Volume 48, Number 3, 2012 Lire en contexte : enquête sur les manuscrits de fabliaux Guest-edited by Olivier Collet, Francis Gingras and Richard Trachsler
Table of contents (9 articles)
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Présentation. Lire en contexte : enquête sur les manuscrits de fabliaux
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Poser les fondements : lieu, date et contexte : ( Essai sur le recueil L.II.14 de Turin )
Gabriele Giannini
pp. 11–31
AbstractFR:
Lorsqu’on s’attache à un corpus de manuscrits pour dégager le sens de la présence et de la distribution des représentants d’un genre narratif, il convient, au préalable, de situer précisément dans le temps et dans l’espace, ainsi que dans le contexte socioculturel, chaque élément du corpus. À cette fin, le chercheur est amené à battre plusieurs pistes, suivant les cas. L’exemple du manuscrit L.II.14 de la Biblioteca Nazionale Universitaria deTurin — un recueil attachant, qui soude avec désinvolture quelques cycles épiques majeurs à l’histoire sacrée — montre que la lecture des textes, l’exploration des traditions manuscrites et la mise à contribution des résultats obtenus dans d’autres domaines d’études permettent de formuler des hypothèses fondées à ce sujet. À partir de cette assise, même provisoire, l’interprétation de la présence, de la position et du profil des fabliaux dans le recueil se fait moins arbitraire et se soustrait aux partis pris et aux catégories herméneutiques préétablies du chercheur.
EN:
In exploring a corpus of manuscripts to find the meaning of the presence and distribution of the representatives of a narrative genre, one must first pinpoint the precise period and place for each element of the corpus, along with the socioculturalcontext. The researcher must devise or delineate various paths as each case warrants. The example of the Turin manuscript L.II.14 at the Biblioteca Nazionale Universitaria — an appealing recueil that merges some major epic cycles with sacred history — shows that the reading of texts, the investigation of manuscript traditions, and information garnered from other areas of study canbe a basis for formulating hypotheses. This basis, while tentative, allows for aless arbitrary interpretation of the presence, position and profile of the fabliaux in the collection and excludes the researcher’s bias and pre-established hermeneutic categories.
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Une vie en plusieurs exemplaires : observations sur le contexte manuscrit des Poèmes de l’Infortune de Rutebeuf
Julien Stout
pp. 33–58
AbstractFR:
Créé en partie pour rendre Rutebeuf (et sa poésie) plus conforme à l’image d’« ancêtre des poètes maudits » que lui ont façonnée les lecteurs modernes, le corpus qu’Edmond Faral et Julia Bastin, puis Jean Dufournet ont édité sous le titre de Poèmes de l’Infortune constitue un regroupement aussi problématique qu’anachronique. En effet, aucune preuve matérielle ne vient appuyer l’idée selon laquelle cet ensemble textuel aurait circulé au Moyen Âge sous la forme et le titre qu’on leur connaît aujourd’hui. L’étude des manuscrits ayant conservé les pièces de Rutebeuf fait plutôt ressortir un ensemble mouvant de réseaux textuels liant, d’un codex à l’autre, les textes aujourd’hui réunis sous le titre de Poèmes de l’Infortune à diverses pièces littéraires (qu’elles soient de Rutebeuf ou d’autres poètes), ainsi qu’à une variété de programmes éditoriaux. Le présent article propose d’étudier ces différents réseaux afin de restituer autant que faire se peut l’expérience que les premiers lecteurs de Rutebeuf ont pu avoir de ces poèmes. Il s’agira ainsi d’offrir une perspective de l’œuvre du poète distincte de celle, désormais bien connue, qui reconduit la filiation trop évidente entre Rutebeuf et ses homologues romantiques.
EN:
Created partly in order to make Rutebeuf (and his poetry) conform to the image of the “poètes maudits’ ancestor” shaped by the author’s modern readers, the corpus which Edmond Faral and Julia Bastin, and later Jean Dufournet edited under the title Les Poèmes de l’Infortune (Poems of Misfortune) constitutes both a problematic and anachronic grouping. There is no material evidence to support the idea that this textual grouping circulated in the Middle Ages under the form and title we know today. Rather, a study of the manuscripts that have transmitted Rutebeuf’s works points to the existence of a series of textual networks in which the texts we now know as Les Poèmes de l’Infortune are connected in each codex to different literary works (by Rutebeuf or other poets), as well as to various editing projects. This article examines these textual networks in order to recreate, insofar as possible, the experience of Rutebeuf’s first readers of these poems. The aim is to discern a different perspective as alternative to the readings that assert a rather too obvious parallel between Rutebeuf and his romantic counterparts.
