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Tard venu, le genre romanesque s’est développé avec une liberté qui gêne taxinomistes et lexicographes. Devant la polymorphie du genre, certains critiques ont renoncé à toute tentative de stricte définition, mais la tendance qui se dégage depuis Aron Kibédi Varga, relayée pour un vaste public par Milan Kundera, est d’établir la définition du roman moderne en opposition au roman antérieur[1]. Encore en 2003, Thomas Pavel basait sa Pensée du roman sur « l’hypothèse selon laquelle l’origine du roman moderne se trouve dans le dialogue polémique avec les “vieux romans”[2] ». Bien que Thomas Pavel se défende d’associer cette naissance du roman moderne (c’est lui qui souligne) au « surgissement quasi-miraculeux d’une seule oeuvre inaugurale », l’opposition entre roman moderne et vieux romans tend à donner une valeur fondatrice à des oeuvres qui vont du roman picaresque aux novels anglais, en passant par Rabelais et par l’inévitable Don Quichotte.

Il ne s’agit évidemment pas de nier l’importance de ces oeuvres dans l’histoire et dans la poétique du roman, mais plutôt d’interroger la pertinence d’une opposition entre roman moderne et vieux romans basée essentiellement sur le rapport parodique que le roman instaure avec les formes antérieures. À la simple lecture des romans en vers du xiiie siècle (corpus le plus souvent méconnu, sinon ignoré, des théoriciens du roman), les éléments parodiques sont particulièrement nets et ont été largement étudiés par les médiévistes au cours des vingt-cinq dernières années[3]. On pourrait croire à un effet de mode ou, pire encore, à un effet de lecture qui impose à des textes parfaitement innocents des obsessions postmodernes de transgression, de renversement et de déconstruction. Le retour à la matérialité du texte médiéval offre cependant un moyen de limiter les interférences entre les modes de lecture contemporains et la réception d’une littérature dont on ne soulignera jamais trop l’altérité, contre la tentation, toujours renouvelée, d’y chercher nos origines[4].

La question n’est donc pas de remplacer Don Quichotte comme texte fondateur du roman moderne par quelque obscur roman en vers, oublié pendant des siècles. Il s’agit plutôt de voir comment, dès ses plus anciennes manifestations, la littérature narrative qui prend le nom de « roman » se donne comme un jeu d’échos et de réponses entre les textes. L’étude des collections de manuscrits permet de saisir ces jeux intertextuels en contexte, notamment à travers l’organisation de codex qui témoignent de la réception du roman médiéval par les copistes médiévaux eux-mêmes. Des manuscrits, comme ceux de Chantilly (Condé 472) ou du Vatican (Reg. Lat. 1725), où se côtoient romans parodiques et romans canoniques (notamment Érec, Yvain et Lancelot de Chrétien de Troyes), illustrent le travail de scribes de toute évidence parfaitement conscients du ludisme des textes qu’ils recopiaient et qui s’assuraient, à travers la mise en recueil, de mettre en regard ce que l’on appellerait, en termes genettiens, le texte parodique et sa source hypotextuelle.

La question demeure toutefois de savoir si ces vieux textes peuvent légitimement se voir attribuer le nom de roman. Il faut d’abord noter que la plupart des récits en octosyllabes postérieurs à Chrétien de Troyes se désignent eux-mêmes comme romans dans leur prologue ou dans leur épilogue[5]. D’autres sont appelés romans par les copistes dans l’intitulé initial (titulus) ou final (explicit)[6]. À titre de comparaison, aucun texte narratif en décasyllabes ne se désigne lui-même comme roman et, après Alexandre de Paris, seuls deux textes narratifs en alexandrins antérieurs à 1350, Aiol et Fierabras, se désignent dans l’épilogue comme roman[7]. On peut certes arguer que ce que les auteurs médiévaux entendent par roman a bien peu à voir avec le « genre romanesque », mais ce serait nier le caractère historique des genres littéraires que les travaux de Jauss[8] et, plus récemment, de Fowler[9] et de Schaeffer[10] ont rappelé fort à propos. Plutôt que de poser a priori la continuité ou la discontinuité entre roman médiéval et roman moderne, il faut tenter d’établir la définition du premier à partir des textes eux-mêmes, de ce que Jauss appelait « leur poétique immanente[11] ».

En s’appuyant sur quelques codex qui regroupent un nombre important de romans en vers des xiie et xiiie siècles, il s’agira donc de voir comment l’analyse des textes dans leur contexte codicologique met au jour une veine parodique nettement marquée. L’étude détaillée du manuscrit de Chantilly permet d’aborder de front les questions de poétique et de réception du genre romanesque au Moyen Âge. Confortée par d’autres mises en recueil, l’hypothèse d’une constitution du genre romanesque dans un mouvement conscient d’opposition polémique aux textes qui ont précédé ne semble plus l’apanage d’une certaine modernité, trop souvent pensée en termes de rupture radicale avec les vieilleries de l’âge gothique.

Les paradoxes d’un codex

L’intérêt du manuscrit de Chantilly (Condé 472) n’a pas échappé à Alexandre Micha qui, le premier, y a vu une collection unifiée[12]. Plus récemment, les travaux de Lori Walters ont étudié l’organisation de ce codex qui constituerait, selon elle, un « cycle de Gauvain[13] ». Le manuscrit sur parchemin de grand format (304 mm × 205 mm) aurait été composé dans le Hainaut (peut-être dans la région de Tournai) dans le troisième tiers du xiiie siècle. Il donne, dans l’ordre, Les merveilles de Rigomer, L’âtre périlleux, Érec et Énide de Chrétien de Troyes, Fergus de Guillaume le Clerc, Hunbaut, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, La vengeance Raguidel de Raoul de Houdenc, Yvain et Lancelot[14] de Chrétien de Troyes, Perlesvaus, jusqu’au milieu de la branche VIII, et six branches du Roman de Renart. On peut noter avec Lori Walters que Gauvain est un personnage récurrent dans l’ensemble des romans de ce recueil, exception faite cependant du Roman de Renart qui fonctionnerait, toujours selon Lori Walters, comme un « contre-cycle » de Gauvain chargé de mettre en évidence les implications morales de l’ensemble du codex[15].

Il faut tout de même remarquer que, sans compter le Roman de Renart, le rôle de Gauvain est pour le moins effacé dans Fergus, qu’il se limite à une mention — certes élogieuse — dans Érec et Énide et que le neveu d’Arthur n’est que très indirectement impliqué dans Le Bel Inconnu, roman qui relate les aventures de son fils, Guinglain, dans lesquelles le père joue un rôle très secondaire. Il semble que le véritable sujet du manuscrit soit non pas Gauvain, mais le genre romanesque lui-même tel qu’il s’est développé autour de la figure d’Arthur et de ses chevaliers. L’importance indéniable accordée à Gauvain s’expliquerait plutôt par son statut de « parangon de la chevalerie » qui l’expose à incarner mieux que d’autres les conventions romanesques du xiie siècle.

