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Avec ses Petits traités Pascal Quignard réinvente la mémoire d’un genre et d’une époque dans laquelle l’idée de littérature rassemblait la totalité des disciplines du savoir humain[1]. Avant que l’usage des Belles-Lettres ne restreigne le domaine littéraire aux seules oeuvres de l’imaginaire, entre les xviie et xviiie siècles, et que la primauté de la Littérature s’affirme depuis un paradigme esthétique, entre le milieu des xixe et xxe siècles, le genre du traité, dont l’objet était indifféremment scientifique, juridique, théologique, politique ou philosophique, témoignait de cette vocation au savoir tout-terrain propre à la pratique littéraire.

Peu d’oeuvres relèvent aujourd’hui d’une catégorie qui, tout au long du xxe siècle, aura hésité entre l’assignation moraliste (Cioran, Précis de décomposition), la contrefaçon polémique (Aragon, Traité du style), l’assimilation générique (Alexis ou le traité du vain combat, roman de Marguerite Yourcenar) ou — dernière mouture — le vade-mecum philosophique (André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus)[2]. Les Petits traités développent de façon didactique les éléments d’un savoir érudit dont ils interrogent simultanément les substructions idéologiques. Ils incluent des séquences narratives hétérogènes et des passages poétiques diversifiés qui rétroagissent sur le statut de leur érudition, en questionnent la légitimité, malmènent leur forme-support — la pratique du traité même — et mettent en avant l’identité du locuteur. Tendant vers la fiction romanesque, le récit de soi, la poésie lyrique, la prose textuelle, le petit traité rappelle la forme latine de la satura autant que l’écriture médiévale du coq-à-l’âne. Par ses déplacements constants à l’intérieur du champ générique, il semble tout particulièrement adapté au travail d’autoconnaissance qu’affectionne un écrivain désireux de se saisir, se surprendre, se grapher au plus près des énergies intrapsychiques élémentaires — telles du moins que des secousses de langue les peuvent répercuter.

Dynamique et dynamisme du traité

Pascal Quignard consigne avec concision un certain nombre de traits savants empruntés à différentes périodes, civilisations, disciplines culturelles, et déploie autour d’eux, simultanément, un discours de connaissance particulièrement expansif. La dynamique du traité intègre ainsi un discours d’érudition qui cultive son héritage pour mieux en altérer, à des fins propres, les données[3]. Cette érudition obéit à une finalité : diffuser le souvenir d’un auteur, la mémoire d’une oeuvre, l’intérêt d’une problématique passés de mode ou perdus de mémoire. Elle applique une stratégie : sélectionner un certain nombre d’informations pour en dégager l’intérêt intellectuel principal (« dégraisser » l’érudition). Elle use d’un savoir-faire : diffuser les noyaux constitutifs d’un certain savoir en les rapprochant par foyers problématiques contigus. Elle privilégie une procédure : entrer en harmonie avec l’oeuvre abordée, en multiplier les entrées et les prises, jouer, avec fébrilité et par saturation, à la biographie et à l’exégèse, à la paraphrase du péritexte historique, la chronique du paratexte critique, la glose d’extraits interpolés. Elle appelle une herméneutique : l’oeuvre et la problématique exposées sont matière à interprétation saisissante. Pascal Quignard les utilise pour formuler un nombre relativement limité d’hypothèses obsessionnelles qui tournent, de traités en traités, comme des avatars les unes par rapport aux autres, et permettent d’approfondir une recherche d’inconnues personnelles, dont le matériau érudit constitue le révélateur aléatoire plutôt que le dépositaire autorisé[4].