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Lire les fabliaux au Moyen Âge et au xviiie siècle : les manuscrits Paris, BNF, fr. 2168 et Paris, Arsenal, 2770
Serena Lunardi
pp. 59–93
AbstractFR:
L’article propose une réflexion sur la notion médiévale de « fabliau », sur la physionomie ambiguë et complexe des recueils médiévaux et sur les critères que la critique moderne utilise pour interpréter la littérature du Moyen Âge. On se concentre sur le ms. Paris, BNF, fr. 2168 : un recueil médiéval issu d’un projet éditorial unitaire, où l’on envisage néanmoins la présence de plusieurs manipulations ; on essaye de les analyser et de reconstruire, dans la mesure du possible, son assemblage original. Cette reconstruction permet tout d’abord de réfléchir sur l’agencement original des textes et sur les dynamiques intertextuelles que le recueil présente. Le croisement entre les données codicologiques et celles qui concernent les contenus permet quelques considérations à propos des destinataires du volume : le format et la mise en page du manuscrit, sa typologie, les textes qu’il contient, ainsi que le rapport étroit qu’il entretient avec le Nord-Est, amènent à supposer qu’il était adressé principalement à un public de laïcs désireux de s’instruire, voire aux milieux urbains qui étaient en train de se développer à l’époque. La réflexion portant sur les dynamiques intertextuelles permet de mieux comprendre comment ce public pensait et lisait la tradition littéraire de son époque. L’analyse des étiquettes génériques appliquées aux textes dans les rubriques du manuscrit permet enfin de formuler quelques considérations sur la question, toujours assez discutée, de la notion de « genre littéraire » au Moyen Âge et notamment sur la catégorie « fabliau ». Ensuite, on prend en compte la copie partielle du recueil faite au xviiie siècle par La Curne de Sainte-Palaye, conservée dans le ms. Paris, Arsenal, 2770. L’analyse de cette copie donne la possibilité de retourner à l’origine d’une tradition critique qui a contribué à la formulation des catégories que l’on utilise encore aujourd’hui pour interpréter le Moyen Âge et sa littérature.
EN:
This article examines the medieval notion of “fabliau,” the complex and ambiguous structure of the recueils, and the categories used by modern scholarship to explain medieval literature. Particular attention is focused on MS Paris, BNF, fr. 2168 : this medieval recueil is the result of a joint editorial project which evidences the reordering that alters its original physionomy. Analyzing these alterations may signal a way to restore its original arrangement, insofar as possible. It also lets us consider the ordering of the original texts and the intertextual relationships that characterize the recueil. Aspects that point to the intended readership include the manuscript’s format size and layout (mise en page), the script, the textual contents and references to the north-eastern region, and suggest that this volume was made for a lay public, probably for the new urban milieus emerging at that time in northern France. An analysis of the manuscript rubrics containing the indications of title and literary genre for some of the texts included in the anthology raises some interesting possibilities about the medieval notion of “literary genre,” and in particular about what medieval readers might signify by the word fabliau. Finally, the article examines the partial copy of MS fr. 2168, made in the 18th century by Lacurne de Sainte-Palaye (MS Paris, Arsenal, 2770) : the comparison between the medieval manuscript and the modern copy lets us consider the origins of some categories often used by modern scholars to interpret and understand the Middle Ages and its literature.
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Une conquête problématique : le statut ambigu de la fiction dans le manuscrit Paris, BNF, fr. 375, un recueil de romans
Isabelle Delage-Béland
pp. 95–113
AbstractFR:
Dans un récent ouvrage (2011) consacré à l’essor et à l’expansion du genrer omanesque au Moyen Âge, Francis Gingras qualifie le roman de « bâtard conquérant ». Si les origines du roman s’avèrent difficiles à déterminer, onne peut que reconnaître sa « victoire » sur les autres genres littéraires, victoire qui s’amorce au Moyen Âge et se confirme aujourd’hui. Quoi qu’indéniable,la conquête du roman ne signifie pas pour autant qu’il n’a pas eu à affronter de fortes résistances au cours de son histoire. Le manuscrit Paris, BNF, fr. 375, un volumineux recueil arrageois composé de deux unités codicologiques réunies au xive ou au xve siècle, incarne de façon éloquente l’ambivalence à l’égard du roman et de son caractère fictif. On y observe à la fois la prédominance des romans en vers et une volonté de ne jamais complètement basculer du côté de la fabula, dont la présence semble sans cesse devoir être justifiée. Cette tension a peu retenu l’attention des chercheurs— pourtant nombreux à avoir décrit et commenté le manuscrit —, qui ont le plus souvent apposé l’étiquette de « recueil de romans » au volume. Or cette étiquette implique que l’on ignore certaines parties du codex, lequel présente en fait une véritable variété générique, alors que les romans en vers côtoient aussi bien des textes didactiques ou historiques qu’une série de textes religieux. Abordé dans son ensemble, du premier audernier feuillet, le recueil permet la mise au jour d’un rapport au genre romanesque et à la fiction pour le moins problématique et ambigu.