La position décalée de Gauvain comme sujet apparent du recueil est sensible dès le premier folio, dans le prologue des Merveilles de Rigomer qui, par sa position dans le codex, fait figure de prologue général. Jehan, l’auteur déclaré, commence par un éloge de Messire Gauvain, présenté comme le chevalier le plus sage et le moins déraisonnable de la cour d’Arthur. Pourtant, immédiatement après cette apologie mesurée, le romancier se détourne de Gauvain pour choisir plutôt de raconter d’abord les aventures de Lancelot :

Del roi Artu et de ses houmes

Est cis roumans que nos lisoumes

Si est tels chevaliers le roi,

U plus ot sens et mains desroi.

Quant plus ot sens, de desroi mains,

Dont fu ço mesire Gauwains.

Or ai talent que je vos die

De Lanselot del Lac partie,

Et si vos voel dire et conter

Les mervelles de Rigomer

Dont cis romanç muet et commence[16].

Le roman que nous lisons
Traite du roi Arthur et de ses hommes.
Il y avait là un chevalier du roi
Qui avait plus de sagesse et moins de folie.
Celui qui était plus sage et moins fou
C’était monseigneur Gauvain.
Mais, pour l’instant, j’ai envie de vous raconter
Un épisode qui traite de Lancelot du Lac
Et ainsi je veux vous dire et vous raconter
Les merveilles de Rigomer
Avec lesquelles ce roman démarre et commence.

À la valeur temporelle de l’adverbe Or, la plus courante en ancien français, s’ajoute ici la valeur adversative qui souligne la rupture avec l’attente d’un public qui est en droit d’espérer l’histoire du chevalier présenté explicitement comme le moins fou de la cour d’Arthur ! Dès le prologue, le romancier joue avec le public en ne créant une attente que pour mieux la décevoir.

Avec Les Merveilles de Rigomer, le ton est donné pour l’ensemble du recueil : les aventures ne sont plus ce qu’elles étaient et les chevaliers de la Table Ronde ne sont plus que des caricatures d’eux-mêmes, à commencer par le beau Lancelot, héros de la première partie du roman qui échouera lamentablement à Rigomer. Les chevaliers de la cour d’Arthur, désormais moins preux mais plus adipeux[17], attendent sans broncher que survienne l’aventure. Quand elle survient sous les traits d’une jeune messagère, les chevaliers oublient, comme « fol prové » (v. 118), de s’enquérir auprès de la demoiselle du nom de la dame et du château qu’ils doivent libérer. La tentative de rattraper la messagère entraîne les premiers échecs d’Yvain et de Sagremor, préfiguration de la longue série d’aventures sans lien avec l’objet de la quête qui entraînent tour à tour sept chevaliers (Sagremor, Agravain, Bliobéris, Yvain, Gaudin, Cligès et Gaheriet) à l’écart des cinquante-huit compagnons partis avec Gauvain au secours de Lancelot.

Cette longue litanie d’aventures individuelles (ponctuée par un implacable compte à rebours qui vient rappeler avec régularité l’amenuisement de la troupe[18]) suit immédiatement la déconfiture de Lancelot au château de Rigomer où les auditeurs/lecteurs l’ont abandonné aux mains de la dame des lieux qui l’a envoûté au point de l’abrutir complètement : « ains fu ausi comm’ une beste » (v. 6331). En attendant l’arrivée de ses compagnons de la Table Ronde, Lancelot travaillait aux cuisines du château où il a aussi beaucoup « ovré des dens » (v. 1408), tant et si bien qu’il est rendu méconnaissable par l’embonpoint (« Que tout estoit et cras et fors / de bras, de menbres et de cors », v. 14008-14010). Si Gauvain fait meilleure figure, puisque c’est lui qui libère Lancelot et met fin aux enchantements de Rigomer, il est néanmoins impuissant à défendre une demoiselle dans le besoin, menacée d’un mariage forcé avec un certain Miraudiel. Lancelot surgit alors fort opportunément de la forêt et, en montrant la cicatrice qui le caractérise au creux de la main, il évite le combat contre le prétendant indésirable et se voit présenter comme « la flor / de cevalerie et d’onor » (v. 15855-15856). À ce point du récit, force est de constater que la fleur s’est quelque peu fanée puisque, vraisemblablement toujours aussi obèse, le Lancelot qui se présente à la cour a les cheveux si sales et si longs qu’il s’attire les sarcasmes des garçons et des écuyers (v. 15565-15634)[19].

La suite du recueil n’est guère plus favorable aux autres héros de la Table Ronde. À l’amant de la reine rendu méconnaissable par la laideur répond le Gauvain sans nom de L’âtre périlleux, lui aussi présenté comme « le flor de chevalerie[20] ». Celui qui se fait un devoir de ne jamais cacher son nom se voit pourtant forcé de différer le moment où il révélera son identité après que des chevaliers qui le détestaient se sont acharnés sur son double, un pseudo-Gauvain qu’ils ont coupé en morceaux après lui avoir crevé les yeux (v. 570-571 et v. 618-621). Devant son double défiguré et dépecé, Gauvain devient « cil sans nom ».

Le roman suivant dans le codex, Érec et Énide, ne s’inscrit pas a priori dans la veine anti-romanesque. Il est même, au contraire, le texte canonique par excellence puisqu’il s’agit du premier roman arthurien de Chrétien de Troyes. L’idéal romanesque de la chevalerie n’y est donc pas mis à mal aussi nettement que dans les romans précédents, encore que l’accusation de recreantise, qui relance l’aventure après le mariage précoce du héros, représente une menace récurrente pour le monde arthurien dans de nombreux romans du manuscrit de Chantilly. Mais l’aventure consiste précisément à corriger cette faute initiale pour arriver à concilier mariage, pouvoir et chevalerie. Devenu roi, le chevalier de la fin du roman semble parfait et invincible, à l’abri de tout renversement parodique.

L’organisation du recueil se charge cependant de révéler qu’aucun chevalier arthurien n’est à l’abri d’un renversement de Fortune (les romanciers — qu’on a appelés peut-être un peu vite des épigones du maître champenois — se chargeant eux-mêmes de faire tourner la roue). Peu présent dans les romans précédents (il n’est mentionné que trois fois dans Les merveilles de Rigomer et une seule fois dans L’âtre périlleux), Érec a été épargné par la vindicte de Jehan : il ne fait pas partie de la série des chevaliers égarés dans l’expédition lancée à la recherche de Lancelot. Il réapparaît dans les romans suivants, mais en perdant toujours un peu du lustre qui était le sien à la fin du roman de Chrétien de Troyes. De manière significative, le roman de Fergus, qui suit immédiatement dans le manuscrit, commence une nouvelle fois sur une chasse au blanc cerf à laquelle, une fois n’est pas coutume (!), Érec prendra part (v. 15), mais sans plus de succès que les autres compagnons de la Table Ronde. Il sera encore du nombre des chevaliers d’Arthur qui échoueront à retrouver Fergus[21] et, dans Hunbaut, il fait partie des chevaliers qui se lancent à la recherche de Gauvain et de sa soeur, quête une nouvelle fois infructueuse et dont la vanité est doublement soulignée, d’abord par l’absence d’aventures sur leur route, ce qui suscite — paradoxe amusant — « l’émerveillement » du roi Arthur[22], puis par la découverte déceptive qui les attend au château de Gaut Destroit. Partis à la recherche du « véritable » Gauvain, les chevaliers d’Arthur ont pris pour l’objet de leur quête la statue que la pucelle de Gaut Destroit a fait sculpter à la « semblance » de Gauvain, avant de rentrer bredouilles à Carduel après que la jeune fille eut levé l’équivoque. On pourrait difficilement illustrer de plus belle manière les illusions de la fiction quand les héros eux-mêmes sont en mal d’aventures merveilleuses et qu’ils en viennent à prendre la « semblance » pour la réalité[23] !

