Abstracts
Résumé
Dans la période de l’après Seconde Guerre mondiale, les revendications sur le savoir-développer étaient nombreuses, provenant de diverses origines idéologiques et institutionnelles et traitant de sujets multiples, du bien-être rural au développement communautaire, de l’éducation à la santé et au travail. Les arguments et les projets d’intervention sur ces sujets en compétition dans divers espaces géographiques étaient nombreux. Parmi les acteurs internationaux participant à la promotion d’un agenda développementiste aux impacts mondiaux, deux organisations intér-impériales furent particulièrement actives, tantôt coopérant, tantôt rivalisant avec les agences spécialisées du système des Nations Unies : l’Institut international des civilisations différentes (INCIDI, 1949) et la Commission de coopération technique en Afrique au sud du Sahara (CCTA, 1950). Associées à des projets de résilience impériale et coloniale dans des contextes caractérisés par des pressions anticoloniales croissantes, les deux organisations ont contribué à l’internationalisation croissante des politiques sociales, réunissant de nombreux experts dans diverses conférences, en Europe et en Afrique, favorisant la production et le transfert de savoir original, en publiant divers rapports et enquêtes d’une portée considérable, et en parrainant même des interventions spécifiques sur le terrain. Ces dynamiques ont été façonnées de manière significative et fréquente par des conflits sur les motivations et les applications des politiques sociales qui ont eu lieu dans les métropoles impériales. Cet article aborde les rôles de ces deux institutions dans l’internationalisation des politiques sociales, en analysant certaines de leurs principales réunions, publications clés et projets significatifs, en prenant les thèmes de l’éducation, du « social » et du « bien-être rural » et, surtout, du travail comme principaux observatoires.
Mots-clés :
- développement,
- colonialisme,
- politiques sociales,
- organisations internationales
Abstract
In the post-WWII period, the claims over the savoir- développer were numerous, coming from diverse ideological and institutional origins, and dealing with multiple topics, from rural welfare to community development, from education to health and labour. Many were the competing arguments and plans to intervene about those topics in various geographic spaces. Among the international actors participating in the promotion of a developmentalist agenda with global impacts, two interimperial organizations were particularly active, sometimes cooperating, sometimes rivalling with the specialized agencies of the United Nations system: The International Institute of Differing Civilizations (INCIDI, 1949) and the Commission for Technical Co-operation in Africa South of the Sahara (CCTA, 1950). Associated to projects of imperial and colonial resilience in contexts characterized by mounting anti-colonial pressures, both organisations contributed to the growing internationalization of social policies, gathering numerous experts in various conferences, in Europe and in Africa, promoting the production and transfer of original knowledge, publishing diverse reports and enquiries with considerable reach, and even sponsoring specific interventions on the ground. These dynamics were meaningfully, and frequently, shaped by disputes about the motivations and applications of social policies that occurred at the imperial metropoles. This paper addresses these two institution’s roles in the internationalization of social policies, analysing some of their major meetings, key publications, and significant projects, taking the topics of education, ‘social’ and ‘rural welfare’ and, mostly, labour as main observatories.
Keywords:
- development,
- colonialism,
- social policies,
- international organisations
Article body
Après la Seconde Guerre mondiale, on entendit de nombreuses déclarations au sujet du « savoir développer » (Poncelet 1993 : 2) relativement à de multiples sociétés, ces déclarations étant d’origines idéologiques et institutionnelles diverses et abordant une variété de questions allant du « bien-être rural » au « développement communautaire », de l’enseignement à la santé en passant par le travail (Macekura et Manela 2018 ; Forclaz 2019 ; Borowy Pernet et Unger 2022). Beaucoup d’entre elles relevaient, en fait, d’arguments et de projets d’intervention en concurrence sur ces sujets dans de nombreux espaces géographiques (Unger et al. 2022), ces derniers étant encore placés sous l’égide de pouvoirs coloniaux européens. Parmi les acteurs internationaux participant à la promotion d’un agenda développementaliste de retentissement mondial, les organismes inter-impériaux furent particulièrement actifs (Jerónimo et Matasci 2023). Parfois coopérant, parfois rivalisant avec les agences spécialisées du système des Nations Unies, pour qui la question du développement était d’une particulière importance (Frey, Kunkel et Unger 2014 ; Unger 2018), l’Institut international des civilisations différentes (incidi), créé en 1949 et héritier de l’Institut colonial international (Wagner 2022), ainsi que la Commission pour la coopération technique en Afrique au sud du Sahara (ccta), formellement créée en 1950, constituent des exemples pertinents des différentes manières dont les dynamiques inter-impériales et trans-impériales, et leurs organismes, façonnèrent le développementalisme et l’assistancialisme de l’après-guerre. Cela s’est surtout produit dans des territoires coloniaux ou dépendant de pouvoirs coloniaux, mais leur impact n’en a pas moins dépassé les limites immédiates de leurs juridictions politiques. Associés à des projets de résilience impériale et coloniale dans des contextes se caractérisant par une augmentation des pressions anticoloniales, ces deux organismes ont contribué à l’internationalisation des politiques sociales : ils ont activement participé, au niveau international, aux formulations, débats, circulations et transferts, comparaisons et différenciations, ainsi qu’à l’institutionnalisation des politiques sociales liées aux programmes développementalistes et assistancialistes. Ils le firent en encourageant la collecte, la production et le transfert de savoirs originaux existants, en publiant des rapports et des enquêtes de portée considérable, en rassemblant de nombreux experts dans diverses conférences, en Europe et en Afrique, pour les présenter et en débattre, voire même en parrainant des interventions ciblées et des projets précis sur le terrain (Matasci 2020). Par conséquent, et bien que cela n’allât pas sans obstacle parfois, ces organismes et leur « champ de force » ont attiré experts, décideurs politiques, administrateurs nationaux, coloniaux et internationaux, ainsi que plusieurs autres, qui eurent un impact au-delà de leur étroit domaine d’intervention, les colonies, en particulier en s’attaquant à la nature et aux instruments des débats et des politiques concernant le développement et le bien-être, et en s’efforçant de leur donner forme. Ces dynamiques naquirent souvent dans les controverses qui agitaient les métropoles impériales et les organismes internationaux au sujet des motivations et des applications des politiques sociales, par exemple la controverse portant sur leur universalité ou celle portant sur leurs multiples utilités (géo)politiques. Ces dynamiques furent également grandement influencées par des caractéristiques coloniales locales, depuis la disponibilité des informations et des ressources humaines et matérielles, jusqu’aux réactions à ces politiques et projets en provenance de Lisbonne, Londres, Paris, Bruxelles, ou Genève et New York.
Se basant sur des documents et des travaux primaires et secondaires, cet article montre que les idiomes et les projets du « savoir développer » relatifs aux situations coloniales étaient également les produits de politiques de coopération inter-impériales fondées sur la circulation d’experts coloniaux et le transfert de savoirs et de répertoires politiques. Pour évaluer en quoi l’imaginaire du développement et du bien-être et des politiques sociales s’y rapportant eut un rôle crucial à la fin du colonialisme, avec ses motivations et ses attentes complexes, nous analysons ici certaines des idées et des finalités fondamentales de l’incidi et de la ccta, leurs réunions les plus importantes, leurs personnalités et leurs publications marquantes et leurs projets d’envergure, à partir de certains sujets révélateurs.