Pour illustrer cette dynamique, on s’attachera à Rhétorique spéculative et La haine de la musique, petits traités publiés hors les Petits traités, mais qui participent du même activisme érudit — littéraire, historique, linguistique, biologique. Dans Rhétorique spéculative, les références à des écrivains latins — Lucrèce, mais aussi Athénodotus ou Musonius dont les textes se sont perdus —, orientaux — Cao Xue Quin —, contemporains — Pierre Klossowski — se mêlent à des citations de Marc Aurèle, de Borges citant Boileau commentant lui-même Virgile, de Nicolas de Cuse, du père Camus, « évêque de Belley, romancier français qui avait composé cent huit romans, du temps où le roi Louis XIII était encore vivant » (RS, 168). L’érudition, qui peut procéder d’une investigation étymologique, couvre un vaste champ historique, s’attardant en particulier sur certains phénomènes de la préhistoire, de la Rome antique, de la Renaissance, du xxe siècle. Elle se complète de références biologiques, l’auteur interrogeant certains états de la vie intra-utérine, ou zoologiques, quand il évoque l’activité de rêve animale ou les modes de vie batraciens. Cette mobilisation éclectique de connaissances ne se limite pas à un exercice de délectation culturelle. Pascal Quignard lui assigne un objectif personnel, qu’énonce leur titre : dans La haine de la musique, il fait le procès d’un art longtemps pratiqué par lui, la musique ; avec Rhétorique spéculative, il entend rendre justice à la tradition spéculative, antérieure à la pensée philosophique mais évincée par elle, réhabiliter la figure du rhéteur, désavouée par celle du philosophe qui s’est imposée à ses dépens, au iiie siècle avant Jésus-Christ : là où le philosophe construit du sens à partir d’un usage admis du langage, même s’il peut être critique, le rhéteur arrête son questionnement au seul langage, qui établit les conditions de possibilité de toute réflexion. Pascal Quignard oppose cette activité spéculative, permettant de saisir les mécanismes infralogiques de la conscience, à l’activité philosophique, sécrétant du sens et élaborant des systèmes depuis un usage de la langue tenu pour acquis. Dans La haine de la musique, une véritable concrétion de connaissances, une dynamique conceptuelle résultant de leur seule émulation, sous-tend la démonstration et sa cible polémique : attester que la musique peut aussi être un agent d’aliénation. À cet effet la sollicitation étymologique — les verbes « ouïr » et « obéir » ont la même origine — rencontre la réminiscence mythologique — le chant des sirènes. De même la référence philosophique (Platon, La république, III, 401 d) recoupe l’approche ethnologique — les rites primitifs centrés autour de la personne du chaman, la possession des corps par incantation. La perspective psychanalytique — la « base individuelle du fredon » (RS, 230) ou influence prénative du flux de sons mêlant les échos du monde extérieurs aux rythmes biologiques du corps maternel — interfère pour sa part avec le constat sociologique : le conditionnement par musiques aseptisées, dans les lieux les plus communs de notre époque, ascenseur, supermarché, rue marchande, restaurant. La technique cynégétique — art de l’appeau — débouche quant à elle sur le fait historique : analyses de Primo Levi et Simon Laks sur l’utilisation de la musique dans les camps de la mort.

Atopiques topiques

Ces deux exemples montrent combien l’érudition est indissociable de pratiques culturelles et de partis pris idéologiques qui renvoient à la fois à sa constitution élémentaire et à ses échanges ultérieurs. Pascal Quignard choisit de la traiter. Il tente d’en reconstituer l’archéologie — la genèse, l’articulation initiale — et l’historique — l’évolution, les mutations. Pour cela, il en élucide certaines sources, explicite les valeurs sédimentées et rappelle la fluidité culturelle — ses cours, son débit, ses détournements, ses déferlantes, son assèchement.

