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La pérennité de certains mythes s’explique aisément par la puissance de leur charge symbolique ; si l’humanité, d’âge en âge, emprunte les mêmes motifs pour se dire, c’est que l’universalité de ces derniers représente un accès privilégié à la nature et à la vérité de l’être. C’est notamment le cas de la figure d’Orphée, poète mythique par excellence dont le chant, par sa puissance quasi divine, transcende le temps et l’espace. Les altérations subies par ce personnage de la mythologie gréco-romaine à travers les différentes adaptations dont il a été l’objet au fil des époques n’ont effectivement rien enlevé à l’actualité et à la force de son image.

Parmi les courants artistiques qui se sont réapproprié le mythe orphique, le romantisme et le symbolisme occupent une place de choix. C’est fort de cette tradition et à l’orée de la modernité que Marcel Proust (1871-1922) s’empare à son tour de la légende d’Orphée. Cette dernière, si elle n’est jamais développée par l’écrivain de manière systématique, sous-tend néanmoins son chef-d’oeuvre romanesque, À la recherche du temps perdu[1]. Reste à savoir de quelle manière et dans quel but ce dessein esthétique a été réalisé par Proust.

Pour ce faire, il est avant tout nécessaire de comptabiliser les différentes occurrences du mythe orphique dans le roman afin de prouver la pertinence d’une enquête approfondie sur le sujet. Il faudra ensuite retracer les sources antiques et les influences contemporaines auxquelles l’auteur de la Recherche a puisé sa matière orphique, et ce, en vue de constater la sélection que Proust opère parmi la pluralité des thèmes que met à sa disposition le mythe d’Orphée. Une fois cette collection rétablie, nous pourrons la confronter à l’attitude adoptée par Proust à l’égard du mythe en général afin de saisir le rôle assigné par ce dernier à la figure d’Orphée dans la création artistique moderne. L’ensemble de ces considérations permettra enfin de comprendre les articulations esthétiques et philosophiques qui composent le mécanisme conscient de l’oeuvre proustienne, et dont le principe trouve ultimement écho dans le type de mysticisme qu’est le mouvement religieux de l’orphisme.

Proust, orphique ?

Dans son ouvrage The Imagery of Proust[2], Victor E. Graham ne dénombre pas moins de 156 emprunts[3] à la mythologie gréco-romaine jalonnant la Recherche. D’autres chercheurs, comme Pierre Albouy dans son article « Quelques images et structures mythiques dans La recherche du temps perdu[4] », participent également à cette entreprise de recensement ; les études les plus récentes et les plus complètes sur le sujet étant celles de Marie Miguet-Ollagnier. Dans le premier chapitre de La mythologie de Marcel Proust[5], cette dernière prolonge la liste de ses prédécesseurs en ajoutant aux mentions directes déjà relevées les allusions en filigrane et autres évocations implicites.

En ce qui concerne « Proust et le mythe d’Orphée[6] », Pierre-Louis Rey s’appuie sur le défrichement de ces ouvrages pour affirmer qu’il n’existe que quatre références explicites au poète mythique dans À la recherche du temps perdu : la première apparaît dans « Un amour de Swann » et compare Swann cherchant Odette dans un Paris nocturne et infernal à Orphée tâchant de retrouver son « Eurydice » aux Enfers (RTP, 190) ; la seconde est évoquée dans la même partie, lors de la soirée chez la marquise de Saint-Euverte, alors que Swann écoute un air de flûte d’Orphée, extrait de l’opéra de Gluck (RTP, 264) ; la troisième, introduite dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, est une comparaison entre la façade du palais Gabriel et le décor de l’opéra-bouffe d’Offenbach, Orphée aux Enfers (RTP, 391) ; et la quatrième surgit dans La prisonnière, alors que le narrateur fait un parallèle entre un parfum évoquant pour lui Albertine et l’odeur qui devait rappeler à Orphée l’air des Champs-Élysées (RTP, 1625). À ces références nous nous permettons d’en ajouter une cinquième, occultée par Rey, mais étudiée par Marie Miguet-Ollagnier dans Gisements profonds d’un sol mental : Proust[7]. Il s’agit de l’appel téléphonique entre le narrateur et sa grand-mère, que l’on peut retrouver dans Le côté de Guermantes I. Dans cet épisode où la communication entre les interlocuteurs est interrompue, préfigurant ainsi la mort de la vieille dame, le narrateur répète désespérément le nom de la « morte » tel « Orphée, resté seul » (RTP, 850). Marie Miguet-Ollagnier explique la genèse de cet épisode :

En juillet 1919 [Proust] s’avise tout à coup qu’il pourrait utiliser et enrichir un texte contenant une rêverie sur le téléphone, texte inséré dans un article appelé « Journées de lecture » paru dans Le Figaro le 20 mars 1907. […] Quelques images étaient déjà empruntées au récit de l’aventure d’Orphée rencontrant aux Enfers des divinités vengeresses et des maîtres redoutables « ne sachant pas s’adoucir devant les prières humaines » (« nesciaque humanis precibus mansuescere corda »). Dans cet ancien texte, les Demoiselles du téléphone étaient « les ironiques Furies, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible ». L’écrivain veut renforcer la structure orphique de cette page et la mettre en situation dans son roman[8].

