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Introduction

Le 19 février 2004, une vingtaine d’années après les premières naissances italiennes obtenues par fécondation in vitro (FIV), la première loi encadrant l’ensemble des centres italiens d’assistance médicale à la procréation (privés comme publics) est promulguée. Cette loi, dite Loi 40, influencée notamment par le Vatican, est, à la surprise de l’ensemble des acteurs du champ, une des plus restrictives d’Europe et interdit le recours au don de gamètes, à la congélation des embryons et au diagnostic préimplantatoire. Ces différentes interdictions transforment en profondeur et pour de nombreuses années le champ italien de l’assistance médicale à la procréation (AMP) et remodèlent ses contours : l’assistance médicale à la procréation est alors définie comme un traitement thérapeutique permettant de soigner une maladie, l’infertilité. Cette loi contribue également à désigner indirectement les personnes autorisées à créer une famille – les couples hétérosexuels – et les moyens adaptés pour y parvenir – les techniques intraconjugales (Fenton, 2006 ; Hanafin, 2006 ; Savi, 2006 ; Zanini, 2011, 2013). Tandis que ce texte est présenté comme une régulation nécessaire d’un « far west », terme utilisé par les détracteurs de l’AMP et certains médias pour mettre en exergue la supposée désorganisation du champ de l’AMP italien (Hanafin, 2007 ; Zanini, 2013), la réception de cette loi par les professionnels interrogés s’inscrit au sein d’une dynamique complexe. Ces derniers considèrent notamment que les fortes restrictions qui caractérisent la loi, censées préserver le caractère éthique des pratiques, mettent en danger leur indépendance médicale quant aux décisions à prendre et, par conséquent, l’éthique qui caractérise leur discipline. Ils renvoient ainsi dos à dos une éthique morale sur laquelle repose la loi et une éthique médicale dans laquelle ils ancrent leurs pratiques (Linconstant, 2020). De plus, dès lors que l’on s’intéresse non seulement aux discours portés par les professionnels sur la promulgation de la Loi 40 mais également à leurs pratiques, il est possible de voir que les définitions de l’AMP comme traitement thérapeutique et de l’infertilité comme maladie ne font pas toujours sens et que cette inscription dans le champ thérapeutique n’est pas aussi uniforme qu’elle le semble au premier abord, comme c’est le cas également dans d’autre pays tels que la France, par exemple (Memmi, 2001 ; 2003 ; Mathieu, 2013 ; Vialle, 2014 ; 2017). En effet, les professionnels revendiquent avant tout le fait qu’ils aident des couples à avoir des enfants, à construire une famille et c’est cela qui, selon eux, donne sens à leurs pratiques. Ces spécialistes ne se contentent donc pas de proposer des solutions à l’infertilité des couples mais ils participent également à produire des relations de parenté (Thompson, 2005 ; Giraud, 2014a ; 2014b ; Zanini, 2017). Les parcours d’AMP donnent ainsi à voir une forme d’alliance entre un environnement médical et la constitution de famille alors même que la grossesse n’est pas encore survenue.

C’est sur cette imbrication entre le médical et la parenté que souhaite s’attarder le présent article. Cette dernière a constitué historiquement une source d’interrogation féconde et, depuis une trentaine d’années, les chercheurs et chercheuses analysent les transformations de la parenté à l’aune des techniques de reproduction assistée (TRA) (Courduriès et Herbrand, 2014). La place des donneurs et donneuses au sein de l’histoire des familles issues de dons est notamment une thématique qui n’a eu de cesse d’attiser la curiosité des chercheurs et chercheuses en sciences sociales (Fine, 2002 ; Cadoret, 2006 ; Orobitg, 2005 ; Edwards, 2009 ; 2015 ; Gross, 2014 ; Martin, 2019). Dans le cas plus spécifique de l’Italie, l’accès au don de gamètes reste limité. Suite à la promulgation de la Loi 40 en 2004, le recours au don de gamètes a été interdit[1]. Ce n’est que le 9 avril 2014, suite à la condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme et la décision de la Cour constitutionnelle italienne[2], que cette interdiction a été levée. Néanmoins, même encore aujourd’hui, il reste compliqué pour les centres de trouver des donneurs et des donneuses et, par conséquent, de constituer des banques de gamètes. Le choix de calquer le don de gamètes sur le principe du don de moelle, c’est-à-dire un principe de gratuité, d’anonymat et de volontariat, ainsi que le manque de communication autour de la possibilité de donner, ont conduit les centres, notamment privés, à se tourner vers l’étranger pour acheter des gamètes[3]. De plus, comme l’explique Giulia Zanini, en Italie « le don de gamètes, autorisé récemment, peine à s’affirmer en tant que moyen légitime de procréation, à un niveau social et culturel. » (2017, p. 472). Malgré les différentes solutions envisagées au sein de la structure dans laquelle j’ai mené mes observations, seule l’AMP intraconjugale était pratiquée ; c’est l’analyse de cette dernière qui se trouvera au centre de ma réflexion.

À première vue on peut penser que l’insertion de l’AMP dans un registre thérapeutique ainsi que la mise en œuvre de techniques préconisées par des professionnels de santé au sein d'un centre médical suffisent à inscrire le parcours d'AMP en tant que processus médical comme un autre, notamment dans les cas où il n'y a pas de tiers donneur. Du fait du caractère strictement intraconjugal des pratiques, il ne semblerait alors a priori pas pertinent de se demander dans quelle mesure le recours aux TRA influence les frontières de l’intimité conjugale et parentale – l’intimité étant comprise ici comme la relation exclusive nouée entre les deux membres d’un couple. Je souhaiterais néanmoins montrer que, même en l’absence de don de gamètes, la question de la place conférée à un tiers se pose, dès lors que le concours de l’institution médicale est sollicité. Ainsi, s’il n’y a pas, dans le cadre des parcours d’assistance médicale à la procréation (AMP) que j’ai ethnographiés, de tiers donneur – les couples bénéficient d’une AMP strictement intraconjugale – le processus de procréation participe néanmoins d’une « action collective à plusieurs partenaires » (Théry, 2010) au sein de laquelle s’insère un tiers, entendu comme un élément extérieur au couple : le corps médical. Dès lors cette situation nécessite un travail de clarification des rôles et des intentions des différents protagonistes engagés dans ce parcours : à quel titre les personnes sont-elles prises en charge, et à quel titre agissent-elles ? En tant que consultants ? patients ? parents potentiels ? Ou encore, en tant que professionnels de l’AMP, et donc personne tierce dans la procréation et l’engendrement ? En quoi l’acquisition d’un statut de patient ou de soignant est-elle nécessaire ?

Le parcours d’AMP ne peut être perçu comme un parcours uniforme au cours duquel les relations et les statuts n’évolueraient pas et au sein duquel deux individus pourraient d’emblée être considérés en tant que soignant et patient. Au contraire, il relève d’un processus, chacune des places et des statuts attribués se modifient et évoluent. La question de la temporalité est donc essentielle afin de rendre compte de l’épaisseur des parcours et de la diversité des intentions et des relations qui les jalonnent. Par statut et temporalité, je fais référence ici à une approche relationnelle maussienne selon laquelle les statuts sont institués, se construisent les uns par rapport aux autres et permettent des modalités d’action spécifiques (Théry, 2007 ; Giraud, 2014b). Il s’agit ici pour les personnes de pouvoir agir « en tant que » patient[4].

