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Au fil des pages qu’il consacre à Laurent Tailhade dans sa somme sur le destin de la ballade au xixe siècle, Bertrand Degott reconnaît à l’auteur d’Au pays du mufle toute la verve qui caractérise sa production poétique la mieux connue, mais admet que cette oeuvre ne lui permet pas de revendiquer le titre d’« “héritier d’Aristophane et du grand Heine” qu’appelait de ses voeux l’auteur des Études lyriques[1] ». Tailhade a reçu en partage l’héritage banvillesque ; or son oeuvre paraît nettement magnétisée entre deux pôles dont l’un éclipse l’autre. La charge polémique et satirique des poèmes les plus directement branchés sur une actualité politique et sociale draine l’attention et paraît phagocyter le reste de la production de Tailhade. Ce phénomène est bien documenté par les critiques contemporaines qui tentent de faire coïncider plus ou moins adroitement deux faces du Janus Tailhade. Eugène Ledrain, dans la « Préface » qu’il compose pour le recueil Terre latine, entend rendre compte de ce clivage :

Il y a dans ce volume des pages de rêve et aussi des pages belliqueuses. C’est précisément ce qui fait l’originalité de M. Tailhade. Au moment où on l’estime uniquement perdu dans ses songes et dans le soin de chercher les mots et les tours précieux, tout à coup il s’éveille à la bataille, et sans sortir des soucis d’artiste, décoche la flèche mortelle[2].

Dès la parution d’Au pays du mufle, sept ans plus tôt, Alcide Guérin ne dissociait pas le geste de l’esthète de celui du pugiliste de la rhétorique : « Partout la puissance du venin est doublée par l’exquise rareté du vocable, ce disciple raffiné des plus savants orfèvres de la langue se refusant à lancer des flèches qui ne soient pas des objets d’art en même temps que des instruments de mort[3]. » La même année, Armand Silvestre, dédicataire du premier recueil de Tailhade[4], signait une « Préface » qui vantait les mérites de « ce merveilleux artiste », « ce vrai poète de notre race, dont les vers solides et de pur métal, à la fois sonores et précieux, sonneront bien longtemps après que se seront éteintes les justes colères qu’ils auront soulevées[5] ». Ce curieux alliage entre une sensibilité somme toute assez parnassienne et symboliste et une propension à l’invective et à la charge a été assez peu étudié : c’est la tradition aristophanesque qui a été privilégiée[6] et qui permet de dégager une « dichotomie claire[7] » entre deux versants distincts. Il nous paraît hâtif, et pour tout dire hasardeux, de se limiter à cette perspective, car l’entrelacement de la veine élégiaque et de la veine satirique s’explique peut-être davantage par la dialectique qui y préside que par une pure et simple palinodie. Il faut revenir à l’étymologie de la satire, entendue comme mélange de divers ingrédients (au sens culinaire) et comme pièces variées de sujets et de mètres : c’est l’hybridation ou le caractère composite qui imposent de considérer l’oeuvre de Tailhade dans son ensemble et de mesurer combien cette production suppose une recherche généralisée de l’intensité du verbe.

Entre Aristophane et Tibulle

Il convient tout d’abord de rappeler la situation éditoriale de l’oeuvre de Tailhade une quinzaine d’années avant sa mort en 1919. En effet, au tout début du xxe siècle, Tailhade paraît préoccupé d’organiser sa postérité littéraire en composant deux volumes qui rassemblent une grande partie de sa production poétique, prépublications et recueils confondus. En 1904 paraissent donc les Poèmes aristophanesques, censés reprendre la matière satirique, c’est-à-dire Au pays du mufle et À travers les grouins parus respectivement pour la première fois en 1891 et 1899. Mais Tailhade remanie en profondeur ces recueils en bouleversant l’ordre des sections et en incorporant des textes supplémentaires[8]. En 1907, Tailhade fait paraître les Poèmes élégiaques, deuxième panneau d’un diptyque panoramique de son oeuvre au sein duquel il fait subir le même traitement aux recueils que l’on pourrait ranger sous la bannière de sa première manière : Le jardin des rêves, préfacé par Banville et paru en 1880, marquant l’entrée du poète dans la carrière des lettres, et la plaquette Vitraux éditée en 1891 sont démembrés et réagencés de manière notable, de sorte que ces Poèmes élégiaques recomposent la trajectoire lyrique du poète[9]. Tailhade y intègre également des textes de Terre latine comme la « Prosopopée de Toulouse » ou certains « Paysages » qui, avec quelques modifications, constituent un échantillon de ses poèmes en prose dans une courte section caudale. Il a manifestement souhaité conserver, du moins en apparence, cette « dichotomie claire » qui n’empêche pas Laurent Robert de rappeler que « [c]haque ouvrage pris isolément reflète toutefois aussi l’ambiguïté esthétique de Tailhade, la variété de son écriture – sinon sa difficulté à définir pour lui-même une poétique[10] ».