De plus, suivant l’article de Léon Cellier sur « Le romantisme et le mythe d’Orphée[9] », il est évident que pour l’époque romantique Orphée est non seulement le héros d’une légende, mais aussi l’auteur d’une oeuvre poétique[10]. Cela dit, une dernière référence doit également s’ajouter à la liste, soit celle que le narrateur fait à l’endroit des Hymnes orphiques dans un passage de Sodome et Gomorrhe II où il mentionne même Protogonos, l’une des divinités primordiales de la théogonie orphique (RTP, 1389).

Au mythe d’Orphée, Proust fait encore maintes allusions plus ou moins limpides à travers les pages de la Recherche. On remarque notamment de multiples renvois métaphoriques aux Enfers, qu’il s’agisse des profondeurs homériques, virgiliennes ou dantesques, ainsi qu’aux ombres et aux monstres qui s’y trouvent. Or Proust ne distingue pas toujours ses sources — il fond et confond même parfois « les catabases virgiliennes, celles d’Orphée et d’Énée[11] », par exemple —, ce qui rend la tâche ardue à qui tente de rendre à Orphée ce qui lui appartient. Néanmoins, selon la conférence intitulée Proust et les « mythes »[12], donnée par Raymond Trousson en mars 1991, le mythe orphique serait non seulement le mythe grec le plus significatif de l’ensemble du roman, mais il s’agirait également de son schéma de base. Albouy confirme cette idée en spécifiant que la Recherche pourrait se définir, entre autres, comme un mythe orphique[13], ce dernier révélant la structure fondamentale de l’univers mythique qui y est dépeint. On peut encore appuyer cette assertion par les dires de Georges Cattaui, dans Proust et ses métamorphoses, qui insiste sur le fait que Proust était hanté par la mythologie antique et plus précisément par « le lamento d’Orphée pleurant Eurydice [qui ne peut] se désancrer[14] » de son écriture. Le fait est que la Recherche s’impose à nous par sa macrostructure orphique dont la forme est celle d’une descente aux Enfers, qui s’achève dans la partie centrale intitulée Sodome et Gomorrhe, suivie d’une remontée vers la lumière concrétisée par la révélation apocalyptique de la dernière partie, Le temps retrouvé. Bref, la présence d’Orphée dans l’oeuvre de Marcel Proust n’est pas fortuite. Mais pour cerner l’interprétation qu’en fait ce dernier lorsqu’il s’approprie la figure du poète mythique, il faut d’abord nous intéresser aux médias par le biais desquels il en a pris connaissance. En d’autres mots, nous devons aborder le mythe orphique en suivant les chemins déjà empruntés par Proust en tant qu’élève, lecteur, observateur, spectateur et critique d’art.

Sources antiques

Marcel Proust, rappelle Raymond Trousson, a été élève au lycée Condorcet à Paris, où il a pratiqué le grec et le latin ; il a d’abord lu les textes antiques dans les traductions de Leconte de Lisle avant de pouvoir les apprécier dans leur langue d’origine[15], plutôt dans leur version latine. Leconte de Lisle, idole de jeunesse de Proust, a notamment traduit, entre 1866 et 1884, les oeuvres d’Homère et d’Horace, La Théogonie d’Hésiode, le théâtre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ainsi que les Hymnes orphiques. Le poète ancien le plus souvent cité par Proust, remarque Victor E. Graham, est Virgile[16] — dont il a lu Les géorgiques dans la traduction juxtalinéaire de Sommer et Desportes[17] —, mais Homère, Ovide et Horace ne sont jamais loin derrière. Georges Cattaui affirme d’ailleurs que « [toute] l’oeuvre de Proust […] eût pu porter le titre : Les métamorphoses[18] », oeuvre qu’il a vraisemblablement abordée dans la traduction juxtalinéaire de Félix de Parnajon[19].

Bref, il n’est pas surprenant de penser que Proust ait été informé de la figure « scolaire » et « grand public » de l’Orphée de Virgile (Géorgiques, Livre IV) et d’Ovide (Métamorphoses, Livres X et XI) telle qu’elle était véhiculée au xixe siècle. Marie Miguet-Ollagnier insiste sur le fait que Marcel Proust est un homme cultivé qui fait appel à des connaissances vulgarisées de la mythologie gréco-romaine ; il n’a ni le respect archéologique du spécialiste, ni le souci du détail de l’érudit lorsqu’il s’adonne au syncrétisme des mythèmes culturels et religieux dont résulte son oeuvre[20]. Il méprise et récuse d’ailleurs l’attitude aseptique qu’ont certains historiens lorsqu’ils prétendent conserver le passé de manière objective. Ce dédain proustien est pourtant la cause de certaines erreurs et de quelques négligences que le scientifique relèvera avec la plus grande réprobation, mais sur lesquelles nous ne nous attarderons pas, gardant à l’esprit la vocation artistique de l’auteur.

Influences contemporaines

L’époque romantique connaît une certaine renaissance d’Orphée, car cette période est marquée par une problématique esthétique fondamentale, soit l’urgence de définir la notion de « sujet lyrique ». On assiste alors à un débat sur le genre lyrique, opposant les tenants d’une conception hégélienne aux défenseurs d’une vision nietzschéenne. Pour les premiers, comme l’explique Jean-Nicolas Illouz dans « “La lyre d’Orphée” ou Le Tombeau des Chimères[21] », le lyrisme passe par l’expression d’une individualité prenant conscience de sa propre subjectivité ; tandis que pour les seconds, le principe de l’art n’aurait rien à voir avec une quelconque instance empirique réelle et transcenderait, au contraire, la personnalité[22]. Les deux camps se réfèrent donc au mythe orphique pour des raisons différentes, mais complémentaires : d’une part, afin de se retourner vers la figure d’un poète en particulier et, d’autre part, pour se rapporter à une « tradition poétique immémoriale, qui précède et excède la plainte individuelle[23] ». C’est d’ailleurs l’irrésolution de ce dilemme poétique qu’exploitent les romantiques qui jouent avec cet antagonisme dialectique.

