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Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, le fonctionnement des empires coloniaux européens connut de profonds changements (Thomas, Moore et Butler, 2008 ; Shipway, 2008) qui eurent un impact sur la façon de concevoir la « question sociale » dans les territoires coloniaux, en particulier en ce qui concernait les politiques s’appliquant aux sujets coloniaux. Les débats portant sur les politiques sociales qui seraient les plus efficaces et les plus appropriées dans les colonies évoluèrent considérablement, en contenu, en envergure et en profondeur. Les raisons en étaient multiples, mais deux grands processus historiques mériteraient qu’on leur porte attention : les efforts de réformer et de moderniser au niveau impérial d’un côté, et de l’autre, les nouveaux débats et nouvelles pratiques au niveau international dans le contexte d’un nouvel ordre mondial.

Tout d’abord, après 1945, tous les empires européens sans exception concevaient d’ambitieux plans de modernisation économique, et cela signifiait que les États coloniaux devraient jouer un rôle interventionniste sans précédent. Les efforts développementalistes visaient l’amélioration des réseaux de communication et de transport, l’augmentation des établissements d’enseignement et de santé, une meilleure rentabilité des économies coloniales, en plus d’inclure des stratégies à l’emporte-pièce d’ingénierie sociale et parfois de contrôle. Ces projets grandioses de développement économique et social étaient liés, dans une certaine mesure, aux besoins économiques des métropoles européennes à la suite des destructions provoquées par la guerre (White 2011).

Bien que les considérations économiques fussent, sans nul doute, importantes, les transformations de grande envergure qui eurent lieu dans chacun des empires coloniaux européens durant ces années résultaient également d’une préoccupation plus profonde et largement partagée quant à la possibilité qu’avaient ceux-ci de se réformer (Cooper 1997). Les élites coloniales et impériales pensaient pouvoir rendre les territoires d’outremer « simultanément plus productifs et plus stables idéologiquement » (Cooper 1997 : 64). Il fallait concevoir des politiques plus équitables afin de prouver que les empires européens remplissaient véritablement leur mission, que celle-ci soit de « civiliser » ou de « développer ». Le colonialisme tardif se caractérisa par davantage d’interventionnisme de la part des États coloniaux dans les différents domaines de la vie sociale, assignant un rôle plus éminent aux experts, aux techniciens et aux scientifiques qui se penchaient sur les problèmes coloniaux et s’efforçaient de concevoir des solutions ad hoc (Darwin 1999). Les appareils impériaux et coloniaux allaient donc « investir de nouvelles sphères de la vie économique et sociale » (Darwin 1999 : 76). Dans plusieurs domaines, on s’efforça d’aborder « de manière scientifique », au moyen de politiques spécifiques ou de plans plus localisés, les problèmes que l’on considérait comme majeurs. Ceux-ci étaient de différentes natures, allant de l’érosion des sols à la productivité agricole en passant par la gestion des relations industrielles ou la « détribalisation » des sujets coloniaux confrontés à une urbanisation rapide (Cooper 1996 ; Hodge 2007 ; Tiley 2011). Tout ceci faisait partie de la « question sociale » plus large, qu’il faudrait traiter de la manière qui convenait, « scientifiquement ».

Mais de potentielles conséquences politiques se profilaient à l’horizon. Les efforts et initiatives développementalistes associaient fréquemment des visées d’élévation matérielle et sociale à des logiques sécuritaires et des dispositifs de contrôle social (Jerónimo 2018b). Il est certain que ce processus historique se déployait sur un fond de difficultés croissantes et de revendications de la part des sujets coloniaux. L’agitation politique et sociale conduisit à d’importantes transformations de l’ordre politique et juridique de plusieurs colonies britanniques et françaises en Afrique (Cooper 1996 : 110-270 ; Mann 2008 : 108-145). En conséquence, les politiques se firent plus inclusives (Cooper 2014 : 67-123). Des droits civiques et politiques élargis conférèrent aux sujets coloniaux un certain poids dans les discussions et les procédures de prise de décisions, ainsi que dans la formulation des politiques sociales. Cependant, il est important de remarquer que le « développement politique » ne s’est pas déroulé à la même vitesse dans les différents territoires coloniaux et qu’il était soumis à des courants d’opinion contraires (Elkins 2005 ; Crook 1996 ; Fink 2018).

Le deuxième changement d’importance est que le nouvel ordre mondial émergeant après la Seconde Guerre mondiale, tout en s’édifiant sur l’important héritage de la Société des Nations, présentait certaines caractéristiques politiques et institutionnelles inédites, en particulier en ce qui concernait les affaires coloniales (Mazower 2009 ; El-Ayouty 1971 ; Luard 1989 ; Eggers, Pearson et Santos 2020). Les premières tentatives de placer tous les territoires dépendants sous une curatelle internationale finirent par échouer. Seuls les territoires sous mandat de la Société des Nations, ainsi que quelques territoires supplémentaires, passèrent sous l’égide du Conseil de tutelle des Nations Unies, nouvellement créé. L’idée générale était que ces pays, tôt ou tard, parviendraient à l’autogouvernement ; et au Conseil, on conféra le pouvoir de recevoir les pétitions rédigées par les populations ou les individus locaux, ainsi que d’en débattre, en plus d’organiser les missions d’inspection dans ces territoires (Terreta 2012). Cependant, à San Francisco en 1945, les territoires coloniaux furent traités différemment. La Charte des Nations Unies stipulait dans son chapitre xi que les autorités administrant des territoires non autonomes devaient se contenter de fournir de l’information au sujet des progrès effectués dans ces territoires sur les plans économique, social et éducatif (El-Ayouty 1971 : 3-66 ; Pearson 2017) ; elle stipulait que les intérêts des populations autochtones de ces territoires étaient « prééminents » et qu’il fallait promouvoir leurs avancées politiques, mais elle ne mentionnait pas expressément leur droit à l’autodétermination (ou à l’indépendance) (Getachew 2019 : 71-106). Il s’ensuivit, les années suivantes, un débat interminable au sujet de la signification exacte de la Charte et de son étendue. Mais la grosse machinerie des Nations Unies devint de plus en plus intrusive dans les souverainetés impériales. Lors de ces premières années, la nouvelle configuration institutionnelle signifiait que les demandes d’information s’accroissaient au niveau international, et que le regard scrutateur des Nations Unies se faisait plus perçant. La question sociale coloniale, et les politiques qui lui étaient associées, devint plus lisible au sein du système de l’onu, car celui-ci se basait sur des mécanismes éprouvés et localisés de collecte d’information et de production de savoir, tout ceci menant à de nombreuses discussions sur les mérites et la pertinence des politiques promulguées par les pouvoirs européens, ainsi que sur leurs accomplissements réels (El-Ayouty 1971 : 89-144 ; Jerónimo et Monteiro 2019). Ces dynamiques étaient perceptibles dans tout le système des Nations Unies, y compris dans les agences spécialisées (Pearson 2018 ; Maul 2012). La combinaison de ces deux processus historiques eut pour résultat que « la question sociale coloniale » s’internationalisa encore davantage durant l’immédiat après-guerre. Les débats impériaux et coloniaux et les procédures de prise de décisions au sujet des politiques sociales furent de plus en plus liés aux normes, évènements, débats et principes internationaux.