I – Développements multiples : bien-être et développement à la fin de l’époque coloniale
La période suivant la Seconde Guerre mondiale s’est caractérisée par l’apparition d’un marché diversifié et concurrentiel d’idiomes, de répertoires et de politiques de développementalisme (Hodge 2015, 2016) et d’assistancialisme qui se sont progressivement institutionnalisés et ont de ce fait joué un rôle important dans les trajectoires historiques du colonialisme tardif. L’apparition, puis l’institutionnalisation, d’idiomes, de répertoires et de politiques du « colonialisme assistancialiste » et du développement colonial (deux aspects fortement apparentés, mais distinctifs fréquemment juxtaposés par les acteurs historiques), furent l’une des expressions les plus propres au « glissement colonial tardif » (Shipway 2008 : 12-17), devenant un trait essentiel du « discours compassionnel qui régissait » (Lewis 2011) les dernières décennies de la domination coloniale européenne en Asie et en Afrique. Au coeur de cette transformation se trouvait l’État colonial tardif, « proactif ou développementaliste », visant en même temps une revitalisation impériale au moyen de plans de développement économique, projets d’ingénierie sociale et stratégies de « pacification » politique et militaire, en réaction aux défis que posait l’évolution des contextes géopolitiques métropolitains et coloniaux (Darwin 1999).
À l’instar de celle du « développement » colonial, l’histoire des politiques coloniales d’assistance sociale est bien sûr plus ancienne, liée pour l’essentiel aux instances charitables et missionnaires, et liée également à différentes traditions politiques nationales. Au niveau international, à la Société des Nations, les débats relatifs aux questions sociales dans les mondes coloniaux étaient récurrents, se focalisant sur la nutrition, le travail ou les conditions sanitaires (García, Rodogno et Kozma 2016 ; Jerónimo 2017a). Durant l’entre-deux-guerres, depuis la « mise en valeur » coloniale jusqu’aux plans de développement rural conçus pour surmonter les effets dévastateurs de la Grande Dépression, en passant par l’inquiétude grandissante au sujet des conséquences multiples de la « sous-population », nombreux avaient été les arguments et les plans visant la transformation, d’ensemble ou sectorielle, des sociétés coloniales, ce qui incluait des dispensaires ou des centres de protection maternelle et infantile, entre autres (Hodge 2007 ; Hodge, Hodl et Kopf 2014 ; Decker et McMahon 2021). Naturellement, les pouvoirs coloniaux s’attaquaient à ces questions de façon extrêmement variable, y compris dans les territoires sous mandat. Les débats au sein de la Commission permanente des mandats à la Société des Nations au sujet du « bien-être et du développement » des populations « indigènes » sont emblématiques de cette variété des approches et des intentions (Pedersen 2015 : 131-134). Mais après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles conditions (géo)politiques exigeaient des efforts plus ambitieux et plus systématiques pour induire un changement sociétal, ainsi que des instruments politiques plus aiguisés pour traiter leurs conséquences politiques, sociales, culturelles et économiques. L’intensification des revendications, de plus en plus organisées, de droits sociaux, de redistribution économique, d’égalité « raciale » et de davantage de droits politiques en contextes coloniaux incitait à rechercher de nouvelles options dans divers domaines d’intervention (Thomas et Curless 2017), tandis que l’internationalisation de la contestation anticolonialiste était une raison de plus pour que les empires coloniaux réorganisent leurs politiques. En conséquence, un certain nombre d’arguments et de propositions en faveur du changement social, formulés par une multitude d’individus, de groupes et d’institutions, gagnèrent en vigueur au sein des dynamiques coloniales tardives. Opérant dans diverses situations géographiques et institutionnelles, depuis les administrations coloniales jusqu’aux bureaucraties impériales en passant par des organismes internationaux et inter-impériaux, ces « communautés épistémiques » se concentraient sur des sujets particuliers en contextes coloniaux, proposaient diverses doctrines et différents répertoires d’action, affirmant posséder des formes de savoir efficaces et précises qui pourraient effectivement et correctement transformer la situation coloniale. Elles prétendaient maîtriser le « savoir développer » applicable aux spécificités des territoires coloniaux ou « non autonomes ».
Le « bien-être rural » et le « développement communautaire » ne sont que deux doctrines parmi toutes celles qui étaient mobilisées en contextes coloniaux. Toutes deux étaient contestées et leur définition, leur modus operandi et les effets qu’elles pourraient avoir étaient loin d’être clairs, et elles pouvaient parfois s’avérer interchangeables. Toutes deux sont devenues essentielles aux politiques sociales, économiques, voire militaro-sécuritaires, promulguées au moment où le colonialisme s’essoufflait, durant l’après-guerre. Les modalités du « développementalisme répressif » du colonialisme tardif ne peuvent être véritablement comprises sans une analyse de ces doctrines et de leurs rôles respectifs (Jerónimo 2018b). En ce qui concerne les territoires coloniaux britanniques, la nécessité de services sociaux et de politiques ad hoc fut évaluée par un comité nommé par le gouvernement à la fin des années 1930. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1944, l’anthropologue Lucy P. Mair rédigea un rapport qui eut une grande influence, Welfare in the British Colonies, un an après la création d’un Comité conseil sur le bien-être social. Le bien-être social était considéré comme l’un des quatre piliers de la « politique sociale moderne » dans les territoires coloniaux, de pair et en association avec la santé, l’enseignement et le travail. La « rapidité et l’envergure » de la transformation sociale en Afrique depuis le début du 20e siècle – par xemple sur le plan de la « demande en entreprises européennes pour le travail » – soulevèrent « de sérieux problèmes psychologiques et sociaux, tant sur le plan individuel que communautaire ». Ceux-ci exigeaient d’être systématiquement pris à bras-le-corps. Il était nécessaire de prendre de multiples mesures pour « remédier aux conditions de surpopulation et d’insalubrité » ou pour « subvenir aux besoins de la maladie, du dénuement et du grand âge, ainsi que de faire face à la délinquance juvénile ». Un aspect important de ces mesures est qu’elles devaient être prises de façon systématique et ne pas être uniquement locales. Par exemple, le problème du « besoin de protection des travailleurs » allait bien au-delà du lieu et des conditions de travail et, par conséquent, son existence sociale au sens large devait être prise en considération dans la formulation des politiques sociales la concernant. En Afrique, depuis les mines Rand de l’Union sud-africaine jusqu’au Congo belge, en passant par les territoires coloniaux français, ces problèmes donnèrent forme aux « politiques de développement » qui se concentraient sur la création de différents programmes (par exemple, le logement) ou services (d’enseignement ou médicaux), surtout dans les principales zones urbaines et rurales, tandis que les « régions éloignées et infertiles » ne firent clairement l’objet d’aucune réaction (Mair 1944 : 7-8, 11-12).