L’influence esthétique des philosophes Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Friedrich Nietzsche, et donc de l’idéalisme et du nihilisme allemands sur le romantisme français, et plus particulièrement sur la réappropriation de la figure d’Orphée comme porte-étendard du genre lyrique, se fait sentir dès 1828, avec la publication de Pierre-Simon Ballanche. Méritant le surnom d’Orphée à cause du rayonnement monumental de son oeuvre éponyme, Ballanche est le premier artiste à se détacher de la représentation traditionnelle du poète — véhiculée par Virgile et Ovide — pour lui ajouter une fonction nouvelle[24], soit celle d’auteur des textes dits orphiques, et donc de créateur du mouvement mystique associé. Il présente Orphée comme une sorte de messie intellectuel venu « annoncer à une élite les vérités sublimes que sont les dogmes de l’unité de Dieu et de la Trinité, la doctrine du Verbe et de son incarnation, de sa mort et de sa résurrection[25] ». Ballanche doit d’ailleurs cette image christianisée d’Orphée à Antoine Fabre d’Olivet dont il a lu les ouvrages philologiques[26]. Malgré la tendance allégorisante et la manie étymologique de Ballanche, plusieurs écrivains se sont abreuvés à sa source, formant une sorte de constellation autour de sa pensée. Parmi les auteurs cités par Cellier dans une liste qui témoigne de l’ambiance orphique ubiquitaire du xixe siècle français[27], Proust est redevable des écrits de Balzac, Hugo, Gautier, Baudelaire, Nerval et Mallarmé.

Marcel Proust est d’abord tributaire de ces auteurs dans la mesure où ils expriment tous un « affolement[28] » des références mythologiques similaire à celui qui se trouve dans la Recherche. Pour les romantiques et les symbolistes, dont les messages poétiques sont étroitement liés, l’identification du sujet à la figure mythique d’Orphée, emblématique du lyrisme, permet au « je » d’acquérir le pouvoir de dire sa propre histoire, de faire de l’autofiction. Cette association à la figure orphique assure également une fonction commémorative garantissant la survie de l’instance élocutoire à travers le temps. Orphée est donc intimement attaché à la notion de mémoire si chère à Proust. Pour Alison B. Fairlie, Orphée peut aussi bien illustrer la conquête que l’échec : d’un côté, la puissance de son chant permet de montrer que la seule vraie magie réside dans la maîtrise des mots, tandis que de l’autre, il ne retrouve jamais son Eurydice et finit sa vie en chantant son tourment[29]. Or, Proust s’est probablement inspiré des deux modèles, car il nous présente plusieurs figures orphiques, les unes triomphantes, les autres défaites.

En plus des sources littéraires, certaines créations musicales ont eu une influence sur la vision proustienne du mythe d’Orphée. Proust connaît la version française de l’Orphée de Gluck, adaptée par Berlioz. C’est également un fervent admirateur des opéras de Wagner, où plane l’essence du mythe orphique. En fait, comme Gilbert Durand le fait remarquer dans « Les nostalgies d’Orphée. Petite leçon de mythanalyse[30] », Wagner laisse transparaître un souci, voire une obsession, pour les thèmes de l’initiation et de la nostalgie associés au mythe orphique, mais aussi pour la puissance unificatrice d’Orphée à travers son ambition de construire une « oeuvre d’art totale » à la manière d’une cathédrale[31]. Ce qu’il faut surtout voir, selon l’article « “Orphée” aux xixe et xxe siècles : interférences littéraires et musicales[32] » signé par Jacqueline Bellas, c’est que dans la musique aux xixe et xxe siècles, par-delà ses aventures avec Eurydice, Orphée redevient l’Initié et le Civilisateur plutôt que le veuf éploré[33].

En résumé, selon Cellier, il faut retenir que les romantiques ont vu dans le mythe d’Orphée la représentation du « Destin du Poète » et plus encore de la triple « Fonction du Poète » : politique, sociale et religieuse[34]. Dans la même veine, Bellas parle d’une « démythification » et d’une « dépoétisation » d’Orphée, non pas au sens d’une dévaluation du mythe, mais plutôt dans l’optique d’une humanisation de celui-ci[35]. Si cette désillusion mythologique, ce désenchantement du monde, s’opère graduellement dans la société française à laquelle Proust appartient, elle se retrouve également illustrée dans À la recherche du temps perdu, où les allusions mythiques décroissent de manière significative au cours du récit. Mais avant de s’interroger sur la signification d’une diminution aussi drastique, il importe de voir ce que Proust a retenu des possibilités que le mythe d’Orphée lui offrait à travers les sources anciennes et les oeuvres de ses contemporains.