Dans cet article, je m’intéresserai à la combinaison de ces dynamiques pour comprendre comment un empire européen en particulier – l’empire belge, en général moins étudié que les empires britanniques et français – a lié en pratique ses réformes relatives à la question sociale coloniale à de nouveaux arguments normatifs pour légitimer l’empire sur la scène internationale. Tout d’abord, je démontrerai comment les débats, les normes et les procédures internationales ont influencé les politiques impériales et coloniales belges sur les plans sociaux et économiques, ainsi que sur le plan des pratiques et cogitations administratives. Ensuite, je ferai la lumière sur la façon dont les diplomates, les représentants et les experts belges ont conçu leurs propres répertoires de légitimation de l’empire, ceux-ci leur servant à influer sur l’ordre normatif en évolution en reliant ses dimensions sociales à ses dimensions politiques. En me concentrant sur l’histoire de la formation de ce que l’on a appelé la « thèse belge » (un sujet sous-étudié de l’historiographie) durant les années d’après-guerre, je montre dans cet article en quoi l’internationalisation de la question sociale coloniale – et des politiques qui lui étaient associées – est devenue une caractéristique récurrente des échanges impériaux et coloniaux, et a joué un rôle non négligeable dans les controverses internationales au sujet de la décolonisation politique. Dans leur volonté de résister à la supervision internationale des affaires coloniales, les administrateurs impériaux et coloniaux belges ont conçu des stratégies diplomatiques qui ont entraîné la collecte et le traitement systématique de l’information, ainsi que la production de savoir sur les réalités sociales dans des parties éloignées du globe, surtout dans les territoires qui n’étaient pas gouvernés par des empires européens. L’information recueillie fut, en retour, essentielle aux exercices comparatifs que concevaient sans cesse les diplomates belges afin de souligner les réalisations sociales dans leurs territoires d’outremer et la justesse des politiques qu’ils avaient mises en oeuvre. Dans ces exercices comparatifs, les efforts impériaux belges étaient mis en contraste avec les conditions sociales condamnables des peuples indigènes d’autres territoires d’Asie, d’Afrique, d’Océanie ou d’Amérique latine – tant dans les anciens États de colonisation de peuplement, où les populations autochtones avaient été victimes d’extermination ou de discrimination prolongée, que dans des États postcoloniaux où des régimes « spéciaux » pour des populations « moins développées » étaient restés en place après les indépendances. Ce faisant, ils élargissaient le domaine des débats globaux au sujet des conditions et des politiques sociales.

Dans l’ensemble, le gouvernement belge, ses représentants et ses experts avaient pour intention de faire du développement et de l’amélioration sociale la « mission sacrée » de toutes les entités politiques gouvernant des groupes ethniques et socioculturels distincts, y compris des États contigus et pas seulement des empires d’outremer. Selon ce raisonnement, « l’autodétermination » s’appliquait aux populations, non pas aux territoires, et ne se traduisait pas nécessairement par l’indépendance politique. L’objectif principal était de dépouiller « l’empire formel » de son caractère exceptionnel, tout en s’efforçant en même temps de dépasser les « limites coloniales » imposées par la grosse machinerie de surveillance de l’onu. Bien que le gouvernement belge ait fini par échouer à conserver son empire, ces efforts ont contribué à créer de nouvelles normes et protections internationales à l’endroit de groupes socioculturels spécifiques, à savoir les populations autochtones de « pays indépendants ».

I – Politiques coloniales tardives dans l’empire belge

L’impact des dynamiques historiques susmentionnées était visible dans les politiques impériales et coloniales belges à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Un certain nombre d’administrateurs et d’experts impériaux et coloniaux commencèrent à prôner davantage d’interventionnisme dans les affaires économiques et sociales des colonies. L’un d’entre eux était Pierre Ryckmans, gouverneur-général du Congo belge durant la guerre, qui avait joué un rôle important en assurant que les territoires belges d’outremer étaient du côté des Alliés. Durant ces années, le Congo belge fut intégré à l’effort de guerre allié, sur le plan militaire autant qu’économique. Ryckmans quitta son poste de gouverneur-général en 1946, ayant été nommé représentant de la Belgique au Conseil de tutelle des Nations Unies, qui venait d’être créé ; il y plaida pour que l’on confère un rôle plus important à l’État colonial, en stimulant son développement économique et en facilitant l’élévation matérielle et sociale des populations africaines (Vanthemsche 2012 : 121-138). Il n’était pas seul, d’autres administrateurs émettant des remarques similaires. Ils étaient au fait de la nouvelle approche développementaliste adoptée dans les colonies françaises et britanniques, ainsi que de nouvelles circonstances géopolitiques et diplomatiques. Ils redoutaient également que les conditions de vie de la plupart des Africains – marquées par une pauvreté généralisée, l’intensification des extorsions fiscales et du travail forcé durant la guerre, ainsi que par le processus en accélération de l’exode rural et de l’urbanisation – ne provoquent des soulèvements politiques et sociaux, voire des révoltes (Vanthemsche 1994 : 7-16).

Après quelques contretemps au début, en 1949, un Plan décennal fut finalement rédigé, visant à fortifier le développement économique et social au Congo belge (et dans le territoire sous tutelle du Ruanda-Urundi). Les principaux objectifs du Plan étaient de rendre l’économie locale moins dépendante de l’exportation, en créant et en développant des industries locales, en stimulant la croissance d’un marché de consommation intérieur et en accroissant les revenus et le bien-être des Africains. L’amélioration économique et sociale s’ensuivrait, forcément, en interdépendance. De fait, le Plan consacrait près de la moitié de son budget à la construction et à l’amélioration des infrastructures de transport afin, en théorie, d’intégrer les économies « autochtones » et « rurales » qui, en retour, contribueraient à l’accroissement du bien-être et des gains des Africains. En même temps, 7 % des fonds du Plan devaient être consacrés au logement pour les Africains, un autre 7 % à « l’enseignement des autochtones », un autre 7 % à l’hygiène et aux établissements de santé. Les montants investis étaient conséquents si l’on considère que, selon certaines estimations, le financement annuel moyen attribué au Plan correspondait à peu près à la moitié du budget ordinaire de la colonie durant les années précédentes (Vanthemsche, 1994 : 37).

Le Plan se basait également sur certains programmes et certaines institutions déjà en place ; mais il contribua à leur donner bien davantage d’ampleur. Le Fonds du bien-être indigène, par exemple, fut articulé au Plan afin de fortifier le bien-être des populations autochtones (Tödt 2021 : 62 ; Vanthemsche 1994 : 27-30). Dans ce que l’on appelait les « centres extra-coutumiers » – sortes d’espaces interstitiels établis entre les régions rurales où prévalait la loi coutumière et les centres urbains, régis par la loi civile (Lufungula 1995 : 307-309) – de nouvelles institutions furent conçues afin de stimuler de nouvelles moeurs et pratiques sociales et « d’intégrer » sans heurts les Africains aux sphères politiques et sociales. Tel fut le cas des « centres sociaux », qui procuraient tant des formations que des activités de loisirs, ou des « foyers sociaux », qui visaient surtout les femmes, pour leur procurer un enseignement technique dans des activités de base, mais surtout pour stimuler leur « amélioration morale », souvent en termes religieux (Hunt 1990 ; Jerónimo 2018a). Dans les campagnes, le nombre des paysannats (lotissements agricoles), qui avaient été conçus dans les années 1930, s’accrut à la fin de la guerre. Ces espaces gouvernés par la loi coutumière et les autorités traditionnelles recevaient un soutien technique dans des domaines tels que la conservation des sols ou la création de coopératives « autochtones », entre autres (Vanthemsche 1994 : 18-19). Le Plan décennal affirmait que, à la fin des années 1950, près d’un demi-million de familles devraient être installées sur ces lotissements agricoles. Mais à la fin des années 1950, moins de la moitié de ce nombre vivait dans les paysannats – ce qui restait néanmoins un nombre considérable (Vanthemsche 1994 : 46).