Les topiques représentent dans cette perspective des ensembles d’idées-modèles qui véhiculent du savoir, de lieux communs qui le colportent, de cadres sémantiques qui le formalisent. Objet d’un savoir déposé, l’érudition devient ainsi dans les traités sujet d’une réflexion animée qui porte, en priorité, sur les problématiques héritées ou bien de la métaphysique antique ou bien de la philologie classique[5]. L’écrivain réinvente ces topiques en en faisant le siège d’enjeux inédits. Rattachant une topique à sa matrice savante ou, inversement, partant d’un élément de savoir pour décrire un phénomène progressif de stéréotypie, il recrée une matière d’érudition parfois passablement inerte. Il la régénère depuis une fin de siècle et une queue de comète moderniste pour lesquelles elle constitue une lettre morte ; il la re-génère en la testant depuis son propre aval, mettant à l’épreuve sa capacité de résonance différée et son potentiel spéculatif latent. Les traités ne valident ainsi aucun discours de savoir préconstitué : en eux s’objective une conscience depuis des signes culturels qui fonctionnent comme ses marqueurs intellectuels, mais qu’elle travaille dans de permanents chantiers littéraires et agence en d’incessantes plastiques heuristiques. Atopiques topiques, donc, s’il est vrai qu’à ce jeu aucun lieu commun ne tient en place, aucune assertion érudite n’assigne le savoir à résidence, sauf à être expulsée ultérieurement par quelque O.P.A. (opération de pensée armée).

Cette prospection critique, immanente à l’acte de connaître, appelle des protocoles expressifs identiques — des argumentaires qui soient imparables en situation mais réfutables sitôt après, une réflexion qui, conservant la puissance éruptive et la volatilité de l’énergie mentale, s’affirme comme hautement nécessaire et totalement aléatoire. Les thèses tournent, circulent, se développent, mais leurs énoncés sont récupérés dans des systèmes d’argumentation concurrents qui en délient la valeur affirmative, ou contestés par un jeu complexe de nuances et de paradoxes, de corollaires annexes et d’hypothèses adventices. La démarche stricte du raisonnement est par ailleurs obscurcie par les interférences cycliques de la méditation — la réflexion logique piégée par l’intuition analogique[6].

Pascal Quignard laisse agir de la sorte le flux mobile de la pensée réfléchissante. Il manifeste de même un scepticisme sérieux face à toute volonté de systématisme, toute totalisation du savoir qui s’exprimerait par la confection de notions absolues et la formulation de propos définitifs. L’usage de l’assertion, le registre péremptoire revêtent comme une dimension antiphrastique : ils soulignent, par leur tour forcé, leur excès, que tout savoir obéit à des déterminations autres qu’objectives et que des humeurs incidentes parasitent leur apparence de vérité universelle. L’homme du traité ne se veut donc pas auteur, au sens classique du terme, ou scripteur, en son sens moderne, puisqu’il refuse une double posture de domination culturelle : l’arrogance de l’autorité encyclopédique d’une part, téléologique de l’autre ; ou encore le savoir comme capital, c’est-à-dire pouvoir idéologique, et la connaissance comme avènement, c’est-à-dire puissance autotélique. Ni auteur ni scripteur, l’homme du traité cultive la figure de l’artificier, qui laisse éclater l’énergie de la pensée en acte pour donner à apprécier la part d’obscurité qu’ainsi elle traverse.

Cette pensée, l’écrivain l’expose moins qu’il ne la narre, développant les idées sous forme d’événements, dramatise, les mettant en scène davantage qu’en concepts, ou poétise, les divertissant par une écriture comme installée à son compte. Le jeu littéraire prime alors la transmission du savoir et le raisonnement logique, dont il dénonce la part d’imposture nécessaire (celle même que refoule toute idéologie culturelle) : le savoir comme roman(-ce) de l’esprit, spectacle de civilisation, divagation de la langue[7]. Plusieurs traités sont ainsi écrits par hiatus, à la légère — l’écriture concurrence la démonstration — ou de façon plus insistante — elle en diffère, voire en omet, les postulats. Dans certains traités, l’écriture transforme en paramètres romanesques autonomes un ensemble de données érudites particulières. Les éléments pragmatiques du savoir deviennent des sources d’inspiration imaginaire ; les catégories abstraites de la connaissance se projettent dans des figures allégoriques ; l’argumentation théorique génère un enchaînement d’épisodes fictionnels, lesquels composent une intrigue cérébrale aux multiples péripéties. De façon plus générale, c’est l’art du petit traité lui-même qui s’inspire de schémas de fiction pour structurer textuellement ses démonstrations en en appliquant les modèles : une ligne narrative d’ensemble dont les séquences mélangent aventures, pauses, rebondissements, hasards, contraintes, suspense, et la configuration évoque tantôt les standards de certaines pratiques, tantôt les normes de certaines esthétiques (récits épiques, romans baroques, récits d’introspection, fictions spéculaires à la Blanchot ou à la Des Forêts). Le processus concomitant d’une mémoire productrice de savoir et d’une pensée génératrice de sens est ainsi décrit en parallèle du savoir objectif et de son interprétation idéologique.