Sélection et signification des mythèmes

Afin de constater l’importance de la figure d’Orphée parmi cette fabuleuse effusion romantique et symbolique, il faut considérer le rôle que Proust lui fait jouer. Pour ce faire, nous appliquerons la méthode mythanalytique proposée par Gilbert Durand, dans son article sur « Les nostalgies d’Orphée ». L’auteur y reprend la classification de Pierre Brunel, selon laquelle le mythe d’Orphée se divise en trois grandes parties — « Orphée et les Argonautes », « Orphée et Eurydice » ainsi qu’« Orphée et les Bacchantes » — auxquelles Pierre Grimal enchaîne un quatrième segment qu’il intitule « le Tombeau d’Orphée ». Ces séquences, bien qu’elles n’apparaissent pas dans toutes les sources, fonctionnent quant à elles selon des principes fondamentaux qui reviennent d’une source à l’autre et qu’on appelle des mythèmes. Gilbert Durand, dans son article, recense ces clés schématiques qui permettent de distinguer les grandes redondances ou topoï du mythe orphique. Selon lui, Orphée nous est toujours présenté comme étant un initié ou un initiateur ; ce n’est pas pour rien qu’on l’associe aux mystères d’Éleusis. Toutes les sources le caractérisent également comme un musicien et un poète, bref un chanteur, voire un « enchanteur ». À cela, Durand ajoute que le leitmotiv qui perdure dans toutes les déclinaisons du mythe est la nostalgie (de nostos, retour, et algia, douleur)[36]. On pourrait dire qu’il s’agit là du refrain orphique par excellence. Ces remarques permettent de distinguer quatre groupements symboliques propres au mythe d’Orphée que Durand classifie dans un tableau (voir Annexe) : l’initiation (mystères initiatiques), la passion (épreuves), le retournement ainsi que le chant (musique). Puisque Durand s’est servi de ces catégories afin de classer les sources orphiques et de les confronter à d’autres figures comme celles de Dionysos et du Christ, ou à d’autres pensées comme celles de Pythagore et de Platon, il est possible de les utiliser en vue d’établir des parallèles avec le roman de Proust. L’éventail des possibilités étant déployé, il faut à présent observer la sélection qui en ressort dans À la recherche du temps perdu.

En considérant le contenu des sources antiques desquelles Proust a vraisemblablement tiré sa matière orphique, force est de constater que les Géorgiques de Virgile ainsi que les Métamorphoses d’Ovide occultent la première et la dernière section des aventures d’Orphée, ne traitant que des histoires qui impliquent Eurydice et les Bacchantes. Les influences contemporaines de Proust, quant à elles, s’intéressent surtout à la thématique de l’initiation et de la puissance du chant poétique. Ces deux constats concordent avec ce que l’on retrouve à même le roman, à savoir un motif central plus développé, celui de la descente aux Enfers, puis de la remontée vers la lumière. Marie Miguet-Ollagnier consacre d’ailleurs tout un chapitre de son ouvrage à cette question[37]. Bref, l’histoire avec Eurydice est l’une des plus exploitées par les artistes non seulement parce que rares sont ceux qui ont eu accès aux Enfers de leur vivant (et donc l’exploit mérite d’être souligné puisqu’il est exceptionnel), mais aussi parce qu’il s’agit de la séquence où la puissance du chant lyrique d’Orphée ainsi que le thème de la nostalgie prennent le plus d’ampleur. On remarque effectivement que le titre du roman, À la recherche du temps perdu, suit le même leitmotiv que le mythe orphique ; la « recherche » étant une sorte de retour (nostos) et la « perte » étant habituellement quelque chose de douloureux (algia).

Deux couples de personnages se prêtent particulièrement bien à l’analogie avec le duo Orphée/Eurydice, soit le couple Swann/Odette que l’on retrouve surtout au début du roman, dans Du côté de chez Swann, ainsi que le couple Narrateur/Albertine que l’on retrouve dans La prisonnière et Albertine disparue, partie qui s’est longtemps intitulée La fugitive. Il est intéressant de noter que le premier couple évoque les amours d’Orphée par la comparaison que le narrateur opère entre Odette et Eurydice. Swann, qui ne retrouve pas cette dernière comme prévu chez les Verdurin, s’aventure dans les tréfonds de Paris pour la retrouver :

Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice.

RTP, 190

S’il sait où la chercher, c’est qu’il est initié à la vie nocturne de la ville ; il connaît les restaurants, les ruelles, les bordels, etc. Ces ombres qui le supplient trouvent facilement écho dans la mythologie des Enfers où les âmes assoiffées s’attroupent autour du héros détenteur du secret de la Nekuia, comme les fantômes qu’Ulysse doit repousser loin du sacrifice qu’il offre aux morts de l’Hadès, dont le devin Tirésias, dans l’Odyssée. Lorsqu’il tombe enfin nez à nez avec Odette, par hasard, c’est grâce à son éloquence qu’il la séduit, car il maîtrise l’art oratoire de la galanterie. Et plus tard, c’est en faisant de la sonate de Vinteuil l’hymne de leurs amours qu’il la courtise. On peut donc dire que le chant et la musique jouent des rôles performatifs dans leur relation. De plus, en épousant Odette, Swann la tire de sa vie de cocotte noctambule pour en faire une femme de la société, une épouse diurne. Des rumeurs sur la vie antérieure d’Odette éveilleront cependant en Swann une curiosité qu’il voudra assouvir en fouillant son passé. Cela peut figurer comme un retournement vers les Enfers puisqu’à la suite de ce péché de jalousie, il la perdra définitivement. Mais ce n’est que lors d’une soirée chez Madame de Saint-Euverte que Swann prendra conscience de cette perte et qu’il fera le deuil d’Odette, ombre à jamais insaisissable. Fait fort intéressant, cette révélation s’opère en musique : Swann est alors en train d’écouter un quatuor dont il apprécie d’abord l’exécution, à la flûte, de l’Orphée de Gluck (RTP, 264), avant de reconnaître, un peu plus tard, la sonate de Vinteuil jouée par le violoniste. C’est comme si Orphée s’était de nouveau retrouvé aux Enfers pour sauver son Eurydice, car Odette (« petite ode ») apparaît alors à Swann, en imagination, au milieu de toutes ces ombres insignifiantes de la mondanité :

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette.

