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Dans la boîte à outils de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union européenne, les sanctions ont acquis une importance grandissante au cours des dernières années. Mais après que Bruxelles eut mis en application un dispositif de sanctions particulièrement sévères en réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’emploi de cet outil fait désormais partie intégrante de la réponse de l’Union européenne à la possibilité de confrontations entre grandes puissances, avec d’inquiétantes connotations de dissuasion nucléaire (Arceneaux 2023). Cela rend d’autant plus urgente la nécessité d’évaluer l’efficacité des sanctions, et cette question réapparaît régulièrement dans les médias. Les sanctions venaient en tête des restrictions imposées à Moscou en 2014 en réaction à l’annexion de la Crimée et à la déstabilisation du Donbass. Bien que l’année 2014 fût considérée comme un « point tournant » de la politique de sanctions de l’Union européenne (Helwig, Jokela et Portela 2020), les vagues de sanctions qui se sont rapidement succédé depuis février 2022 ont été qualifiées de « révolution » dans ce domaine (Miadzvetskaya et Challet 2022). Certains chercheurs vont jusqu’à avancer que la réponse de l’Union européenne à la situation en Ukraine invite à reconsidérer « la façon dont nous comprenons la politique étrangère de l’Union européenne » (Maurer, Whitman et Wright 2023).

La plupart des analystes font remarquer que Moscou s’est abstenue d’infléchir le cours de sa politique étrangère, qu’elle ne s’est pas retirée de Crimée, et qu’elle poursuit ses opérations militaires dans lereste du pays. Le scepticisme est si répandu que la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a formulé publiquement ses doutes quant à l’efficacité des sanctions contre la Russie (Neue Zürcher Zeitung 2023). S’écartant de ces conclusions au sujet de l’efficacité ou de l’inefficacité des sanctions, cet article postule que leur évaluation dans un cadre alternatif pourrait nous aider à accroître notre compréhension des sanctions et de leur efficacité. Dans ce but, il propose un cadre d’évaluation pour estimer la force des sanctions européennes contre la Russie en prenant en compte leurs aspects économiques et politiques, et il passe en revue les sanctions européennes contre la Russie en fonction de leur efficacité empiriquement démontrée, puis analyse de façon critique les mesures sélectionnées. Cet article trace tout d’abord le contour de l’organisation complexe du régime de sanctions européennes contre la Russie, qui est compartimenté en plusieurs sous-régimes, et interroge les effets recherchés par les sanctions avant de dresser le tableau de leur efficacité. Ensuite, il examine le raisonnement qui sous-tend la conception des sanctions, après quoi il évalue leur performance relativement à ces objectifs. Après avoir suggéré un cadre d’analyse pour évaluer les sanctions européennes contre la Russie, tenant compte de leurs aspects économiques et politiques et décrivant leur efficacité, cet article conclut que les sanctions imposées à la Russie suivent simultanément plusieurs logiques.

I – L’organisation particulière des régimes de sanctions de l’Union européenne contre la Russie

Les sanctions de 2022 à l’encontre de la Russie se fondent sur un régime de sanctions établi à l’origine en mars 2014, et augmenté en trois vagues dans le courant de la même année. L’ensemble de sanctions de 2014 limite les relations avec la Russie au moyen de trois types de mesures : sanctions diplomatiques, gel des avoirs et interdiction de voyager au niveau des individus, et restrictions économiques et financières. L’une des particularités des sanctions de 2014 est qu’elles étaient compartimentées en trois régimes distincts de sanctions, quoique parallèles : un premier régime de sanctions concernant l’annexion de la Crimée impliquait un embargo commercial total sur la péninsule (mesure exceptionnellement sévère absente par ailleurs de la politique de sanctions de l’Union européenne) ; l’interdiction pour les navires de l’Union européenne de faire escale dans ses ports ; et gels des avoirs et des visas de certaines personnalités (EUR-Lex 2014a). Un autre régime de sanctions à l’appui de l’intégrité territoriale de l’Ukraine répondait au fait que la Russie soutenait les forces séparatistes (EUR-Lex 2014b). Puis, après que le vol MH17 des Malaysia Airlines eut été abattu au-dessus de l’Ukraine en juillet 2014, l’Union européenne a encore durci le régime des sanctions, restreignant l’accès aux marchés financiers pour certaines banques et entreprises russes, interdisant le commerce des armes et des biens technologiques à double usage, et limitant l’accès à certaines technologies et à certains services de production et prospection du pétrole (EUR-Lex 2014c). Enfin, un autre régime de sanctions, que l’on oublie souvent, portait sur l’appropriation indue de biens nationaux par des leaders ukrainiens chassés du pouvoir à la suite des manifestations de 2014 (EUR-Lex 2014d). Bien que, à proprement parler, cet ensemble de sanctions ait visé l’ancien président de l’Ukraine, Viktor Ianoukovytch et son entourage, il n’en était pas moins lié à la Russie, car celle-ci abritait la plupart des personnes ciblées. Mais ce régime de sanctions a vu sa liste noire se réduire, de dix-huit individus au départ à seulement trois en décembre 2023, ce qui montre sa nature résiduelle. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, précédée par la reconnaissance des républiques de Donetsk et Louhansk par la Douma, a suscité dix vagues de sanctions promulguées en succession rapide. Elles consistaient à durcir le régime de sanctions visant l’intégrité territoriale de l’Ukraine et la création d’un nouveau régime. Dès la reconnaissance de Donetsk et de Louhansk et l’arrivée de troupes russes dans ces régions (EUR-Lex 2022a), l’importation dans l’Union européenne de biens originaires de Donetsk et Louhansk — à moins qu’ils ne comportent un certificat d’origine ukrainienne — fut interdite, ainsi que le commerce des biens, technologies et services de transport, de télécommunications, d’énergie, ainsi que ceux provenant de l’exploitation minière et du secteur touristique.

