’intervention et action collective dans les études sur l’enfance. Nous avons pris appui sur l’exemple d’un collectif de recherche par les pairs ayant été mobilisé dans un processus de consultation politique et ayant construit une action collective d’entraide.

Nous avons montré que notre dispositif analytique participatif était influencé par son contexte social de production à un moment où la participation des usagers devient la pierre angulaire de légitimation des institutions dans le champ social. Ce dispositif analytique est né sur fond de critiques et de remises en cause des institutions de la protection de l’enfance comme de la recherche, à un moment où celles-ci sont interrogées sur leur utilité et sur leur scientificité.

Nous avons montré que ce dispositif analytique pouvait permettre de développer de nouvelles formes de connaissance sur l’accompagnement à l’âge adulte des jeunes sortant de la protection de l’enfance, en instaurant un nouveau rapport entre théorie et pratique, et de nouveaux modes de relation entre chercheurs et acteurs, entre décideurs et usagers. Mais nous avons également souligné le risque que ce dispositif analytique innovant perde de sa fonction critique dans son rapport aux institutions qui cherchent à incorporer la critique tout en réduisant sa portée.

Il reste que les chercheurs pairs impliqués et organisés en collectif peuvent agir comme des perturbateurs de l’ordre social, en tentant de promouvoir de nouvelles causes et de nouvelles méthodes à travers l’agenda public, ainsi que de nouvelles règles institutionnelles et organisationnelles.

Pour les jeunes interviewés, prendre la parole dans l’arène publique représente, comme le souligne de Suremain (2013), le premier pas vers une reprise en main de leur destin. À un corps individuel contraint, déplacé, diffracté, en souffrance dans le cadre des prises en charge, se substitue alors un corps politique « mis en mots et présenté comme signifiant d’une histoire » (de Suremain, 2013, p. 222). Par la construction d’un récit collectif au fil des multiples récits enchevêtrés, il s’agit en somme de faire « corps » pour défendre une cause commune