Les autorités belges, à Bruxelles comme à Léopoldville, étaient déterminées à favoriser le développement économique, comme le révèlent ces diverses initiatives et ces différents programmes. Cependant, elles redoutaient également l’impact de ces dynamiques. L’action et les politiques sociales visaient l’amélioration des conditions sociales de la majorité des Africains, mais elles visaient aussi à s’assurer que « l’évolution sociale » n’aboutisse pas à une contestation de l’ordre social et politique dominant. En fait, l’un des objectifs du système des paysannats était d’améliorer les conditions de vie, y compris les revenus, dans les contextes ruraux et coutumiers, afin de mettre un terme à l’exode rural massif. On redoutait sans cesse les Africains « détribalisés » ou « errants » vivant dans les villes hors du contrôle social des autorités et institutions traditionnelles. Les débats internes à l’administration au sujet de la réforme de la police dans des contextes urbains révèlent la tension entre les intentions « développementalistes » et les préoccupations constantes quant à l’impact subversif de la délinquance juvénile et de ces Africains coupés de leur milieu et de leurs liens traditionnels (Lauro 2016). Tant les « centres sociaux » que les « foyers sociaux » étaient censés véhiculer efficacement un code moral particulier, être des instruments de contrôle social et des moyens d’intégration politique à l’ordre colonial existant (ainsi que tel était le cas dans d’autres formations impériales et coloniales) (Jerónimo 2018a). Bien que les administrateurs et experts belges eussent eu conscience que les dimensions politiques, sociales et économiques du développement étaient liées, ainsi que le révèle ce type de raisonnement, ils n’en firent pas moins de leur mieux pour les dissocier dans leurs discours. Ceci est particulièrement évident dans le domaine politique. Contrairement à ce qui se produisait en Afrique britannique ou en Afrique occidentale française, par exemple, au Congo belge, les politiques électorales institutionnalisées ne feraient leur apparition qu’à la fin des années 1950. Une multitude de statuts juridiques subsistaient, faisant que seule une minuscule minorité d’Africains avaient la possibilité d’obtenir leur « immatriculation » ou « carte de mérite civique », l’immense majorité de la population étant soumise aux obligations de la loi et des autorités coutumières (et de l’administration coloniale) (Tödt 2021 : 118-155). Même s’il y avait eu des investissements bien plus considérables dans l’enseignement primaire et secondaire après 1945, il n’y avait tout simplement pas d’université au Congo jusqu’au milieu des années 1950 (Tödt 2021 : 47-51 ; Vanthemsche 1994 : 208). Ryckmans lui-même, aussi tard qu’en 1955, disait :

nous ne pensons pas que l’extension du droit de vote soit une fin en soi ; nous considérons que le progrès politique est un moyen en vue d’un objectif, celui-ci étant le progrès social, culturel et économique. S’il est juste de dire qu’« un bon gouvernement n’est pas un substitut à l’autogouvernement », il est également juste de dire que « l’autogouvernement n’est pas un substitut au bon gouvernement ».

Ryckmans 1955 : 94

Pour le diplomate belge, le principal objectif de la Belgique était de faciliter le développement économique et d’améliorer le niveau de vie des Africains. Le développement politique et social viendrait plus tard, progressivement et naturellement. La discrimination et les inégalités raciales n’étaient que les résultantes de différentes étapes de développement, et elles seraient réglées prudemment et sagement.

Cette logique prônée par les Belges nous amène à la seconde question : l’élan développementaliste au Congo belge répondait à des circonstances et des besoins locaux ; cependant, il était aussi étroitement lié aux évènements et processus qui façonnaient le nouvel ordre mondial (Vanthemsche 1994 : 138-140). Comme nous l’avons mentionné plus haut, le nouveau système de tutelle des Nations Unies détachait des délégations d’inspection plus intrusives dans les territoires sous tutelle que n’y avaient été soumis ceux placés sous lesystème des mandats. Cependant, d’après la Charte, les pouvoirs d’inspection des Nations Unies concernant les territoires non autonomes étaient plus limités. Les représentants belges furent quelques-uns des plus farouches opposants aux tentatives insistantes des représentants des puissances non administratives d’étendre le système de tutelle à l’intégralité du monde colonial – comprenant des États aussi différents que les pays d’Amérique latine, les pays d’Asie ayant nouvellement conquis leur indépendance, ou le très petit nombre de pays d’Afrique n’ayant pas été soumis à une colonisation européenne durable. Plusieurs controverses juridiques s’ensuivirent (El-Ayouty 1971), qui ne furent définitivement réglées qu’en 1960, avec la résolution 1514 de l’Assemblée générale des Nations Unies (Getachew 2019 : 71-106). Dans le même temps, les représentants des empires durent non seulement constituer leurs arguments en termes politiques et juridiques, mais aussi fournir des informations factuelles et à jour pour appuyer ceux-ci. Un Comité sur l’information dans les territoires non autonomes, chargé d’étudier et de discuter des informations recueillies sous l’article 73, fut constitué en 1946. Le gouvernement belge, néanmoins, contesta vivement sa légitimité et le boycotta après 1952 (El-Ayouty 1971 : 52). Le refus des administrations coloniales de fournir des informations sur un certain nombre de territoires alimenta de nouvelles discussions à la fin des années 1940 au sujet de la définition des facteurs qui permettraient à un territoire de ne plus être considéré comme « non autonome » ; les diplomates et représentants belges firent de leur mieux pour démontrer que la façon des Nations Unies d’aborder la question était discriminatoire envers les territoires coloniaux. La logique politique de cet argument était que le développement économique et social des populations « moins développées » était la « mission sacrée de la civilisation » à laquelle tous les États devaient adhérer, qu’ils soient ou non à la tête d’un empire colonial. En outre, d’après les représentants belges, un certain nombre de groupes socioculturels particuliers des pays indépendants ne pouvaient pas être adéquatement définis comme « se gouvernant eux-mêmes » (El-Ayouty 1971 : 145-178 ; Langenhove 1968). Selon les Belges, cela comprenait les populations indigènes d’Amérique latine qui avaient survécu à des vagues de colonisation antérieures et étaient désormais placées sous des régimes juridiques et sociaux spéciaux. Mais cela concernait aussi les populations « moins développées » de pays qui venaient tout juste d’obtenir leur indépendance, comme l’Inde. Là aussi, faisaient valoir les Belges, les hiérarchies civilisationnelles perduraient, certains groupes socioculturels (ceux qui avaient été plus directement en contact avec la colonisation européenne) dirigeant le pays, tandis que d’autres groupes restaient en marge de la vie sociale et politique. Mais afin de soutenir leurs arguments, les administrateurs belges devaient présenter des preuves valables de leurs efforts et de leurs accomplissements dans les territoires du Congo et du Ruanda-Urundi. À ce moment, les puissances coloniales élaboraient des plans de coopération inter-impériale afin de répondre à ces défis. La Commission pour la coopération technique en Afrique au sud du Sahara (ccta) créa de nouvelles instances de coopération et d’échanges recouvrant un certain nombre de questions sociales, économiques et techniques, mais visant aussi à contrer les effets d’une plus grande internationalisation des affaires coloniales dans le système onusien. En retour, l’ancien Institut colonial international fut rebaptisé Institut international des civilisations différentes (incidi), décision révélatrice de la nouvelle atmosphère politique et idéologique (Wagner 2016 : 417-427 ; Jerónimo 2018a : 86-95). Cependant, en dépit des arguments juridiques et politiques des puissances coloniales, les circonstances idéologiques et institutionnelles de l’après-guerre avaient changé, et la légitimité impériale de gouverner des territoires lointains et des sujets étrangers avait désormais besoin, pour être démontrée, de bien plus que de simples affirmations juridiques ou rhétoriques.