Le présent article s’appuie sur une recherche ethnographique menée en Italie au sein d’un centre public d’assistance médicale à la procréation[5]. Pendant plus d’un an, entre 2015 et 2016, j’ai observé un nombre important de consultations (premières consultations, consultations de préparation précédant la stimulation, suivi des stimulations hormonales) et de procédures plus techniques (insémination, prélèvements d’ovocytes, transfert d’embryons). « Lors de ces consultations il m’a été demandé de porter une blouse blanche[6]. En parallèle du temps passé avec les gynécologues, les infirmières et les biologistes, j’ai effectué quatre-vingt-dix entretiens en italien d’une durée d’une à deux heures, dont une soixantaine avec des professionnels de l’AMP, et une trentaine avec des couples ou des femmes infertiles ayant déjà effectué au moins un parcours de fécondation in vitro (FIV). Ces entretiens ont été enregistrés avec l’accord des personnes concernées. Ils se sont déroulés pour la majeure partie au sein du centre d’AMP ethnographié, à l’exception d’un petit nombre ayant eu lieu dans des cafés ou au domicile des personnes. J’ai conduit ces entretiens de façon assez libre, en commençant par une première question large sur le parcours professionnel dans le cas des gynécologues, des sages-femmes, des infirmières et des biologistes, et sur le parcours procréatif dans le cas des femmes et des couples interrogés.

Le lecteur est amené ici à traverser un parcours typique d’AMP mobilisant la technique de la fécondation in vitro, afin de comprendre le travail effectué au fil de celui-ci pour maintenir certaines frontières, à la fois conjugales et médicales, à travers l’acquisition de certains statuts, celui de patient notamment. La première partie de l’article permet d’analyser les situations au cours desquelles les frontières établies entre parenté et interventions médicales semblent pouvoir être mises en danger. Ces craintes mettent en avant la particularité des techniques de reproduction assistée et la nécessité d’une acquisition progressive d’un statut de patient ou de soignant ; cette nécessité fera l’objet de la deuxième partie de l’article. Enfin, dans une troisième et dernière partie, je montrerai, dans la prolongation des travaux d’Anne-Sophie Giraud (2014a ; 2014b ; 2015), qu’à partir du transfert d’embryon, les femmes engagées dans le parcours se trouvent en suspension entre plusieurs statuts – celui de consultante, celui de patiente et celui de femme enceinte –, suspension qui travaille les frontières de l’intimité conjugale et familiale.

Engendrement et AMP : négocier l’intrusion de techniques médicales

Dans son ouvrage intitulé La natura scomposta, l’anthropologue Alessandra Gribaldo (2005) montre que les couples qui recourent aux techniques d’AMP sont d’abord préoccupés par des questions éthiques lorsqu’ils réfléchissent à la possibilité d’entreprendre un tel parcours. Au vu du traitement médiatique réservé en Italie aux TRA, ils redoutent que le recours à des techniques médicales afin d’accéder à la parenté soit interprété comme le reflet d’un désir excessif, démesuré[7] (Gribaldo, 2005, p. 28). Par conséquent, ils craignent moins la stigmatisation découlant de leur infertilité que celle suscitée par la volonté d’y pallier (ibid., p. 30). Selon Alessandra Gribaldo, les couples passent alors par une première étape d’acceptation des pratiques. Selon elle, une fois cette première étape dépassée, « les techniques reproductives se présentent comme des pratiques déjà amplement “normalisées” : une simple technique qui “contournera” le problème de la stérilité de couple, sans aucune implication » (ibid., p. 34). Il semblerait que ce procédé intervienne parfois très en amont dans le parcours, à partir du moment où la procréation doit être en relation avec la sphère médicale. La chercheuse relie alors la question de la normalisation aux questions éthiques que peut éventuellement poser l’AMP : les techniques seraient considérées comme hors norme et il s’agirait de rendre leur usage normal. Cette normalisation passerait avant tout par la résolution de questions éthiques. Du fait, on peut le supposer, des années qui séparent la recherche d’Alessandra Gribaldo (2005) de la mienne, les questions éthiques prennent une place bien moindre dès lors que les techniques utilisées sont intraconjugales. Dans la majorité des entretiens, les couples définissent le choix de l’AMP comme une suite logique à la découverte de l’infertilité. Très rares sont les femmes et les couples qui associent infertilité et stigmatisation, ou recours à l’AMP et stigmatisation, du moins au début du parcours. Dans le cas où certaines réticences semblent freiner l’entreprise du parcours, ils expliquent qu’elles ont été balayées suite aux explications reçues lors des premières consultations. Ce n’est que lorsque les échecs s’accumulent et que le parcours se prolonge dans le temps sans résultat, tandis que dans l’entourage les naissances tendent à se multiplier, que les personnes interrogées évoquent une impression de décalage grandissant, voire une certaine honte découlant de leur situation (Linconstant, 2020). Lors des premières tentatives, ce sont moins des questions liées à l’éthique ou à la stigmatisation de l’infertilité qui semblent préoccuper l’ensemble de mes interlocuteurs – tant les couples que les professionnels – mais des questions liées à la parenté et à l’intrusion de personnes tierces au sein du parcours procréatif. 

Au cours de mes entretiens, rares sont les couples et les femmes à m’avoir répondu qu’ils recourraient sans hésitation à un don de gamète s’il était jugé nécessaire. La majeure partie des réticences exprimées par les couples concernait le fait de ne pas réussir à créer un lien avec un enfant qui ne leur soit pas lié biologiquement. Ils disaient qu’ils ne sauraient que faire d’un donneur ou d’une donneuse au sein de leur histoire familiale. C’est le fait de ne pouvoir dessiner les contours de la famille de façon certaine et durable, de ne pouvoir désigner avec fermeté ceux qui en font partie et ceux qui en sont exclus, qui effraie généralement les couples. Une idée similaire est présente chez les gynécologues lorsqu’on aborde la question de l’anonymat des donneurs et donneuses de gamètes. L’absence d’anonymat est souvent perçue comme une atteinte aux frontières familiales, à la fois pour l’enfant issu du don et pour le donneur. Au fil des parcours intraconjugaux que j’ai ethnographiés, cette question des frontières familiales rendues poreuses par le partage d’une substance biogénétique extérieure au couple ne devrait pas a priori se poser. En effet, les procédures d’AMP n’impliquent pas la mise en jeu de substances biogénétiques provenant des gynécologues, des biologistes ou des infirmières[8]. Pourtant, en explorant mes données de terrain, j’ai été frappée de retrouver dans les discours des réticences à l’égard des soignants similaires à celles exprimées dans le cadre de l’AMP avec tiers donneur. Ce n’est pas l’intrusion d’une substance biogénétique qui est craint par les couples et les femmes interrogés, mais l’intrusion répétée des techniques et des professionnels au sein de l’intimité de la relation de couple qui pourrait mettre à mal le lien entre les futurs parents et l’enfant potentiel.