Le bien-être social paraissait essentiellement consister en une mise à disposition « de conseils pratiques et moraux fournis par des travailleurs sociaux » à ceux qui étaient « détachés de leur parenté et des associations villageoises qui par ailleurs constituaient l’organisation du bien-être social africain par excellence », ainsi que le remarquait Frederick Cooper (1996 : 509, note 32). En même temps, cela traduit à nouveau une dynamique d’après-guerre « d’impérialisme professionnel », puisque les travailleurs sociaux – experts en fourniture de services sociaux et décideurs des politiques sociales – se rendaient aux colonies pour jouer différents rôles à des titres divers. L’étroite « cible de remédiation » des débuts de leur action s’élargit pour répondre en partie à l’intensification de « problèmes sociaux » propres aux sociétés coloniales, par exemple ceux résultant de l’urbanisation (comme l’apparition des bidonvilles ou de la délinquance juvénile) ou des formes industrielles du travail (Midgley 1981 : 53-54). Cela impliquait la formation progressive, dans les métropoles, de nouveaux cadres qui, bien qu’en nombre limité, seraient destinés aux colonies. Par exemple, en octobre 1943, vingt étudiants provenant de lieux aussi divers que le Nigeria, la Côte de l’Or (territoire dans lequel le Plan de dix ans, lancé dans l’entre-deux-guerres par sir Frederick Gordon Guggisberg, s’était déjà fortement attaqué aux problèmes de bien-être social), la Sierra Leone ou Zanzibar entamèrent une formation de deux ans à la London School of Economics (Mair 1944 : 103). Ils y reçurent une formation poussée sur le bien-être social et la formation des jeunes dans les zones industrielles et rurales, dans un cours conçu comme une combinaison de « théorie sociale et économique » et des « aspects plus concrets » du bien-être social. Ce cours était inspiré d’efforts entrepris par des personnalités telles que l’anthropologue Audrey Richards (camarade de classe de Mair) au Bureau des colonies où, depuis 1942, elle coordonnait un cours en études sociales coloniales visant à former des « travailleurs sociaux expérimentés » aux problèmes coloniaux, tout en formant aux services sociaux d’autres personnes venues des colonies. Ce cours offert par la London School of Economics approchait ce sujet de façon plus « laïque » que celui donné par la Jan H. Hofmeyr School of Social Work, qui était depuis 1914 la première institution à avoir formé des travailleurs sociaux noirs à Johannesburg, en Afrique du Sud, sous l’égide du Conseil national sud-africain des Young Men’s Christian Associations, mais qui représentait cependant un important modèle de référence pour les idées véhiculées au Bureau colonial et développées à la London School of Economics. Ce cours mit en lumière des tensions anciennes entre les orientations universalistes et les diverses formes d’exceptionnalisme colonial motivées par des présupposés et des préjugés raciaux et ethnoculturels. L’idée générale qui prévalut, néanmoins, semble avoir été que des problèmes similaires exigeaient des solutions similaires, et que ceux qui recevaient cette formation deviendraient un « vecteur » de politiques et de méthodes novatrices pour l’intervention sociale dans les colonies. Cette tendance pouvait également se remarquer au niveau local. À la fin de 1945, à Accra (en Côte de l’Or, aujourd’hui le Ghana), fut inaugurée une École de bien-être social conçue sur des modèles métropolitains, mais d’orientation plus pratique en raison de la nécessité de s’attaquer aux besoins locaux particuliers. Les neuf premiers étudiants obtinrent leur diplôme un an plus tard, sept en tant qu’agents suppléants des services sociaux, et deux en tant que superviseurs (Lord 2015 : 122-125).
Le « développement communautaire » constitue un autre exemple d’une doctrine ayant façonné l’imaginaire social et ses politiques en contextes coloniaux. Cette doctrine américaine du développement (Immerwahr 2015) avait remplacé les doctrines « d’éducation de masse » (Maggetti 2020 : 163, passim ; Matasci 2021 ; voir aussi Matasci dans ce numéro), et elle s’était plus ou moins internationalisée (bien qu’elle fût aussi sujette à certaines formes de nationalisation, étant appropriée de façon sélective à un niveau national). Le développement communautaire impliquait des aspects aussi divers que des projets de développement d’infrastructures – depuis les services de santé et d’assainissement jusqu’aux programmes destinés aux femmes et aux jeunes – et s’exprimait de différentes façons à travers le monde colonial. Dans le cas britannique, il représentait « la synthèse de la politique de développement colonial » dans l’entre-deux-guerres (Maggetti 2020 : 163-164). Il eut aussi un rôle crucial dans les trajectoires du « développementalisme répressif » (Jerónimo 2018b), comme au Kenya durant ce que l’on a appelé l’état d’urgence lors de l’insurrection des Mau-Mau : le développement communautaire était étroitement lié à une rééducation et une « réadaptation » sociale et morale qui servait autant à des fins de châtiments (Lewis 2000 : 298-359). « L’animation rurale » est un autre cas représentatif ; elle peut être considérée comme la version française du développement communautaire (Meister 1971), étant le produit « de planificateurs du progrès, de développementalistes et d’experts en agriculture » chargés de la planification et des agences de développement rural au Sénégal à la fin des années 1950 (Boone 2003 : 84-85), ainsi qu’une façon de repenser l’aspect social du développement dans les régions rurales. Un dernier exemple est celui de la « promoção social » (promotion sociale) qui désignait, pour les autorités et les experts portugais, les répertoires mobilisés pour nourrir « l’avancement » social des communautés africaines, principalement dans les régions rurales (Jerónimo 2018a : 246).
Toutes ces doctrines, qui renfermaient toujours différents sens et usages, ont fait du « savoir développer » colonial un marché fortement concurrentiel, modelé par un nombre considérable d’experts et d’institutions des métropoles et, progressivement, des colonies également, et influencé par de nombreuses disciplines et sous-disciplines (Poncelet 2008) prétendant contribuer à l’amélioration du développement et du bien-être social par leurs propres savoirs et techniques. Ces conditions ont façonné, et ont été façonnées, par l’évolution du monde universitaire qui était à cette époque en pleine expansion et diversification. L’Afrique était un « laboratoire » (Tilley 2011) dans lequel les sciences humaines et sociales rivalisaient pour proposer des instruments destinés à mieux comprendre et moderniser les sociétés locales (Cooper 2015), ce qui eut un impact considérable sur les manières de procéder aux collectes d’information et de prendre des décisions politiques. Il en résulta un « impérialisme du savoir » (Cooper 1997 : 64) qui procurait aux autorités coloniales de (plus ou moins) nouvelles formes de connaissances et de répertoires de règles qui devinrent progressivement essentielles aux volontés de renforcer contrôle et légitimation au niveau impérial, sur les plans internes et externes (pour le cas portugais, voir Jerónimo 2017b), contribuant à la rationalisation souhaitée, et fort nécessaire, de la domination coloniale (Bonneuil 2000 ; L’Estoile 2000). Pour ce qui est des questions de développement et de bien-être social, comme dans d’autres, l’engagement réciproque entre l’administration et la prise de décision politique d’une part, et la recherche technoscientifique d’autre part, se modifia. La seconde promettait un changement contrôlé et, dans un contexte de pressions grandissantes, cette garantie était essentielle. L’utilité politique du développement économique et socioculturel des sociétés coloniales, et des politiques sociales qui lui étaient liées, paraissait évidente à un grand nombre d’acteurs des différents secteurs de l’administration, en métropole comme aux colonies, au sein de l’État colonial tardif (voir par exemple Eckert 2004), comme au niveau international.