RTP, 279

Le couple que forment le narrateur et Albertine peut aussi être comparé au duo Orphée/Eurydice. Toutefois, ici, le rapprochement s’effectue davantage du côté de l’homme ; et la symbolique relevant du poète et de l’initié prend le pas sur l’histoire amoureuse. Le narrateur perd Albertine plusieurs fois : la première lorsqu’elle le quitte, la seconde lorsqu’elle meurt dans un accident de cheval et la troisième lorsque l’amour qu’il a pour elle s’éteint. Les deux premières fois, le narrateur souffre d’avoir perdu la femme qu’il aime et tente désespérément de la retrouver. La manière dont il s’y prend fait penser qu’il maîtrise lui aussi l’art de la Nekuia. C’est d’abord en la suppliant à coup de télégrammes et d’appels téléphoniques qu’il tente de la faire revenir chez lui. Depuis l’épisode de l’appel à sa grand-mère, il est évident que le narrateur considère ce moyen de communication comme une sorte de résurrection des fantômes absents, car il dit, en parlant de leur conversation interrompue par les opératrices téléphoniques :

[…] j’aurais voulu une dernière fois invoquer les Filles de la Nuit, les Messagères de la parole, les divinités sans visage ; mais les capricieuses Gardiennes n’avaient plus voulu ouvrir les Portes merveilleuses, ou sans doute elles ne le purent pas ; elles eurent beau invoquer inlassablement, selon leur coutume, le vénérable inventeur de l’imprimerie et le jeune prince amateur de peinture impressionniste et chauffeur […], Gutenberg et Wagram laissèrent leurs supplications sans réponse et je partis, sentant que l’Invisible sollicité resterait sourd

RTP, 850

Alors que le narrateur vient à peine de passer la porte des Enfers, Albertine s’y enfonce encore plus profondément ; elle meurt d’un accident de cheval. Le narrateur n’abandonne pas pour autant sa quête. Il commence, au contraire, à interroger tous les amis et les serviteurs qui auraient pu connaître quelque chose du passé d’Albertine afin de comprendre non seulement les circonstances de sa mort et de son départ, mais également les détails de sa vie antérieure. Or, ces domestiques qu’il charme pour leur soutirer des informations sont explicitement comparés à Minos, Éaque et Rhadamante, juges des Enfers. « Le narrateur qui n’a pas encore reçu l’illumination finale est ainsi le frère d’un Swann-Orphée[38] » qui s’évertuerait à chercher son Odette-Eurydice. Mais sa quête et son deuil, étalés sur les cent premières pages d’Albertine disparue, se déroulent uniquement dans sa tête. Le narrateur enferme le lecteur dans ses pensées, et ce, à tel point qu’il en fait un supplice infernal. Ce faisant, il s’évertue à faire revivre Albertine par la pensée. « [Mon] coeur était brûlé sans pitié par un feu d’enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante » (RTP, 2001), dit-il. Cette renaissance par l’imagination peut être conçue comme l’amorce de la remontée d’Albertine vers la lumière. On pourrait même penser, lorsque le narrateur reçoit un télégramme démentant l’annonce du décès d’Albertine, que cette ascension sera fructueuse. Toutefois, cette nouvelle n’a pas l’effet attendu. Au lieu de se réjouir, le narrateur fait montre d’une indifférence désarmante :

Maintenant qu’Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu’elle était vivante ne me causa pas la joie que j’aurais cru. Albertine n’avait été pour moi qu’un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps.

RTP, 2088

Le narrateur est donc cet Orphée qui laisserait Eurydice redescendre aux Enfers, conscient que c’est dans son âme et non pas à l’extérieur de lui que le changement s’est opéré. Mais plus encore, le narrateur est ce nouveau poète qui réalise la nécessité de la perte définitive de cet amour, du « moi » ayant aimé Albertine/Eurydice. En effet, à la fin du roman, lors de la matinée chez le prince de Guermantes, dans l’épisode communément appelé le « bal de Têtes », le narrateur s’aperçoit qu’il est contraint de renoncer non seulement à ses amours, mais à toutes ses relations, qu’il s’agisse d’une grande amitié ou d’une simple fréquentation mondaine, car ce ne sont qu’illusions matérielles et émotionnelles entravant l’accès à la Vérité. Il écrit que « l’artiste qui renonce à une heure de travail pour une heure de causerie avec un ami sait qu’il sacrifie une réalité pour quelque chose qui n’existe pas » (RTP, 2269). Ainsi vit Orphée, coupé du monde et voué à son art, après avoir perdu son Eurydice.

En comparant le texte proustien aux textes de Virgile et d’Ovide, plusieurs rapprochements significatifs peuvent encore être relevés. Dans les Géorgiques, on dit que la dryade Eurydice est mordue par un serpent en tentant de fuir Aristée. Elle est ensuite pleurée par la troupe de dryades « égale-en-âge[39] ». Ainsi, dans la version virgilienne, la faute semble incomber au berger, seul coupable du destin des amants. Protée lui fait d’ailleurs savoir qu’il doit réparer le tort qu’il a causé. Dans les Métamorphoses, Eurydice n’est pas en train de fuir ; elle se promène plutôt avec les Naïades, qui sont des nymphes des eaux. On dit également qu’elle est nova nupta[40] ; cela peut être compris au sens littéral de « nouvelle épouse » ou au sens « d’épouse nouveau genre ». Marie Miguet-Ollagnier joue d’ailleurs sur cette double signification, car elle trouve étrange qu’Eurydice prenne son plaisir auprès de jeunes filles plutôt qu’auprès de son mari, considérant la relative fraîcheur de leur union[41]. Eurydice serait-elle donc du côté de Lesbos ? Marie Miguet-Ollagnier poursuit en suggérant qu’Orphée peut également être perçu comme l’« inventeur de la pédérastie[42] », lui qui, après la mort de sa femme, se refuse à toutes les autres femmes.