En amont des procédures, avant la première tentative, les couples redoutent l’intrusion des techniques médicales et des professionnels, comme si elle pouvait créer une interférence dans leur relation avec le futur enfant à naître. Lors d’une discussion informelle, Alice, institutrice de trente-huit ans qui a déjà fait une tentative, me confie qu’à la découverte de son infertilité, elle n’a pas souhaité, dans un premier temps, accéder à la FIV : elle redoutait la mobilisation de techniques invasives qui pourraient l’empêcher de créer un lien adéquat avec son futur enfant. Son hésitation tenait au fait qu’elle « ne puisse sentir son enfant comme le [s]ien » et qu’il soit, du fait des techniques encourues, « le leur », celui de l’équipe médicale. Dans une perspective similaire, lors d’une consultation avec la psychologue, un homme d’une quarantaine d’années – déjà père d’enfants nés d’une précédente union sans recours à l’AMP – exprime ses réticences vis-à-vis d’un tel parcours, évoquant sa difficulté à « ouvrir l’intimité de son couple » à des « étrangers ». Il a peur que son couple soit « envahi » par le corps médical et que son intimité conjugale en pâtisse. Toute la séance est ainsi traversée par le champ lexical de l’invasion. Il déplore également la disparition, dans le cas d’un recours aux techniques d’assistance médicale à la procréation, du hasard inhérent à la rencontre de gamètes et à la survenue d’une grossesse, de la part « poétique » de la procréation.

Cependant, en arpentant les couloirs du centre, on aperçoit des cadres remplis de photographies et de lettres qui font contrepoint aux expériences évoquées plus haut. Ces lettres sont adressées soit à l’équipe médicale, soit aux personnes qui se trouvent dans la salle d’attente. La plupart des couples auteurs de ces lettres y expriment des remerciements plus ou moins personnalisés ; d’autres donnent à leur message une autre dimension :

Chers futurs parents (car parents vous le deviendrez c’est sûr !),

Ce bel enfant se prénomme Leone, né le 16 février 2011, mon fils…

… C’est le fils du centre d’AMP, de la merveilleuse docteure Lirelli, qui a uni deux cellules que la nature ne voulait pas se faire rencontrer.

… C’est le fils de la docteure Anali et de sa douceur et de son humanité.

… C’est le fils de toutes les infirmières et du personnel de ce fantastique centre qui, il y a neuf mois, m’ont redonné le sourire.

Tous mes vœux du cœur,

Maman Manuelle

Ce qui est craint dans la première phase du parcours semble au contraire être célébré ici : l’inclusion des professionnels dans la venue au monde de l’enfant. Certains couples choisissent également d’inscrire l’AMP dans l’histoire de l’enfant : on lui donne par exemple le prénom du gynécologue qui a effectué le transfert ou qui a suivi le couple lors d’une procédure effectuée dans un cadre privé[9].

Une fois l’enfant né, les couples expriment parfois leur reconnaissance vis-à-vis de l’équipe médicale, à travers des présents – souvent des choses à partager, comme des chocolats ou des biscuits. Il arrive néanmoins que des cadeaux soient plus personnellement adressés à certains membres de l’équipe qui ont suivi le couple étroitement, en privé ou de façon plus particulière au sein d’un parcours public. Lors d’un entretien, Sofia, gynécologue en dernière année d’internat, m’explique que pour elle, la médecine de la reproduction est particulièrement plaisante parce qu’il n’y a rien de plus beau qu’« offrir une grossesse à un couple ». Elle me raconte qu’un couple qu’elle suivait lui a offert un collier en or orné d’un cœur, avant même que ne soit connu le résultat de la prise de sang confirmant une grossesse. Cette attention a été reçue avec beaucoup de joie puisqu’elle venait conclure un parcours de plusieurs années, de la découverte de l’infertilité jusqu’à la césarienne – un parcours dans lequel la gynécologue s’était également investie. Elle avait notamment convaincu le couple de s’inscrire sur la liste d’attente[10] alors que ce dernier ne souhaitait pas au départ effectuer une telle procédure. Au cours de notre entretien, Sofia a mis l’accent sur le fait que le couple lui avait offert le collier avant de connaître le résultat : on la remerciait non pas parce qu’elle a bien fait son travail mais parce que, ces dernières années, elle a pris part à la vie de ce couple d’une façon spéciale. Sa façon d’employer le pronom « nous » alors qu’elle évoque la deuxième tentative de FIV de ce couple montre la place à part entière qu’elle a désormais acquise dans l’histoire de celui-ci :

On est allé dîner – c’était le jour où elle avait fait une prise de sang pour voir si elle était enceinte et elle ne connaissait pas encore le résultat –, et ils m’ont offert un collier d’or blanc avec un petit cœur, avec dessus écrit « Merci ». […] À la fin, elle me dit : « Ce cadeau, c’est indépendamment du fait qu’il y ait ou non une grossesse ». Elle ne savait pas encore qu’en fait, elle était effectivement enceinte ; c’est pourquoi ça a été un geste particulièrement beau selon moi. Parce que, tu vois, le fait de le faire avant de le savoir… Parce qu’après, c’est trop facile, non ? Au contraire, le fait de le faire avant même de savoir qu’elle est enceinte et de te remercier indépendamment du résultat parce que tu as été une personne de référence et qu’ils ne seraient pas arrivés là si tu n’avais pas été là, ça c’est quelque chose d’unique, non ? Puis après, elle est restée enceinte et elle a eu la petite. Maintenant, elle est de nouveau enceinte ; nous avons recommencé un autre cycle et nous sommes en train d’attendre la deuxième.

Cette gynécologue évoque également le fait que cette patiente, devenue une amie, lui a à plusieurs reprises dit que sa fille était également « la sienne ». Ainsi, alors que la plupart du temps les gynécologues mettent en avant, quand ils décrivent les procédures, le caractère technique de ces dernières, voire leur caractère banal, en les présentant comme des « techniques comme les autres », lorsqu’ils parlent d’enfants qui sont nés, ils soulignent au contraire le fait qu’ils ont participé à la venue au monde de ces derniers. Leur spécialité devient alors particulière et ils en retirent une certaine fierté.

Quand ils reviennent, comme par exemple, la petite fille d’aujourd’hui, et que le père me dit : « Docteure, cette petite fille, c’est vous qui l’avez faite, je dois vous remercier parce que c’est vous qui l’avez faite », c’est très beau, j’en retire de la satisfaction, parce que… non pas parce que tu as créé un enfant, mais parce que tu leur as donné ce qu’ils voulaient. […] Si tu leur fais le transfert et qu’ils ont un enfant, c’est un rapport particulier, ils te gratifient toujours… C’est gratifiant dans tous les cas, on ne peut pas se le cacher. C’est gratifiant quand la patiente te dit : « Docteure, je vous apporte un cadeau parce que ma fille, c’est comme si c’était la vôtre » ; c’est gratifiant d’avoir réussi à rendre une famille aussi heureuse. (Ada, gynécologue en dernière année d’internat)

Cependant, certains remerciements peuvent être moins bien reçus par les gynécologues. Certains cadeaux les mettent mal à l’aise car ils les considèrent comme disproportionnés.

Pendant la pause déjeuner, Matteo explique qu’il est gêné parce que l’une de ses patientes lui a offert un énorme œuf de Pâques : « Mes enfants, ils étaient tellement fiers qu’ils m’ont demandé de les prendre en photo à côté ; l’œuf est pratiquement aussi grand qu’eux mais c’est trop, tu vois. Chaque année, j’en ai une comme ça qui s’affectionne plus particulièrement. » (Journal de terrain, mercredi 30 mars)

Ainsi, la nature ou la taille du cadeau reflète l’importance donnée à celui à qui on l’offre ou aux actions qu’il a menées. Recevoir un trop grand cadeau serait alors, pour les gynécologues, le témoignage que l’importance qui leur est donnée est démesurée au regard de celle qu’ils trouveraient raisonnable de se faire attribuer. On pourrait penser que ce malaise repose également sur des raisons éthiques : les gynécologues pourraient trouver problématique le fait de recevoir des présents de la part des couples qu’ils ont aidés et, notamment, des femmes. Néanmoins, aucun de mes interlocuteurs et interlocutrices aux fins de cette étude n’a évoqué ces aspects ; ils reliaient avant tout la gêne ressentie à la reconnaissance et l’affection que leur portent les couples et qu’ils considèrent comme démesurée[11]. Ces « mauvais » présents, matérialisant un contre-don démesuré (Mauss, 2007 [1925]), pourraient ainsi être le reflet d’une discordance entre la place que le gynécologue accepte d’avoir dans la venue au monde de l’enfant et celle qui lui est donnée par les parents.