Dans le roman suivant, Le Bel Inconnu, Érec, Yvain, Lancelot, Perceval, Gauvain, Keu, mais aussi Graëlent, Guingamor, Yder, le roi Marc, Tristan et même Floire (héros romanesque étranger au monde arthurien) sont tous surpassés par Guinglain, le fils illégitime de Gauvain et de la fée Blanchemal, lors du tournoi de Valendon[24]. La suprématie de la nouvelle génération dans le roman de Renaut de Beaujeu s’accompagne d’une mise en cause subtile de la maîtrise du roi Arthur sur le récit puisque la voix qui vient révéler son identité au Bel Inconnu s’en prend précisément au roi, accusé d’avoir mal nommé le jeune homme[25]. La bifurcation du roman après les révélations de la voix mystérieuse est immédiatement assumée par le narrateur qui le fait en détournant à son compte les vantardises de Chrétien dans le prologue d’Érec et Énide :

D’ore en avant vos vel traitier

De Guinglain le bon chevalier

L’istoire, qui mais ne faurra

Tant con li siecles durera[26].

Dorénavant je veux vous parler
De Guinglain le bon chevalier
Dont l’histoire ne s’achèvera jamais,
Tant que durera le monde.

Au milieu du roman qui se trouve au milieu du manuscrit s’affirme la tendance à détourner la matière et à se détourner du monde arthurien, au point où l’auteur de ce roman en vient à conclure en revendiquant sa toute-puissance sur son univers, ce qui lui permet d’abandonner son héros loin de son amie tout en reportant le blâme sur l’indifférence de la Dame qu’il aime[27].

Dans La vengeance Raguidel, la chute des chevaliers arthuriens se poursuit et confine même parfois — sans mauvais jeux de mots — à la débandade. Lancées par l’épreuve du chevalier enferré, les aventures mettent d’emblée hors jeu Keu, Bliobliéris, Lancelot du Lac et Tristan, « cil qui onques ne rist[28] », ne laissant Gauvain venir à bout de l’épreuve que pour mieux l’abaisser dans ce qu’il a de plus caractéristique : cette réputée virilité qui en a fait le Don Juan de la cour d’Arthur. Contre toute attente, l’amie de Gauvain met fin à la querelle qui oppose le neveu d’Arthur à un chevalier qui la revendique en déclarant qu’elle-même souhaite quitter Gauvain et suivre le chevalier provocateur. L’attente des lecteurs, elle, avait cependant été savamment préparée par le narrateur qui présente d’abord le chevalier occupé à se soulager. À cette occasion, la voix narrative s’interroge à savoir si le regard d’Ydain (l’amie de Gauvain) s’est attardé sur la « chose » qui se trouve au coeur des braies du chevalier ou si elle vit — cette fois le mauvais jeu de mots est dans le texte en ancien français — ce qu’il tenait entre ses mains.

La débâcle parodique de La vengeance Raguidel n’emporte pas seulement l’ensemble des chevaliers arthuriens, elle entraîne avec elle presque toutes les dames de la cour d’Arthur à travers l’épisode du cort mantel, ce manteau qui raccourcit dès qu’il est porté par une femme infidèle. De toutes les dames présentes à la cour d’Arthur, seule l’amie de Caraduel Briefbras peut porter le manteau sans qu’il raccourcisse. Le nom du seul chevalier épargné par l’humiliation de voir l’infidélité de son amie révélée à la cour renvoie explicitement à la Première continuation de Perceval où le motif se trouvait presque à l’identique, un cor se substituant simplement au manteau. La relative immunité dont jouit le personnage de Caradoc dans l’ensemble du recueil (membre de l’expédition des cinquante-huit, il ne fait pas partie de la série des chevaliers égarés dans Les merveilles de Rigomer et, pourtant présent à la cour d’Arthur au début du Bel Inconnu, il n’est pas mentionné au nombre des chevaliers qui participent au tournoi de Valendon) explique sans doute la clémence de Raoul à son égard. Le lien de Caradoc avec les Continuations, souligné par la reprise du motif de l’épreuve de fidélité, pourrait aussi renvoyer au statut particulier de ces récits dans l’ensemble de la production narrative arthurienne.

Romantus interruptus

Si la tonalité parodique des romans qui entourent Érec et Énide dans le codex ne fait pas de doute, il n’en va pas de même pour les deux derniers textes qui closent la série des romans arthuriens en vers. Le Chevalier au Lion et Le Chevalier de la Charrette relèvent a priori davantage du canon que de la charge. Pourtant, là encore, le contexte codicologique invite à réévaluer la lecture attendue des romans de Chrétien. L’amant de la reine y retrouve peut-être son poids idéal, il demeure néanmoins marqué par les aventures dégradantes qu’il a subies dans les récits précédents (particulièrement dans Les merveilles de Rigomer). Comme il n’y a aucune raison de croire que le manuscrit de Chantilly fasse exception, il est plus que vraisemblable d’imaginer que la lecture se faisait dans l’ordre d’apparition des textes dans le recueil, comme pour les manuscrits cycliques où l’ordre de la logique narrative est soigneusement respecté.

Dans le contexte, le chevalier qui monte dans la charrette a donc un passé romanesque assez peu glorieux et très frais à la mémoire des auditeurs/lecteurs. Les mêmes antécédents affectent Guenièvre dont l’épisode du cort mantel (La vengeance Raguidel) a révélé qu’elle n’en est pas à sa première infidélité avec Le Chevalier de la Charrette[29]. Qui plus est, la copie du roman de Chrétien s’interrompt abruptement au milieu du tournoi du pire, au moment précis où la reine commande à Lancelot « que ancor a noauz le face » (« qu’il fasse encore au plus mal », v. 5853). Si l’on ne peut que spéculer sur le caractère volontaire ou non de cette interruption, il est clair cependant qu’il ne manque pas de feuillets à ce roman puisque la copie s’arrête au quart de la première colonne (folio 214v°). Dans la réalité matérielle du manuscrit de Chantilly tel qu’il a été assemblé au Moyen Âge, Lancelot est donc abandonné au moment où il se signale par sa lâcheté dans un tournoi.