Malgré cette partition nette, nous postulons une manoeuvre délibérée du poète qui n’envisagerait son oeuvre que dans la solidarité de ces deux ensembles, de sorte que Tailhade apparaît moins comme un Aristophane funambule, pour reprendre une épithète éminemment banvillesque, que comme un poète en équilibre entre domaine aristophanesque et domaine élégiaque, toujours sur une corde raide, ce qui explique l’instabilité de sa poétique aux yeux de Laurent Robert[11]. Dans le volume des Poèmes aristophanesques figure la caricature de l’auteur par Charles Léandre qui avait paru en 1891 dans Les Hommes d’aujourd’hui et qui allégorise justement l’ambivalence du poète : Tailhade y est représenté entouré d’un lys, qui renvoie à sa sensibilité élégiaque, et d’un corbeau, métaphore de son croassement satirique[12]. Les remaniements qu’opère Tailhade redéfinissent une trajectoire dans des recueils anthologiques qui répondent, selon un dispositif chiasmatique, aux deux manières du poète : Le jardin des rêves marquait la première étape très parnassienne et s’opposait aux pièces sulfuriques d’Au pays du mufle ; les Poèmes aristophanesques font écho à ce dernier recueil avant les Poèmes élégiaques qui viennent clore le cycle dans un mouvement de révolution.

Étrangement, la « Préface » de Banville au Jardin des rêves est reproduite en annexe des Poèmes aristophanesques, suivie d’un sonnet du même, en regard de la « Préface » d’Armand Silvestre pour Au pays du mufle également suivie d’un sonnet ; un portrait par Pierre Quillard, un sonnet de Verlaine et la notice par Charles Vignier des Hommes d’aujourd’hui (t. 8, no 391, 1891) complètent cette annexe qui semble clore une anthologie par un repentir censé rééquilibrer un ensemble où dominent malgré tout l’invective et la diatribe. On peut l’expliquer par la volonté d’une composition synoptique trois ans avant la publication des Poèmes élégiaques, qui viendront offrir un pendant plus important. Une note précédant ces appendices explicite le projet de diptyque : « Le présent Appendice se réfère aux poésies complètes de Laurent Tailhade, qui formeront deux volumes : Poèmes élégiaques et Poèmes aristophanesques[13]. » Tailhade nourrit donc le projet d’un ensemble dont la conjointure reste à examiner : s’agit-il d’un panorama qui assume la palinodie, ou bien existe-t-il des répons d’un recueil à l’autre qui valideraient l’hypothèse d’une continuité ou d’une jonction plus organique ?

Charles Léandre, « Laurent Tailhade », Les Hommes d’aujourd’hui, t. 8, no 391, 1891, p. 1

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On peut apporter une première réponse en soulignant le fait que Tailhade, qui professait un goût pour les formes fixes archaïques hérité de Banville le portant naturellement vers la ballade, la villanelle ou le chant royal, emploie ces formes d’un recueil à l’autre. C’est ainsi que l’on trouve des « Ballades familières pour exaspérer le mufle » dans les Poèmes aristophanesques, auxquelles répondent les « Ballades élégiaques » des Poèmes élégiaques. Si cette persistance de forme ne connaît pas de licence poétique particulière, on remarquera en revanche que Tailhade semble sectoriser sa production à partir de choix formels : les poèmes de quatorze vers demeurent bien des quatorzains dans la section homonyme des Poèmes aristophanesques tandis que les sonnets canoniques n’apparaissent presque exclusivement que dans les Poèmes élégiaques[14]. De sorte que semble s’établir une hiérarchie entre une matière digne de la forme consacrée (le sonnet) et une matière vile qui ne peut prétendre à la codification entérinée (le quatorzain).