Cela eut pour conséquence une multiplication des interventions planifiées en contextes coloniaux, celles-ci étant associées aux plans de développement promus par les empires coloniaux européens et en leur sein, dans différents laps de temps. Dans le cas britannique, une « nouvelle donne tropicale » apparut à la suite de la promulgation des Lois sur le développement et le bien-être coloniaux en 1940 et 1945 (Gardner 2012). Le « développement social » fut déclaré prioritaire, et le bien-être social devint un élément récurrent des politiques de la différence de l’administration. En 1945, un document officiel intitulé Social Welfare in the Colonies déclarait qu’il était vital de transmettre les principes et méthodes du bien-être social des métropoles aux colonies « arriérées » (Colonial Office 1945). En 1954, lors de la Conférence Ashridge sur le développement social, une réunion organisée par le Bureau colonial, des orientations similaires furent confirmées (Colonial Office 1954). Approximativement au même moment, dans l’empire français, les difficultés induites par la situation de l’après-guerre menèrent également à l’institutionnalisation d’élans développementalistes et assistancialistes. En 1946 fut créé le Fonds d’investissement pour le développement économique et social, et en 1949, le Fonds d’équipement rural et de développement économique et social (Chafer 2012 : 285-286). Quelques années plus tard, en 1958, en Algérie, le Plan de Constantine, bien connu, révélait également le caractère central du bien-être social et du développement dans le projet colonial, y compris dans ses dimensions sécuritaires (Lefeuvre 2005 : 240-263). À l’instar du Kenya, l’Algérie devint une « grande maison de correction » dans laquelle les politiques de planification sociale étaient constitutives des visées de domination sociale et de contrôle de la population (Feichtinger 2017). Des dynamiques semblables se laissaient voir au Congo belge et, un peu moins, au Ruanda-Urundi. Depuis 1947, le Fonds du bien-être indigène (fbei) faisait fusionner les logiques assistancialistes, développementalistes, politiques et sécuritaires (Hunt, 2016). Depuis 1949, le Plan décennal du Congo belge articulait encore plus précisément ces fins combinées (Vanthemsche 1994) selon un processus caractérisé, comme dans les autres empires coloniaux, par l’expansion de la bureaucratie coloniale et l’implication grandissante de nombreuses institutions publiques et privées, qu’elles soient scientifiques, universitaires, politiques, économiques, religieuses, laïques, métropolitaines ou locales, rivalisant toutes pour façonner les politiques coloniales dans le domaine social. L’institution créée en 1946 à Élisabethville pour produire un savoir susceptible de donner forme aux politiques sociales, le Centre d’étude des problèmes sociaux indigènes (cepsi), en constitue un exemple significatif. Il s’ensuivit une multiplication de « foyers sociaux » et de « centres sociaux » urbains et ruraux s’occupant de plusieurs questions relevant de politiques sociales en cours (Hunt 1990 ; Jerónimo 2018c). Selon une chronologie différente et avec quelques aspects distincts, il se produisit de semblables intersections entre le bien-être social, les politiques d’ingénierie sociale et les projets politiques sécuritaires et économiques dans l’empire portugais. À partir de 1953, une série de Planos do Fomento (Plans de développement) visa la modernisation de l’empire colonial (Jerónimo et Pinto 2015 ; Castelo 2014). Le second Plan de développement de six ans (1959-1964) commença à inclure des dimensions sociales et (de pair avec d’autres instruments politiques et juridiques tels que le Code du travail rural de 1962, qui permit la création dans les provinces d’Instituts du travail et du bien-être social disposant de fonds pour financer l’action sociale) fut le moteur de l’institutionnalisation des logiques développementalistes et de l’assistancialisme colonial dans ce que l’on appelait dorénavant les « provinces d’outremer » (Jerónimo 2018a : 248-250), en partie au moyen d’une intégration plus profonde à des organismes internationaux tels que l’Organisation internationale du travail (oit), et d’une dépendance calculée envers ceux-ci (Monteiro 2018).
En conséquence, le « savoir développer » axé sur des problèmes coloniaux abordait de nombreux sujets, depuis les questions de productivité (industrielle et rurale) et d’aide médicale jusqu’aux questions de gouvernance domestique, de relations de genres, de protection sociale ou de droits. Les voix et les arguments en faveur du « côté humain » et social du développement, ainsi que les réflexions sur les coûts et les bénéfices du bien-être social se multiplièrent et gagnèrent en vigueur, malgré les nombreuses insuffisances sur le plan des réalisations concrètes (Hodge 2007 : 117-143). Sur toutes ces questions, l’incidi et, encore davantage, la ccta s’avérèrent particulièrement actifs, se proclamant les maîtres du « savoir développer ».
II – Donner une « échelle humaine » aux « plans d’ensemble »
L’incidi était une association privée déclarant se vouer à l’avancement des « sciences politiques et morales ». Il embrassait la raison d’être technoscientifique de son prédécesseur, l’Institut colonial international. Comme ce dernier, l’incidi était constitué de membres de l’élite impériale et coloniale (surtout d’administrateurs coloniaux en poste ou retraités), de politiciens et de bureaucrates, de pair avec des universitaires et des techniciens spécialisés. Dès le début, il fut évident qu’il se produisait une fertilisation croisée entre politiciens, administrateurs et experts (Poncelet 2008 : 78-83, 302-311 ; Wagner 2022 : 315-316). L’incidi publiait sa propre revue, Civilisations, depuis janvier 1951, ce qui lui avait permis d’atteindre quelques-uns de ses objectifs principaux, à savoir la promotion des « relations internationales » au moyen des « échanges entre personnes et entreprises de différentes nationalités » qu’il organisait en mettant de l’avant des sujets essentiels à la compréhension des « peuples de civilisations différentes ». Dans les années 1940, Civilisations était une importante source d’informations pour toutes les communautés épistémiques, pour les politiciens et les administrateurs s’intéressant aux affaires coloniales : on y partageait et comparait idées, raisons et même législations relatives aux politiques sociales. Le premier ensemble de textes publiés confirmait les motivations du projet dans son ensemble. F. Van Langenhove, le représentant belge aux Nations Unies, y évoquait « l’idée des territoires dépendants », et Julien Van Hove, conseiller auprès du ministre belge des Colonies, y parlait du « service social au Congo belge », soulignant les orientations assistancialistes et innovantes des politiques sociales. Un autre article montrait comment l’incidi s’efforçait de contrer l’ingérence croissante de l’onu dans les affaires coloniales, y compris en ce qui concernait le développement (Civilisations 1951).