Ces différents exemples montrent que, même sans tiers donneur, savoir quelle place donner à ceux et celles qui ont contribué à l’engendrement n’est pas évident. Ni le cadre légal, ni le cadre thérapeutique de l’AMP intraconjugale n’empêche l’émergence de tels questionnements. On constate que les craintes concernant la participation de chacun des protagonistes ne sont pas les mêmes en fonction de l’avancée des procédures. Elles sont plus fortes en amont de celles-ci, alors que rien n’est encore survenu et que les cases sur l’échiquier de la parenté sont en quelque sorte toutes disponibles. C’est pour cette raison que selon moi, un travail est effectué au fil du parcours afin que chacun trouve sa juste place au sein de cette action collective particulière permettant d’aboutir potentiellement à la naissance d’un enfant. La façon dont les corps se dévoilent, dont les histoires sont traitées et dont les discours sont tenus permet ainsi d’inscrire dans des statuts particuliers chacun des protagonistes et de maintenir certaines frontières. Cette délimitation passe notamment par l’acquisition progressive des statuts de soignant et de patient.

Acquérir et maintenir un statut de patient par une désingularisation progressive

Au début du développement des NTR, certaines auteures féministes ont critiqué sévèrement ces techniques, dénonçant la surmédicalisation des corps des femmes par le biais d’une médecine patriarcale et hétéronormative (Klein 1989 ; Corea, 1985 ; Terry, 1989). Dans un deuxième temps, les recherches féministes ont complexifié leur approche des dynamiques de domination et ont montré que recourir à certaines techniques pouvait conférer une capacité d’action (agency) plus grande aux femmes (Courduriès et Herbrand, 2014 ; Thompson, 2005, p. 180). Charis Thompson (ibid.) s’inscrit dans ce deuxième mouvement des recherches féministes en montrant que l’objectivation (objectification) du corps des femmes lors des procédures de technologie de reproduction assistée doit être analysée de façon plus complexe que selon un simple schéma de domination. À partir des témoignages de ses interlocutrices, elle analyse la façon dont les technologies de reproduction assistée participent également à une forme de construction du soi, les femmes participant activement à leur objectification (ibid, p. 183). Elle privilégie l’utilisation du terme objectification pour parler des différents mécanismes qui conduisent à transformer la vision que les femmes ont de leur corps et des capacités de ce dernier. Si je me situe dans la continuité de ces réflexions et souhaite analyser l’impact des techniques sur les corps des femmes autrement que comme un simple rapport de pouvoir, j’utilise pour ma part le terme désingularisation. Ce terme me permet d’exprimer qu’il s’agit non seulement d’un découpage technique du corps ou d’une suspension des rôles sociaux au cours des consultations (ibid, p. 199), mais également de l’acquisition d’un statut de patient qui vaut au-delà du centre d’AMP et se prolonge dans les relations qui se nouent à l’extérieur de ce dernier. De plus, le procédé de désingularisation fait référence à un mécanisme mis en place par les soignants ; il ne s’applique pas uniquement aux corps mais entraîne également un effet de mise à distance des histoires singulières des personnes engagées dans un parcours d’AMP. Pour Charis Thompson (2005), le processus d’objectification peut être activé ou désactivé en fonction du moment des procédures, et les femmes participent activement à l’attribution de ce statut. Comprendre les choses en termes de désingularisation, c’est-à-dire d’acquisition du statut de patiente, permet d’ouvrir sur d’autres éléments que les actions sur le corps – notamment, sur les relations. Si pour Charis Thompson les femmes deviennent des patientes dès l’instant où elles sont prises en charge en AMP et participent de manière active à l’attribution de ce statut, je souhaiterais prolonger sa réflexion pour montrer que l’acquisition du statut de patiente est progressive. La capacité d’agir en tant que patient s’acquiert au sein d’une temporalité spécifique propre aux parcours d’AMP. Le changement de statut ne peut se faire ici que de façon processuelle, et les femmes sont effectivement impliquées dans son maintien au cours des différentes étapes.

Les premières consultations : l’acquisition d’un statut de patient

Par son caractère le plus souvent inattendu, et comme ils l’expriment lors des entretiens, l’infertilité modifie la façon dont les couples construisent leur désir d’enfant. Dans le centre où j’ai mené mon ethnographie, les premières consultations consistent à établir un diagnostic afin de comprendre les raisons de l’infertilité. Durant ces premières entrevues, aucun examen n’est effectué au centre, à l’exception du spermogramme. Il s’agit surtout pour les gynécologues de prescrire des examens, d’expliquer les résultats, de comprendre les raisons de l’infertilité et d’indiquer la voie à suivre. Cette première étape fait entrer le projet de parenté dans une autre temporalité. Déjà différé au vu des difficultés à concevoir, le projet ne dépend plus désormais de la temporalité propre au couple ou de son désir d’enfant. Il est contraint par le temps institutionnel : le rythme des rendez-vous, l’attente des résultats, l’inscription sur une liste d’attente. À cette temporalité étendue s’ajoute une configuration relationnelle élargie et une relecture du corps et de ses capacités. Il ne suffit plus d’être deux pour obtenir une grossesse : il s’agit désormais de s’en remettre à une équipe médicale, ce qui, comme je l’ai évoqué en première partie, peut entraîner un certain nombre de réticences. Les réticences des couples à entreprendre un parcours d’AMP leur font parfois revisiter leur désir d’enfant et leur projet de parenté. Les gynécologues peuvent alors jouer un rôle décisif et les encourager à s’inscrire dans un tel parcours s’ils estiment qu’il peut avoir une issue positive.

Au centre étudié, la première partie du parcours consiste à effectuer un certain nombre d’examens et d’analyses afin de comprendre les raisons de l’infertilité et de choisir les techniques adéquates. Les résultats sont ensuite lus, analysés et commentés au cours des consultations, ce qui transforme le regard que les personnes portent sur leur corps et ses capacités. Au cours des entretiens, les couples témoignent souvent du décalage entre la façon dont ils se percevaient en arrivant au centre et la façon dont la découverte de leur infertilité leur a fait finalement changer de regard sur leur propre situation et sur leurs capacités. Partis de l’idée que faire un enfant est la « chose la plus banale du monde », ils ont finalement découvert que leur corps ne fonctionnait pas de façon adéquate, qu’avoir un enfant n’était au final pas quelque chose d’aussi évident qu’il y paraissait au premier abord. Cette construction du regard sur le corps permet aux gynécologues de faire passer l’infertilité du statut de drame personnel à un statut de maladie parmi d’autres. Comme le montre également Alessandra Gribaldo (2005), le fait même de se rendre au centre d’AMP participe également à changer le regard que les couples portent sur l’infertilité.