Il y aurait un travail comparatif minutieux à effectuer entre les deux recueils anthologiques de 1904 et 1907, dont l’étendue dépasserait les limites de cet article, mais il demeure malgré tout possible de procéder à quelques coups de sonde qui révèleront une communication souterraine entre les deux versants poétiques de l’oeuvre de Tailhade. Dès 1891, dans un article qui évoque la manière satirique du poète, Ernest Raynaud annonçait la partition qui se vérifiera quinze ans plus tard : « Les quatorzains et les ballades s’étiquèteront Au pays du mufle, et les autres poèmes, tout de mysticisme et d’orfèvrerie, formeront le recueil pancarté Sur champ d’or [15]. » Le titre annoncé ne sera pas conservé, mais il constitue cependant le titre d’un quatorzain d’Au pays du mufle qui tourne en dérision le conformisme du faux libre penseur :

Certes, monsieur Benoist approuve les gens qui
Ont lu Voltaire et sont aux Jésuites adverses.
Il pense. Il est idoine aux longues controverses,
Il déprise le moine et le thériaki.

Même il fut orateur d’une Loge Écossaise.
Toutefois – car sa légitime croit en Dieu –
La petite Benoist, voiles blancs, ruban bleu,
Communia. Ça fait qu’on boit maint litre à seize.

Chez le bistro, parmi les bancs empouacrés,
Le billard somnolent et les garçons vautrés,
Trône la pucelette aux gants de filoselle.

Or Benoist qui s’émèche et tourne au calotin
Montre quelque plaisir d’avoir vu, ce matin,
L’hymen du Fils Unique et de sa « demoiselle »[16].

Le titre est ironique et jette surtout le soupçon sur les poèmes « de mysticisme et d’orfèvrerie » qui pourraient être ainsi lus comme des exercices de style ou bien des textes parodiques.

La cible du quatorzain est bel et bien le prétendu libre penseur prêt à se compromettre en retournant dans le giron de l’Église par convenance : est-ce un indice de la distance et du goût esthète de Tailhade pour les choses du rite catholique ? Mettons en parallèle de ce premier texte un des sonnets du Jardin des rêves :

Aux jours de la Saint-Jean et de la Fête-Dieu,
Quand les processions, musiques et bannières,
Emplissent la cité de chants et de lumières
Et d’encens solennel fumant sous le ciel bleu,
On voit passer en rang et marchant les premières,
Les vierges de douze ans dont encore nul aveu
N’a fait battre le coeur et qui tremblent un peu
Sous la claire blancheur des gazes familières.

Une odeur de buis vert s’exhale sous leur pas :
Car la rue est partout embaumée et fleurie.
Et le passant hâtif qui souffre et ne croit pas

Courbe son front devant la chaste théorie
D’où montent, par instants, les hymnes que, tout bas,
Il disait autrefois à la Vierge Marie[17].

Si, à la première lecture, l’exégète est en effet tenté de considérer ce sonnet comme un acte de dévotion dont la puissance submerge le « passant hâtif qui souffre et ne croit pas » et qui « [c]ourbe son front » par révérence ou par honte, et partant, comme le traitement antipodique du motif de la première communiante introduit dans le quatorzain, le poème précédent vient doubler cette première interprétation pour créer une réception en deux temps. Tout d’abord, on perçoit la symétrie par des effets tonals en contrepoint : le décor de la ville pavoisée du sonnet s’oppose à celui du « bistrot » trivial, « [l]es vierges de douze ans » se résorbent dans la « pucelette aux gants de filoselle » et la pudeur du passant se dissout dans le contentement équivoque de Benoist qui « Montre quelque plaisir d’avoir vu, ce matin, / L’hymen du Fils Unique et de sa “demoiselle” ».