De fait, la Belgique ne tarda pas à constater l’impact du nouveau système de tutelle des Nations Unies. En 1948, le Conseil de tutelle se fixa pour première mission de visiter les territoires du Ruanda-Urundi et du Tanganiyka. Le chef de mission était Henri Laurentie, ancien haut-fonctionnaire colonial français qui avait fait partie de la France libre en Afrique durant la guerre. Puisqu’il s’agissait de territoires sous tutelle, le mandat de la mission incluait les affaires politiques ; cependant, le nombre d’affaires examinées par ces délégués était beaucoup plus vaste : elles comprenaient des sujets tels que les infrastructures de transport, les châtiments corporels, les sanctions pénales dans le cas de ruptures de contrats, ou les établissements d’enseignement et de santé. Le développement politique, économique, social et culturel était abordé de façon intégrée et interdépendante (United Nations 1948). Dans le rapport remis par le Conseil de tutelle, les remarques d’introduction de la mission soulignent les difficultés auxquelles était confrontée l’administration belge depuis la Première Guerre mondiale, lorsque les anciens territoires allemands étaient devenus des territoires sous mandat de la Société des Nations, et font l’éloge d’un bon nombre d’aspects des réalisations des Belges, depuis la construction d’un réseau routier étendu jusqu’aux progrès agricoles (United Nations 1948 : 5-6). Ces accomplissements étaient d’autant plus impressionnants que les conditions géographiques et climatiques du territoire étaient difficiles. Recourant à plusieurs tropes empruntés aux discours de la mission civilisatrice, les auteurs du rapport ne tarissaient pas d’éloges quant à la capacité du gouvernement belge d’intégrer cette région et ses populations au reste du monde ; mais, si l’histoire de la domination belge des dernières décennies était digne d’éloges, sous certains aspects il était temps pour l’administration belge d’aller plus loin. D’un certain point de vue, cela semblait effectivement être le cas, comme avec le projet de construire neuf hôpitaux (United Nations 1948 : 48) ; mais d’un autre point de vue, certaines pratiques paraissaient condamnables, comme celle du recours persistant au fouet. Bien qu’en théorie cette pratique fût restreinte à certaines situations particulières et qu’elle ne pût être appliquée que par des autorités africaines, les auteurs du rapport croyaient que même les fonctionnaires européens avaient recours au fouet (United Nations 1948 : 55). De même, les salaires étaient bas, et les membres de la mission contestaient l’idée, entretenue par certains colons et certains administrateurs, que la main-d’oeuvre de ces territoires était la pire du monde. Ainsi qu’ils le formulaient, « la raison en est qu’au Ruanda-Urundi, les Africains ou les employeurs ne sont aucunement motivés à développer l’éducation technique, spécialisée ou morale qui changerait radicalement le travailleur africain » (United Nations, 1948 : 53). Ce qui était nécessaire, plutôt, c’était de créer de nouveaux incitatifs et de procurer un meilleur enseignement (aspect essentiel mentionné dans le rapport). Quant à la structure politique du territoire, qui se caractérisait au plus haut point par la délégation des pouvoirs aux autorités « traditionnelles » (quoique toujours soumises à la volonté des administrateurs européens), les membres de la mission affirmaient que le temps était venu d’un progrès plus rapide et soutenu. En fait, le principal corps consultatif du territoire, le Conseil du vice-gouverneur, ne comptait aucun Africain parmi ses 22 membres, même s’il lui était légalement loisible de nommer des autorités traditionnelles (United Nations 1948 : 19-22). Il serait nécessaire d’adopter progressivement ou temporairement des procédures plus démocratiques. L’insistance des autorités belges à soutenir que les Africains n’étaient pas encore prêts à participer à la vie politique du territoire (et autres affirmations du même type au sujet de leur arriération) était systématiquement contestée, l’argument étant que la meilleure façon pour que les Africains y parviennent était l’entraînement et la pratique.

Ce n’est là qu’un seul exemple de la façon dont l’internationalisation des affaires coloniales après 1945 avait considérablement changé, en envergure, en profondeur et en contenu. Les idées qui prédominaient au sujet de la nature « spéciale » des sociétés et des populations coloniales changeaient, lentement mais sûrement. Les conceptions de ce que devrait être, ou de la façon dont devrait agir, une politique impériale « progressive » se modifiaient également. Les politiques sociales et économiques devaient se faire plus inclusives et recouvrir différents sujets, de la vaccination au bien-être social en passant par l’enseignement secondaire. Les Africains devraient être perçus comme des acteurs sociaux, susceptibles, le moment venu, de répondre aux mêmes incitatifs que les Européens. Le développement politique devait lui aussi être mis de l’avant, même si seulement de façon prudente et expérimentale. Et, plus déterminant encore, les réalités, les conditions et les politiques prédominantes dans les territoires coloniaux, et pas seulement dans les territoires sous tutelle, devenaient plus visibles, lisibles et dignes d’être discutées dans les forums internationaux. Ces débats seraient bientôt connus de l’opinion publique dans des situations nationales et internationales.

II – Élaboration de la thèse belge

En 1953, le ministre belge des Affaires étrangères reçut de son ambassade au Brésil une lettre contenant une coupure de presse ; il s’agissait d’un article publié le 5 juin dans le journal brésilien Diário de Notícias, intitulé « Terre, famine et désespoir ». L’article parlait des procédures ordinaires d’expropriation foncière auxquelles étaient soumises les populations indigènes du pays, ainsi que des massacres des Carijós et des Guaranis ; il se basait sur les déclarations de José Maria da Gama Malcher, qui travaillait pour le Serviço de Protecção do Indío[1]. Quelques années auparavant, un autre diplomate en poste à Mexico lui avait également envoyé une note l’informant qu’il avait visité la vallée de Mezquital, où vivaient 70 Otomis. Il se référait aux informations recueillies par des observateurs mexicains et étrangers qui affirmaient que les trois quarts de la population vivaient dans « une misère réellement effroyable ». D’après lui, il n’y avait pas d’école et ces gens parlaient à peine espagnol. Il avait observé des pratiques totémiques et en avait conclu que l’administration mexicaine avait tout bonnement abandonné les Otomis[2].