Durant les consultations observées, les professionnels de l’AMP passent de longs moments à manipuler des chiffres et des pourcentages[12]. Comme l’expliquent Margaret Lock et Vinh-Kin Nguyen (2010), l’utilisation des pourcentages en médecine permet notamment de transformer des situations singulières en cas cliniques. La situation particulière de la personne concernée est mise à distance, son cas est situé par rapport à de nombreux autres, matérialisés sous forme de pourcentages et elle peut ainsi être qualifiée de normale ou d’anormale. Ce principe propre à la biomédecine, qui met à distance l’histoire personnelle au profit d’une vision dite « objective » ou « scientifique » (Lock et Nguyen, 2010) a pour effet de dessiner en creux les positionnements de chacun et de spécifier l’objet de la relation. Dans le cadre de ma recherche, l’interprétation des chiffres et des statistiques permet de classifier les corps en désignant ceux qui sont infertiles. Comme le rappellent Lock et Nguyen en citant le travail de Hacking, cette classification chiffrée, caractéristique de la biomédecine, a un effet sur la façon dont les personnes se pensent, se définissent et sur la perception de leur corps et de ses capacités (ibid, p. 25). Par exemple, la découverte d’un sperme de « très mauvaise qualité » ou, au contraire, « digne d’un donneur » permet en partie aux gynécologues d’identifier la cause de l’infertilité et de choisir un certain type de traitement. Mais cette lecture des résultats du spermogramme a aussi des conséquences sur la façon dont le partenaire masculin – ou le donneur de sperme, le cas échéant – perçoit son corps, sa virilité, vit le traitement et s’y implique, comme le montrent également Marcia Inhorn (2003 ; 2004) et Sebastian Mohr (2014) dans le cadre de leurs recherches respectives. Thompson souligne le fait que « la médecine de la reproduction ne se résume pas à appliquer des connaissances médicales à propos de la reproduction humaine[13] » (Thompson, 2005 : p. 80) mais qu’elle entraîne une lecture particulière du corps à travers le morcellement induit par les techniques et les examens (ibid, p. 99). En soi, le sperme, l’utérus, les taux hormonaux ne constituent pas des sources de connaissance de soi, mais c’est le regard porté par les professionnels, et la façon dont les résultats sont lus et commentés par ceux-ci, qui va les transformer en sources de connaissance de soi (ibid.).

Un changement de regard s’opère également à travers une référence récurrente à la « nature ». L’analyse effectuée par Giulia Zanini (2013) d’après les débats parlementaires tenus à l’époque du vote de la Loi 40, en 2004, montre à quel point l’idée que les techniques d’AMP sont des techniques « contre-nature » est prégnante dans le discours des détracteurs. Dans le cas plus particulier de la FIV, le fait que les TRA interviennent au moment même de la procréation, laquelle se déroule alors à l’extérieur du corps humain, est à l’origine de ces accusations[14]. On peut par conséquent comprendre que mobiliser l’argument de la nature permet aux professionnels de répondre à ce type de critiques. En présentant notamment les techniques comme une aide à la nature, un coup de pouce à celle-ci, ces derniers amoindrissent l’importance des interventions techniques et la place qu’ils occupent au sein de la procréation : il s’agit, sous cet angle de vue, d’aider et d’accompagner un processus, et non pas d’y intervenir. Au cours de nos entretiens, les professionnels nous ont souvent répété que les techniques consistent à donner un « coup de pouce à la nature », que lors de la fécondation in vitro (sans ICSI), il s’agit simplement de mettre très proche les deux gamètes et d’attendre. Par exemple, Camilla, biologiste, affirme ne pas « prétend[re] faire mieux que la nature ». La toute-puissance médicale décriée par les détracteurs est donc relativisée.

On retrouve cette dynamique dans d’autres contextes. Dans son ouvrage de 1997 sur l’usage de l’assistance médicale à la procréation en Angleterre, Sarah Franklin montre de quelle façon les professionnels de l’AMP, tant dans leurs publications que lorsqu’ils font la description des techniques, effectuent un travail de « naturalisation » des techniques de reproduction assistée. Ces dernières sont ainsi pensées comme une possibilité donnée aux couples d’avoir un enfant et de rétablir le cours de la vie défini comme une « progression naturelle » du mariage vers l’engendrement (Franklin, 1997, p. 92). Pour Séverine Mathieu, évoquer la nature permet aux médecins en contexte français de donner la possibilité aux couples « de s’approprier une grossesse et l’enfant à venir en les réinscrivant dans une réalité qui, une fois la technicisation de l’acte dépassée, les ramène au statut de n’importe quel couple ayant enfanté » (Mathieu, 2013, p. 87). Il s’agit donc d’apaiser les craintes des couples et de leur assurer qu’ils seront des parents comme les autres. Néanmoins, la naturalisation, telle qu’elle est mobilisée par les professionnels sur mon terrain d’étude, a également un but autre que celui de relativiser la toute-puissance des techniques. Combiner l’usage des statistiques et l’idée de nature permet également d’insister sur la banalité de l’infertilité : c’est pourquoi les statistiques sont fréquemment manipulés en référence à la nature. Comme l’explique Thompson, le procédé de naturalisation à l’œuvre au fil des parcours d’AMP travaille l’acception du terme normal et les situations que l’on considère comme telles : mobiliser l’argument de la nature déplace le regard en montrant que la normalité n’est pas forcément là où l’on pense qu’elle doit être, ce qui permet de maîtriser non seulement ce qui est considéré comme pathologique mais également ce qui peut être perçu comme déviant ou dangereux (Thompson, 2005 : p. 81). Dans le cadre de ma recherche, certains témoignages montrent effectivement que faire référence à la nature permet de rendre ordinaire le recours aux pratiques d’AMP en les comparant avec des phénomènes qualifiés de naturels.

Un couple vient pour une seconde consultation et apporte l’ensemble des résultats d’analyse qui leur avait été prescrite la fois précédente. Elisa les regarde et explique aux couples qu’au vu du résultat du spermogramme, ils devront effectuer une fécondation in vitro. Elle explique en quoi consiste la technique et annonce qu’au vu de l’âge de chacun d’entre eux, le traitement a environ 20 % de chance de réussir. Devant la surprise du couple face à ce taux très bas, elle explique : « Vous savez, même un couple qui n’a pas de problème, il n’a qu’à que 20 % de chance de se reproduire à chaque cycle, ce qui n’est rien ! On ne sait pas du tout pourquoi l’espèce humaine est si peu fertile par rapport [aux] animaux. Le babouin ou le chimpanzé, par exemple, il a 80 % de chance de se reproduire à chaque cycle. » (Journal de terrain, 3 avril 2015)

Cet extrait montre comment la référence à la nature contribue à modeler la frontière entre le normal et le pathologique, en considérant ce qui se passe dans une situation particulière à l’aune d’un monde naturel plus vaste. La nature sert de référent plus général pour donner une lecture particulière de certaines situations : ce qui semble anormal a priori à l’échelle individuelle est en fait normal si on replace cette situation dans une autre échelle, celle du monde animal ou végétal. Cette première phase de la procédure permet de caractériser la prise en charge de l’infertilité. En déspécifiant, au fur et à mesure des consultations, le caractère extraordinaire de l’infertilité, d’une part, et en mettant à distance l’histoire personnelle du couple, d’autre part, les gynécologues affirment le caractère médical du problème et de sa prise en charge. S’ils entrent comme tiers au sein du processus de procréation, c’est bien à titre de médecins prenant en charge des patients. Cette acquisition du statut de patient par le couple, et notamment par la femme, est primordiale pour le bon déroulement du parcours[15]. Elle permet, entre autres, de maintenir les frontières de la parenté en évitant que les actions menées au cours d’un parcours pouvant potentiellement conduire à la naissance d’un enfant ne soient confondues avec les liens établis dans le cadre de la parenté future. Commencée lors de cette première phase, l’acquisition de ce statut est renforcée lorsque le couple peut entreprendre, après une attente de plusieurs mois, une première tentative de FIV.