Organisant régulièrement des conférences, l’incidi était un forum pour la production, le partage et la comparaison des savoirs sur les territoires coloniaux, en particulier en ce qui concernait les aspects sociaux et politiques. En mars 1951, à Paris, sa xvie session se concentra sur quatre sujets. L’un était « l’étude des divers moyens de soutenir les plans de développement culturel, économique et social pour les territoires insuffisamment développés ». Le rapporteur général en était Georges Gayet, inspecteur général des colonies françaises. Le « problème du développement » était considéré comme le plus saillant, problème « mondial » déchaînant des « controverses passionnées ». On y souligna le rôle actif des Nations Unies dans ce domaine, en particulier en le liant avec un « agenda similaire » mis de l’avant lors de la xiie Conférence du conseil économique et social (ECOSOC) à Santiago, au Chili (incidi 1951 : 159). Pour de nombreuses personnes impliquées dans l’incidi, les intentions potentiellement dirigistes et interventionnistes des Nations Unies dans le domaine du développement pouvaient, et devaient, être contrées. Les expériences cumulées de la gestion étatique et gouvernementale coloniale que possédaient ceux d’entre eux qui appartenaient aux empires coloniaux européens, agissant en métropole ou aux colonies, devaient être mises à contribution pour atteindre un tel objectif. Eux seuls pouvaient parvenir à intervenir plus efficacement dans les territoires « sous-développés », y compris tant dans les sociétés coloniales que non-coloniales (embrassant par conséquent progressivement différentes « civilisations » et sociétés, en Amérique du Sud par exemple). Après tout, comme le faisait remarquer le Belge Pierre Wigny, secrétaire général de l’Institut, l’incidi avait été modelé par « d’anciennes traditions » et guidé par une « nouvelle doctrine », combinant ainsi une solide expérience et des orientations réformistes. Par conséquent, c’est l’Institut qui devrait diriger tout processus d’intervention sociale dans ces territoires (incidi 1951 : 69). À Paris, l’un des principaux points de ladite « nouvelle doctrine » fut proposé par Gayet : l’incidi était prêt à offrir une « échelle humaine » au « fétichisme des plans » d’ensemble, fréquemment soumis à une « rigidité mathématique ». Les réticences devant les grandes stratégies de développement étaient largement répandues, pour la raison qu’elles avaient, entre autres, des effets pervers sur les sociétés locales (par exemple les déplacements anarchiques de la « détribalisation »). L’unanimité se faisait autour de l’utilité des politiques, si diverses qu’elles soient, d’un nécessaire développement (incidi 1951 : 168).
L’incidi rassemblait ceux qui étaient (censément) les mieux préparés à aborder les particularismes des « territoires insuffisamment développés », et à interpréter les besoins et souhaits de leurs populations. Par exemple, Adolphe Ruwet, président de l’Association des intérêts coloniaux belges, souligna le rôle des institutions axées sur les « oeuvres sociales » et la nécessité de poursuivre les politiques sociales novatrices. Naturellement, on chanta les louanges du fbei et du cepsi, ainsi que des « foyers sociaux » qui se multipliaient aux colonies (incidi 1951 : 229, 236). Cela servait non seulement à montrer la vitalité des interventions sociales dans les mondes coloniaux, mais aussi à illustrer la capacité des États coloniaux tardifs à prendre en charge la question sociale, et cela en termes économiques et développementalistes. Ainsi que le faisaient remarquer plusieurs autres présentations, l’incidi et son réseau étendu de membres étaient prêts à tenir de telles promesses, en mobilisant ses expertises cumulées, et en produisant et diffusant des connaissances plus fiables, et des politiques plus adéquates sur le plan économique et social, adaptées en outre aux conditions locales. De plus, il était capable de rivaliser avec d’autres forums internationaux dans lesquels étaient conçus des programmes de même nature, en contrant de façon préventive leurs actions et leurs résultats.
Lors de la conférence, une autre contribution se démarqua, poussant encore davantage dans le sens de l’intensification de la coopération internationale. Arthur Creech Jones (Riley 2013 ; Maggetti 2020), qui était à l’époque au Bureau colonial de la Société fabienne et vice-président de l’Anti-Slavery Society, présenta un rapport sur les « Plans de développement culturel, social et économique dans les territoires sous-développés ». En 1949, lors de la Conférence d’été sur l’administration africaine, organisée par le Bureau colonial, qui portait essentiellement sur « le développement agricole en Afrique », il avait déjà soutenu que « le côté humain du problème » était crucial (Colonial Office, 1949 : 5, 7-8). À Paris, il confortait cette idée : il était ardu de dissocier « les facteurs sociaux, économiques et politiques dans […] le développement colonial », pour de nombreuses raisons. Cela aurait dû être un principe de base pour guider la conception des politiques. « La vie traditionnelle et tribale » était « en train de se désintégrer », mettant à mal l’ordre social colonial. L’élévation des « normes sociales » devait être une priorité : il était grand besoin de « répandre l’éducation et l’hygiène, une meilleure santé et une plus grande productivité, de nouveaux types de discipline ». Les nouvelles politiques sociales devaient se concevoir en ce sens. Pour atteindre ces objectifs, la collaboration internationale devait être fortement valorisée. La collaboration entre pouvoirs coloniaux européens dans le « champ de la collaboration technique », y compris de la production et du transfert de savoir sur les questions sociales, était impérative (incidi 1951 : 181-182, 201, 203-204).
La collaboration politique l’était tout autant. À des degrés divers, l’intensification du plaidoyer pour la coopération politique inter- impériale était une réalité, résultant en partie d’une appréhension suscitée par les élans dirigistes et interventionnistes du système des Nations Unies, qui devaient être contrés. Il était essentiel de parvenir à une « entente coloniale » pour affirmer le « savoir développer » inter-impérial, et de tenir à distance les ingérences extérieures, potentiellement dommageables. Lors de la conférence de l’ecosoc à la fin de l’année 1951, à la suite des décisions prises à Santiago, le Belge, le Français et le Britannique firent aussitôt valoir que les activités économiques en cours en Afrique devraient recevoir une véritable reconnaissance de l’onu. Les plans coloniaux de développement, en cours ou à venir, visaient censément « l’élévation des niveaux de vie des peuples africains tout en évitant d’occasionner quelque déséquilibre que ce soit en raison de l’introduction de techniques modernes chez des peuples sous-développés ». Un « développement équilibré » s’imposait. Tout aussi contestée fut la proposition de création d’une commission économique régionale pour l’Afrique, recommandée par un rapport intitulé Measures for the Economic Development of Under-Developed Countries, en date d’avril 1951 (United Nations 1951a : 371-372 ; United Nations 1951b). Rédigé par des experts tels qu’Arthur Lewis (Tignor 2005 : 84-86), ce rapport eut une grande influence et fut vivement discuté (Emmerij, Jolly et Weiss 2001 : 32-35), avivant les préoccupations des capitales impériales européennes.
En septembre 1953, à La Haye, l’incidi consacra une réunion aux « programmes et plans de développement rural dans les pays tropicaux et subtropicaux », lors de laquelle prévalurent les logiques du « développement communautaire » et « coopératif » (tenant compte des conditions incontournables telles que celles se rattachant aux « paysannats »). Le progrès rural était vu comme l’un des antidotes aux problèmes de la « détribalisation », de la délinquance urbaine, de l’agitation sociale (susceptible de mener à des formes de contestation organisées pouvant prendre une forme anticoloniale) ou des ruptures communautaires. Il s’agissait fondamentalement d’un « problème social » exigeant des politiques sociales spécifiques. L’objectif déclaré de la réunion était d’encourager une « action internationale sous la forme, premièrement, de conventions internationales (telles que celles de l’oit) et, deuxièmement, d’une assistance internationale technique et financière » (incidi 1953 : 48, italiques dans l’original en anglais). « International » signifiait, essentiellement, inter-impérial, s’agissant des organismes concernés et de leurs initiatives et politiques. Pour cela, la collecte, la production, la diffusion et le transfert des connaissances étaient incontournables. À travers le monde, de l’Afrique- Équatoriale française jusqu’à la Papouasie-Nouvelle-Guinée, on rédigea de nombreux rapports sur le « développement rural », promouvant les débats et les évaluations comparatives au sujet des problèmes communs et de la possibilité de partager leurs solutions, y compris au sujet des politiques promulguées dans tous les contextes coloniaux, mais aussi ailleurs. Le texte d’introduction rédigé par Bernard Binns, de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, poussait encore plus loin l’articulation entre « l’exode rural » et ses conséquences, qui avaient été vivement débattues lors de la précédente conférence à Florence (1952). D’autres rapports portaient sur « l’économie rurale » (par W. H. Beckett), la « vie sociale rurale » (par R. A. J. Van Lier) et les « lois et politiques agraires » (par le renommé R. Delavignette), s’ajoutant aux communications portant sur des études de cas particuliers. Ainsi que le déclara Beckett, maître de conférence en Économie de l’agriculture coloniale à l’Université d’Oxford et ancien cadre du ministère de l’Agriculture, les « pays avancés », à savoir ceux qui étaient membres de l’incidi, avaient hâte de participer à la « nouvelle croisade pour le développement ». C’était une « obligation » que de mettre de l’avant « l’aide au développement ». Pour tous les participants de la réunion de La Haye, l’internationalisation du développement était un impératif, et la coopération inter-impériale devrait être un élément charnière du processus. Si le rapport des Nations Unies mentionné plus haut proposait la création d’une « autorité internationale du développement », l’incidi devait être un participant actif et incontournable dans tous ces débats et cadres institutionnels (incidi 1953 : 44, 295, 302).