Au cours de la première moitié des années 1950, ce type d’informations parvenait systématiquement au ministre belge des Affaires étrangères, et son ministère renfermait des milliers de pages de rapports, de coupures de presse, de statistiques et de comptes rendus de conversations au sujet des conditions de vie des différents groupes humains à travers le monde. Elles étaient stockées dans les archives diplomatiques sous l’intitulé : « populations indigènes arriérées ». Cet ensemble ne résultait pas de la correspondance régulière et parfois casuistique entre les affectations diplomatiques et l’administration centrale. Il s’agissait d’un effort systématique entrepris en vue d’objectifs bien définis.

Le 25 avril 1949, Fernand van Langenhove, représentant permanent de la Belgique à l’onu, écrivit au premier ministre Paul Henri Spaak pour l’informer que Ryckmans avait participé à un débat préliminaire du Conseil de tutelle des Nations Unies portant sur le rapport de mission (mentionné ci-dessus) au Ruanda-Urundi en 1948. Dans ce débat, certaines remarques avaient été faites quant aux faibles salaires payés aux Africains et aux insuffisances des politiques d’enseignement. Ryckman avait « fait une vive impression » lorsque, dans sa réponse, il avait comparé la situation du Ruanda-Urundi aux conditions contemporaines dans les pays d’Amérique latine et en Irak. Langenhove déplorait que les représentants des pays indépendants n’aient pas pris en compte les possibilités existantes des territoires coloniaux et qu’ils aient été guidés par un « idéal à atteindre ». Tout en admettant qu’il n’était pas possible de toujours réfuter les accusations en invoquant la situation d’autres États, indépendants ceux-là, il soutenait néanmoins qu’il était important d’avoir des informations à jour, car cela permettait de pratiquer la formulation de comparaisons[3].

Langenhove énumérait en détail la liste des sujets sur lesquels il serait souhaitable d’avoir de l’information dans les pays où étaient postés les attachés diplomatiques belges. Parmi ceux-ci, il mentionnait des sujets touchant à la politique et aux institutions telles que le fonctionnement du système électoral, l’émancipation ou la structure constitutionnelle. Il pensait qu’il fallait porter une attention particulière aux droits des populations « aborigènes » et des minorités raciales. Mais les rapports devaient également porter sur des questions sociales plus larges telles que le régime foncier, la propriété des ressources naturelles, les systèmes de travail obligatoire, les spéculations sur les produits agricoles cultivés sous la contrainte, l’esclavage et le servage, les niveaux de vie, les salaires, le système et les établissements de santé, l’application des conventions de l’Organisation internationale du travail, la liberté de se syndiquer, le système pénitentiaire, les taux d’illettrisme, les niveaux d’instruction et les universités. Les sujets énumérés dans cette liste correspondaient assez exactement aux points examinés par la délégation du Conseil de tutelle lors de sa visite au Ruanda-Urundi[4]. Comme le formula Ryckmans par la suite, l’objectif était de comparer les réalisations des Belges dans leurs colonies avec celles de leurs détracteurs dans leur propre pays[5].

Quelques mois plus tard, ils reçurent de nouvelles instructions. Confronté aux tentatives d’élargissement du système de tutelle à tous les territoires non autonomes, le gouvernement belge avait deux possibilités ; l’une était d’en appeler à la Cour internationale de justice pour interroger la légitimité des Nations Unies à ce sujet ; la seconde était la voie « diplomatique », et ce fut cette dernière qui fut choisie. Dans leurs activités de recherche, les diplomates belges devraient se concentrer plus strictement sur les conditions de vie des « populations indigènes arriérées » à l’échelle mondiale. Une fois encore, le statut politique des territoires n’avait que peu d’importance. Ce qui était en jeu, c’était de montrer que ces groupes socioculturels existaient sous des régimes (géo)politiques très divers, ainsi que de comparer les accomplissements de chaque gouvernement concernant l’élévation économique et sociale de leurs populations « arriérées ». Des aspects tels que l’illettrisme, l’usage de langues vernaculaires et la discrimination en matière d’éducation étaient communs tant aux territoires non autonomes qu’aux territoires indépendants. Tel était le fondement de l’argument juridique qu’élaboraient les diplomates et les représentants belges. Ils affirmaient que le système onusien, qui changeait de position vis-à-vis de la question coloniale, laissait sans protection les populations autochtones des territoires indépendants[6].

Les instructions étaient claires. Les informations devaient être collectées en vue de soutenir cette affirmation. La liste des éléments devant être rassemblés devait coïncider avec les réponses fournies par le gouvernement belge au sujet du Congo, selon l’article 73 de la Charte des Nations Unies. Les attachés diplomatiques belges devaient se montrer discrets en rassemblant ces éléments pour ne pas contrarier les gouvernements concernés, surtout ceux qui avaient de bonnes relations avec le gouvernement belge ; tandis qu’avec les pays ayant des tendances « anticoloniales », comme l’Inde, le Mexique, Cuba, le Brésil, les Philippines ou l’Égypte, les comparaisons étaient vivement conseillées. Les représentants de ces pays s’étaient particulièrement fait entendre lorsqu’il s’était agi de commenter le rapport de la mission d’observation au Ruanda-Urundi. Le représentant des Philippines avait déploré les faibles salaires et la lenteur des progrès politiques ; le représentant mexicain, quant à lui, avait attiré l’attention sur la lenteur de l’implantation des établissements d’enseignement[7].

Tous ces évènements avaient poussé l’administration belge à intensifier la collecte d’informations au sujet des conditions politiques, économiques et sociales des pays indépendants où vivaient ces groupes socioculturels. En février 1950, le ministre belge des Affaires étrangères demanda au Secrétaire-Général de l’onu de lui fournir l’information recueillie par les Nations Unies sur ces questions. On lui communiqua une étude intitulée Field Enquiries into the Living Conditions of Selected Groups in Less-Developed Areas (1930-1949). Celle-ci se composait de diverses études de groupes sélectionnés et comprenait des informations au sujet de leurs conditions de vie, depuis les taux salariaux jusqu’à la consommation de nourriture, en passant par le logement ou le droit de propriété ; en outre, elle couvrait tant des territoires coloniaux qu’un certain nombre de territoires indépendants, de l’Argentine à la Thaïlande ou la Turquie[8]. Mais à ce moment, les administrateurs belges semblaient plus particulièrement intéressés par les pays d’Amérique latine. On y discutait avec plus d’ardeur des conditions de vie des populations indigènes et des politiques qui les concernaient, tant au niveau national que continental. Et, ce qui était incontournable, les délégués de ces pays d’Amérique latine étaient ceux qui faisaient le plus fortement entendre leurs critiques envers le colonialisme belge. En fait, le ministre belge en visite à Lima, au Pérou, suivit attentivement la conférence organisée par l’Instituto Indigenista Inter-Americano qui se déroula à Cuzco, en 1949. Cette conférence procura des informations susceptibles d’être utiles à des fins diplomatiques, y compris des résolutions qui confirmaient l’argument belge car elles étaient fortement critiques des conditions d’hygiène, de travail ou de santé en Amérique latine ; l’une des résolutions comparait explicitement les populations indigènes aux Africains, affirmant que certaines d’entre elles vivaient tout simplement dans un « état barbare » ; une autre affirmait que les autochtones d’Amérique latine constituaient « une population étrangère dans son propre pays »[9].