L’organisation du régime de sanctions qui s’ensuivit est atypique. Les régimes de sanctions voient souvent s’ajouter de nouveaux objectifs à mesure que la situation évolue, comme le régime de sanctions en Biélorussie, qui avait vu progressivement s’ajouter de nouveaux motifs, allant de la répression interne de l’aide à l’immigration illégale en Union européenne jusqu’à l’implication dans l’agression contre l’Ukraine (Miadzvetskaya et Challet 2022). Contrastant avec cela, les sanctions européennes actuelles contre la Russie sont faites de multiples régimes organisés en fonction des types de mesures imposées. Le régime de la Crimée impose un embargo économique à la péninsule, avec le régime de Donetsk et Louhansk qui s’étend à ce territoire. De son côté, le régime soutenant la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine comprend des listes d’individus et d’entités responsables de référendums illégaux, d’opérations militaires et d’infractions au droit humanitaire international. Cette compartimentation des différents régimes de sanctions visant la Russie contraste avec le fait qu’habituellement, les régimes de sanctions sont consolidés en un seul.

En outre, l’UE a répondu à certaines transgressions de la Russie au moyen de ses régimes de sanctions « horizontaux » ou « thématiques ». Les régimes de sanctions horizontaux constituent l’une des dernières additions à la boîte à outils de la PESC (Hernández Sierra 2021). Contrairement à la plupart des listes noires, qui sont liées à des crises dans certains pays particuliers, les sanctions horizontales suivent un principe organisationnel différent, car elles sont organisées par thèmes, indépendamment des crises politiques. Ainsi, elles peuvent se plier à un grand éventail de situations, et peuvent être utilisées pour viser certains individus et certaines entités en outrepassant la portée « nationale » des régimes de sanctions. Par conséquent, une liste horizontale globale constitue un outil adéquat pour s’attaquer aux défis transnationaux (Portela 2021). Cela peut inclure l’exploitation de ressources naturelles contribuant à des échanges commerciaux illicites, les procédés de corruption à grande échelle ou les brutales violations des droits humains. Outre les listes noires s’inspirant de celles de l’ONU visant le terrorisme, l’Union européenne a lancé, en rafale, des ensembles de sanctions à l’encontre des attaques par armes chimiques (EUR-Lex 2018), des cyberattaques (EUR-Lex 2019a) et des violations des droits humains (EUR-Lex 2020). Ce que toutes ces listes noires ont en commun, bien que leurs entrées concernent inévitablement différents pays, c’est qu’elles comprennent des cibles qui, soit détiennent la nationalité russe, soit sont incorporées en Russie. Exemple notable, le régime de sanctions répondant aux attaques par armes chimiques établit la liste des individus suspectés de la tentative d’assassinat de l’ancien officier de renseignement Sergei Skripal dans la ville anglaise de Salisbury (EUR-Lex 2019b), tandis que le régime de sanctions des droits humains fait figurer sur sa liste, depuis décembre 2012, la société militaire privée Wagner et quelques-uns de ses membres au motif de violations des droits humains en Afrique et en Ukraine (EUR-Lex 2021). Après 2014, la condamnation par l’Union européenne des politiques du Kremlin ne se sont pas traduites par un nouveau durcissement du régime existant. À la place, l’UE a inclus les cibles russes dans des régimes de sanctions thématiques dont le dénominateur commun est que des cibles russes figurent sur leurs listes.

II – Identifier les mécanismes de fonctionnement des sanctions

La plupart des analyses de sanctions mesurent leur réussite en fonction de l’étendue des privations auxquelles la cible est assujettie et des modifications observées dans leur comportement politique (Portela 2023a). Les dommages économiques et les impacts politiques sont des effets distincts qui devraient être évalués séparément. Ces deux types d’effets ne sont pas d’importance égale : les dommages économiques sont considérés comme le moyen d’atteindre un objectif, à savoir le changement de comportement. Il est important de mentionner que les analyses économiques des sanctions produisent des résultats contradictoires. Bien que certaines études soutiennent qu’un préjudice économique substantiel est l’un des éléments déterminants de la réussite d’une sanction , d’autres montrent que même les prohibitions qui causent de graves dégâts économiques échouent souvent (Bapat et al. 2013 ; Dahsti-Gibson et al. 1997 ; van Bergeijk 2009).

Mais ce changement de comportement, comment compte-t-on le voir se produire ? On peut distinguer deux modes d’opération, les deux ancrés dans les travaux de recherche. Bien que ces deux approches recouvrent un élément économique marqué, elles se fondent sur l’activation de logiques différentes.

L’une d’elles peut être qualifiée de logique « classique ». Elle vise à affecter l’économie cible à tous les niveaux, ce qu’elle entend réaliser au moyen d’une prohibition exhaustive de tous les types de commerce et de transactions financières. Les mesures consistent en une totale interruption du commerce et des transactions financières entre l’envoyeur et la cible, dans l’intention de provoquer un grand choc dans l’économie et un déclin brutal du niveau de vie de la population. Selon cette croyance classique, on s’attend à ce que les sanctions génèrent suffisamment de privations économiques pour galvaniser la population contre ses dirigeants, contraignant ces derniers à se plier aux exigences de l’envoyeur sous peine d’être renversés (Galtung 1967). Ceci est associé à la logique d’un embargo total et correspond aux efforts de sanctions classiques mis en oeuvre depuis le début des années 1990. Bien que le recours aux sanctions exhaustives ait connu un déclin marqué depuis le désastre humanitaire provoqué par l’embargo que les Nations Unies ont maintenu en Irak de 1991 à 2003, il n’a jamais disparu de la pratique unilatérale de certains États. Cette logique se laisse encore voir dans certaines campagnes de sanctions récentes des États-Unis pour exercer une « pression maximale » (Elliott 2022).