Pour illustrer cette démarche, on proposera la microlecture d’un extrait du second traité du tome II[8].

De même que durant deux siècles on enchaîna les livres grands ouverts sur les pupitres où ils reposent : de même nos corps, qui sont garrottés par une chaîne dont l’invisibilité n’ôte rien à la toute-puissance. Nous sommes enchaînés des pieds jusqu’au fond de la gorge, domestiqués et attelés à la langue dont nous usons, laquelle, pour qu’elle s’articule en nous, de ces « fonds » en ces « combles » nous articule et nous désarticule en elle. Mais non seulement les postures que requièrent ces sons mais aussi celles auxquelles soumet l’inscription des signes qui les « représentent » ; je songe à l’enfant au collège, assis à sa table, buste qui est tendu, la nuque rasée, les genoux nus et glacés sous le pupitre, la main qui écrit sur le cahier, doigts blanchis autour du porte-plume ; tout ce corps, il est asservi à la lettre même qu’il inscrit, non par l’attention qu’il porte à ce qu’il fait, mais dans la disposition et la forme même de ses membres, la respiration de son souffle, la circulation de son sang. Quand il serait nu, selon l’éclat ou le refus de son regard, le port de sa tête, le raidissement de la nuque, la façon dont les genoux sont serrés, dont ses pieds touchent le sol, la pression des doigts sur la plume, le circuit (gauche à droite, ou droite à gauche, ou haut en bas, ou le boustrophédon) que fait sa main sur la page, l’état du coffre « thoracique », la chétiveté des muscles, etc., je puis dire, rien qu’à voir ce corps, de quelle langue il dispose, à quelle classe il appartient, s’il chante, pianote, ou lit, à quelles langues mortes, ou vivantes, il s’est adonné. Ce corps muet, nu, et que je vois de dos, n’est-il pas déjà une petite bibliothèque d’un français particulier ? Aussi ne devrait-on pas dire qu’on dispose d’une langue, qu’on emploie tel mot, qu’on se sert à dessein (de communiquer, etc.), mais que la langue où le hasard nous a fait naître dispose de nos corps et nous tient dans des emplois qui sont de véritables servitudes. Les langues, qui sont des puissances très tyranniques, asservissent ces corps et les transforment à leur image, tant il est vrai que celui qui prétend « maîtriser » une langue, en user le plus « librement », est celui qui s’y est aliéné davantage : jusqu’à la servilité. C’est un esclave qui a épousé les intérêts de son maître et qui cultive avec un zèle obsédé, entêté (les « puristes ») la passion diabolique qui les emprisonne, tour à tour graissant et hérissant le fouet, faisant rutiler les chaînes et les fers, ajoutant aux entraves chantant très haut des sortes de petits Te Deum à la gloire du supplice.

Cet extrait développe une topique en rapport avec la problématique de la langue, que plusieurs traités abordent en mobilisant un savoir mixte (philosophes nominalistes antiques, rhéteurs médiévaux, grammairiens classiques, lexicographes du dix-neuvième siècle, linguistes modernes). Selon la thèse exposée, l’être humain ne se sert pas de sa langue maternelle, mais est asservi à elle comme à une marâtre : il articule moins les mots qu’il n’est articulé physiquement et mentalement par eux, lorsqu’il en fait dès sa plus tendre enfance l’apprentissage, les prononçant d’abord, les écrivant ensuite ; lorsque sa pensée, sa conscience, sa faculté de juger, la possibilité de se représenter le monde passent par leur seule médiation. Le langue ne constitue donc pas un simple instrument de communication que l’homme manipulerait à sa guise, mais une puissance qui le dirige de façon discrétionnaire. Les règles linguistiques s’exercent sur lui selon un mode qui excède la seule contrainte pour rejoindre le franc sévice — une véritable dictature qui n’est pas sans évoquer la déclaration provocatrice de Roland Barthes sur le fascisme de la langue dans sa Leçon inaugurale au Collège de France.