Les réunions organisées sous les auspices de l’Organisation internationale du travail (OIT) furent également suivies avec attention. Langenhove informa lui-même le ministre des Affaires étrangères que, lors de la Réunion régionale de l’oit en Amérique, qui s’était tenue à Montevideo en 1949, la décision avait été prise de créer un Comité d’experts sur le travail indigène (Rodriguez-Piñero 2005 : 53-82, 115-144). Il affirmait que le moment était venu, pour les instances dirigeantes, « de montrer l’intérêt qu’elles attachent à la solution, sur un plan mondial, des problèmes posés par la situation économique et sociale des populations aborigènes »[10]. Malheureusement, ni les Britanniques ni les Français n’envoyèrent d’observateurs à la conférence de La Paz, en 1951[11]. Comme nous le verrons, l’attention portée aux pays d’Amérique latine allait se prolonger au cours des années suivantes, en lien avec des institutions et des conférences intercontinentales et, essentiellement, en relation avec l’oit. Bien que ces pays eussent connu une forme très dissemblable de colonialisme (marqué par la consolidation d’États constitués de colonies de peuplement) de celui des colonies européennes subsistant au 20e siècle en Afrique et en Asie (où les populations autochtones constituaient l’écrasante majorité), ils étaient, à la fin des années 1940, ceux qui exprimaient le plus fortement leur opposition au colonialisme européen à l’onu (les représentants de ces pays d’Amérique latine allaient évoluer sur ce sujet de plusieurs façons distinctes par la suite).

Mais l’intérêt des diplomates belges pour cette question allait bien au-delà de l’Amérique latine. Le premier questionnaire allait être appliqué à plusieurs pays, dont l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et les États-Unis (c’est-à-dire des puissances gouvernantes qui étaient aussi d’anciens États coloniaux où se trouvaient des minorités autochtones), mais aussi le Libéria, la Syrie, l’Irak, la Thaïlande, l’Inde, entre autres. Les attachés d’ambassade affectés dans plusieurs de ces États (pas tous) apportèrent eux-mêmes les réponses au questionnaire. Cependant, Langenhove regrettait que la plupart de ces informations fussent trop générales et qu’elles ne portent pas spécifiquement sur les conditions de vie des populations qui vivaient dans des « milieux coutumiers à l’état plus ou moins primitif »[12]. D’après lui, cela tenait en partie au fait que plusieurs administrations nationales n’avaient que peu de contacts avec ces groupes.

En 1952, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères écrivit à Langenhove pour lui demander un nouveau questionnaire. À l’onu, le débat au sujet des « facteurs » devant déterminer la fin du classement d’un territoire dans la catégorie « non autonome » (mettant fin ainsi à l’obligation de fournir des informations conformément à l’article 73) était parvenu à un point critique[13]. Langenhove lui répondit que les réponses au premier questionnaire ne faisaient pas de distinctions entre les différents groupes ethno-raciaux de chaque pays. Les meilleures réponses venaient de l’Inde (qui s’efforçait de résoudre le problème de ce que l’on appelait les scheduled tribes ) et du Guatemala, et pouvaient servir d’exemples. Mais il était vital à présent de se concentrer exclusivement sur les populations « aborigènes ». Le nouveau questionnaire était bien plus détaillé et couvrait un ensemble exhaustif de sujet précis : les régimes spéciaux de discrimination de facto ou de jure ; le statut politique des populations autochtones ; le fonctionnement des régimes miniers et fonciers ; les programmes existants de développement industriel ; le régime du travail et des salaires ; les « milieux extra-coutumiers » ou le statut des femmes. Ces informations allaient soutenir l’argument belge voulant qu’il existe plusieurs « populations indigènes arriérées » dans des territoires s’administrant pleinement eux-mêmes : « toutes ces populations indigènes sont incapables de s’administrer elles-mêmes comme le font les populations supérieures, placées sous la même souveraineté ». Même dans les pays où elles se voyaient accorder des droits politiques, civiques et sociaux, leur condition « d’arriération » les empêchait de les exercer. Il était fondamental, par conséquent, d’inclure dans le périmètre des investigations les discriminations de jure et de facto. Puisque les Nations Unies n’exigeaient pas d’informations concernant les populations indigènes des pays indépendants, le gouvernement belge devrait s’en charger[14]. En conséquence, un nouveau flux d’informations en provenance de plusieurs postes diplomatiques se déversa dans les bureaux du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles. Langenhove félicita ledit ministère pour les abondantes informations qu’il avait recueillies au sujet de ces populations d’Asie et d’Amérique latine. D’après lui, ces informations permettaient aux délégations belges de ce que l’on appela informellement le « Comité des facteurs » de la 4e assemblée générale et du Comité spécial sur l’information de conforter leur argument sur la nécessité d’une protection internationale des populations autochtones à l’échelle mondiale, indépendamment du statut constitutionnel du territoire sur lequel elles vivaient et de la situation géographique de celui-ci (qu’il soit contigu ou non)[15].

La quantité et la qualité des informations recueillies variaient cependant grandement. La somme des données collectées dans des pays tels que le Brésil ou le Mexique était impressionnante ; mais pour d’autres pays, comme le Libéria, ce n’était pas le cas. Il n’y avait pas de détachement diplomatique belge à Monrovia, aussi un fonctionnaire belge devait-il contacter le représentant diplomatique de l’aof et le consul britannique à Dakar pour obtenir ces informations. Mais les renseignements qu’il en obtint étaient très généraux : ils mentionnaient que le Libéria était un « État colonial » régi par une minorité composée de descendants d’esclaves américains qui avaient migré dans ce territoire au 19e siècle, et qu’il était de plus en plus dépendant de l’aide économique des États-Unis. Une partie de la population n’avait aucun contact avec l’État libérien[16]. En fait, cet aspect était constamment signalé dans les échanges entre les postes diplomatiques autour du monde, le ministère des Affaires étrangères à Bruxelles et les représentants des Nations Unies. L’un des principaux objectifs des administrateurs belges était de démontrer que ces populations n’avaient aucun contact régulier avec les institutions étatiques, que ce soit sur le plan politique, social ou économique ; elles n’étaient intégrées ni politiquement ni socialement et, de ce fait, elles ne pouvaient pas se gouverner elles-mêmes.

Le processus de collecte d’information à l’échelle mondiale eut un rôle utilitaire sur plusieurs plans. Il faisait partie de l’ensemble des efforts diplomatiques des autorités belges de légitimer leur domination des territoires coloniaux ; mais il incita aussi les diplomates belges en poste à l’étranger à prendre d’autres initiatives. Par exemple, à Mexico, le ministre belge noua des contacts étroits avec Alfonso Caso, l’un des principaux spécialistes de la question autochtone au Mexique, qui devint directeur de l’Institut indigène du Mexique. Le diplomate belge lui fit parvenir un certain nombre de photographies d’établissements d’enseignement et de santé du Congo que l’expert mexicain reçut « chaleureusement », soulignant « l’avance notable » dont faisaient preuve les Belges au Congo[17]. De son côté, l’ambassadeur belge au Brésil entrait en relation avec Darcy Ribeiro, qui allait par la suite devenir un anthropologue et un intellectuel de renom, et qui avait commencé sa carrière dans le Serviço de Protecção do Indío. Il décrivit Darcy Ribeiro comme un jeune homme « brillant de la flamme du mystique » et fit l’éloge des travaux du spi. D’après lui, la situation au Brésil n’était comparable en rien à celle du Congo belge. L’objectif principal du spi était de protéger la civilisation indigène contre la civilisation. Il ne s’agissait pas de la « mission sacrée de la civilisation », mais d’un impressionnant effort de prise en charge de « populations arriérées ». Le spi apportait des établissements de santé et d’hygiène et des services d’enseignement, en même temps qu’il s’efforçait de faire valoir progressivement le travail salarié au sein des communautés autochtones, tout en les protégeant « de la civilisation »[18]. Ces quelques exemples montrent que, même si le processus que nous décrivons ici était subordonné à de claires logiques politiques et diplomatiques, il n’en a pas moins rendu les administrateurs belges et la fonction publique impériale plus consciente, et plus familière, des acteurs, des procédés, des initiatives et des institutions qui se vouaient à s’occuper du problème du développement politique, social et économique de différents groupes socioculturels à travers le monde.