La stimulation hormonale : maintenir un statut de patient

Lorsqu’enfin, après plusieurs mois d’attente, le couple effectue une première tentative, cette dernière commence par une échographie dite « de préparation ». Le traitement hormonal définitif est alors choisi ; on explique au couple la procédure à suivre pour les semaines à venir. Cette échographie marque le commencement de la deuxième phase du parcours, plus courte et plus intense, au cours de laquelle la parole va se faire plus discrète au profit de l’action. De façon imagée, la « transformation » du couple en patient est amorcée. L’échographie de préparation correspond au moment où l’on dote le couple de la capacité à gérer la stimulation hormonale chez lui, et où on lui délègue cette capacité en tant que patient responsable (non pas en tant que simple consultant). De la même manière, on attend du couple qu’il s’adapte au rythme du centre. Une fois l’échographie de préparation effectuée, la stimulation hormonale commence – généralement sur le prochain cycle de menstruation. Comme il devient compliqué de reporter la tentative à moins d’un motif médical, c’est au couple, et notamment à la femme, d’adapter son emploi du temps au rythme des consultations[16].

Afin de vérifier l’efficacité de la stimulation, les femmes doivent retourner au centre environ tous les deux jours pour des entrevues rapides au cours desquelles la gynécologue réalise une échographie pour compter les follicules, les mesurer et ajuster au besoin le dosage des hormones. Les problématiques plus personnelles et les doutes sont reportés et renvoyés à un autre interlocuteur[17]. Mes observations me permettent d’affirmer que c’est le corps qui devient alors le centre de l’attention des soignants : c’est lui qu’il faut discipliner. Une fois entrée dans la salle de consultation, la femme est encouragée à aller « se préparer » (prepararsi) pour l’échographie. Plutôt que de s’assoir en face des gynécologues qui les reçoivent, certaines, parmi les plus habituées, préfèrent laisser sur la chaise leur manteau, leur sac à main et la feuille qui récapitule les doses de produit à injecter au cours de la stimulation. Une fois la femme installée, une des gynécologues effectue l’échographie et dicte le nombre et la taille des différents follicules à sa collègue, qui les retranscrit à la fois dans le logiciel et sur la fiche réservée à cet effet dans le dossier. Le décompte et la mesure des follicules sont importants puisque ce sont les principaux éléments – accompagnés parfois d’une évaluation des taux d’hormones grâce à un prélèvement sanguin – d’après lesquels les gynécologues évaluent l’efficacité du traitement et la réponse à ce dernier. Cette phase est donc délicate : elle permet d’anticiper en partie le résultat de la récolte finale d’ovocytes. Pourtant, sauf exception (comme lorsqu’on juge nécessaire d’arrêter le traitement en raison du manque de réponse à la stimulation, ou en cas d’hyperstimulation), les femmes sont tenues au courant de façon assez sporadique de ces résultats. Une fois l’échographie terminée, il leur est expliqué ce qui a été inscrit sur la feuille de suivi hormonal, qui permet de faire le lien entre ce qui se passe à la maison et ce qui se passe en consultation. Un autre rendez-vous est donné pour la prochaine échographie ou, le cas échéant, pour le prélèvement d’ovocytes ou le transfert d’embryon. Cette inscription dans un rapport technique et médical commence au domicile et se poursuit au centre. Il s’agit moins d’une consultation à proprement parler que d’un suivi de procédure qui repose avant tout sur les couples, puisque la majeure partie de la stimulation hormonale leur est déléguée. En effet, les échographies de suivi de la stimulation servent à contrôler l’effet du traitement hormonal que les femmes s’administrent elles-mêmes ou avec l’aide de leur conjoint, chez elles. Cette appréhension médicale et technique du corps ne se limite donc pas à l’espace du centre et ne consiste pas uniquement en une « perte temporaire de l’identité sociale qui rend possible la “mise à disposition” des différentes parties du corps au vu de l’intervention [médicale][18] » (Thompson, 2005 : p. 199). Le rapport au corps est déjà rendu particulier du fait de l’injection de produits qui rappellent constamment, comme me l’ont confié plusieurs femmes, la présence et le but des procédures médicales. Les seringues se glissent dans les sacs à main, les flacons investissent les frigos, le traitement s’invite au domicile, au sein d’un espace préservé, et il contraint le temps de l’intime. Non seulement les injections doivent être effectuées à heures fixes mais il s’agit également, à l’approche du prélèvement des ovocytes, et donc de la récolte de sperme concomitante, de respecter certains jours d’abstinence afin de garantir un sperme de bonne qualité. Si, dans le cadre de ma recherche, les gynécologues sont réticents à aborder la question de la sexualité en première partie du parcours (car ils estiment que cela « ne les regarde pas » et constituerait une intrusion indue dans l’intimité du couple), cette réticence s’amoindrit en cours de seconde phase, alors que la sexualité devient un maillon technique, un élément comme un autre au sein du parcours, qu’il faut maîtriser afin que les meilleures conditions soient réunies[19] (Linconstant, 2020). Mes observations montrent que le vocabulaire utilisé relève lui-même de la technique. Les gynécologues demandent ainsi quand « le sperme a été produit pour la dernière fois », l’usage du terme « produit » rappelant le caractère technique de la procréation et faisant disparaître la potentialité d’une relation sexuelle avec la femme présente en consultation[20]. Bien que le recueil de sperme ou le spermogramme nécessitent que les hommes se masturbent, la masturbation en tant que telle n’est jamais abordée, même lorsqu’elle a conduit à un échec et que d’autres solutions doivent être envisagées. D’autres chercheurs ont en outre souligné le fait que les gynécologues ont tendance à parler de « spermogramme », d’« examen du sperme », de « recueil de sperme », et que cela entretenait une forme de confusion ou de désinformation[21] (Giami et al., 2008 ; Rozée et Mazuy, 2012). Certaines de mes observations montrent que la particularité de ce moment, peu prise en considération par l’équipe soignante, apparaît comme une sorte d’impensée dans l’organisation même du centre. Contrairement à d’autres structures, ce dernier ne dispose pas d’endroits particuliers pour le recueil de sperme[22] : celui-ci s’effectue dans les toilettes du couloir, implicitement réservées à cet usage. Il n’est pas rare de voir plusieurs hommes debout dans le couloir attendant leur tour. Ceux avec lesquels j’ai pu en discuter ont évoqué leur malaise devant le fait qu’aucun espace particulier ne soit dédié à cette pratique. Ils ont notamment mentionné les bruits du couloir, qu’ils entendaient distinctement depuis les toilettes, et les autres hommes frappant parfois à la porte. Face à des témoignages similaires, Alain Giami explique que certains hommes ont « l’impression de ne pas bénéficier de l’intimité nécessaire. Certains d’entre eux ont l’impression de se masturber en public ou, du moins, au vu et au su du “public” présent dans la salle d’attente » (Giami et al., 2008, p. 231). Les professionnels interrogés justifient cette absence d’un lieu consacré par un argument lié à l’organisation du centre : la taille du centre et le budget dont on y dispose n’autorise pas, selon eux, d’aménagement plus ciblé. Sans remettre en question cet argument, il est possible de faire une autre analyse de cette organisation : peut-être qu’éviter de reconnaître l’intimité nécessaire au recueil de sperme c’est également éviter de reconnaître explicitement le caractère sexuel de la masturbation et la contenir dans un registre purement médical et technique. Alain Giami, Lina Calderon-Velasquez et Doris Vasconcellos font d’ailleurs une analyse similaire du côté des hommes : banaliser le recueil de sperme en adhérant aux normes médicales qui lui sont appliqués permet à certains de « désérotiser » cette pratique (ibid., p. 233). Circonscrire la sexualité dans un registre technique permet de négocier la place des procédures au sein de l’intimité conjugale et s’inscrit dans une dynamique caractéristique de cette deuxième phase du traitement.