Pascal Quignard développe cette thèse en élaborant un argumentaire serré que structurent, en bonne rhétorique scolastique, trois étapes majeures. La thèse est tout d’abord préparée par un premier argument à fonction synthétique (la puissance d’articulation physique de la langue) puis un second à fonction analytique (articulation physique par la prononciation et la graphie). Elle est alors formulée par réfutation (« Aussi ne devrait-on pas dire ») puis par énonciation directe (« mais que… »). Elle est ensuite développée par deux arguments, l’un à valeur d’implication paradoxale (plus on pense maîtriser la langue, plus on est enchaîné à elle), l’autre d’explication consécutive (il spécifie celui qui précède) et illustrative (il présente l’exemple des puristes et inclut peut-être, non sans ironie, l’auteur lui-même dans la démonstration).

Si le texte traite ainsi une problématique précise en exposant une thèse construite selon une logique argumentative, il répond aussi à un mode de progression romanesque. Son écriture intègre des éléments de figuration : la topique s’anime, les idées prennent chair, la spéculation s’ordonne en scène romanesque. Plusieurs procédés, dont l’analogie et l’hypotypose, permettent de faire basculer ce qui constitue à l’origine un simple effet de manche rhétorique (soutenir la thèse par quelque référence visionnaire, tabler sur l’imagination, persuader pour mieux convaincre) en un véritable brouillage des genres. Ainsi une expression comme « petite bibliothèque d’un français particulier » se comprend comme une formule imagée qui concentre, par l’emploi d’une métaphore-choc, l’ensemble du raisonnement sans en opérer de transfert typologique. Elle poursuit la logique du raisonnement : chaque corps signale son origine linguistique et nationale puisqu’une langue, avec ses caractéristiques propres, s’articule en lui, avec ses traits individuels. En revanche, le procédé de la concrétisation utilisé pour désigner la violence articulatoire de la langue génère des images filées d’asservissement qui confèrent une dimension fictionnelle à l’extrait. Un ensemble de postures complémentaires (« enchaîna » ; « garrottés » ; « attelés » ; « emprisonne », « supplice ») et d’objets cohérents (« garrot », « chaîne(s) », « fouet », « fers », « entraves ») concurrencent plus qu’elles n’illustrent les références abstraites aux idées de domination (« puissances très tyranniques », « son maître ») et de subordination (« servitude », « dispose de », « nous tient dans », « aliéné »). L’hypotypose consiste, en partant de ces idées, à dresser un tableau romanesque saisissant, en l’occurrence une galerie des supplices perpétrés par la langue. Deux passages se présentent à cet égard comme des miniatures dans lesquelles l’hypotypose se confond avec une réminiscence de fiction et la thèse rejoint la fable. Le premier — l’enfant martyr au pupitre — rappelle certains épisodes de la littérature romanesque du xixe siècle (Jules Vallès, L’enfant) ; le second — la messe noire — quelque scène sadienne de roman noir. Encore conviendrait-il de repérer aussi dans cet extrait les échos d’une certaine littérature expérimentale : l’identité autarcique d’un récit de fiction mettant en scène la langue tout en la laissant travailler avec ostentation par une écriture de la pulsion (textuelle/sexuelle/Tel Quel).