Il faut retourner à la fiction proustienne pour voir si ses suppositions trouvent un quelconque écho. Il est probable que Proust ait tiré une interprétation semblable du mythe, lui qui voyait l’homosexualité presque partout. On finira effectivement par apprendre qu’Albertine entretenait des relations avec des jeunes filles dans des stations balnéaires. « La petite bande de Balbec cesse d’apparaître comme des Néréides, mais le romancier continuera à nous montrer des jeunes filles en groupe au bord de l’eau, occupées à des jeux érotiques[43] », affirme Marie Miguet-Ollagnier. Cependant, la valeur archétypale de ces êtres mythologiques reste la même et Proust veut illustrer, par le biais de ces déesses rieuses, les insaisissables courtisanes venues du fond des Enfers, faisant momentanément surface pour accompagner Eurydice.

Ceci permet de poser la question de la faute. Qui est responsable de la première perte d’Eurydice et qui est responsable de la seconde ? Dans les Géorgiques, le premier coupable, c’est Aristée ; le second, c’est Orphée, car sa femme l’accuse du courroux qui pèse contre eux. « Qu’as-tu fait, cher Orphée ?[44] », demande-t-elle. Dans les Métamorphoses, la première coupable, c’est Eurydice. Par ailleurs, elle ne fait aucun reproche à Orphée lorsqu’il se retourne vers elle et cause à nouveau sa perte ; « de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d’être aimée[45] ? » Chez Proust, on assiste à un mélange particulier. Pour ce qui est de la première perte, Odette est celle qui s’aventure de son plein gré dans le Paris nocturne ; elle va même jusqu’à provoquer Forcheville pour en faire son Aristée. Albertine, quant à elle, est d’abord perçue comme telle par le narrateur, c’est-à-dire qu’il croit qu’elle s’est enfuie pour se livrer à des jeux érotiques avec ses amies les Naïades, mais on apprend plus tard qu’elle l’a quitté parce qu’on la forçait à contracter un mariage et qu’elle est morte en tentant de fuir son promis, Octave. Pour ce qui est de la mort définitive, la seconde perte d’Odette est à la fois la responsabilité de Swann qui étouffe sa femme par sa jalousie maladive et la responsabilité d’Odette, excitant exprès cette jalousie. Odette ne veut pas réellement revenir vers la lumière, dans son union légitime, et on la dépeint comme ayant ces bras frêles de l’Eurydice virgilienne. Pour ce qui est d’Albertine, elle feint de remonter vers la lumière (avec le télégramme mal interprété), mais c’est le narrateur qui ne veut plus accomplir son travail orphique. Se retourner vers elle, fouiller dans son passé, équivaut ici à la laisser retomber volontairement dans les abîmes de l’Enfer. La faute est donc également celle de la jalousie, mais la réaction n’est pas la même ; le premier se retourne par inquiétude, l’autre par lassitude.

Une autre remarque concerne la seconde perte, la mort définitive, d’Eurydice. Faisant le deuil de sa femme, l’Orphée virgilien chante sa douleur pendant sept mois, tandis que l’Orphée ovidien pleure la défunte pendant sept jours. Or, à la toute fin du roman, dans le Temps retrouvé, lorsque le narrateur est en train de faire non seulement le deuil d’Albertine, mais de toutes ses relations, il entend un septuor dans lequel il reconnaît à deux ou trois reprises la petite phrase de Vinteuil, si chère à Swann, phrase que ce dernier comprend alors tout à coup lorsqu’il réalise la seconde perte d’Odette. Toutes ces finales semblent liées et les dernières pointent assurément vers les premières. Chez Madame de Saint-Euverte, Swann est en quelque sorte pris par surprise par la sonate de Vinteuil qu’il comprend tout à coup d’une manière nouvelle. En l’écoutant, il réalise que le pianiste a dû énormément souffrir pour être capable de composer un tel morceau. Vinteuil est ce veuf qui « [passe] des journées entières devant la tombe de sa femme […] en train de mourir de chagrin » (RTP, 124), comme Orphée. Or Vinteuil meurt effectivement de chagrin, laissant derrière lui bon nombre d’oeuvres inachevées. Si la mère du narrateur pense que sa mémoire ne peut être perpétuée que par sa fille — qui, comble de l’ironie, profane même jusqu’à son portrait, Proust, lui, semble suggérer que le souvenir de Vinteuil perdure à travers la petite phrase. Ce motif musical, si l’on pousse la chose plus loin, qu’est-il sinon ce chant orphique qui traverse l’oeuvre proustienne de part en part ? Et que dire du narrateur lorsqu’il avoue la reconnaître deux ou trois fois dans le septuor lorsqu’on sait que la Recherche comprend sept romans dont trois sont teintés d’orphisme par l’image de deux couples distincts ?