Comme les différents apports de mon ethnographie le montrent, plus les couples avancent dans le parcours, plus s’efface la prise en considération de leur histoire particulière, de leurs craintes ou de leurs réticences personnelles. Si dans un premier temps, sous l’influence d’un discours scientifique spécifiquement articulé, ils amorcent une transformation du regard qu’ils portent sur leurs corps, cette transformation se poursuit à travers la série d’actions qui sont appliquées directement sur les corps. Gynécologues et couples sont dans le « faire » : il s’agit de scruter le corps pour comprendre sa réponse aux traitements et l’accompagner de façon adéquate vers le meilleur résultat possible. Le corps est alors circonscrit par les techniques médicales, et en devient le support. Il s’agirait presque d’essayer de le dépouiller de son aspect social, de le réduire à sa dimension matérielle, à son fonctionnement biologique. En deuxième partie de parcours, à la fois les professionnels et les couples décrivent les consultations comme des « consultations à la chaîne », au sein desquelles les couples sont réduits à des « numéros », à des « dossiers ». Cette idée est également évoquée par les femmes lors des entretiens, pour décrier le manque d’humanité du centre et de la prise en considération de l’histoire particulière de chacun et chacune. L’expression « dans ce centre, tu es un dossier » (« sei una cartella »), employée fréquemment, laisserait penser à une réduction déshumanisante d’un cas particulier, d’une personne dont l’histoire est unique et singulière, à son dossier médical (qui a une forme unique pour tous et toutes), donc à un diagnostic, à un cas clinique. On passerait ici de la singularité d’une histoire, et à travers elle, des individus, à une simple identification (Théry, 2006, p. 483). Tout en la déplorant, les gynécologues justifient cette situation par le caractère public du centre : faire des consultations courtes permet de recevoir davantage de personnes. Lorsque nous avons abordé ce sujet, Fabio, un des gynécologues du centre, m’a expliqué que les professionnels du centre avaient tenté durant un temps de personnaliser les échographies en adaptant l’organisation des plannings. Un même gynécologue s’occupait pendant une semaine de toutes les échographies de suivi, ce qui permettait aux patientes de voir le même professionnel au moins deux ou trois fois d’affilée. Fabio m’a avoué qu’il avait alors constaté avec désarroi qu’il reconnaissait les patientes, d’un rendez-vous à l’autre, non pas à leur nom ou à leur visage, mais à la disposition de leurs ovaires et de leurs follicules lors de l’échographie. Il s’est dit surpris du fait que, malgré sa volonté d’apporter, dans ses propres mots, « plus d’humanité » à cette procédure, il ne reconnaissait pas les visages mais bien les organes reproducteurs, récipiendaires de toutes les attentions.

La transformation du regard sur le corps et ses capacités amorcée lors des premières consultations se prolonge avec le traitement hormonal, les changements qui en résultent et la répétition des échographies. À partir des différents éléments apportés par mon ethnographie, il m’est possible d’affirmer que ces changements participent au maintien d’un statut de patient. Au-delà de la déshumanisation des corps ou de leur instrumentalisation, il s’agit d’un travail corporel qui contribue à former un certain type de relation. Dans l’étude des pratiques des chirurgiens, par exemple, la mise à distance de l’histoire du malade est analysée comme un type de déshumanisation nécessaire pour se protéger de l’éventuel échec de l’opération, les chirurgiens effectuant alors une « mise entre parenthèses de l’humanité du patient, déshumanisation qui a tendance à se prolonger en dehors de l’enceinte du bloc opératoire » (Zolesio, 2013, p. 97). Dans le cas de mon étude de terrain, il me semble plus juste de parler de désingularisation plutôt que de déshumanisation, au sens où c’est moins l’humanité des individus qui paraît être mis à distance par les pratiques des gynécologues, voire celles de chirurgiens, que leur singularité en tant qu’êtres uniques et irremplaçables (Théry, 2006 : p. 483). Il n’y a aucun doute sur le fait que Fabio reconnaisse bien les femmes en tant qu’êtres humains ; en revanche, il déplore le fait de ne pas reconnaître la dimension pleinement singulière des personnes au cours des diverses prises en charge médicales.

Après le transfert d’embryon : entre statut de patiente et statut de femme enceinte

Après une période intense au cours de laquelle les femmes auront alterné entre les injections et les échographies, la troisième et dernière phase du traitement est beaucoup plus calme et se déroule pour la majeure partie au domicile du couple. En effet, une fois l’embryon transféré dans l’utérus, il faut attendre une quinzaine de jours avant de pouvoir effectuer une prise de sang pour savoir si une grossesse est commencée. Au sein de la structure étudiée, dans le cas où le résultat est positif, le couple revient une dernière fois au centre pour la première échographie avant de poursuivre ailleurs le suivi de la grossesse. Au cours des entretiens, une majorité de femmes m’ont dit considérer cette période d’incertitude comme un moment extrêmement difficile à vivre, un moment de suspens. Lors des consultations observées, après le transfert et pendant l’attente du résultat, les gynécologues conseillent aux femmes de « mener une vie normale » tout en gardant en tête certaines dispositions généralement prises par les femmes enceintes : éviter de manger certains aliments, réduire la consommation de cigarettes, arrêter la consommation de boissons alcoolisées, etc. Durant la quinzaine de jours suivant le transfert de l’embryon, il est demandé aux femmes de ne pas se comporter comme si elles étaient malades et celles qui ne suivent pas ces indications sont jugées sévèrement[23]. es gynécologues désapprouvent les comportements qu’ils jugent excessifs – comme le fait de rester allongée pendant les deux semaines d’attente du résultat – et mobilisent certains exemples afin de convaincre les femmes qu’ils sont infondés. L’injonction à la normalité qui ponctue cette dernière phase a également pour but d’encourager les couples, et notamment les femmes, à ne pas trop se projeter dans une grossesse qui est pour le moment incertaine : se comporter « normalement » signifie se comporter comme une personne qui n’est pas malade, mais également comme une personne qui n’est pas enceinte. Si les femmes qui se comportent comme des personnes malades sont réprimandées, c’est également parce que cet investissement corporel pourrait traduire une trop forte projection vis-à-vis d’une grossesse future. Or, il s’agit de « garder les pieds sur terre », expression consacrée dans le milieu, de garder en tête qu’avoir reçu un embryon dans son utérus n’est pas synonyme du fait d’être enceinte. À certains égards, toutefois, les gynécologues requièrent de la part des femmes qu’elles se comportent déjà comme si elles étaient enceintes – non plus en « bonnes patientes » mais, comme le souligne Anne-Sophie Giraud, en « bonnes mères » (Giraud, 2015, p. 152) ou, peut-être plus précisément, en « bonnes femmes enceintes ». Il leur est donc demandé de se projeter, mais seulement en partie, dans une éventuelle grossesse. Face à ces indications et injonctions contradictoires, un nombre important de mes interlocutrices ont affirmé qu’elles n’avaient pas de difficulté avec l’idée de se comporter comme des femmes « normales », mais que le fait de savoir dès les premières minutes qu’elles étaient potentiellement enceintes changeait l’appréhension de ce laps de temps et contribuait à leur anxiété.