Quant à Yvain, s’il n’est pas aussi malmené (le roman est d’ailleurs copié jusqu’à son heureuse conclusion), il n’en demeure pas moins tributaire de sa position dans le codex. Ainsi ses aventures n’ont plus rien d’unique puisque, par exemple, avant lui, Fergus a déjà connu la vie d’homme sauvage réduit à manger « comme ciens la car tote crue » (Fergus, v. 3663)[30] et que Gauvain a dû, lui aussi, s’en remettre à un bouvier ou, plus exactement dans son cas, à un vacher pour trouver le chemin de l’aventure (La vengeance Raguidel, v. 632-658). Yvain lui-même pourrait être pris d’un sentiment de déjà-vu à la fontaine aux tempêtes puisque sa première aventure dans Les merveilles de Rigomer consistait à venir en aide à une jeune fille menacée de rapt sous un pin près d’une fontaine[31]. La concentration de tous les éléments de l’aventure inaugurale du Chevalier au Lion fait sourire dans un effet de décalage proprement parodique, en accord avec la tonalité générale des Merveilles de Rigomer. Conséquemment, la récurrence attendue des motifs dans le roman arthurien souffre de cette distorsion initiale : l’aspect doucement ironique du Chevalier au Lion (constaté de longue date) est amplifié par le contexte très nettement parodique d’au moins quatre (voire cinq) des six romans qui précèdent.

La position de Chrétien de Troyes dans le recueil, après la série des romans parodiques et avant la rupture qu’induit le passage à la prose, est cruciale. La volonté de donner une place particulière à Chrétien de Troyes dans cette mise en cause généralisée de l’art du roman n’est pas le seul fait du copiste ou de l’organisateur du recueil. Elle est clairement exprimée par les auteurs eux-mêmes, le plus explicitement dans Hunbaut :

Ne dira nus hon que je robe

Les bons dis Crestien de Troies

Qui jeta anbesas et troies

Por le maistr[i]e avoir deu jeu

Et juames por ce maint jeu[32].

Nul ne dira que je dérobe
Les bons mots de Chrétien de Troyes
Qui jeta deux as et trois
Pour avoir la maîtrise du jeu
Et, pour cela, nous avons joué plusieurs jeux.

L’auteur reconnaît lui-même la maîtrise de Chrétien de Troyes, mais il reconnaît du même souffle le jeu qu’il a ainsi lancé. La récurrence des jeux partis[33] dans l’ensemble du recueil (jeux du décapité explicitement désignés comme jeu parti dans Les merveilles de Rigomer[34] et dans Hunbaut[35], bataille à deux contre un qualifiée de « jeu mal parti » dans Fergus[36] et débat au sujet d’Ydain dans La vengeance Raguidel[37] qui fait suite au jeu parti opposant Gauvain au Noir Chevalier[38]) témoigne de la conscience aiguë que ces romans, qui doivent beaucoup à Chrétien de Troyes, sont à lire comme des réponses contradictoires pensées dans la dynamique d’un jeu parti avec le maître champenois.

Parodier le tout et la partie

Les romans recueillis dans le manuscrit de Chantilly répondent ainsi à la plus stricte définition de la parodie (celle de la rhétorique classique réaffirmée par Gérard Genette dans Palimpsestes), c’est-à-dire qu’ils « repren[nent] littéralement un texte connu pour lui donner une signification nouvelle, en jouant au besoin et si possible sur les mots[39] ». L’écriture par motifs, si caractéristique de la narration médiévale, pourrait entraîner une certaine difficulté à distinguer la simple récurrence d’un motif de son dévoiement parodique. C’est là où le sens premier de la parodie est essentiel : car c’est moins la reprise quasi littérale d’un motif connu qui fait la parodie que le déplacement que l’auteur lui a fait subir. Par ailleurs, pour parler de déplacement et de « signification nouvelle », il faut pouvoir identifier sans ambiguïté le texte parodié, ce que la chronologie relative des oeuvres, toujours problématique pour notre période, peut rendre quelque peu difficile. Les recueils comme le manuscrit de Chantilly sont alors des témoins sûrs de la dynamique entre texte parodié et texte parodique ou, si l’on y tient, entre hypotexte et hypertexte[40]. Dès lors, ce n’est plus tant la chronologie des oeuvres qui donne les positions de parodié et de parodiant, mais plutôt la position relative dans l’organisation générale du recueil.

Ainsi le motif de la chasse au blanc cerf pris isolément dans un roman du xiiie siècle peut avoir une tonalité parodique assez nette sans qu’il soit possible pour autant d’établir avec certitude la relation à un texte source précis (est-ce Guingamor, Graëlent ou encore Érec et Énide ?). En revanche, le même motif qui se répète d’un texte à l’autre à l’intérieur d’un même recueil donne à lire (ou à entendre) les déplacements qu’opère chaque itération parodique — c’est-à-dire une reprise qui cherche à lui donner une signification nouvelle — à partir de la première occurrence concrète dans le codex. L’effet de décalage peut certes être sensible dès la première occurrence, mais il s’agit alors d’un déplacement par rapport au motif virtuel (c’est-à-dire au microrécit pris dans sa plus grande extension) sans référence directe à un texte source, ce qui empêche de parler alors de parodie au sens strict.

Dans Les merveilles de Rigomer, par exemple, Lancelot s’engage dans une chasse fantastique, a priori tout ce qu’il y a de plus fidèle à la version folklorique[41]. Il n’est au départ qu’un spectateur qui, conformément à ce qui est attendu, assiste avec inquiétude à la chevauchée nocturne, jusqu’à ce que surgisse devant lui la bête traquée qui transforme le spectateur en chasseur, détournant ainsi le motif de la chasse fantastique vers celui de la chasse à l’animal médiateur. Ce dernier motif prépare comme il se doit l’irruption de la merveille[42], mais le jeu de déplacement se poursuit puisque l’aventure vient interrompre les préparatifs culinaires de Lancelot qui s’apprêtait à manger la bête :

Rostir cuida sor les carbons

Et des lardés et des braons,

Mais l’aventure revient ja

Qu’ainc de la bieste ne manja[43].

Il croyait en rôtir sur les charbons
Des filets et des tranches,
Mais l’aventure revient déjà
Avant qu’il ait pu manger de la bête.

En ramenant la chasse à sa fonction nourricière, le roman se joue du motif traditionnel. Mais la véritable dimension parodique se révèle à travers la reprise du motif dans la suite du codex.