EN:
In his recent work (2011) on the rise and development of the novel in the MiddleAges, Francis Gingras calls the novel a “bâtard conquérant” (“conqueringbastard”). The origins of the novel might be uncertain, but its “victory” overother literary genres is undeniable. The conquering path of the novel begins as early as the Middle Ages and is confirmed today. However, this decisive triumph was not achieved without opposition. One manuscript eloquently embodies the ambivalence towards the novel, and more generally towards fiction, that prevailed in the Middle Ages. The Paris, BNF, fr. 375 manuscript, a voluminous collection of texts from Arras, is comprised of two codicological units assembledduring the 14th or 15th century. It allows us to witness the predominance of theversified novel and a certain wariness towards the fabula, whose use alwaysseems to require justification. Few researchers have studied this tension betweenverse and fiction despite the many who have described and commented on themanuscript. Most have labeled the volume as a “collection of novels.” However,this qualification implies that certain parts of the codex be ignored. In reality, it presents a great variety of genres : versified novels sit alongside didactic, historicaland religious texts. When considered in its totality — from the first to the last folio — the volume shows a problematic and ambiguous relationship to the noveland to fiction.
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Le contexte manuscrit du Lai du cor et la réception tardive des lais (avec une note sur Renart le Contrefait)
Beatrice Barbieri
pp. 115–125
AbstractFR:
Le Lai du cor, texte anglo-normand du XIIe siècle, est conservé par un seul témoin manuscrit : Oxford, Bodleian Library, Digby 86, daté entre 1272 et le début du XIVe siècle. Dans ce manuscrit, on trouve un certain nombre de textes, parmi lesquels on peut insérer le Lai du cor, qui développe le thème des femmes, des rapports de couple et de la vie sexuelle. Une pareille interprétation des lais comme exempla du comportement des femmes est attestée par la première version de Renart le Contrefait (1319-1322), où deux lais de Marie de France (Bisclavret et Laustic) servent le propos d’illustrer la mauvaiseté des femmes. Aussi bien le manuscrit Digby que Renart le Contrefait nous informent d’une réception tardive des lais.
EN:
The XIIth century Lai du cor is conserved by one only manuscript : Oxford,Bodleian Library, Digby 86, dated between 1272 and the beginning of the XIVth century. In the manuscript context of Digby 86, the Lai du cor can be associated with a series of texts that deal with women and sex. A similar interpretation of the lais as exempla of female behaviour isattested by the presence of the Lai de Laustic and the Lai de Bisclavret in the first version of Renart le Contrefait (1319-1322). Here the two lais are used to reveal the evil nature of women. Both the Oxford manuscript and Renart leContrefait are witnesses of a later reception of the lais.
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L’esprit du bourgeois ou l’esprit du bourg : le siècle dans tous ses états dans le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545
Ariane Bottex-Ferragne
pp. 127–151
AbstractFR:
Le manuscrit Paris, BNF, fr. 25545 est atypique à plusieurs égards. En plus d’afficher une imposante diversité poétique (fabliau, vie de saint, roman, poème didactique, etc.), il présente quelques textes rares dont le caractère économique ou commercial tranche avec la tonalité plus « littéraire » des autres pièces. Comme il s’inscrit dans le contexte déjà problématique de ce recueil hautement divers, ce rapprochement entre commerce et littérature a poussé certains critiques, dont Olivier Collet et Jean Rychner, à postuler un destinataire bourgeois qui serait lui-même marchand de profession. Loin d’être sans conséquence, cette hypothèse ferait de ce recueil daté du début du xive siècle l’un des premiers, voire le premier manuscrit bourgeois. Cet article entend nuancer cette hypothèse par le biais d’une double approche philologique et poétique. En misant d’abord sur l’analyse du contenu et de la tradition manuscrite des pièces à caractère économique, il deviendra possible d’identifier certaines passerelles qui ont uni commerce et littérature dans les pratiques de lecture d’un vaste pan du lectorat potentiel de ces textes. Ces passerelles laisseront ensuite apparaître une série de thèmes et de préoccupations récurrentes au sein même du recueil qui permettront de repenser sa cohérence d’un point de vue poétique. Il apparaîtra au final que ce livre, qui reconduit avec insistance les problématiques morales soulevées par l’expérience sociale et culturelle de la ville, reflète sans doute moins l’esprit du bourgeois que l’esprit du bourg.