En fait, lors des échanges entre le gouvernement belge, ses représentants et ses diplomates, certains d’entre eux allaient jusqu’à remettre en question les fondations de l’argument belge. Ce fut le cas de Walter Loridan, ambassadeur à Mexico, qui, en juin 1952, contesta le mémorandum que Langenhove avait soumis aux Nations Unies au sujet du rapport sur la question des « facteurs ». Ainsi qu’il l’écrivit : « Au Congo, la situation se détache noir sur blanc, si j’ose dire. Une masse de nègres, dont certains “évoluant” est gouvernée par une administration dirigée par des blancs. Au Mexique, la situation est toute différente ». En fait tous les Mexicains étaient, en théorie, citoyens de plein droit, et des membres des populations indigènes étaient présents à tous les échelons de l’administration mexicaine. Il n’était pas aisé de quantifier le nombre des éléments indigènes de la population mexicaine. De fait, selon le rapport, seulement environ un pour cent de la population mexicaine était « blanche », le reste étant composé d’autochtones ou de métis ; il aurait été difficile ici de soutenir qu’il s’agissait de populations non autonomes. Pour cette raison, Loridan suggérait d’adopter une stratégie moins agressive à l’onu[19]. C’était une exception cependant. On trouvait plus communément des diplomates désireux de lancer leurs propres initiatives pour soutenir la politique coloniale belge. Tel était le cas d’un diplomate en poste au Brésil qui, après avoir lu un discours rédigé par le gouverneur-général du Congo, Léo Pétillon, décida de son propre chef de mener une étude statistique pour comparer systématiquement les données relatives au Congo et à certaines régions du Brésil où vivaient les populations indigènes. L’étude comprenait, par exemple, le nombre de lits d’hôpitaux par personne ou le taux de scolarisation. Il recommandait que des études similaires soient menées dans des pays tels que l’Irak, l’Iran, l’Égypte, le Venezuela et « autres pays anti-colonialistes »[20].

À New York, Langenhove, Ryckmans et d’autres administrateurs belges entretenaient de semblables idées. Ils suggérèrent que Jean Buckens, qui avait obtenu un doctorat à Louvain, qui se trouvait à ce moment aux États-Unis et qui avait été stagiaire au Conseil de tutelle des Nations Unies, conçoive une étude scientifique au sujet de la protection des populations « aborigènes » du monde. La nature scientifique de l’étude lui éviterait de subir les représailles de gouvernements qu’elle pourrait mettre en cause. Buckens recevrait 100 000 francs pour son travail. En novembre 1952, Langenhove fit savoir que Buckens avait déjà bien avancé son étude. Les postes diplomatiques devraient être en mesure d’établir une claire distinction entre les « aborigènes » et le reste de la population. Toutes les informations produites depuis 1930 seraient collectées pour souligner la nature scientifique de l’étude. De toute évidence, celle-ci ne mentionnerait pas « nos agents ». L’incidi serait ensuite chargé de diffuser largement cette étude[21].

Jusqu’ici, il n’a pas été possible de savoir au juste si cette étude n’a jamais été terminée. Mais le gouvernement belge, ses fonctionnaires et ses experts ont publié plusieurs articles sur cette question. Une brochure en anglais fut éditée par le Centre d’information du gouvernement belge à New York ; elle comprenait un certain nombre de discours portant sur cette question (Belgian Government Information Center 1953). Et Langenhove lui-même publia une brochure sur ce sujet (Langenhove 1954). En fait, le processus décrit ici fut fondamental dans l’élaboration de ce qui est connu dans la législation internationale sous le nom de « thèse belge ». Celle-ci consiste principalement en un argument juridique voulant que la Charte des Nations Unies fasse preuve de discrimination envers les puissances coloniales, laissant les populations indigènes des territoires indépendants sans protection contre le regard scrutateur des instances internationales et leurs procédures normatives. Le gouvernement belge et ses agents affirmaient que les sujets coloniaux et les peuples indigènes étaient aussi « arriérés » les uns que les autres sur le plan de l’évolution. Un présupposé était implicite dans cet argument, à savoir que les groupes socioculturels plus « avancés » s’étaient vu confier « la mission civilisatrice » qui se concentrerait sur l’élévation sociale et économique de ces populations. Leur évolution politique, à son tour, suivrait le développement économique et social, puisque ces populations n’étaient pas préparées à exercer convenablement leurs droits civiques et politiques et à se gouverner elles-mêmes. L’indépendance politique était définitivement prématurée et ne devrait pas être soumise à l’ordre normatif international. Au cours des années précédentes, ce dernier avait élaboré des normes et des procédures spécifiques pour s’occuper des territoires coloniaux. Mais en fin de compte, comme nous le savons aujourd’hui, la thèse belge fut finalement vaincue. La « doctrine de l’eau bleue », ainsi qu’on l’appelle, prit sa place, désignant les territoires non contigus sous administration européenne pour être des territoires non autonomes auxquels on devait donner l’indépendance. En fait, la résolution 1514 de l’Assemblée générale de l’onu, qui cristallisait le principe de l’autodétermination et déclarait illégitime le colonialisme européen, stipulait clairement que l’autodétermination était un droit universel et que les arguments voulant que les peuples concernés ne soient pas prêts à l’exercer, sur les plans sociaux, économiques ou politiques, n’étaient plus soutenables (El-Ayouty 1971 : 50-52 ; Rodríguez-Piñero 2005 : 139-144 ; Getachew 2019 : 85-87).

Conclusion

En 1968, dans Civilisations, la revue de l’incidi, Pierre de Brey publia un article intitulé « La fin du Congo belge ». Celui-ci consistait en un certain nombre de réflexions au sujet des mémoires de Léo Pétillon, l’ancien gouverneur-général du Congo. Briey y faisait le bilan de l’impact politique de la stratégie diplomatique belge élaborée autour de la « thèse belge ». D’après lui, tant les diplomates belges que les représentants des Nations Unies croyaient fermement que cette stratégie avait été efficace durant la plus grande partie des années 1950. L’opinion publique belge, qui suivait les débats à l’onu et avait connaissance des accusations formulées par les représentants belges à l’encontre des pays indépendants, était également convaincue de l’efficacité de ces arguments politiques et diplomatiques. Cela inspira le sentiment très répandu d’un excès de confiance dans les mérites de cette thèse qui laissait croire aux agents du gouvernement comme au grand public que la véritable question en jeu durant ces années était le développement économique et social des populations « arriérées » et non leur indépendance politique. Outre qu’elles leur avaient aliéné beaucoup de pays indépendants, disait Briey, ces dynamiques avaient également empêché de mettre en oeuvre des mesures de grande ampleur pour l’avancement politique. D’après lui, c’était l’une des raisons pour lesquelles les politiciens et la société belges parurent être pris par surprise par les turbulences de la fin des années 1950 qui allaient mener à la décolonisation du Congo dans les deux ans (Briey 1968).