Altération/intimation

En ce sens, bien des traités exposent moins un savoir qu’ils ne s’interrogent sur l’idée de connaissance, loin de tout fétichisme culturel. Le savoir officiel ne trouve pas en eux un temple : son altération est la condition de possibilité même de l’oeuvre. Les modalités de cette altération semblent des plus variées, de l’hypothèse hasardeuse au jeu de faussaire, du fait supputé au savoir apocryphe, de l’assertion partisane à l’hallucination poétique, selon la charge intime dont il est, en situation, l’objet[9]. Quelle que soit son amplitude, cette altération représente la caractéristique même de toute marque d’érudition, s’il est vrai que celle-ci ne désigne jamais du savoir à l’état brut, mais toujours le produit de l’appropriation individuelle d’un certain savoir donné. Plus l’altération paraît évidente, plus l’attention est attirée sur les mécanismes intellectuels et mentaux de son assimilation personnelle. C’est en étant altérée, en devenant autre, que l’érudition se constitue comme telle depuis une somme de connaissances posées comme objectives. C’est parce que cette altérité marque l’emprise d’un individu particulier sur un objet culturel extérieur que l’érudition peut servir de révélateur intime : sa configuration, son mode d’exposition, ses hiérarchies, son expression, ses utilisations portent les empreintes d’une conscience qui les rend intelligibles et d’un inconscient qui les travaille.

Pascal Quignard subvertit en ce sens la matière érudite et la manière argumentative de ses traités. L’approche d’une oeuvre, l’articulation d’un savoir, la validation des topiques, les étapes du raisonnement fonctionnent comme les éléments différés d’une seule et même étude, permanente, de soi. Si l’écrivain comble certaines zones d’ombre de la mémoire collective en étudiant des auteurs méconnus, il cherche surtout à se connaître lui-même en situation de connaissance, à sillonner ses propres ténèbres[10]. L’érudition relève toujours, dans les traités de Pascal Quignard, d’un mode de traitement compulsif qui trahit un fonds d’anxiété propre (des obsessions, des temps de sidérations[11]). Les traités se lisent alors comme un espace d’autoprojection intellectuelle et d’autoprospection humorale — l’invention, jamais atteinte parce que toujours en cours, d’une expression littéraire intérieure.

Le « moi » lettré se projette ainsi en plusieurs figures littéraires, empruntant aux unes un tour d’esprit, aux autres quelque trait idéologique, à toutes une façon d’habiter leur oeuvre. Superposés, ces traits forment un portrait d’auteur vampirique dont les huit tomes des Petits traités, plus une quinzaine d’autres ouvrages, constituent le cadre. Dans les seuls traités, Sei Shônagon, prosatrice japonaise du xe siècle, offre ainsi son art de l’affinement des données sensibles ; Martial, son sens de la pointe, du détail matériel, de la saisie concise ; Buridan, son intelligence des mécanismes autotéliques de la langue quand elle forge, à son seul usage, des mots sans rhème ni raison (les syncatégorématiques). Les traités diffusent aussi quelques séries d’idées dont la fréquence, la récurrence, la variété de formulation révèlent en filigrane la sensibilité intellectuelle qui se noue en elles. Les constantes problématiques en seraient la dilection de la langue, l’attraction du néant, la séduction des limbes, qui constituent comme une psychotypie, un ensemble de traits psychiques propres à caractériser une personnalité intellectuelle en imprégnant les topiques ou les évocations que les traités présentent.

Exercice d’autoprospection humorale, alors. L’autre — le penseur, le clerc, le prédicateur, le poète, le philosophe, le grammairien — offre à l’écrivain, par-delà une oeuvre, quelques traits de caractère en partage du temps. À défaut de se représenter, Pascal Quignard sait se profiler. L’évocation successive de Latron, Perse, Le Fevre de la Boderie, Du Bellay, Littré permet de cerner un tempérament singulier, de dessiner un mouvement diffus d’humeurs communes. Le traité devient donc le lieu d’une autopsychographie. La psyché y projette ses cours et ses courbes, ses reliefs et ses à-pics, comme pour inscrire dans le texte la seule intimité réelle qui soit et entremêle des expériences et des sensations, des rémanences et des pensées, des décisions organiques et des réactions thermiques — de la vie, saisie comme un flux psychosomatique. Celle-ci s’exprime par le biais d’obsessions élémentaires dont le trait occasionnel et la forme événementielle importent peu, tant leur seul principe arrête l’écrivain : il renvoie toujours à un fonds d’humanité marqué par l’épouvante — une parole étranglée par sa propre peur.