Proust et l’orphisme

Que le mythe d’Orphée ait été emprunté par le romancier à maintes reprises et sous plusieurs formes à l’intérieur de son oeuvre n’est plus à démontrer. Mais le roman de Marcel Proust va au-delà de la simple transposition du schéma narratif de base ou des personnages types : la macrostructure du récit est orphique, en ce sens qu’elle reproduit le mouvement d’une descente aux Enfers, puis d’une remontée vers la lumière.

La première partie raconte la jeunesse du narrateur ; c’est son initiation à la vie. La seconde raconte ses premières amours ; c’est son initiation à la sexualité. La troisième raconte son entrée dans le monde ; c’est son initiation à la mondanité. Ces trois pans de sa vie sont intimement liés à l’aspect physique du monde, à son caractère sensible, et donc aux apparences. Dans Sodome et Gomorrhe, partie centrale de l’oeuvre dont le titre est assez évocateur, les premières grandes désillusions font leur effet sur le narrateur qui découvre la nature cachée de certains personnages qu’il croyait d’abord connaître. Le péché de sa curiosité le condamne désormais à être jaloux, voire paranoïaque, car il ne croit plus à l’adéquation entre l’être et le paraître. C’est pourquoi dans la cinquième partie, qui figure l’amorce de la remontée, il enferme Albertine chez lui. Il s’assure ainsi de sa fidélité. Ensuite, comme Orphée qui croit avoir retrouvé son Eurydice pour la ramener vers la lumière, le narrateur se retourne, tel qu’on l’a vu précédemment, et perd son aimée. La sixième partie est donc celle du deuil, là où Orphée, pas encore complètement sorti des Enfers, tente de convaincre les divinités infernales de lui rendre sa femme. Acceptant son sort, il ne peut plus rien faire sauf la pleurer. Le narrateur fait la même chose. Et lorsqu’il comprend que les désillusions et les déceptions lui étaient nécessaires, il prend alors la décision de se consacrer totalement à son art, renonçant du même coup au monde terrestre. Le temps retrouvé peut donc être compris comme une sortie définitive des Enfers non seulement du souterrain à l’air libre, mais vers un lieu encore plus élevé, peut-être les Champs-Élysées…

Cette macrostructure est calquée sur le schéma d’un parcours initiatique. Plusieurs initiateurs participent à l’éducation du narrateur, mais seuls les artistes qui l’instruisent et l’inspirent assurent réellement son salut. Le narrateur sera initié à l’amour, à la mondanité et à d’autres cercles par les personnages qui en ont la clé, les mots de passe ; mais aucune de ces initiations ne lui assurera l’immortalité. Ce qui fait de la quête principale une initiation orphique, c’est qu’elle indique au narrateur le chemin à suivre pour entrer et sortir des Enfers. Autrement dit, les artistes donnent au narrateur les rites, les incantations, les indices et les « symboles » nécessaires afin de boire à la source de Mnémosyne et ainsi assurer sa survivance dans la mémoire des générations à venir. Non seulement est-il conseillé par Elstir, le peintre, et Bergotte, l’écrivain, mais il est surtout influencé par des musiciens. Et dès le début du roman, le narrateur nous informe des générations d’Orphéotélestes qui l’ont précédé : l’air qui le poursuit inlassablement lui vient de Vinteuil, qui l’a transmis à Swann, qui le lui a transmis. Or ces trois hommes sont des marginaux ; on dirait qu’ils n’appartiennent à aucun cercle mondain précis. Ce n’est pas sans rappeler le mysticisme particulier qu’est l’orphisme, qui « se développe en marge de la cité et à côté des cultes publics[46] », comme l’écrit Marcel Detienne.

Ce dernier mentionne d’ailleurs les spécificités de l’orphisme en ce qui a trait aux rituels religieux ainsi qu’aux femmes et à la sexualité. Le mode de vie ascétique (abstinence, végétarisme, etc.) des disciples de ce mouvement est cohérent avec les croyances qu’il véhicule ; ne pas manger de viande, c’est refuser le sacrifice sanglant établi par l’ordre social et jugé comme primitif par les orphiques, et ne pas se marier, c’est considérer l’amour comme une force qui pallie le manque d’unité du monde[47]. Le but ultime est le retour à l’unité, comme le suggère la théogonie orphique où Dionysos renaît à la suite de son démembrement par les Titans. Or la Recherche suit à peu près le même motif, car si la première moitié de l’histoire sert à illustrer la faute humaine, la seconde représente la tentative de s’en déprendre. Mais n’allons pas jusqu’à dire que les personnages de Proust adoptent un mode de vie ascétique caractérisé par le végétarisme et l’abstinence. En effet, Jean-Pierre Richard, dans son article « Proust et l’objet alimentaire[48] », confirme que la nourriture et la fonction de nutrition occupent une place capitale dans le roman proustien. Il nous rappelle également que le narrateur n’est pas végétarien, lui qui préfère manger des « gâteaux, [des] asperges, [des] viandes — parmi elles le célèbre boeuf aux carottes de M. de Norpois, et même le poulet à la broche de Françoise[49] ». Quant à l’aspect conjugal, une chose est sûre, le narrateur ne se marie jamais. Il se retire même complètement de la société pour se vouer entièrement à son art. Le célibat ne fait pas du narrateur un disciple de l’orphisme pour autant. On sait cependant que les adeptes du culte orphique étaient généralement isolés et marginaux. En cela, le narrateur leur ressemble.