Apparaît ainsi une gradation dans le renversement burlesque puisque L’âtre périlleux joue à son tour de la dimension alimentaire de la chasse quand le jeune homme que Gauvain rencontre au cimetière périlleux lui raconte comment une chasse au cerf l’a conduit jusqu’à l’entrée du cimetière (fonction attendue de médiation vers le lieu de l’aventure merveilleuse), mais qui bifurque quand l’animal est tué, découpé et écorché et qu’il lui propose de le déguster en bouilli ou en rôti. Dans ce contexte, la volonté exprimée par Gauvain à l’ouverture d’Érec et Énide de rétablir la coutume de la chasse au blanc cerf prend une tout autre dimension. Le roman de Chrétien tente véritablement de rétablir une coutume mise à mal dans les textes précédents. Or ce rétablissement n’est qu’imparfait puisque le héros du roman, Érec, ne participe même pas à la chasse et que la conclusion de l’épreuve (le baiser à la plus belle dame de la cour) est différée jusqu’à ce qu’Érec introduise à la cour « la bele pucele estrange » (v. 1715) qui, par son étrangeté même au petit monde de la Table Ronde, permettra de rétablir la coutume.

Le glissement de la coutume hors de la sphère du roi Arthur se poursuit avec une ironie beaucoup plus mordante dans le roman de Fergus qui suit immédiatement Érec et Énide dans le recueil. Cette fois, Arthur lui-même exprime le désir d’aller chasser le blanc cerf (v. 50-51), mais sans succès puisque le roi et toute sa compagnie reviennent bredouilles et « molt dolens », « car le cerf ne l’atendoit mie » (v. 172). De ces drôles de chasseurs qui voudraient que la bête les attende, seul se détache Perceval qui se lance à la poursuite du blanc cerf, mais sans plus de succès. Le chien de Perceval sauvera l’honneur en capturant la bête qu’il traîne avec lui à travers la rivière, obligeant le cervidé à se gorger d’eau au point que le ventre lui gonfle tant qu’il « vait deseur l’iaue flotant » (v. 229)[44]. Point de merveille dans cet objet flottant qui n’est plus qu’un corps mort soumis aux lois de la physique. Ainsi ravalé au rang de baudruche, le blanc cerf ne donne plus accès à l’Autre Monde, mais plutôt à un autre monde anti-courtois, celui du vilain Soumillot dont le fils est appelé à devenir le nouveau Perceval.

Dans Hunbaut, la chasse au cerf n’est qu’un sport qui ne conduit d’ailleurs plus les héros vers l’aventure, mais à l’inverse conduit un preud’homme « par aventure » jusqu’aux chevaliers du roi Arthur en quête d’hospitalité (Hunbaut, v. 418-483). Dans Le Bel Inconnu, la poursuite d’un cerf aux bois exceptionnels (« De seize rains », v. 1280), à laquelle prend part un braquet blanc — significativement entaché de noir (v. 1291) — précède immédiatement la coutume de l’épervier remis à la plus belle dame de la cour, ici la mal nommée Rose Espanie, qui se révèle finalement « molt laide et frencie » (v. 1727). Ce premier « bestornement » trouve une réponse dans l’épisode central du roman qui répond encore à la coutume du baiser à la plus belle dame de la cour, cette fois par un Fier Baiser donné à une femme-serpent. Ultime renversement dans La vengeance Raguidel quand une chasse au blanc cerf est organisée pour satisfaire les envies de venaison de la Dame de Gaut Destroit, le blanc cerf en question étant significativement la propriété du Noir Chevalier dans un effet de contraste intelligemment appuyé. Là encore le héros n’est pas le chasseur, mais la chasse vient à Gauvain et l’entraîne dans le château de celle qui torture quotidiennement son frère, en attendant de pouvoir décapiter l’aîné de la famille.

D’autres effets d’écho se font entendre de manière plus ponctuelle. Là encore, l’ordre d’apparition des motifs conduit plutôt à miner d’emblée la valeur du texte canonique puisque la forme comique est première dans le recueil. Ainsi l’hésitation de Lancelot avant de monter dans la charrette est préfigurée — et relativisée — par l’hésitation de Gauvain dans L’âtre périlleux qui se demande s’il doit sauter sur la table afin de poursuivre un chevalier ou continuer à manger jusqu’à ce que le service soit fini (v. 208-215). Dans L’âtre périlleux même, l’épreuve éponyme n’est plus qu’une répétition de l’aventure de l’Âtre Maleïs à laquelle Cligès a été confronté dans Les merveilles de Rigomer, d’ailleurs sans trop de frayeur puisque sa réponse à ceux qui l’informent des dangers qui l’attendent en ce lieu est somme toute plus renardienne que chevaleresque : « As .ii. vallés qu’il voit demande : / “A il chaiens point de viande ?” » (Rigomer, v. 9229-9230). La fin de l’aventure de l’Âtre Maleïs, où Cligès doit libérer un chevalier enferré, préfigure l’épreuve initiale de La vengeance Raguidel. Mais dans sa première présentation, l’épreuve prend un tour quelque peu déconcertant quand le chevalier révèle que le tronçon qui le transperce est pour lui l’assurance d’une « joie sans tençon » (Rigomer, v. 9420). En le retirant, on le prive du monde onirique parfait où il se trouvait en compagnie de Guenièvre et de Morgue la fée (ibid., v. 9433-9466). L’auteur s’en prend ainsi de belle façon à la perversion qu’induisent les fantasmes romanesques tout en prévenant les auditeurs/lecteurs contre une lecture trop convenue d’un motif récurrent.

L’art du roman tel que l’entend l’organisateur du recueil de Chantilly se pense précisément en termes de tenson et de jeu-parti, c’est-à-dire de débats entre voix narratives qui participent pleinement de ce que Bakhtine a appelé « la polyphonie du roman ». Les procédés de mise en cause sont nombreux et se suffisent parfois à eux-mêmes. Ainsi des figures d’hyperbole qui vont de la mise en scène de la démesure (le Chevalier aux Armes Triples trop pesant pour sa selle dans Les merveilles de Rigomer, v. 5287-5290), au retournement du tragique par l’exagération (la jeune fille abandonnée qui s’arrache littéralement tous les cheveux « si qu’il sanble qu’el cief n’en laist nul remanoir » dans Hunbaut, v. 1786-1787), jusqu’à l’adynaton quand le père de Fergus craint d’être noyé pas la sueur de son fils (Fergus, v. 454-455). Ces procédés rhétoriques participent de la tonalité comique de ces romans, mais ils ne suffisent pas à créer la tension parodique qui alimente le dialogue inter- (ou anti-) romanesque.

L’art de la senefiance

La mise en recueil du manuscrit de Chantilly joue de cette tension et la donne à lire comme une véritable autocritique du roman médiéval. On l’a vu, la critique se construit progressivement, depuis le roman initial (à la tonalité comique nettement affirmée) jusqu’au roman de Chrétien de Troyes, interrompu au pire moment. Cette rupture est renforcée par le passage à la prose (qui s’accompagne d’un changement matériel visible au premier coup d’oeil, puisque l’on passe alors de trois à deux colonnes) avec le Haut livre du Graal qui occupe les vingt-neuf feuillets suivants. Exceptionnelle, cette présence de la prose dans un recueil de roman en vers ne pouvait manquer d’étonner. D’autant que le changement de ton est radical dès les premières lignes du roman qui se présente comme « li estores del saintisme vaissiel que on apielle le Graal », mis par écrit par Joseph d’Arimathie sous la dictée d’un ange. Le texte se nomme lui-même « hauz livres du Graal » et commence par l’invocation de la Sainte Trinité avant de désigner le récit comme une « sainte estoire »[45]. Nous sommes bien loin des galéjades de Jehan qui ouvraient le recueil.