Une logique alternative, plus « sélective », souligne la façon dont les sanctions tentent de modifier l’équilibre des pouvoirs au coeur du pays cible : les mesures sont destinées à renforcer les forces d’opposition tout en portant préjudice au régime en place et à ses associés, en espérant favoriser un basculement des élites dans l’opposition (Kirshner 1997). Cela s’apparente à l’idée de sanctions ciblées, qui visent à exercer la pression des sanctions sur certaines élites et certains secteurs du pays cible en particulier (Brzoska 2003). Ces mesures sont par nature plus limitées, mais elles sont conçues de façon « chirurgicale », afin d’épargner l’ensemble de la population et ne gêner que les personnes associées aux politiques auxquelles s’oppose l’envoyeur. Des embargos commerciaux sélectifs, des interdictions de voyager et un gel des avoirs sont associés à cette logique ; cependant, l’important n’est pas de savoir de quel type d’outil il s’agit, mais plutôt de savoir s’il parvient à toucher les élites visées. Par conséquent, les outils sont de conception plus complexe et exigent une surveillance et une adaptation constante. Du fait qu’ils épargnent la population, ils sont considérés comme plus humains que l’embargo total qui caractérise la logique classique. Cette logique est celle qui a prévalu dans les sanctions depuis le milieu des années 1990, et elle a caractérisé, notamment, la pratique des Nations Unies et de l’Union européenne.

Les deux approches se fondent sur le présupposé voulant que les élites d’affaires, militaires et religieuses soutiennent les gouvernements en place parce qu’elles en retirent des bénéfices politiques et économiques. Par conséquent, lorsque les sanctions réduisent les revenus du régime en place, ce dernier n’est plus capable d’attribuer ceux-ci aux élites (Escribá-Folch 2012 ; Portela et Mora-Sanguinetti 2023). En retour, une fois que l’association au régime cessera d’être lucrative, les élites retireront leur soutien aux dirigeants et chercheront à les remplacer. Autrement dit, les sanctions dissuadent les élites de soutenir le régime en place en rendant leur association avec celui-ci moins attractive et lucrative, tandis qu’elles pénalisent les dirigeants en réduisant le revenu dont ils pourraient disposer pour alimenter la loyauté des élites, financer la répression des éléments dissidents et poursuivre les politiques condamnés par l’envoyeur. Cependant, deux différences importantes se discernent clairement. L’une d’elles est le rôle de lapopulation dans son ensemble. Tandis que la méthode classique paraît se fier à la galvanisation des masses en plus de celle des élites — Galtung (1967) parle d’une « courroie de transmission sociétale » qui canalise le mécontentement populaire –, la logique sélective place la responsabilité sur les élites et relègue le changement de l’humeur populaire au second rang. Un deuxième aspect est l’étendue des dommages qui devraient être infligés à la cible. L’approche classique prévoit une vaste dégradation économique affectant le budget de l’État, réduisant la capacité du régime de financer la répression et de maintenir ses réseaux clientélistes. La deuxième se concentre sur les motivations des élites les plus importantes en tant que base du pouvoir ou « sélectorat » de l’élite dirigeante.

Enfin, on néglige souvent le fait que les sanctions ont depuis longtemps été vues comme remplissant des rôles satisfaisants même en étant dissociées de leurs impacts économiques (Jones et Portela 2020). Bien que les sanctions soient généralement présentées comme visant à contraindre le respect des exigences de l’envoyeur, ce n’est pas leur unique — et parfois même leur principal — objectif (Elliott 2010). Les sanctions remplissent plusieurs autres fonctions que leurs objectifs déclarés de « mise en conformité » (Doxey 1972), et s’adressent à des publics situés au-delà des dirigeants ciblés. L’un d’eux est de démontrer aux publics domestiques la détermination de leurs propres gouvernements (envoyeurs) (Whang 2011). Un autre objectif est de maintenir « un certain type de comportement dans les affaires internationales », en façonnant les conceptions de la « norme » aux yeux des audiences internationales en général (Barber 1979). Doter un organisme international de la capacité de décréter des sanctions est une façon de soutenir cette structure internationale en particulier. Dans le cas de l’Union européenne, l’existence d’une pratique conjointe d’imposition de sanctions sous les auspices de la PESC lui permet de conforter sa présence sur la scène internationale en tant que protectrice du droit international, de la démocratie et des droits humains (Blavoukos et Bourantonis 2014). Elle confère également à Bruxelles le pouvoir de se positionner en faveur de ses alliés dans les conflits internationaux (Taylor 2010). Contrastant avec la « mise en conformité », le fait d’atteindre ces objectifs ne dépend pas du comportement de la cible. Ils sont plutôt atteints du simple fait d’avoir décrété les sanctions.

III – Les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Définition des objectifs et des moyens

Nonobstant le fait que l’on se fie de plus en plus aux sanctions et au grand nombre des analyses qui circulent à ce sujet, il n’existe pas de méthodologie universellement admise pour évaluer leur efficacité — ni dans le monde politique, ni dans les cercles universitaires. Malgré une expérience de plusieurs décennies dans l’imposition de sanctions, l’Union européenne n’a pas établi sa propre méthodologie de mesure (Drulakova et al. 2010). L’efficacité politique devrait être évaluée en fonction des objectifs désirés des sanctions ; par conséquent, afin d’évaluer l’impact et l’efficacité des sanctions, on doit d’abord établir leurs intentions réelles (Christie 2016). Quels sont les objectifs des régimes de sanctions ? La législation imposée et les communiqués de presse en énoncent rarement clairement les objectifs ou les attentes (Jones et Portela 2020). Même s’ils le font, il reste un point d’interrogation sur la sincérité ou l’exhaustivité de telles déclarations (Elliott 2010). Néanmoins, la justification de l’imposition de sanctions dans la promulgation des décisions de la PESC et les critères établissant l’admissibilité des désignations nous en donnent quelques aperçus. Cela est vrai également pour les déclarations des décideurs au sommet, comme le Haut-représentant de la PESC, Josep Borrell, et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.