EN:
The manuscript Paris, BNF, fr. 25545 is atypical in many ways. Not only does it present a striking poetic diversity (fabliau, hagiography, romance, didacticpoem, etc.), it also offers a surprising combination of literary and commerce-oriented texts. This has led critics, such as Olivier Collet and Jean Rychner, to argue that this book was composed for a bourgeois patron, who may have been amerchant himself. Such a hypothesis has important implications, and places this early 14th century manuscript among the first — if not the first — bourgeois manuscript. Using a method based on both poetics and philology, this article will seek to nuance this hypothesis. Based on content analysis and the manuscript tradition of these commerce-oriented writings, it will be possible to reveal certain bridges that may have linked commerce and literature in the reading habits of a larger segment of contemporary audiences. These bridges will reveal a series of recurring themes and preoccupations that evince a strong poetic unity within the manuscript. It will then appear that this book, which dwells on moral issues arising out of the social and cultural experience of the city, likely has more to do with “esprit du bourg” than “esprit bourgeois.”
Exercices de lecture
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La représentation de la conscience : narrativité et poéticité dans Ici de Nathalie Sarraute
René Audet and Josée Marcotte
pp. 155–170
AbstractFR:
Cet article porte sur les dimensions narrative et poétique de l’œuvre Ici de Nathalie Sarraute. Problématisant fortement l’instance narrative et l’objet de la représentation, Ici semble refuser toute référentialité et le développement d’une fiction narrative ; travaillant le langage, elle appelle plutôt le genre poétique. L’étude montre une mise à l’épreuve de la représentation et une diffraction narrative propres à figurer la conscience humaine à traversles événements que le langage et elle génèrent.
EN:
This article examines the narrative and poetic aspects of Nathalie Sarraute’s work Ici. Focusing directly on issues inherent to the narrative aspect and the object of the representation, Ici appears to forego any referentiality or development of a narrative fiction, instead working the language to elicit the poetic genre. The study affirms the representation and a narrative diffraction that presents human consciousness through the events it generates along with language.
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Fiction, table, théâtre : le repas des sorcières dans Amadas et Ydoine
Denyse Delcourt
pp. 171–186
AbstractFR:
Cet essai propose une lecture détaillée d’un épisode figurant dans le roman du xiiie siècle, Amadas et Ydoine. Il s’agit du repas des sorcières, un des épisodes les plus importants du roman. Ce qui intéresse plus particulièrement l’auteur, c’est le fait que le repas en question n’est pas un « vrai » repas, mais plutôt une mise en scène de repas conçue par les sorcières pour tromper le futur mari de leur protégée, Ydoine. Pour donner plus de poids à leur mise en scène, elles assument l’identité des Parques, elles-mêmes associées au repas propitiatoire servi à la naissance d’un enfant. Entre la table et le théâtre,les rapports sont bien établis au Moyen Âge. Ce qui distingue le spectacledes sorcières à cet égard, c’est principalement qu’il a lieu à table et non plus devant la table, et qu’elles y tiennent elles-mêmes le rôle principal. Cet article examine comment les sorcières dans Amadas et Ydoine exploitent le lien entre le repas et le théâtre tel qu’il est perçu au Moyen Âge pour servir leurs propres intérêts. Pour décrire le repas des sorcières, le narrateur utilise l’adjectif contrové qui signifie inventé ou imaginé. Cet adjectif n’est pas réservé qu’à la table ; il est aussi utilisé par l’auteur pour décrire sa propre pratique. Au recoupement entre la table et le théâtre s’ajoute donc un troisième terme, celui de la création poétique. Cet article interroge lesliens subtils qui se tissent dans Amadas et Ydoine entre le repas, le théâtre et l’écriture.
EN:
This essay offers a close reading of a pivotal scene found in the xiiith century French romance, Amadas et Ydoine. In this scene, three witches share a meal while talking about the grim destiny awaiting Ydoine’s future husband, the count of Nevers. The meal they share, however, is not “real.” Indeed, it is part of a play they themselves have devised, and in which they take on the role of the three Fates. In medieval folklore, the Fates are given a propitiatory meal at the birth ofa child. During the Middle Ages food and theater were often linked together. The three witches’s play is different in that regard as it is performed at the table and not in front of the table. Here, the table is both a place where one eats and a stage where one plays. Food and theater are not only linked, the are fused together. This essay examines how the witches in Amadas et Ydoine use and exploit the association between food and theater in the Middle Ages to serve their own interests. To describe the witches’ meal the narrator uses the adjective contrové which means invented or imagined. Contrové is also used by the author to describe his own activity as a writer of fiction. To the association between food and theater the romance adds a third element, that of poetic creation. This essay explores the subtle connections made in Amadas et Ydoine between imagining, staging a meal, and writing.