Malgré la rupture de ton, les vains romans qui précèdent et la sainte histoire du Très Saint Graal sont liés autrement que par les hasards de la collection : tous, à des degrés divers, participent de cette entreprise de démolition romanesque que le texte de Jehan a lancée. On a vu comment tous les chevaliers de la Table Ronde étaient mis à mal à travers les aventures précédentes. Le Perlesvaus ne leur sera pas plus clément : le roi Arthur y règne sur une cour où aucune aventure n’arrive plus, Gauvain y retrouve un avatar de la Pucelle de Gaut Destroit à travers la Pucelle Orgueilleuse qui veut lui trancher la tête, mais qui cette fois menace aussi Lancelot et Perlesvaus. Ni Gauvain, ni Lancelot ne pourront voir le Graal et Perlesvaus, s’il est présenté d’emblée comme le Bon Chevalier (prenant ainsi la place qui était dévolue à Gauvain dans le prologue de L’âtre périlleux), ne pourra mener à bien sa sainte mission car la copie du roman s’interrompt avant sa reconquête du château du Graal.

La dernière aventure présentée par le roman en prose en est encore une de cimetière périlleux, mais, cette fois, c’est la soeur de Perlesvaus qui s’y trouve impliquée. Dans ce cimetière sont enterrés tous les chevaliers baptisés depuis « que li chevalier commencierent a querre aventures par les forez » (l. 5066-5067). Ceux qui en sont exclus, païens et pécheurs non repentants, apparaissent la nuit « es formes des chevaliers » (l. 5079) et se combattent à l’aide d’épées ardentes. Dans la chapelle du cimetière, la jeune fille peut voir, embrasser et toucher le Saint Suaire, dont elle conserve même un morceau sur son sein. À minuit, « s’aparut une voiz desus la chapele » qui annonce la mort du Roi Pêcheur et la chute du Château du Graal aux mains du Roi du Chastel Mortel, précisant que seul le frère de la jeune fille peut sauver le Graal. La copie s’interrompt quelques lignes plus loin au moment où Dandrane avertit Perlesvaus qu’il ne lui reste plus qu’une quinzaine de jours pour sauver sa mère et le Château du Graal.

Là encore s’il est inutile de spéculer sur le caractère volontaire ou non de cette brusque interruption, force est de constater que, dans le recueil tel qu’il a été assemblé, la rupture n’est pas aussi aléatoire qu’on pourrait le croire ; au contraire, elle s’inscrit parfaitement dans la logique du recueil qui marque continûment une distance critique avec la chevalerie romanesque, celle-là même qui s’amuse à « querre aventures en forez ». Parmi ces chevaliers errants, ceux qui ne se conforment pas à l’idéal chrétien sont réduits à n’être que des apparitions fantomatiques (« es formes de chevaliers ») qui viennent hanter les nuits d’une jeune fille avec leurs vains combats. L’exclusion des chevaliers non repentants prend un relief singulier dans le Perlesvaus où, de manière particulièrement nette (et dans la même branche), Lancelot refuse de se repentir de son amour coupable pour la reine[46]. Comme si ce n’était pas assez, juste avant l’épisode du cimetière périlleux, un ermite apprend à Perlesvaus que Lohot, le fils unique du roi Arthur, a été décapité par le sénéchal Keu. L’avenir du monde arthurien est compromis par celui-là même qui, par ses fonctions à la cour, doit en assurer la prospérité.

Avec le Haut livre du Graal, le rejet d’une certaine chevalerie romanesque se fait sur un autre ton que dans les romans précédents. La rupture avec les romans des épigones est d’autant plus sensible qu’elle s’inscrit formellement dans le choix de la prose. On sait ce que ce choix implique de mise à distance de la fiction au profit de l’historicité et de la véracité. Il est significatif que le prologue du Perlesvaus ne désigne jamais le texte comme roman, alors que pratiquement tous les textes précédents dans le recueil (à l’exception de La vengeance Raguidel), se désignaient explicitement comme tels. Même Érec et Énide, qui n’est pas qualifié de roman par Chrétien de Troyes, est considéré par le scribe de Chantilly comme « no romant » dans un épilogue propre à ce manuscrit[47].

L’auteur du texte en prose s’engage à commencer une « estoire » qui repose sur l’« escrit » et le « tesmoignage » de Joseph d’Arimathie. Il intitule son texte « hauz livres du Graal », puis parle de son récit comme du « hauz contes du Graal » et d’une « sainte estoire ». En s’interrompant avant la fin, il ne mentionne même pas qu’il s’agit d’une traduction « en romanz », ce que précise l’épilogue des deux manuscrits complets parvenus jusqu’à nous. S’il joue de la fiction, comme les autres romans, le Haut livre du Graal propose cependant un autre mode de lecture qui repose sur la recherche de la senefiance cachée derrière l’aventure chevaleresque. Ainsi Gauvain se fait-il expliquer que l’aventure du Chastel au Noir Ermite, racontée pour « remembrance » par Joseph, représente l’Enfer et que le Noir Ermite représente Lucifer. Le saint homme qui lui donne ces explications enchaîne avec une déclaration qui fait figure de justification de la fiction :

« Sire, fait li prestres, ce nos trete en senefiance li bons hermites por la Novele Loi, en la quele li plusor ne sont pas bien connoissant, si en volt fere remanbrance par essanples. »

Perlesvaus, br. VI, l. 2183-2186

Cette concession à l’engouement pour les aventures chevaleresques au nom de l’évangélisation fait penser au cas de cet abbé cistercien réduit à mentionner le nom du roi Arthur au milieu de son sermon afin de réveiller son auditoire endormi, ce que déplore Césaire de Heisterbach qui rapporte l’anecdote[48]. Mais il présente aussi les principaux moteurs qui légitiment le récit : la « remanbrance » et l’« essanple », tout en spécifiant une manière de traiter la matière « en senefiance », c’est-à-dire sur le mode de l’allégorie.