Une même patine de mélancolie imprègne en ce sens les supports de l’érudition — figures d’auteurs, topiques, motifs de la pensée — et les marqueurs de la subjectivité — tableautins d’enfance, confidences lapidaires, esquisses d’autoportrait. La voix qui les énonce compose en les entrecroisant sa propre mythologie, dont le signe distinctif pourrait être « la cinquième saison ». Empruntée à un chapitre d’Albucius, cette expression concentre aussi les principaux cycles des traités[12]. Elle renvoie à l’âge d’avant la conscience et le langage, l’époque où l’enfant se constitue un capital sensible, sans en conserver ultérieurement le souvenir. Premier cycle, les enfances : l’Antiquité (enfance du monde), l’étymologie (enfance de la langue), la préhistoire (enfance du groupe)[13]. L’apprentissage de la langue manifeste une première trahison de l’enfance. Second cycle, la tyrannie des langues : leur puissance de domestication, leur culte, le recours à l’écriture littéraire comme méthode de résistance, retour au temps de la non-parole. L’écrivain dénombre les vertiges minuscules que tout adulte éprouve au quotidien et qui suggèrent la précarité des systèmes, des règles, des normes dont il s’entoure par besoin de protection. Troisième cycle, la petite fantasmatique du néant : « intervalles morts[14]  », chutes de conscience, confrontations empiriques avec le vide, dépense vitale qui est aussi béance de vie, attraction par le gouffre.

Cette approche de soi, l’écrivain se sert moins du sens acquis des mots pour la conduire qu’il ne cherche à la faire surgir en exerçant sur eux une pression étymologique, philologique et poétique (signifiants, quantités syllabiques, mesures rythmiques, découpe alphabétique). Ainsi pratique-t-il une écriture proche de l’autosollicitation et de l’autosuggestion. Le traité se démarque à la fois du récit autobiographique — forme illusoire en ce qu’elle tient pour possible la composition d’une identité narrative à partir d’expériences de vie éclatées —, du discours lyrique — forme présomptueuse en ce qu’elle dilate l’individu depuis des états d’âme communs —, de l’essai — forme vaine en ce qu’elle neutralise la part théorique de l’étude par celle personnelle de la réflexion, sans atteindre la densité savante de l’une ni la profondeur intime de l’autre. L’usage du traité par Pascal Quignard reste donc résolument paradoxal. Une identité subjective s’y éprouve au travers de modèles culturels élitaires, mais aussi en laissant libre cours à ses déterminations primales. Partant des idées, l’écriture retrouve les pulsions qu’elles cérébralisent et ramène ces pulsions aux états instinctifs qu’elles dérivent. L’écriture du traité se veut, à l’image même de la personnalité qui s’y éprouve, résolument intraitable : elle rompt le concert des idées, la logique du raisonnement, l’unité de genres. Elle déroute les modes usuels de composition de la pensée, suscite son éruption à l’état atomique, sans la figer dans un ordre prédicatif. Elle favorise le fragment erratique, le propos lapidaire, l’aphorisme arbitraire, la turbulence de tons entrechoqués — lyrique et didactique, critique et poétique, ironique et fabuleux[15].

En détournant ainsi une forme littéraire culturellement chargée, en faisant des petits traités, l’écrivain défie les imaginaires de soi gonflés (à tous les sens du terme) : le Moi en relief des méditations métaphysiques, arraché avec insolence à son néant, autant que le Sujet assigné à résidence privée, l’autobiographie avec ses chiens de garde — des anecdotes, des introspections — et ses nains de jardins — des figures de rhétorique, des postures existentielles. Toutes les ressources d’une langue parfaitement dominée, toutes les armes d’une imparable érudition se mobilisent alors pour donner une voix intime à quelque irrépressible sentiment de mélancolie, vécu non comme une souffrance lyrique qui se chérit mais un scandale ontologique qui s’affronte.