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Stephan Haggard et Robert Kaufman forment une équipe prolifique. Dictators and Democrats est leur troisième ouvrage en commun, après The Political Economy of Democratic Transitions (1995) et Development, Democracy and Welfare States (2008) ; il porte à nouveau sur le lien entre développement et régimes politiques. Dans celui-ci, ils confrontent les grandes théories des changements de régimes à la réalité.

Deux courants majeurs théorisent les changements de régime. D’abord, la théorie de la modernisation voit dans le développement économique un prérequis à la démocratie. Plus récemment, les changements de régime ont été modélisés comme le résultat de l’interaction stratégique de groupes sociaux (conflit de classes et conflit intra-élite). Ces deux théories, et les modèles de Daron Acemoglu, James Robinson et leurs co-auteurs, Carles Boix en particulier, offrent un ensemble clairement identifié de prédictions testables empiriquement, notamment quant au rôle des inégalités.

Dans Dictators and Democrats, Stephan Haggard et Robert Kaufman testent ces prédictions. Pour cela, ils identifient 78 démocratisations et 25 retours à un régime autocratique entre 1980 et 2008, et les codent selon les caractéristiques du régime initial, selon que le conflit est distributif ou intra-élite, et selon leur déroulement. Leur travail combine ensuite une analyse économétrique en panel et une analyse qualitative systématique. Les deux théories en sortent fragilisées sur deux points. D’abord, un épisode de démocratisation ne coïncide avec un conflit redistributif que dans un peu plus de la moitié des cas. Plus préoccupant, les inégalités ne jouent pas le rôle attendu, ni sur la transition ni sur la consolidation démocratique, même en se limitant aux cas de conflits redistributifs.

Au total, les deux théories ne peuvent expliquer qu’une petite fraction des cas étudiés. Il est certes difficile d’imaginer une théorie unique qui rendrait compte à la fois des conflits redistributifs, des conflits intra-élite et de l’influence des facteurs externes. Les résultats sont une invitation à se remettre à l’ouvrage pour les théoriciens. Dans cette perspective, les auteurs proposent quelques pistes.

Ils identifient en particulier deux facteurs qui jouent un rôle crucial dans une transition démocratique. D’abord, un régime autocratique est d’autant plus vulnérable qu’il est répressif et que ses institutions n’offrent aucun cadre d’expression à l’opposition. Un régime autoritaire multipartite est ainsi plus stable qu’un parti unique ou qu’une dictature militaire où l’armée n’est pas soumise au contrôle civil. De même, la consolidation démocratique, elle aussi, est favorisée par le contrôle civil de l’armée et par des institutions plus fortes. Second facteur-clé, des organisations syndicales ou un secteur manufacturier important favorisent la communication et la coordination de l’opposition. La capacité de mobilisation et d’organisation de l’opposition joue un rôle dans la chute d’un régime autocratique dans plus de deux tiers des cas étudiés par les auteurs. Leur travail permet en outre d’identifier quelques motifs récurrents – moins significatifs que ces deux premiers, notamment le rôle de déclencheur d’une conjoncture économique défavorable, la faible incidence des violences dans les changements de régime, et le faible rôle des partis et des entrepreneurs politiques dans la mobilisation de masse.

L’analyse empirique peut sembler frustrante par deux aspects : l’échantillon est petit, et les auteurs codent eux-mêmes plusieurs de leurs variables dépendantes. Sur le premier aspect, on peut déplorer les contraintes de l’exercice, mais la taille de leur base de données semble être un problème irréductible : les questions que posent les auteurs ne se prêtent pas à un changement d’échelle de l’analyse. Compte tenu de cette contrainte, l’analyse est très solide. Les auteurs transforment même l’inconvénient en avantage : le nombre limité d’observations leur permet de mener une étude qualitative systématique, selon la méthode des analytical narratives. Ils décrivent et analysent la trajectoire politique de nombreux pays, soit individuellement soit en comparaison, par paires de pays. Le résultat est un livre d’une grande érudition. Sur le second aspect, pour autant que l’auteur de cette revue soit en mesure d’en juger, ce travail est effectué aussi rigoureusement que possible. Les données codées sont largement commentées à l’occasion des nombreux cas qui illustrent l’analyse, et peuvent donc facilement être discutées par des spécialistes de l’histoire de chaque pays. Au résultat, la base de données sera certainement un point de départ utile pour des travaux ultérieurs sur ce sujet.

Dictators and Democrats de Stephan Haggard et Robert Kaufman nous rappelle que l’élégance d’un modèle ne constitue pas un critère de son succès s’il n’est pas confirmé par les données. Les modèles de conflit redistributif ont connu un grand succès et de larges répercussions, au moins dans les disciplines universitaires concernées, mais sortent largement disqualifiés du travail empirique. Pour autant, cet ouvrage ne peut être réduit à une remise en question. Il offre en effet des pistes pour la recherche future, autant sur le plan théorique que sur le plan empirique. Sur le plan théorique, il encourage à chercher les causes des conflits plutôt du côté de la nature inclusive ou exclusive des régimes politiques, de leur institutionnalisation et de la capacité de l’opposition à se mobiliser. Sur le plan empirique, il offre une nouvelle base de données et systématise le recours à l’observation des processus causaux.