La mise en place de ces actions spécifiques commence parfois bien avant le transfert d’embryon. Par exemple, Sara, trente-six ans, qui travaille dans le domaine de la recherche, a arrêté de consommer tous les aliments déconseillés durant la grossesse avant même le début de la stimulation, afin de « ne pas se sentir en faute » (non sentirsi in colpa) dans le cas où la tentative entamée aboutirait à une grossesse. De façon à la fois identique et inversée, les femmes qui ne s’étaient pas comportées exactement comme elles auraient dû le faire, et qui ont bu de l’alcool, par exemple, avancent l’argument selon lequel les femmes qui tombent enceintes sans l’aide de l’AMP boivent aussi parfois de l’alcool en début de grossesse puisqu’elles ne sont pas au courant de cette dernière. Se comporter en « femmes normales »  reviendrait alors à faire comme si elles ignoraient leur état. Lors d’une consultation avec la psychologue, une femme nous a raconté qu’à sa première tentative, elle ne savait pas vraiment comment se comporter après le transfert d’embryon ; qu’elle avait donc arrêté de fumer et s’était mise à évité de manger certains aliments. En vue du deuxième transfert d’embryon qui l’attendait, elle avait finalement décidé de ne rien faire de spécial et de seulement réduire sa consommation de cigarettes, « parce qu’en même temps, dans la vie normale, quand on veut tomber enceinte on ne s’y prépare pas cent ans à l’avance et même, parfois, on le découvre après un certain temps ! » (Journal de terrain, mercredi 1er avril 2015). Le comportement des femmes suite au transfert d’embryon peut ainsi varier d’une tentative à l’autre.

Comme l’ont montré plusieurs chercheuses, le transfert d’embryon constitue une délimitation entre un avant et un après dans le sens où ce dernier modifie la façon dont les couples et les professionnels perçoivent l’embryon et son statut (Becker, 2000 ; Gribaldo, 2013 ; Giraud, 2015). Pour Giraud, le transfert constitue un seuil liminal particulièrement investi par les femmes, car c’est à partir de ce moment qu’elles « peuvent enfin se réapproprier à la fois leurs embryons et le processus d’engendrement qu’elles avaient jusqu’alors confié aux professionnels » (Giraud, 2015 : p. 513). En rendant l’embryon plus perceptible, le transfert marque également une implication différente des partenaires masculins (Becker, 2000 ; Gribaldo, 2013 ; Giraud, 2015 ; Linconstant, 2020). L’embryon devient moins abstrait à partir du moment où il est transféré et, à plus forte raison, lorsque le test de grossesse est positif. Il entre alors dans un processus de singularisation progressif qui s’étalera tout au long de la grossesse, la projection de l’embryon ou du fœtus en tant que futur enfant n’étant pas immédiate mais relevant d’une temporalité spécifique. Giraud précise que ce seuil « de la conception / implantation va se répercuter bien après le transfert, jusqu’à la fin du troisième mois, une période marquée par une profonde incertitude » (ibid.).

La désingularisation progressive qui se déroule en première et seconde phases du parcours permet aux femmes de passer d’un statut de consultante à un statut de patiente. Le transfert d’embryon constitue un basculement dans l’état corporel des femmes. La quinzaine de jours qui s’étale entre le transfert de l’embryon et le test de grossesse constitue une période d’incertitude pendant laquelle les femmes se trouvent entre deux statuts potentiels : elle ne sont plus vraiment des patientes d’AMP mais elles ne sont pas encore des femmes enceintes. Cette période peut donc être comprise comme un seuil à part entière[24]. D’une part, comme le montre Giraud, si l’embryon n’est plus perçu comme un matériau interchangeable, il n’est pour autant pas encore perçu comme un être singulier, surtout parce qu’on ne sait pas encore s’il s’est implanté (op. cit., p. 515). D’autre part, comme le montrent mes observations, la femme n’a plus le même statut à ce stade que lorsqu’elle participait activement au parcours d’AMP. Son statut de patiente est suspendu jusqu’à l’obtention du résultat de l’analyse sanguine, et si elle n’est pas encore enceinte, elle doit néanmoins agir en tant que telle. Le statut de la femme se retrouve dans un entre-deux : de nouveau singularisée en tant que personne, elle ne l’est pourtant pas encore en tant que femme enceinte.

Conclusion

Au fil d’un parcours d’AMP, les statuts de patient et de soignant sont co-construits et procèdent d’un travail spécifique. Entrer en relation au sein d’un environnement médical afin de trouver une solution face à ce qui est perçu comme un dysfonctionnement corporel – voire, législativement, comme une maladie – ne signifie pas pour autant qu’on soit un « malade comme les autres[25] ». Pour un couple, ne pas faire appel à un donneur de gamètes ne signifie pas qu’on ne se questionne pas sur le lien avec ses enfants potentiels et sur la solidité des frontières familiales. La désingularisation progressive des personnes n’efface pas la raison pour laquelle le couple se rend dans un centre d’AMP – pallier son infertilité – ni le but final des techniques qui y sont pratiquées – avoir un enfant. Cette désingularisation progressive permet cependant à chacun et chacune d’avoir un statut en adéquation avec les actions entreprises et de participer à cet engendrement sans qu’il n’y ait de confusion entre les statuts potentiellement endossables. Ainsi, les frontières de l’intime sont malléables, dépendent de la phase du parcours où se trouve le couple, et du statut que chacun endosse : certains éléments considérés comme intimes en amont de la tentative FIV ne le sont plus une fois la stimulation hormonale amorcée. Si la participation des professionnels de l’AMP semble menacer les frontières de l’intime quand la parenté est au stade de projet inachevé, elle est au contraire valorisée une fois que les procédures sont terminées, qui plus est une fois que l’enfant est né. Comme je l’ai démontré dans cet article, les craintes quant à la porosité des frontières de l’intimité conjugale et familiale sont en lien avec la difficulté d’avoir un enfant et d’acquérir, de ce fait, le statut de parent. La nécessité de passer par une procédure médicale pour avoir un enfant entraîne des peurs quant aux rôles propres aux personnes engagées dans cette procédure, entre professionnels et futurs parents. Une fois l’enfant né, l’acquisition du statut de parent, qui, dans le cadre de l’AMP intraconjugale, passe par l’acquisition progressive d’un statut de patient, est définitive : monde médicale et monde de la parenté semblent ne plus pouvoir se confondre, circonscrits par une frontière étanche. Si en amont des procédures, la participation des professionnels apparaît comme subie et doit se situer dans un juste registre d’action, une fois le parcours terminé, les frontières sont consolidées et cette participation peut alors être revendiquée et valorisée tant par les couples que par les gynécologues.

On observe ici une distinction entre le modèle thérapeutique défini par la loi et le cadre médical préservé par les professionnels afin de respecter la signification des actions qui se déroulent au cours des procédures. Modèle thérapeutique et cadre médical n’étant pas nécessairement liés.