Les régimes de sanctions décrétés à la suite de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation de l’Ukraine orientale condamnaient la violation de la souveraineté ukrainienne et de son intégrité territoriale par la Russie, et en appelaient au retrait des troupes, à l’entrée d’observateurs internationaux et aux négociations entre l’Ukraine et la Russie. Les critères de désignation visaient ceux qui étaient « responsables des actions qui minent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine » (EUR-Lex 2014).

Le régime des sanctions de Donetsk et Louhansk fut adopté après que l’Union européenne eut averti à plusieurs reprises que « toute nouvelle agression de l’Ukraine par la Russie aurait de graves conséquences et de sérieux coûts, y compris un vaste éventail de mesures restrictives sectorielles et individuelles » (EUR-Lex 2022a). Qualifiant la reconnaissance des républiques de Donetsk et de Louhansk de violation du droit international, le Conseil pressa la Russie de « revenir sur la reconnaissance, respecter ses engagements [dans le cadre du format Normandie et du groupe de contact trilatéral sur l’Ukraine] de parvenir à un accord de paix dans ce conflit, de se conformer au droit international et de reprendre les discussions au sein du format Normandie et du groupe de contact trilatéral » (High Representative for Foreign Affairs and Security Policy 2022). Les critères de désignation du régime d’intégrité territoriale furent amendés afin d’inclure des individus et entités « favorables et bénéfiques au gouvernement russe », « lui procurant une source de revenus substantielle » ou « associées avec les personnes ou entités mentionnées » (European Council 2022).

En annonçant le quatrième dispositif de sanctions, la présidente de la Commission von der Leyen a déclaré que celui-ci visait à « isoler encore davantage la Russie et épuiser les ressources qui lui servent à financer cette guerre » ; elle a déclaré que « nous continuerons à faire pression sur les élites russes proches de Poutine, ainsi que sur leurs familles et leurs facilitateurs », et a mentionné la volonté d’immobiliser « le groupe proche de Poutine et les architectes de sa guerre » et de frapper « un secteur central du système russe », ce qui « le privera de milliards de recettes d’exportation et garantira que nos citoyens ne subventionnent pas la guerre de Poutine » (von der Leyen 2022). Le Conseil de l’Europe a confirmé cette intention en termes plus modérés, déclarant « Il faut encore affaiblir la capacité de la Russie à mener sa guerre d’agression, y compris par un renforcement accru des sanctions et au moyen de leur mise en oeuvre intégrale et effective et de la prévention de leur contournement » (European Council 2023 : 3). De son côté, le haut-représentant Borrell a souligné que, outre la limitation des ressources économiques du pays ciblé et la mise à mal de ses secteurs vitaux, les sanctions remplissaient une fonction symbolique en transmettant le message du caractère inacceptable de son comportement : « le signal politique est désormais très fort : l’Europe a la volonté de prendre des risques économiques importants pour contraindre la Russie devant cette invasion et pour élargir sa marge de manoeuvre politique vis-à-vis de Moscou à l’avenir » (Borrell 2022).

IV – Analyse de la logique des sanctions européennes contre la Russie

On dit ordinairement des sanctions qu’elles ont réussi lorsqu’elles paraissent avoir contribué à atteindre des objectifs politiques déclarés. Le mètre-étalon d’un régime de sanctions couronné de succès est un changement visible de comportement, les résultats politiques étant jugés « en fonction de l’objectif politique déclaré du pays envoyeur » (Hufbauer, Schott et Elliott 1985 : 32, souligné dans l’original). Après avoir établi que les sanctions remplissent différentes fonctions, qu’elles ne relèvent pas que d’une seule logique et qu’elles affichent des résultats tant politiques qu’économiques, il faut que le cadre d’évaluation soit large pour prendre en compte tous ces aspects. Nous ne pouvons tenter qu’une évaluation préliminaire étant donné le caractère lacunaire des informations disponibles sur le régime de sanctions toujours en cours.

Le point de départ consiste à examiner le type de mesures employées dans les différents dispositifs de sanctions imposées à la Russie. Outre leur exceptionnelle sévérité, du moins selon la tradition de l’Union européenne (Meissner et Graziani 2023), nous découvrons que le type de sanctions ciblées caractéristique de la « logique sélective » et celui des interdictions plus larges et non discriminatoires typiques de la « logique classique » sont tous deux présents. Les différents régimes de sanctions actuellement mis en oeuvre contre la Russie concernent personnellement un grand nombre d’individus. Même si leur liste est longue, puisqu’elle se monte à près de 1 800 personnes, leur inscription sur cette liste suit des critères de désignation prédéfinis. Il en va de même des entreprises : plusieurs banques et entreprises de production d’énergie ont été désignées ; cependant, ce ne sont pas toutes les banques qui sont visées. Cela indique une approche ciblée qui correspond à la « logique sélective ». De même, l’interdiction du commerce des armes et des munitions correspond à cette logique, car elle vise à isoler le secteur directement impliqué dans les hostilités. Le président de la Russie, Vladimir Poutine, et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, figurent sur cette liste, tandis que le groupe Wagner et son chef, Evgueni Prigojine, avaient déjà été mis sur liste noire sous un régime horizontal. D’un autre côté, un certain nombre de mesures sont bien moins discriminantes : quelques-unes sont destinées à faire décroître l’ensemble des revenus étatiques ; ainsi de l’embargo sur le pétrole, de l’interdiction de conclure des transactions avec l’entreprise gazière Gazprom, ou de l’interdiction de contracter des emprunts sur les marchés financiers européens. En outre, certaines mesures sont dans une « zone grise » : les citoyens russes, sans exception, sont soumis à des restrictions concernant les dépôts d’argent dépassant 100 000 euros, les cryptomonnaies, les titres et actions, les traites bancaires libellées en euros, les services de cote de solvabilité, l’exécution de tout contrat public ou de concession, et de fiducie (EUR-Lex 2022b). Ce type de sanction, que l’on peut dire « fondé sur la nationalité » (Poli et Finelli 2023), est dépourvu de toute logique discriminatoire envers ces individus censés être du mauvais côté. Bien que l’on puisse présumer que seule une petite fraction des citoyens russes ait accès à de tels services bancaires, le degré de soutien ou d’implication dans les actions militaires contre l’Ukraine est absent, ce qui rend difficile de les classer dans la « logique sélective ».