L’incidi poursuivit ses activités dans les années 1950, s’efforçant toujours de se présenter comme un interlocuteur incontournable au moment où la notion de développement gagnait en vigueur. En 1955, à Londres, le sujet principal de la réunion de l’organisme fut le « développement d’une classe moyenne dans les pays tropicaux et subtropicaux », ce qui incluait l’Afrique, l’Asie, et l’Amérique latine. En 1957, à Lisbonne, le sujet fut « pluralisme ethnique et culturel dans les communautés intertropicales ». Passant en revue le compte rendu des sessions pour la revue International Affairs, Lucy P. Mair écrivit que : « ces rédacteurs, qui sont des agents coloniaux, soumettent le type de rapport auquel on s’attendrait aux Nations Unies. Ceux qui sont anthropologues parlent leur propre langage et moulent leur propre grain ». D’autres participants employaient le « mot “ethnique” comme une alternative polie à “racial” » ; ce terme était « utilisé dans tant de sens qu’il en perdait tout sens ». Elle releva également que les résolutions adoptées soulignaient « la nécessité de surmonter les préjugés, d’élever les niveaux de vie dans les territoires tropicaux, pour la coopération internationale » (Mair 1958 : 364). Dans toutes ces instances, l’incidi s’efforçait en même temps d’anticiper et de suivre les actions de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (unesco) dans la conception d’un agenda développementaliste international qui se concentrait sur les sociétés coloniales, parfois en interagissant de façon importante avec elles – par exemple, l’unesco avait financé quelques-uns des projets de l’incidi, tels que le rapport sur la situation linguistique au Congo belge et au Ruanda-Urundi en 1951 (Civilisations 1952 : 153) –, en débattant et en proposant des solutions de bien-être social et des politiques sociales susceptibles de réellement les transformer.
III – L’utilité (politique) de la coopération technique
La Commission pour la coopération technique en Afrique au sud du Sahara (ccta) est une autre de ces institutions internationales et inter-impériales, mais elle était encore davantage vouée à la collecte, la production, la diffusion et le transfert des savoirs et des politiques dans les territoires coloniaux, y compris en ce qui concernait le bien-être social et le développement. Créée en 1950, à la suite d’une série de négociations (publiques et privées) entre les principaux pouvoirs coloniaux européens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ccta s’efforçait de parvenir à une « entente coloniale » institutionnalisée pour élargir les politiques inter-impériales de la coopération à de nombreux domaines, sous l’égide de la collaboration technique. Bien entendu, les calculs et les logiques (géo)politiques étaient d’une importance primordiale. Ainsi que cela s’était produit avec l’incidi, le partage des savoirs et la coopération sur les questions techniques étaient censés favoriser une position commune, et par conséquent plus forte, des avocats du colonialisme.
De toute évidence, les intérêts nationaux et coloniaux demeuraient fondamentaux, modelant la nature et l’envergure de ce que signifiait réellement la collaboration. La ccta n’avait pas la même utilité pour les Anglais et pour les Français (Kent 1992), ou pour les Belges et les Portugais. Ou pour l’Afrique du Sud. Elle avait également une signification différente pour les gens de Luanda, Léopoldville, Johannesburg ou Bamako. En outre, la collaboration signifiait différentes choses pour les différents gouvernements, autorités et experts. Contrairement au Conseil scientifique pour l’Afrique (csa), formellement créé en 1950 pour être l’agence strictement « scientifique » de l’organisme inter-impérial, la ccta dépendait davantage des sautes d’humeur des gouvernements nationaux et des difficultés rencontrées en différents contextes, qu’ils relèvent de conditions géopolitiques ou de circonstances changeantes en situation coloniale. Son action, ainsi que ses motivations et ses attentes, n’étaient pas les mêmes audébut qu’à la fin des années 1950 ou au début des années 1960, étant donné le nombre et la signification des transformations géopolitiques induites par les dynamiques de l’après-guerre ou par les trajectoires de la décolonisation, y compris celles concernant la question du développement (Lorenzini 2019 ; Kott 2021 ; Muschik 2022).
De pair avec plusieurs réunions, publiques ou confidentielles, qui se déroulèrent dans les capitales européennes à la fin des années 1940, une conférence portant sur « les économies rurales indigènes », organisée en 1949 à Jos (Nigeria), constitue un exemple de cet élan de coopération inter-impériale, même avant la création formelle de la ccta. L’objectif général était de procéder à un examen comparatif des politiques coloniales relatives au développement économique et social des communautés rurales d’Afrique, et d’y découvrir les problèmes communs et les solutions (potentiellement) partageables. Les discussions s’organisèrent autour de trois sujets principaux : « les facteurs affectant la production agricole » (c’est-à-dire le sol et la terre, les schémas de production paysanne, la mécanisation, etc.) ; « le développement des industries rurales » (c’est-à-dire l’utilisation des matériaux bruts, les coûts de transport, les dangers de la surpopulation) ; et « les agences pour le développement économique et social des communautés rurales » (par exemple, les organismes de crédit, le rôle des coopératives, l’assistance technique). Plusieurs contributions évoquèrent la question sociale et son côté « humain », et l’on y retrouva constamment des affirmations au sujet de la nécessité d’un échange de savoirs régulier et non « éphémère », en ce qui concernait les législations ou les politiques en cours. On y plaida aussi en faveur de la circulation des experts. Il fallait activement alimenter la « coopération internationale » (du type inter-impérial), dans de nombreux domaines. Après tout, il était visible qu’il existait « de considérables similitudes dans les problèmes fondamentaux du développement de l’économie des communautés rurales » en Afrique. Mais « l’ignorance des méthodes économiques et commerciales » était vue comme le principal facteur entravant ses progrès. Il fallait parvenir à « un accord substantiel sur les politiques de base » : la « planification à long terme », la « continuité » des initiatives « d’enseignement et d’orientation », et « l’élévation de la morale » au moyen « de livres, de films et de radiodiffusion » ne constituent que quelques-uns des exemples de ces politiques qui pourraient progressivement être partagées par les pouvoirs coloniaux, si elles ne l’étaient pas déjà (ccta 1949).