Mais peut-être faut-il creuser davantage du côté symbolique que du côté pratique de la religion orphique, en ce qui a trait à la sexualité. En effet, selon Marie Miguet-Ollagnier, des « citations précises (mais aménagées) des Hymnes orphiques sont mises en évidence dans [Sodome et Gomorrhe][50] », la majorité portant sur les origines du désir. Proust commence par s’intéresser à la figure d’Athéné à cause de la dualité qu’elle représente, étant à la fois masculine et féminine, sportive et sage. Puis, il cite plusieurs passages des Parfums avant de s’arrêter sur une seconde représentation d’une nature double, voire multiple, celle de Protogonos « aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des Orgiophantes » (RTP, 1389). Selon Marie Miguet-Ollagnier, la fonction de cette citation est d’évoquer l’hermaphrodisme originel : « L’imagination proustienne a plus d’affinités avec l’heureuse indistinction primitive[51]. » Proust avait déjà exploité cette image à même le règne végétal ; il le fait à présent chez les animaux, les hommes et les dieux. Grâce à l’orphisme, la bisexualité devient une affaire universelle et naturelle.

Un autre rapprochement peut être fait entre le roman de Marcel Proust et l’orphisme : la Recherche s’achève sur une note mystique lors d’une grande révélation finale. En effet, Proust récuse toujours l’emploi de l’intelligence lorsqu’il est question de Vérité. La philosophie est impuissante, selon lui, à révéler l’Essence des choses, et c’est à l’art qu’il faut demander d’entreprendre un tel dessein. Seul l’artiste a la sensibilité nécessaire et suffisante pour accéder à cette partie de son âme qui est extratemporelle, déprise de toute contingence, hors de l’ordre du monde et du temps. Et c’est cette puissante partie de l’être qui est en mesure de traduire les signes et les secrets de la nature dans une oeuvre d’art. En d’autres termes, il n’y a que son chant qui ait une quelconque emprise sur les plantes, les animaux, les rivières, etc. Lorsque le narrateur prend conscience de cela, ce n’est donc pas de manière rationnelle et logique, mais plutôt dans une expérience de révélation mystique. Le champ lexical de cet épisode est d’ailleurs parsemé de notions se rapportant à l’apocalypse, au retournement, au bouleversement, à la révolution, etc.

Cette brève description de l’esthétique proustienne est orphique, car la lyre d’Orphée est ce langage universel capable de dire l’indicible. Mais, malgré ces quelques allusions symboliques à l’orphisme, on ne peut affirmer que la Recherche ou Proust lui-même sont orphiques au sens cultuel ou spirituel. Aussi, il se peut que ces allusions (excepté celles qui sont reprises à même les Hymnes orphiques) ne soient que le résultat d’autres influences connexes comme le christianisme et, plus précisément, le jansénisme. Racine et Pascal sont d’ailleurs très présents dans la Recherche. On ne peut donc pas affirmer avec certitude que Proust, malgré l’étendue de sa culture, connaissait le pan historique de ce courant mystique et qu’il ait voulu l’inclure dans son projet poétique. Cependant, cela ajoute une raison de plus de croire qu’il tissait sa toile romanesque à l’aide d’un fil conducteur, celui du mythe d’Orphée.

On voit, grâce au dénombrement des allusions au mythe d’Orphée dans À la recherche du temps perdu, que Proust s’est emparé de la figure orphique afin de livrer son message poétique. S’inspirant à la fois de sources antiques — les Géorgiques de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide — et des oeuvres de ses contemporains, tant du côté de la littérature avec Nerval et Mallarmé, que du côté de la musique avec Gluck et Offenbach, Proust a pu recomposer un Orphée à la fois traditionnel, romantique et symboliste. Ce travail de Bacchante, observable dans la vaste sélection des mythèmes orphiques opérée par Proust, n’est pas sans finalité. La signification que l’auteur retient surtout du mythe orphique est un mélange entre Orphée amoureux, initiateur et poète ; le piège de l’amour étant nécessaire pour déclencher le besoin d’être initié aux mystères de l’art, seule porte de salut pour l’âme humaine. D’Orphée à l’orphisme il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons point ; malgré les différents rapprochements qu’il est possible de faire entre le mysticisme antique et le mysticisme dont Proust fait preuve, rien n’indique qu’il s’agit d’une influence directe de l’écriture de la Recherche. L’attitude la plus prudente consiste à constater la présence obsédante d’un air d’Orphée chez Proust sans pour autant affirmer que cela a un lien avec le mouvement religieux antique qui y est associé. Si Proust a songé à cette comparaison, il ne l’a pas assez fortement illustrée pour que nous puissions en juger. Cependant, la Recherche est bel et bien orphique, au sens où tout se joue autour du destin du poète après son aventure aux Enfers. Alors qu’on assiste à une démythologisation, tout au long du roman, seul le mythe d’Orphée persiste, en filigrane, jusqu’à la révélation finale — justement parce qu’il en est l’essence même. De l’histoire du narrateur, en tant que personnage intradiégétique, à son expérience en tant qu’entité extradiégétique, puis à l’attitude de l’auteur par rapport à son oeuvre, la nostalgie orphique est une constante notoire. Or il est possible de se demander si l’oeuvre que le narrateur se propose d’écrire à la fin du récit n’est pas ce même roman achevé par Proust. Cette mise en abîme permet de voir la couverture de la Recherche comme le linceul de Proust et ses pages comme une garantie d’immortalité… à condition, évidemment, que d’autres initiés, lecteurs et écrivains, s’emparent de cet air, de ce chant qui transcende l’ère du Temps. Laissons-le donc conclure :

Victor Hugo dit : /Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent./Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des oeuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe »

RTP, 2394