Ensuite, considérons dans quelle mesure le Kremlin a changé de comportement. On ne discerne aucun effet sur le plan de la modification du comportement du Kremlin, étant donné que la campagne militaire lancée en 2022 se poursuit toujours aussi intensivement. Bien qu’il soit impossible de déterminer si les plans militaires d’origine ont été modifiés, car ils n’avaient jamais été rendus publics, il n’existe aucun signe de ralentissement des activités militaires. La deuxième question est de savoir dans quelle mesure les sanctions réduisent les fonds disponibles pour continuer de financer l’offensive militaire en Ukraine. Un simple coup d’oeil aux objectifs et à la nature des mesures adoptées en réponse à l’invasion de l’Ukraine en février 2022 montre que nous nous trouvons devant un régime de sanctions considérablement plus sévère que son prédécesseur de 2014, qui visait à infliger à la Russie des coûts « significatifs mais pas catastrophiques » (European Council 2014). La troisième question est de savoir dans quelle mesure les entreprises liées à l’État ou à l’entourage des dirigeants du Kremlin ont été individuellement affectées par les sanctions. Si l’on considère les conséquences des sanctions de 2014, on s’aperçoit que les entreprises russes figurant sur les listes occidentales ont eu des résultats bien plus mauvais que les autres (Ahn et Ludema 2020). Le dernier point est de savoir dans quelle mesure les membres de l’élite, au niveau individuel, ont été contraints de retirer leur appui aux politiques du Kremlin. La section suivante examine les effets des sanctions en fonction des critères identifiés : elle examine les impacts économiques pour tenter de discerner laquelle des deux logiques susmentionnées est à l’oeuvre, dans quelle mesure elles répondent à leur intention de départ, et si elles ont eu les résultats théoriquement escomptés.

V – L’impact économique à géométrie variable des sanctions

L’impact économique des sanctions se discerne dans la baisse du produit intérieur brut (PIB) qu’elles ont provoquée. Sur le plan méthodologique, l’impact des sanctions peut s’évaluer en comparant les performances économiques réelles à un scénario contrefactuel. L’économie russe était remarquablement prospère avant l’imposition des sanctions. En janvier 2022, le FMI estimait que l’économie russe allait croître de 2,8 % en 2022, après qu’elle ait crû de 4,7 % en 2021 (IMF 2022). Les prix des principaux produits d’exportation de la Russie étaient censés rester élevés durant toute l’année 2022, en raison de la forte augmentation de la demande des économies en convalescence après l’immobilisation de la Covid-19 (Portela et Kluge 2022). Le prix du pétrole, principal produit d’exportation de la Russie, a dépassé les 90 dollars US le baril pour la première fois depuis 2014. La Russie bénéficiait également des prix élevés des métaux, du gaz naturel et des produits agricoles. En conséquence, la Russie a atteint un excédent record de 39 milliards de dollars US pour les deux premiers mois de l’année ; le chômage n’était que de 4 % ; et le taux d’inflation supérieur aux objectifs visés n’était que l’un des rares points faibles de l’économie russe (Portela et Kluge 2022). Après l’imposition de la première série de sanctions, le PIB était censé décliner ; cependant, à l’été 2022, il devint évident que les effets des sanctions tardaient à se faire sentir. Néanmoins, cela n’implique pas que la crise russe était de peu d’ampleur. On s’attend à ce que la récession en Russie s’aggrave à mesure que se feront sentir les effets de l’embargo sur le pétrole, que le chômage montera et que les programmes gouvernementaux s’épuiseront. Comme point de comparaison, on s’attend à ce que les répercussions économiques des sanctions contre la Russie soient comparables à celles de la crise financière mondiale de 2009 (Portela et Kluge 2022).

Outre le fait de provoquer une récession économique, ce que montre la baisse du PIB, les sanctions peuvent amoindrir la capacité de la Russie d’entretenir la guerre en réduisant le budget disponible du gouvernement, en limitant la marge de manoeuvre du régime ou en réduisant l’accès du pays aux technologies, biens et services étrangers, diminuant par là sa capacité industrielle et sa production. La réduction des importations peut se faire soit directement au moyen de sanctions commerciales et de contrôle des exportations, qui paraissent plus alignés sur la logique « sélective », ou indirectement, en privant le pays de l’entrée de monnaies étrangères, ce qui relève de la logique « classique ».

Le budget fédéral est le plus important outil du Kremlin pour la répartition des ressources au sein du pays, pour le financement de l’armée et de l’appareil de sécurité, pour les subsides alloués aux élites privilégiées ainsi que pour les politiques sociales. En théorie, l’État russe ne peut pas être à court d’argent puisque la Banque centrale peut imprimer des roubles et que le Kremlin peut lever des impôts. Néanmoins, la possibilité de recourir à ces options est, de fait, limitée par des risques économiques et politiques au niveau national, car faire marcher la planche à billets pourrait provoquer davantage d’inflation tandis que l’augmentation des impôts accroîtrait les tensions sociales. Depuis 2000, la politique fiscale et monétaire russe est restée fortement conservatrice. En conséquence, avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, le budget était parfaitement sain, grâce à une fiscalité stricte inaugurée en 2017, qui est parvenue à adapter le budget aux bas prix du pétrole à long terme (Kluge 2019). Elle a rebâti ses remparts fiscaux ces dernières années ; elle n’a qu’une faible dette intérieure ; et elle est empêchée de remplir ses obligations externes en raison des sanctions, ce qui a occasionné en juin le défaut de paiement, par le gouvernement russe, de la dette en dollars et en euros (Strohecker, Shalal et Chan 2022).