Cette « allégorisation du roman », étudiée par Armand Strubel[49], s’amorce précisément avec le Perlesvaus (vers 1212). Depuis la fin du xiie siècle, le Roman de Renart fait la synthèse entre les deux tendances qu’illustrent les deux premières parties du manuscrit de Chantilly : le roman parodique et le roman allégorisé. Avec le goupil, le roman a pour héros une « figure allégorique » puisque, comme le soulignait Paul Zumthor, « il personnifie des comportements humains (ultérieurement, les défauts impliqués par ces comportements) ; et [que] c’est sur ce plan métaphorique que le récit possède sa cohérence[50] ». À mi-chemin du personnage et de l’allégorie proprement dite, puisqu’il ne possède « ni la singularité de l’individu, ni la généralité du concept[51] », Renart est le meilleur représentant d’un mode de lecture et d’écriture mixte où se jouent simultanément le jeu de la fiction romanesque et sa critique la plus radicale. « Renart n’est pas seulement le Décepteur en ce qu’il exerce dans la narration cette fonction, écrit encore Paul Zumthor, le récit entier est déception, parodie de son propre discours[52]. »

L’herméneutique salvatrice

Le Roman de Renart ne se contente pas de proposer une critique très nette — et parfois très virulente — du roman courtois, il propose aussi une voie de renouvellement pour la narration en langue vernaculaire. Non seulement anti-roman, le Roman de Renart est aussi un nouveau roman. Il se donne clairement à lire en position de décalage avec les autres genres littéraires de langue vulgaire. Ainsi le prologue d’une des plus anciennes branches (sinon la plus ancienne) du Roman de Renart commence par une énumération de genres et de textes contemporains :

Seigneurs, oï avez maint conte,

Que maint conterre vous raconte

Conment Paris ravi Elain,

Le mal qu’il en ot et la paine,

De Tristan que la Chievre fist,

Qui assez bellement en dist

Et fabliaus et chançons de geste.

Romans du leu et de la beste

Maint autre conte par la terre.

Mais onques n’oïstes la guerre,

Qui tant fu dure et de grant fin,

Entre Renart et Ysengrin,

Qui moult dura et moult fu dure[53].

Seigneurs, vous avez entendu plusieurs contes
Que de nombreux conteurs vous racontent
Comment Pâris enleva Hélène,
Le mal qu’il en eut et la douleur,
De Tristan que fit La Chèvre,
Qui le raconte assez joliment ;
Et des fabliaux et des chansons de geste,
Le roman du loup et de la bête
Plusieurs autres récits de par le monde,
Mais vous n’avez jamais entendu parler
De la guerre qui fut si dure et si longue
Entre Renart et Ysengrin,
Qui dura et si longtemps et fut si dure.

Cette branche et son prologue sont placés en tête des branches du Roman de Renart réunies dans notre manuscrit. Ce faisant, l’organisateur du manuscrit met en évidence la conscience générique du romancier et la position unique qu’il compte occuper dans le champ de la littérature vernaculaire, alors en constitution.

Or ce n’est pas la première fois dans le codex que le jeu avec les prédécesseurs se signale ouvertement. Outre le jeu-parti engagé explicitement avec Chrétien de Troyes par l’auteur de Hunbaut, La vengeance Raguidel avait déjà présenté un nain bossu, laid et chenu qui chantait « d’Isseut la Blonde et de Tristant, / D’Elaine et de Paris de Troie » (v. 4972-4973). Significativement, ce nain accompagnait la demoiselle « bestournée » qui portait tous ses vêtements à l’envers (« le cuir dedens, le poil de fors », v. 4984) et chevauchait la tête tournée vers l’arrière du cheval, à l’image du détournement que le roman opère sur ses célèbres prédécesseurs, relégués au répertoire d’un nain disgracieux. On pourrait encore mentionner la mise en abyme de la lecture du « roman » dans Hunbaut, lecture à laquelle s’adonne la Pucelle de Gaut Destroit, celle-là même qui a fait sculpter la statue à la « semblance » de Gauvain, laissant entendre — près de quatre siècles avant Don Quichotte et six avant Madame Bovary — que la lecture naïve des romans peut entraîner une certaine confusion entre la semblance et la réalité.

La branche de Renart que le manuscrit de Chantilly donne comme branche inaugurale est une ultime (et éloquente) manifestation de la réflexion critique sur les genres littéraires qui se développe au sein même de la littérature « en roman »[54]. Cette branche, qui réunit les épisodes de Chanteclerc, de la mésange et de Tibert le chat, revient sur la question de l’interprétation en lançant le récit par un rêve du coq que Pinte, la poule « qui plus savoit » (v. 89), interprète au profit de Chanteclerc, tâchant de le mettre en garde contre le goupil. Le coq s’étant contenté de tourner « a fable » (v. 275) l’interprétation de sa Dame passe bien près d’y laisser toutes ses plumes quand Renart finit par l’attraper. Le gallinacé s’en sort finalement sans trop de mal parce que Renart ne résiste pas au plaisir d’un bon mot, ce qui l’entraîne à perdre sa proie dès qu’il ouvre la gueule pour lancer son « gab ».

S’il a plus de chance que le corbeau après lui, Chanteclerc s’est retrouvé malgré tout en position compromettante pour avoir négligé l’herméneutique de Dame Pinte, mais aussi, comme l’autre volatile, pour avoir cédé par orgueil au plaisir de chanter afin d’impressionner le goupil, le chant de l’un et de l’autre permettant d’épingler au passage des formes de ces chansons insignifiantes en vogue à l’époque. Ainsi le coq Chanteclerc y va de son « sonet » (v. 308) et Renart invite le corbeau à « orguener » et à chanter « une rotruenge » (v. 926-927). Ces deux épisodes du Roman de Renart donnent déjà en concentré la poétique du roman que la composition du manuscrit met en évidence : le bon usage du roman repose sur le décryptage de l’allégorie même si elle prend l’apparence de la folie (ce qu’ignorait l’orgueilleux et vain Chanteclerc)[55], sans tomber pour autant dans le seul plaisir du gab (au risque alors de se retrouver bouche bée comme Renart après son bon mot).

Certes la part du renversement parodique dans le Roman de Renart n’est pas négligeable et elle a été, à juste titre, largement étudiée par la critique[56]. Mais, à la différence des romans parodiques de la première partie du recueil de Chantilly, la parodie dans le Roman de Renart s’inscrit dans le contexte de l’allégorie qui, par sa forme même, invite au décryptage. Avec Renart, il ne s’agit donc pas seulement de s’amuser à renouveler le genre en renversant les conventions établies par les prédécesseurs. Il faut que le rire serve de mise en garde contre la vanité du discours des faiseurs de fable.

Les trois branches qui suivent l’épisode du viol d’Hersent — où le renversement des conventions du roman courtois est particulièrement radical — sont précisément des mises en garde contre la puissance de la narration. La première d’entre elles, « L’escondit », a un statut particulier dans la mesure où elle est composée, pour l’essentiel, de récits à l’intérieur du récit puisque les différentes victimes de Renart profitent du procès qui lui est intenté pour raconter les méfaits du goupil. À la volonté de l’ours Brun de punir Renart sans plus tarder, le sanglier répond sagement qu’il faut poursuivre l’instruction :

Molt seroit sages qui sauroit

Juger d’un conte, et il n’auroit

L’autre partie encore ateinte[57].

Il serait bien sage celui qui saurait
Juger d’un récit avant d’avoir
Entendu l’autre partie.