Au cours des années suivantes, les aspirations formulées à Jos se concrétisèrent progressivement. Par exemple, le sujet du « bien-être rural » mérita deux grandes conférences, l’une à Louranço Marques (Mozambique) en septembre 1953, l’autre à Tananarive (Madagascar) en 1957. Faisant écho aux préoccupations dont on discutait dans de nombreux forums nationaux et internationaux, mais aussi s’efforçant d’influer sur les contenus et l’orientation de ces débats, ces deux réunions abordèrent des sujets développementalistes tels que la nutrition, les établissements médicaux, les problèmes de population, les titres fonciers, les politiques d’enseignement, ainsi que le rôle des femmes, des coopératives ou des associations de crédit ou d’entraide (ccta 1953 ; ccta 1957). Des sujets tels que l’alimentation (ccta 1952) et l’enseignement (ccta/csa 1957) se virent consacrer leurs propres réunions et commissions et révélèrent des dynamiques d’interaction distinctes dans leurs agences respectives des Nations Unies, à savoir l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (Pernet et Forclaz 2018) et l’unesco, qui était l’un des plus importants acteurs à attaquer la question de l’enseignement en contextes coloniaux (Matasci, Jerónimo et Dores 2020). Avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (fao/ccta 1958), et, de ce point de vue, également avec l’Organisation mondiale de la santé (Pearson 2018 ; Havik et Monteiro 2021 ; Bonoho 2022), il y eut davantage de collaborations stratégiques. Avec l’unesco, c’étaient les tensions et les rivalités qui prévalaient (Dores 2020), contrairement à ce qui se passait avec l’incidi. Les controverses au sujet du « savoir développer » et les rivalités – à qui allait le mieux démontrer son aptitude à soutenir des « développements éclairés » en contextes coloniaux et non coloniaux (Michel 1983 ; Jerónimo et Dores 2020) – étaient indirectes et impliquaient de nombreux experts et de nombreuses autorités, oeuvrant dans de multiples réalités institutionnelles, avec des ressources et des intérêts distincts. La ccta (et le csa) jouèrent un rôle essentiel, inspirant les politiques nationales et coloniales tout en s’efforçant d’influer sur les normes et les orientations internationales.
Parallèlement à ces conférences – qui, il est important de le faire remarquer, comptaient toujours d’importants représentants d’institutions internationales –, la ccta réalisa une autre prouesse en créant des comités permanents visant à rassembler, systématiser et faire circuler les connaissances, les données, les règlements juridiques et les politiques sur un certain nombre de thématiques. Par exemple, elle constitua un Comité de la statistique qui tint sa première réunion en mars 1954 à Lisbonne. S’ensuivirent des conférences sur les possibilités de produire des connaissances statistiques fiables au sud du Sahara, qui pourraient être mises au service des efforts développementalistes et essentialistes proclamés, et qui pourraient également accroître la lisibilité des administrations coloniales afin qu’elles puissent démontrer le caractère exceptionnel de leur position pour concrétiser des plans de transformation économique et sociale. On réunit plusieurs assemblées pour évaluer la qualité des informations statistiques existantes ou pour réfléchir aux moyens de former des statisticiens et des techniciens afin d’améliorer la collecte de données utiles et l’efficacité de certaines politiques en particulier. Après une première réunion à Salisbury en 1952, une « conférence interafricaine » sur ce sujet se déroula à Louraço Marques en 1957. Un autre comité ad hoc fut créé en décembre 1954, dédié aux sciences humaines et sociales. Une grande conférence sur ce sujet fut organisée à Bukavu (Congo belge) pour explorer l’éventuelle pertinence que pourraient avoir ces modalités et ces disciplines du savoir dans l’élan développementaliste et assistancialiste. Ce comité se réunit la même année à Bruxelles pour rédiger, entre autres, un projet exhaustif de formation de techniciens locaux. En 1955 fut créé un Centre d’information du bien-être rural. Il publiait un Bulletin du bien-être rural qui avait une fonction semblable à celle de la revue Civilisations, mais qui était « plus technique » et « moins politique » et davantage axé sur des études de cas précises (ccta/csa 1956 : 65). Les débats au sujet de la meilleure façon de faire progresser les capacités de recherches en sciences sociales des États-empires, dans les métropoles et aux colonies, se multiplièrent, aspirant à des politiques coloniales plus efficaces. Les cadres institutionnels montrent clairement le grand intérêt des pouvoirs coloniaux européens pour la conception d’une nouvelle économie de l’information qui soit capable de repenser et réorienter les gouvernements coloniaux (en donnant une place plus centrale à la question sociale et en réagissant aux mouvements de contestation locaux ainsi qu’à une observation internationale insistante) tout en réagissant aux défis posés par l’internationalisation de l’élan développementaliste.
L’un des sujets qu’abordait également la ccta était le « travail indigène » dans les colonies. Ainsi que cela s’était produit avec d’autres questions, ce centre d’intérêt suscita à nouveau des relations tendues avec les organismes internationaux, notamment l’oit. Les actions de l’oit, concrètes et potentielles, et l’inclination nouvelle de son programme et de ses propositions vers le développement constituaient des motifs de préoccupation (Plata-Stenger 2020 ; voir aussi la contribution de Kott dans ce numéro). Contrairement à ce qui s’était produit à l’incidi, où le travail était omniprésent, mais n’avait pas mérité qu’on lui consacre spécifiquement une réunion (tandis qu’à l’Institut colonial international, il s’agissait d’un sujet important), à la ccta, les discussions sur les problèmes du travail étaient vues comme cruciales, pour des raisons économiques, mais également (géo)politiques. Par exemple, la persistance du travail obligatoire, plus perceptible en certains cas que dans d’autres, et l’impact limité des normes internationales du travail en contextes coloniaux constituaient deux sujets d’importance. Il n’était pas facile de mettre un terme aux effets durables de la « cause coloniale » (Maul 2012 ; Monteiro 2018). Une Conférence interafricaine du travail (cit) fut créée dans le but de nourrir la coopération inter-impériale, toujours dans un double objectif : contrer le regard insistant et les interventions des Nations Unies et de l’oit, et accroître la centralité du rôle joué par les empires coloniaux européens, en mettant de l’avant des politiques du travail plus efficaces, y compris dans leurs dimensions de bien-être social. Un Institut interafricain du travail (iit) fut créé en 1952 et, en 1954, un Bulletin de l’Institut commença à être publié, agrégeant à nouveau législation, politiques et études sur les questions du travail. Plusieurs réunions furent organisées pour renforcer la collaboration inter- impériale : en 1950 à Élisabethville, au Congo belge, en 1953 à Bamako, en Afrique française occidentale, en 1955 à Beira, au Mozambique, et en 1957 à Lusaka, dans la Fédération de la Rhodésie et du Nyassaland.