Afin de financer la guerre contre l’Ukraine et de parer aux conséquences économiques des sanctions, la Russie a considérablement augmenté ses dépenses publiques durant la première moitié de l’année 2022 : les dépenses fédérales ont augmenté de plus de 20 % durant la première moitié de l’année comparativement à la même période en 2021. Les dépenses militaires ont spectaculairement augmenté en avril, jusqu’à 627 milliards de roubles, ce qui représente plus de deux fois plus qu’en avril 2021 et qui correspond à 20 % du budget total de la défense pour l’année entière. Tandis que le ministre des Finances russe a interrompu par la suite la publication des comptes de dépenses, les données pour janvier-avril laissent entrevoir que le budget de la défense dépassera d’au moins cinq mille milliards de roubles son niveau escompté. En outre, d’importantes dépenses s’ajouteront à d’autres parties du budget, en raison de l’implication de groupes mercenaires et de subsides alloués à l’industrie de l’armement. Bien que les dépenses budgétaires augmentent considérablement, les revenus se sont réduits du fait de la crise économique engendrée par les sanctions. Les revenus des impôts appliqués aux domaines autres que l’énergie, qui représentaient près de 60 % du budget de la Russie, sont tombés à 14 % entre mars et juillet 2022, comparativement à la même période en 2021, malgré une inflation qui atteignait les 17,8 % en mars (Portela et Kluge 2022). Cependant, le budget n’est pas encore dans une situation critique. Le Kremlin peut encore mobiliser d’autres ressources du budget en redirigeant les dépenses, en contractant d’autres emprunts ou en imprimant des billets de banque. De plus, grâce aux revenus du pétrole et du gaz, les comptes actuels de la Russie ont enregistré un excédent inusité de 127 milliards de dollars US de mars à juillet 2022. Associé à l’introduction de contrôles financiers stricts, cet excédent a permis à la Banque centrale de renforcer le rouble, contribuant à juguler graduellement l’inflation en Russie. Bien que la Banque centrale ne puisse pas accéder à ses réserves en dollars, en euros ou en yens en raison des sanctions, elle soutient le rouble en ordonnant aux exportateurs russes de vendre leurs produits en roubles sur le marché des changes étrangers de Moscou. En raison de l’importance de la Russie sur le marché mondial du pétrole et de ses excédents d’exportation structurels, il est difficile pour la coalition des envoyeurs de réduire les revenus de la Russie au point de faire plonger ses comptes dans le rouge. Un déficit futur pourrait apparaître, après plusieurs années de sanctions, si la capacité de production russe se dégradait ou si les prix du pétrole baissaient de façon importante.

Bien que les impacts aient été décelables jusqu’ici, ils n’ont pas été suffisamment graves pour correspondre aux scénarios envisagés par l’une ou l’autre des logiques identifiées ci-dessus — qu’elle soit classique ou sélective. Cela est dû en partie au fait que Moscou se soit préparée à parer aux sanctions qu’elle avait anticipées, à la manière des efforts souvent ignorés des États non occidentaux de réduire leur dépendance envers l’Occident (Rodrigues Vieira 2023). Il n’en reste pas moins que les débouchés des sanctions puissent être plus prometteurs que ce que suggère ce bref survol. Les sanctions ont réduit la marge de manoeuvre fiscale du Kremlin et le contraindront bientôt à choisir entre dépenses militaires, dépenses sociales, répression domestique et entretien des élites. Bien que des mesures telles que les restrictions de l’Union européenne visant les exportations russes de bois, acier, charbon, or, pétrole et produits pétroliers, qui viennent d’être mises en application, ne provoqueront sans doute pas elles-mêmes de déficit en Russie, elles vont assurément provoquer directement la diminution des revenus du budget fédéral et bouleverser les secteurs ciblés, et donc contraindre le Kremlin à allouer ses maigres ressources à l’allègement des tensions sociales. Même si la Russie conserve suffisamment de revenus du marché des changes pour payer ses importations dans un avenir proche, les sanctions feront qu’il sera difficile pour la Russie de trouver des fournisseurs. L’effet combiné des sanctions financières, de l’embargo technologique et du retrait des multinationales empêche la Russie d’importer des composants, des matériaux et des engins essentiels (The Economist 2022). Malgré un contournement persistant des sanctions par des pays tiers, le volume des biens à haute valeur ajoutée importés par la Russie depuis la mise en oeuvre des sanctions en 2022 a fortement baissé (Simola 2023).

VI – Impact politique des sanctions sur les perceptions élitistes et populaires

Bien que les sanctions aient eu un effet notable sur les niveaux de vie en Russie, la crise en cours ne menace pas d’affaiblir la popularité du Kremlin dans l’immédiat. Pour la population russe, la crise actuelle est comparable aux revers économiques dont elle a souffert périodiquement aussi récemment qu’en 2009, 2015 et 2020. La réponse du gouvernement russe est celle qu’il apporterait à une crise de courte durée, en soutenant temporairement les revenus et les secteurs de l’économie les plus affectés pour que les taux de chômage restent faibles (Portela et Kluge 2022). Cependant, les conséquences peuvent ne se manifester qu’à retardement, à moyen ou à long terme. Les conséquences des sanctions de 2022-2023 peuvent vraisemblablement être anticipées en utilisant l’expérience post-2014 comme indicateur. Bien que le déclin du PIB après 2014 ait été modeste, les revenus réellement disponibles de la population russe ont baissé au cours des années postérieures à 2014 en conséquence de la consolidation fiscale opérée par le gouvernement. Au départ, aucun changement n’a été visible dans l’opinion du peuple envers les politiques gouvernementales ; les sanctions ne se sont pas traduites par un plus fort soutien au régime, et n’ont pas suscité d’effet « ralliement sous le drapeau » (Frye 2018). Cependant, quatre ans après le début de la crise, l’approbation des politiques gouvernementales a fortement diminué à la suite de l’annonce du report de l’âge de la retraite — évènement qui a été interprété comme la manifestation des mécontentements des années précédentes (Kluge 2018). Selon cette lecture, nous pouvons nous attendre à ce que les problèmes budgétaires déclenchés par les sanctions de 2022-2023 accroissent le mécontentement à long terme et que celui-ci se manifeste lors du surgissement d’une crise nationale.