Comme dans la procédure judiciaire (qui subit à cette époque de profondes mutations), le lecteur avisé saura « juger d’un conte » en opposant les parties, en jaugeant du roman à l’aune de l’antiroman.

Dans la branche suivante (le duel judiciaire), les gens du roi Noble sont occupés à chanter « et sons et lais » (v. 18) quand l’irruption de Renart interrompt abruptement les envolées lyriques des courtisans. Le goupil, qui doit répondre aux accusations du roi Noble, se présente alors comme celui « qui [vous] conte chose voire » (v. 138) alors que les autres s’ingénient à l’abuser par leurs mensonges. Nouvelle occasion de récits rétrospectifs et nouvelle mise en abyme du roman dans le roman, la branche VI exprime sans détour la méfiance dont il faut se parer face au talent du rhéteur[58]. Ysengrin reproche ainsi à son éternel rival de toujours se disculper grâce au plaisir que procurent ses discours (« Renart bien te ses escuser / Et gent par parole amuser », v. 699-700), alors que lui sait bien, pour en avoir été victime, que les paroles du rouquin sont trompeuses : « Tu m’a chanté de meint fax vers » (v. 712), lui reproche-t-il[59].

Le manuscrit de Chantilly offre un témoignage éloquent des modes de lecture du roman dans la deuxième moitié du xiiie siècle. Il apporte la preuve que le roman se pense très tôt en termes d’opposition avec les romans antérieurs. La mise en recueil donne cependant un sens positif à cette réflexion critique sur l’art du roman : elle ne se contente pas d’organiser la série de romans parodiques de façon à miner la crédibilité du monde arthurien et, ce faisant, de réorienter l’éclairage jeté sur les romans de Chrétien de Troyes, elle propose la lecture allégorique comme voie de renouvellement. Avec les premières branches du Perlesvaus, elle explore les possibilités d’une lecture édifiante de la légende arthurienne, dans un monde où l’humour le cède à l’horreur. Cette voie, abandonnée avant l’heureuse conclusion au moment du plus grand suspense (le Graal vient de tomber aux mains d’une figure diabolique), est reprise dans un tout autre registre avec le Roman de Renart qui offre peut-être aux yeux de l’organisateur du codex la voie de l’avenir. La position finale attribuée aux branches du Roman de Renart et le choix de branches où l’enjeu rhétorique et herméneutique est clairement exprimé laissent croire que le scribe qui est derrière l’agencement du manuscrit a trouvé dans les aventures du goupil le juste équilibre entre parodie et allégorie capable de justifier pleinement l’aventure paradoxale du roman anti-romanesque.

Exceptionnel à plus d’un titre, le manuscrit de Chantilly n’est pourtant pas seul à juxtaposer romans et antiromans. Le manuscrit du Vatican (Bibliothèque apostolique, Reg. Lat. 1725), où Meraugis de Portlesguez côtoie Le Chevalier de la Charrette et Le Chevalier au Lion, est un autre témoin de la revivification des vieux romans dans le voisinage de romans pour le moins critiques à l’égard de la tradition. Mieux encore, des manuscrits où Yvain, Parthonopeu de Blois et même le Conte du Graal « partagent la couverture » avec des fabliaux sont autant de preuves de la part de ludisme intertextuel qui caractérise le roman dès ses plus anciennes manifestations et de la conscience de ces jeux d’échos par les copistes médiévaux. Le fait que trois des manuscrits qui regroupent romans et fabliaux donnent une version des Deus bordeors ribauz constitue une preuve supplémentaire (et particulièrement éloquente) de la lucidité des scribes médiévaux au moment de jouer avec les conventions génériques. Dans ce fabliau anonyme, un jongleur se vante de savoir « de chançon de geste » et « des romans d’aventure », donnant pour preuve une liste de titres pour les premiers, comme pour les seconds, en les travestissant systématiquement : « Guillaume au tinel » et « Renoart au cort nés » pour les premières (parmi d’autres) et « Perceval de Blois » et « Pertenoble le Galois » pour les seconds (dans une liste de plusieurs titres)[60].

La veine parodique que révèlent les mises en recueil suppose des conventions génériques bien connues et bien intégrées. S’il existe encore un certain flottement dans la désignation des genres de la littérature vernaculaire (flottement cependant beaucoup moins important qu’on a tendance à le dire), la composition des recueils, le plus souvent unifiés autour d’un genre (chansons de geste avec d’autres textes épiques, vies de saints avec d’autres récits hagiographiques, romans avec ce que l’on considère toujours comme des romans), est un élément important de la confrontation d’une théorie des genres avec la réalité de la production littéraire au Moyen Âge[61].

Au nombre des formes narratives qui se développent en langue vernaculaire, le roman, par son nom initialement trop englobant, demeure sans doute le genre le moins nettement délimité. Comme pour les autres formes écrites dans la langue populaire, le canon romanesque n’est pas défini par les arts poétiques ou les écoles de rhétorique ; il s’invente à travers la pratique de l’écriture vernaculaire et ne peut donc se retrouver que par l’attention portée à la poétique immanente des oeuvres. Or cette poétique repose très tôt (dès la fin du xiie siècle, soit une trentaine d’années après que l’on eut dit pour la première fois vouloir écrire un roman et non pas en roman) sur la mise en cause des formes antérieures dans un système d’opposition quasi systématique qui fait que le roman se définit très nettement en termes de contrastes antiromanesques.

Le manuscrit de Chantilly explorait, avec un regard critique aiguisé, différentes façons d’écrire un roman au siècle de saint Louis, peu après que Jean Renart eut entrepris un Roman de la rose qui se voulait clairement « une novele chose » (v. 12) et que Gerbert de Montreuil eut choisi de raconter un roman qui revendiquait de ne parler ni de la Table Ronde, ni du roi Arthur et de ses compagnons. Le « nouveau roman », qui se pense et s’affirme comme tel dès les premières décennies du xiiie siècle, engage un dialogue polémique avec les vieux romans mené, presque sans interruption, pendant toute l’histoire du genre romanesque. Se prépare parallèlement la rupture entre roman populaire (narration qui ne subordonne pas le plaisir du roman aux pirouettes antiromanesques) et roman pour lecteurs avertis (jeux de clercs qui justifient d’occuper son temps aux mirages de la fiction). Non seulement l’autocritique romanesque s’ouvre-t-elle bien avant l’ère moderne, elle semble véritablement inhérente au genre, comme si l’antiromanesque était une géniale invention de clercs pour justifier le romanesque. Honteux de ses origines vulgaires, le roman n’assume sa poétique qu’au risque de la contradiction, au risque même de détruire « tout l’appareil désuet qui assurait sa puissance[62] ». Le romancier est donc, d’aussi loin qu’il se manifeste, à la fois créateur et démolisseur, habité par une méfiance maladive à l’égard de cette langue sans passé qui donne son nom au genre de l’avenir. Ainsi s’ouvre l’ère du soupçon, dès que se manifeste la tentation cléricale d’écrire « en roman ».