Dans toutes ces réunions, et au sujet de tous ces problèmes, l’évaluation des aspects économiques et socioculturels du travail était liée aux réflexions plus générales sur le langage et les politiques du développement. Ces débats débordaient sur d’autres sujets et étaient liés à des préoccupations dépassant le cadre strict du travail et de ses aspects économiques et sociaux. Par exemple, il y eut des discussions sur les moyens possibles d’identifier ou « d’inventer » un homo economicus africain (ili 1956), d’éduquer l’homo ruralis africain ou de le transformer en homo industrialis (tout en ménageant les conséquences involontaires d’une telle transition). L’une des plus importantes conséquences de cette série de conférences au sujet du travail en Afrique – et de la circulation d’informations qui leur étaient liées, alimentées par l’iit et son Bulletin – fut l’apparition d’un débat systématique sur les questions de « productivité » (Cooper 1996 : 361-382). De telles questions étaient incontournables dans les débats portant sur l’économie du développement, mais aussi dans ceux portant sur ses dimensions sociopolitiques. D’après le directeur de l’iit, Thomas Haighton, l’homo economicus « était encore plus fictif en Afrique qu’ailleurs ». Promouvoir le développement en Afrique imposait de comprendre les « facteurs humains » qui faisaient obstacle à la productivité et, par conséquent, rendaient difficile la consolidation des bases économiques du développement et de l’ordre social. Des questions telles que l’alimentation, le climat et la santé étaient définies comme des dimensions explicatives « objectives ». Simultanément, les visions du monde, les aspirations et les attitudes vis-à-vis du travail (comme les « notions du temps »), la propriété et l’enrichissement étaient liés à des aspects « psychologiques et sociaux » susceptibles de contribuer à une meilleure compréhension des variations de la productivité (Haighton, 1958 : 9-11). Il fallait davantage de politiques sociales, et adapter les exemples métropolitains aux spécificités coloniales. Ces dernières devraient être étudiées en profondeur, depuis la base, pour élaborer à partir de là des lignes directrices, des méthodologies et des finalités communes. L’examen préliminaire des « facteurs humains » de la productivité en Afrique, l’une des initiatives les plus ambitieuses de la ccta, s’accompagna de la production d’un nouveau savoir, d’une enquête de grande envergure conçue spécialement à cet effet et qui produisit concrètement des informations comparables (ili 1958). La démonstration de leur capacité de produire et de maîtriser un savoir original, en plus de leur capacité d’intervention exceptionnelle, pouvait conforter les efforts incessants de la ccta (et de l’incidi) pour parvenir à un rôle moteur dans la transformation des sociétés africaines. Tous les membres soumirent des rapports visant à présenter des enquêtes comparables sur l’état des lieux des « facteurs humains » de la productivité en Afrique, soutenant la coopération inter-impériale. Sans une juste compréhension de ces facteurs, on ne pouvait concevoir ni projet de développement ni politiques utiles de bien-être social.
Conclusion
Après la Seconde Guerre mondiale, des marchés bigarrés d’idiomes et de répertoires concurrents de développementalisme et d’assistancialisme, qu’il serait difficile de réduire à un unique cadre géographique, national ou institutionnel, se diffusaient à travers de vastes réseaux, institutions et agences spécialisées, interconnectées et rivales. Ces dernières s’efforçaient de démontrer des aptitudes particulières et exceptionnelles dans la production, l’application, la maîtrise et le transfert du « savoir développer » à des sociétés distinctes, y compris des territoires coloniaux ou « dépendants », au moyen de doctrines et de stratégies de politiques sociales et économiques spécifiques. Ce processus façonnait, et était façonné par, l’institutionnalisation croissante au niveau international d’une régulation et d’une coopération normatives, sous l’impulsion de différents organismes internationaux (eux-mêmes coopérant entre eux, mais agissant parfois de façon conflictuelle), et s’ajoutait aux dynamiques anciennes de nationalisations et de différenciations nationales des politiques sociales et du développementalisme, y compris en ce qui concernait le rôle de l’État. En conséquence, les champs d’intérêt et d’intervention des questions sociales, culturelles, économiques et politiques se sont considérablement élargis, thématiquement et géographiquement (Kott et Droux 2013 ; Unger 2018).
Parmi les nombreuses communautés épistémiques revendiquant la maîtrise du « savoir développer » et des politiques économiques et sociales lui étant liées, les organismes inter-impériaux et leurs réseaux respectifs furent particulièrement actifs, et pertinents, surtout à partir de la fin des années 1940, et durant toutes les années 1950 et le début des années 1960. Cet article, qui présente de multiples évènements, personnalités, institutions, problèmes et thématiques, et qui se concentre sur deux de ces organismes, l’incidi et la ccta, illustre la façon dont ces organismes inter-impériaux ont abordé les idiomes et les répertoires du développementalisme et de l’assistancialisme au cours de l’après-guerre, dans l’objectif d’influer sur la nature, l’envergure et les finalités des débats et des politiques subséquentes sur ces sujets dans le monde colonial. De différentes façons, ces organismes inter-impériaux se sont efforcés de montrer qu’ils étaient sans rivaux pour ce qui était du savoir qu’ils possédaient au sujet de ces territoires et de leur histoire, au sujet des problèmes fondamentaux qui les affectaient, et au sujet des moyens par lesquels des connaissances et des procédés conçus pour d’autres sociétés pouvaient, ou non, être mis en oeuvre dans de telles sociétés « non autonomes » et « sous-développées », en concevant des politiques spécifiques pours’attaquer à des problèmes tels que l’absentéisme au travail et la productivité, les droits du travail et la division des genres au travail, les droits sociaux et la sécurité, le travail social et le bien-être, la sous-alimentation ou le manque d’instruction, pour n’en nommer que quelques-uns. L’incidi, et encore davantage la ccta qui montrait plus de systématisme et d’efficience, se sont érigés en seuls et uniques organismes capables de concevoir des façons efficaces de générer de nouvelles visions approfondies de ces sociétés et, également, de découvrir de nouvelles manières de les transformer de façon productive. Pour attester de telles revendications, sous l’impulsion de « traditions anciennes et d’une nouvelle doctrine », ils ont organisé de nombreuses réunions (y compris des réunions « secrètes »), ont édifié plusieurs communautés épistémiques, ont réalisé des travaux en abondance (y compris des enquêtes), et ont commandé des articles politiques qu’ils ont publiés et diffusés à l’international, rivalisant avec les connaissances produites par d’autres parties, à savoir celles se trouvant au sein des organisations internationales. Leur influence dans la prise de décision politique reste cependant à être examinée systématiquement et en profondeur, car elle a pu varier d’une région à l’autre et d’une époque à l’autre. Mais il existe de nombreux éléments (comme le montrent en abondance les archives belges, portugaises, françaises et britanniques) attestant de leur fort impact sur la production de savoir, sur l’instauration de normes, sur la redéfinition de la législation et de la formulation de politiques au temps du colonialisme tardif, y compris en relation avec la question sociale. Cependant, leur rôle prit des aspects multiples en fonction des rivalités et des différenciations internes, et des motivations, attentes et intérêts divers. L’évaluation de leur intervention au niveau historique ne devrait pas être indûment essentialisée et englobée dans les grands récits et les généralisations abusives au sujet du colonialisme européen ou des formes de gouvernance. Néanmoins, une histoire affinée et approfondie du développementalisme et de l’assistancialisme, qui s’est récemment affranchie de divers types de divisions (voir par exemple Kott et Patel 2018) et nécessite d’autres fertilisations croisées des dynamiques et dimensions coloniales internationales et nationales, exige d’être convenablement prise en compte et évaluée.
Appendices
Note biographique
Miguel Bandeira Jerónimo est professeur agrégé en histoire de l’Université de Coimbra et chercheur au Centre d’histoire de la société et de la culture de l’Université de Coimbra (Portugal).
Références
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