Parmi les élites supérieures de la Russie, on ne discerne encore aucune division. Beaucoup d’hommes d’affaires prospères, ceux que l’on appelle les « oligarques », ont vu leur richesse diminuer considérablement après qu’ils eurent été inscrits sur les listes de l’Union européenne et des États-Unis. De même, beaucoup de technocrates de haut rang, qui avaient l’intention d’alimenter la croissance économique, ont vu leurs initiatives contrecarrées en février 2022. Cependant, aucun des membres essentiels de l’élite n’a fait défection. Certains des hommes d’affaires les plus riches de Russie, y compris certains membres du conseil d’administration de Lukoil, avaient discrètement critiqué la guerre dès le début ; cependant, les dissensions se sont tues au moment où l’État a commencé à réprimer durement les opposants à la guerre, tels que l’éminent homme d’affaires Oleg Tinkov, qui a perdu le contrôle de son entreprise. En outre, les hommes d’affaires russes détenant des avoirs en Russie ont été fortement incités à adhérer à la ligne du Kremlin après avoir été frappés par les sanctions. Leurs avoirs à l’étranger ayant été gelés et la possibilité de voyager leur étant interdite, ils doivent demeurer en Russie, ce qui contribue à consolider le pouvoir du Kremlin sur eux. Des rapports de l’intérieur indiquent que la crainte d’une répression interne empêche les mécontents de dénoncer ouvertement les politiques du Kremlin (Portela et Kluge 2022). Ainsi, la dissidence potentielle des élites est-elle réprimée par l’absence d’autres possibilités que le soutien à la ligne officielle, une idée entretenue par le Kremlin qui a empêché d’importants déplacements du pouvoir au sein du régime en place. Mais la soudaine rébellion du chef du groupe Wagner, Prigojine, en juin 2023 (Le Monde 2023), montre que la stabilité et la loyauté qu’expriment les élites pourrait être davantage une apparence qu’une réalité.

Dans l’ensemble, cela indique que la logique classique et la logique sélective sont employées simultanément. On ne discerne pas de ligne de fracture qui indiquerait que Bruxelles suivrait uniquement la logique classique ou la logique sélective, ou que l’une prévaudrait sur l’autre. Bien que le Kremlin ait durci la répression et la censure afin d’entretenir la guerre contre l’Ukraine, le gouvernement russe doit financer ses forces armées tout en évitant les tensions sociales et les divisions au sein de l’élite politique. Selon la logique classique, une crise économique prolongée pourrait accroître le mécontentement populaire et conduire éventuellement à des troubles et à la chute du régime actuel. En même temps, le même type de marasme pourrait faire douter les élites russes, y compris dans l’appareil de sécurité, que les dirigeants politiques actuels soient en mesure de conserver leurs privilèges. La rébellion, de courte durée mais intense, du chef du groupe Wagner, Prigojine, est peut-être symptomatique de la versatilité des élites. Par conséquent, l’Union européenne, de pair avec ses partenaires de la coalition des sanctions, semble avoir dévié de la logique ciblée qui a longtemps caractérisé cette pratique (Portela 2016) et avoir activé simultanément une logique classique visant à affecter l’économie dans son entier, et une logique sélective visant les élites. En termes d’efficacité politique, malgré leur impact économique visible, les sanctions ne fonctionnent pas de la façon prescrite par la théorie des deux différentes logiques. Premièrement, on ne peut s’attendre à ce que l’opinion publique réagisse à la récession économique, parce que celle-ci est devenue une caractéristique habituelle de la vie quotidienne en Russie. De plus, la politique gouvernementale a pris des mesures pour amortir les impacts économiques sur la population, même s’il ne s’agit là que d’actions à court terme. Deuxièmement, les élites ont vu leur mobilité et leur indépendance limitée par les sanctions. Privées de l’accès aux marchés internationaux, leur dépendance envers le marché intérieur s’accroît, ce qui les oblige à adhérer à la ligne du Kremlin.

VII – Des objectifs allant au-delà de la mise en conformité de la cible

Quelques-unes des fonctions identifiées ci-dessus s’adressant aux nations européennes ou aux pays tiers sont évidentes dans les discours de l’Union européenne. L’imposition de sanctions permet à la Commission de montrer l’Union européenne sous le jour d’une entité unifiée — « l’UE se tient résolument aux côtés du courageux peuple ukrainien », grâce aux « sanctions que nous avons adoptées » (von der Leyen 2022, nous soulignons). L’imposition des sanctions est présentée comme une entreprise conjointe de l’Union européenne et de ses alliés : « l’UE et nos partenaires du G7, continuons donc à travailler main dans la main pour accroître la pression économique contre le Kremlin » (von der Leyen 2022). L’intention normative des sanctions se reflète dans le discours de l’Union européenne, sous la forme du prix à payer pour avoir enfreint la norme : « la Russie ne peut pas violer grossièrement le droit international tout en espérant bénéficier des privilèges liés à l’appartenance à l’ordre économique international » (von der Leyen 2022). Très conscient de l’ampleur de la violation, le soutien public à l’imposition de sanctions est fort, quoiqu’il soit variable entre les différents membres de l’Union (Portela et al. 2020). Le recours collectif aux sanctions a permis à l’Union européenne de s’exprimer d’une unique voix, exprimant sa conception collective de ce qui constitue un comportement inacceptable. Vis-à-vis des tierces parties, l’imposition et la ténacité du régime de sanctions contribue à établir la crédibilité de l’engagement de l’Union européenne envers les valeurs qu’elle entend promouvoir, telles que l’interdiction de l’usage de la force, la souveraineté des États, leur intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières. L’importance supérieure de ces objectifs de respect des normes se reflète dans la déclaration du Haut-représentant au sujet de l’inévitabilité des sanctions : « nous n’avons pas le choix… même si les sanctions n’infléchissent pas la trajectoire de la Russie, cela n’invalide pas leur utilité. Sans les sanctions, les Russes auraient le beurre et l’argent du beurre » (Borrell 2022).