Dans le numéro suivant, les rédacteurs de Civilisations publièrent une note dans laquelle ils rejetaient vigoureusement les accusations que Briey adressait aux diplomates belges, et ils invitèrent Langenhove lui-même à publier une « Note sur l’histoire de la “thèse belge” ». Langenhove niait que les représentants belges se soient aliéné les délégations non européennes ; plus important encore, il plaçait son propre travail sous l’angle d’une mission « humanitaire ». Il rappelait qu’il avait lui-même représenté la Belgique lors de deux Conférences internationales du travail qui portaient sur le problème des populations indigènes, et qui avaient conduit à la création du premier instrument international exclusivement consacré aux populations indigènes des pays indépendants, la Convention 107 de l’Organisation internationale du travail relative « aux populations aborigènes et tribales » (Langenhove 1968). La Convention reprenait l’idée que l’intégration et le développement politique, social et économique étaient des éléments mutuellement constitutifs et interdépendants. Bien qu’elle s’inscrivît dans un discours développementaliste (mais aussi assimilationniste et paternaliste), la Convention n’en contenait pas moins d’importantes clauses concernant l’intégration politique et civique. Le rôle joué par Langenhove et la délégation belge n’avait pas été négligeable et avait bénéficié des développements que nous avons décrits ici (Rodriguez-Piñero 2005 : 115-172). Ils n’en étaient pas moins politiquement motivés.

Sur le point essentiel, la stratégie diplomatique belge finit par échouer, et la décolonisation devint une réalité en quelques années. Mais entre-temps, d’autres acteurs contemporains avaient évalué la stratégie de la thèse belge de façon moins caustique. Des agents britanniques, par exemple, déclarèrent que la délégation du Royaume-Uni ne pourrait pas ouvertement suivre aux Nations Unies une stratégie semblable, au risque de s’aliéner des délégations postcoloniales ; mais ils n’en encouragèrent pas moins avec insistance les Belges à présenter leurs arguments devant les Nations Unies car cela pouvait servir à dissuader quelque peu les délégations anticoloniales.

Cependant, les autorités britanniques réfléchissaient encore à la nécessité de réviser la Charte de l’onu afin de, comme le disait l’un d’eux, « inverser la tendance actuelle des Nations Unies de considérer les problèmes généraux tels que l’alphabétisation, les droits humains, la santé publique ou le développement économique dans les territoires coloniaux indépendamment des conditions similaires dans les États souverains »[22]. En fait, d’après les échanges entre Bruxelles et les postes diplomatiques, on s’aperçoit que les diplomates belges s’attendaient à ce que les Français et les Britanniques suivent leur stratégie – ce qui n’arriva pas. Les autorités impériales et coloniales françaises et leurs experts associés s’intéressaient pourtant eux aussi aux nombreux programmes et doctrines qui étaient élaborés en Amérique latine en faveur de « l’intégration » politique, sociale et économique des « populations indigènes », ainsi que l’a révélé Todd Shepard (2011). Mais c’est peut-être dans l’empire portugais que la thèse belge eut le plus grand retentissement. En fait, après leur entrée aux Nations Unies, les administrateurs et diplomates portugais s’efforcèrent de concevoir de nouvelles stratégies pour résister à la décolonisation. Parmi ces stratégies, le gouvernement portugais ratifia la Convention 107 de l’Organisation internationale du travail sur les populations aborigènes des pays indépendants, et l’appliqua aux colonies africaines. De fait, les réformes juridiques et politiques instaurées en 1961, qui mettaient un terme au régime indigenato (double régime juridique et politique), avaient été inspirées dans une large mesure par la thèse belge et adaptées aux nouvelles normes internationales. La même année, le représentant portugais à l’Organisation internationale du travail déposa une plainte contre le gouvernement libérien. D’après cette plainte, le gouvernement libérien violait systématiquement la Convention 29 de l’oit sur le travail forcé. Faisant écho aux arguments belges, cette plainte visait à prouver que le Libéria avait des politiques et des lois « spéciales » visant les « populations autochtones ». Les causes de cet état de fait ne pouvaient pas être recherchées dans les statuts politiques ou constitutionnels du territoire. Elles devaient se trouver dans le problème global de la façon de promouvoir le développement politique, social et économique des « groupes arriérés » (Monteiro 2020).

Il sera nécessaire d’effectuer davantage de recherches pour savoir si, et comment, les processus décrits ici, à savoir ceux de la collecte et du traitement de l’information, ont contribué aux débats dans l’empire et les colonies belges sur la formulation des politiques sociales et économiques au Congo et au Ruanda-Urundi. Ces recherches devraient également examiner leur impact sur la question essentielle de l’intégration politique. Mais ces processus faisaient partie d’un courant plus large d’internationalisation des débats sur la question sociale et la différence ethnoculturelle. En s’efforçant d’aborder selon une unique perspective la question sociale dans des régimes politiques composés de groupes ethniques et socioculturels différents, la structure impériale belge visait à élargir l’univers des cas et des processus méritant qu’on s’y intéresse ; il était possible de mettre de l’avant de nouveaux exercices de comparabilité entre pays. Et les normes et articles établis par les organisations internationales s’appliquaient, dans ce cas, à d’autres territoires dans une tentative de formuler des exercices comparatifs en les uniformisant. Mais ce processus historique ne peut se saisir pleinement qu’en prenant en compte les nouveaux contextes idéologiques, (géo)politiques et institutionnels des années d’après-guerre entourant la « question coloniale » qui poussèrent le gouvernement belge à entreprendre d’aussi ambitieuses études et à élaborer une nouvelle stratégie diplomatique.

En ce moment, les références à ce que l’on appelle la « thèse belge » se trouvent surtout dans les travaux de droit international. Cependant, ainsi que cet article vise à le montrer, l’élaboration de cette thèse a fait entrer en jeu bien plus que des arguments juridiques. Ces dernières années, un certain nombre de chercheurs ont débattu de la question de savoir comment fut historiquement construit le principe d’autodétermination. Le rôle des acteurs du Sud global a été rétabli (voir, par exemple, Simpson 2018 ; Getachew 2019 ; Leake 2022). Ainsi que l’avance Adom Getachew, les acteurs du Sud global ne se sont pas contentés d’étendre le concept occidental de l’autodétermination pour le rendre universel. Ils ont plutôt modifié la signification même de l’autodétermination (Getachew 2019 : 87-92). Mais ils le firent en s’opposant aux conceptions contraires, à savoir celles avancées par les puissances coloniales. Même si, à la fin, la décolonisation s’ensuivit, mondialement, ces processus historiques ont nourri de riches débats et arguments, ainsi que de considérables efforts de collecte, de traitement et de comparaison d’informations. Ces efforts allaient bien au-delà des strictes limites des controverses politiques et juridiques. Chaque argument exigeait d’être avéré et solidement démontré. En ce sens, ces débats historiques sur la question de l’autodétermination politique impliquaient un débat élargi, mondial, sur la question sociale et l’aptitude de chaque régime politique à tenir les promesses d’une élévation sociale et économique à l’ère du développement et des droits humains.