Au-delà des objectifs dissociés de l’observation des normes par la cible qu’ont identifiés les chercheurs des décennies précédentes, l’observation de l’Union européenne comme entité politique sui generis et composite nous donne d’utiles aperçus des nouveaux rôles qu’a joués la mise en oeuvre des sanctions. L’un d’entre eux était de valoriser le rôle d’acteur sécuritaire de la Commission européenne. L’actuelle présidente de la Commission a annoncé, dans son discours inaugural, que sa Commission à elle serait « géopolitique » (von der Leyen 2019). À ce moment, cette expression était difficile à déchiffrer, et à présent, la présidente de la nouvelle Commission a l’intention de la concrétiser. L’agression de l’Ukraine a procuré à la Commission une opportunité de se définir en tant qu’actrice de premier plan dans la réponse apportée par l’Union européenne à la crise : elle a été l’actrice principale de la conception du dispositif des sanctions à longue portée, comblant le vide laissé par l’expertise britannique dans ce domaine après que le Royaume-Uni eut quitté l’organisation. Cela a été rendu possible par la participation d’Ursula von der Leyen aux réunions du G7 lors desquelles ont été décidées les sanctions, et par le transfert de l’Unité des sanctions de la Commission, du Service des actions externes à la Direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’Union des marchés (Financial Stability, Financial Services and Capital Markets Union, FISMA), nouveau contexte institutionnel dans lequel elle a prospéré. Après avoir été reléguée à une place de second rang dans laquelle elle avait pour tâche de fournir des conseils techniques à l’instrument de politique étrangère dominé par le Conseil, elle a émergé en tant qu’entité responsable de la conception de dispositifs avancés de sanctions, compensant la maigre expérience de la plupart des États membres dans ce domaine. De plus, la pertinence grandissante de la Commission dans le domaine de la sécurité est encore soulignée par l’importance grandissante de la mise en oeuvre des sanctions. Cet élan se fait sentir dans une série d’initiatives qui comprennent le fait de qualifier la violation des sanctions « d’eurocrime », ce qui confère à la Commission le pouvoir de définir comme crime la violation des sanctions à travers toute l’Union européenne et d’établir quelques pénalités minimales (EUR-Lex 2022c). Encore plus visible probablement, la nomination récente d’un « envoyé spécial international pour la mise en oeuvre des sanctions européennes » a pour finalité de discuter des problèmes de contournement avec des pays tiers (Timofeev 2023). Malgré l’orientation marquée de cette position vers la politique étrangère, la personne nommée, M. David O’Sullivan, est un haut fonctionnaire de la Commission plutôt qu’un envoyé spécial devant se rapporter au Haut-représentant des Affaires étrangères et de la politique sécuritaire Josep Borrell. La guerre en Ukraine a été saisie par la Commission comme une opportunité de se positionner comme actrice géopolitique (Håkansson 2024 ; Portela 2023b) et de pousser son programme intégrationniste (Poli et Finelli 2023). En résumé, ces développements montrent que l’imposition de sanctions peut être employée pour modifier ou rééquilibrer des rôles institutionnels au sein du complexe système de l’Union européenne.

Conclusion

Cet article a examiné les logiques qui sous-tendent l’imposition des sanctions contre la Russie en réaction à l’invasion de l’Ukraine lancée en février 2022. Il a identifié trois logiques distinctes dans les recherches portant sur les sanctions : une logique classique qui vise à déstabiliser un gouvernement en frappant son économie dans son ensemble et en galvanisant les masses ; une logique plus sélective ayant pour finalité de contraindre les élites à retirer leur appui aux dirigeants ; et une troisième logique qui conçoit les sanctions comme des outils s’adressant aux publics nationaux et aux pays tiers. Après avoir étudié les différents dispositifs de sanctions de l’Union européenne, leurs effets et leur légitimation discursive, cet article conclut que toutes ces logiques entrent en jeu simultanément. Cela montre une certaine déviation par rapport à la pratique précédente qui prétendait être « ciblée » et se distancier de la logique « classique » et des embargos intégraux auxquels s’opposait cette dernière. Le saut qualitatif dans la politique des sanctions que représente l’effort actuel pour l’Union européenne a permis à la Commission d’apparaître comme une actrice parvenue à maturité en matière de politique sécuritaire. Sur le plan de l’efficacité, cependant, les effets restent limités, en raison de la nature à « action lente » des outils (Portela et Kluge 2022), ainsi que, dans une certaine mesure, de la « sécuritisation » menée par l’État russe après 2014 afin de se protéger des futures sanctions (Connolly 2018).

Bien que cela se trouve au-delà de la portée de cet examen, nous pouvons avancer que la combinaison de différentes logiques, s’éloignant de la tradition de l’Union européenne, est due à l’importance de la cible. Contrairement aux précédentes cibles des sanctions européennes, comme le Zimbabwe, le Myanmar, le Togo, la Biélorussie ou les Maldives, les États membres de l’Union européenne ont bien conçu leurs politiques étrangères vis-à-vis de la Russie, ainsi que les enjeux élevés des différents niveaux de la relation. Cela n’a pas constitué un obstacle pour formater un régime de sanctions sévère, mais cela a interféré avec l’adoption d’une ligne unitaire, souvent rendue possible par l’absence d’intérêts dans le pays visé de la plupart des États membres. Par conséquent, le régime des sanctions combine les façons de faire d’une grande variété d’États, depuis les plus modérés jusqu’aux plus extrêmes, ce qui génère un instrument hétérogène déterminé non pas par une, mais par de multiples logiques que les institutions européennes s’efforcent de condenser. En ce sens, le régime de sanctions contre la Russie est encore un autre reflet de la complexité de la politique étrangère de l’Union européenne.