Tailhade multiplie les licences prosodiques dans le quatorzain, comme l’enjambement du premier vers qui conduit à une rime sur un mot grammatical, donc à une infraction, ou bien l’enclave parenthétique du sixième vers et le rejet au huitième qui altèrent le rythme, ou encore l’alternance de rimes riches et pauvres dans les deux quatrains. Enfin, le registre mêle le mot rare comme « idoine » à l’argot représenté par l’emploi substantivé de l’adjectif « légitime » pour désigner l’épouse. En contrepoint donc, le sonnet s’avère très académique, sans rejet ni rimes proscrites[18], et d’une unité de registre qui conserve un certain hiératisme mêlé, il faut le dire, de mièvrerie. Cependant, on constate que Tailhade observe déjà le principe de coprésence de rimes riches et pauvres dans les quatrains ; par ailleurs, la rime stéréotypique « Dieu » / « bleu » se trouve dans les deux poèmes, ce qui tend à créer, de manière subtile, une irrigation entre les deux textes.

Lorsque l’on garde à l’esprit la chronologie des recueils anthologiques, l’effet de résonance induit plutôt une contamination qui rabat la figure prudhommesque de Benoist sur le passant influencé par la pompe rituelle. Somme toute, un tel exemple montre certes la capacité du poète à proposer des variations sur un thème mais surtout la volonté de ménager un réseau souterrain entre les deux recueils qui sape discrètement leur apparente étanchéité.

Ni parnassien ni décadent

L’ambiguïté de l’écriture de Tailhade tient également à des raisons plus strictement littéraires[19] : il s’agit pour lui de se situer dans un champ où se superposent la tradition parnassienne et la nouveauté symbolo-décadente, et les deux recueils de 1904 et de 1907 consolident un positionnement qui le place, encore une fois, sur la corde raide, entre révérence et impertinence. Tailhade participe en 1891 à la fameuse Enquête sur l’évolution littéraire de Jules Huret et la catégorie à laquelle il est censé appartenir pose des problèmes au critique. À la table des matières de l’Enquête, le nom de Tailhade figure aux côtés de ceux des parnassiens les plus illustres[20] mais, dans le corps de l’entretien, il apparaît rapidement qu’il s’agit d’un choix par défaut. En effet, Huret explique que Tailhade avait toute sa place chez les symbolistes :

Je connaissais M. Laurent Tailhade pour un poète d’un talent rare et ultra-personnel, et j’avais le dessein de faire figurer son opinion parmi celles des poètes symbolistes, avec lesquels il avait, dès 1884, et derrière les précurseurs Mallarmé et Verlaine, posé les bases de l’école alors dite décadente. Dans le temps, quand Moréas parlait de leurs débuts, il disait : Tailhade, Vignier et moi ; Vignier, à son tour, répondait : Tailhade, Moréas et moi. Laurent Tailhade apparaît donc bien comme l’un des initiateurs du mouvement actuellement dénommé symbolisme, et son opinion importait à connaître[21].

Le critique ajoute aussitôt que Tailhade a souhaité figurer ailleurs qu’avec ces poètes, ce qui a motivé son choix de le ranger chez les parnassiens. Le discours du poète est lui-même ambigu car il évoque « nos devanciers du Parnasse », ce qui le place hors du courant, à tout le moins en aval d’une génération dont il raille le représentant incontournable, Leconte de Lisle, devenu un « bibliothécaire-pasteur d’éléphants[22] », tout en disqualifiant rapidement « les symbolo-décadents- instrumento-gagaïstes[23] » qui s’emploieraient « à découvrir la Pléiade et à la traduire en moldo-valaque[24] ». La virulence de cette réponse ne doit pas étonner, car elle traduit une volonté de s’extraire des groupes pour promouvoir une singularité : dans cette optique, la veine aristophanesque use de la satire comme d’une arme à double tranchant qui n’épargne personne et témoigne d’une sévérité parfois contradictoire en ce qu’elle s’exerce à l’encontre d’influences qui deviennent des repoussoirs ; on peut se demander si Tailhade n’essaie pas de chercher un juste milieu entre les deux tout en montrant qu’il en possède les codes ; la satire serait une mise à l’épreuve de ces codes et un processus de distanciation versatile.

Bertrand Degott a bien montré la filiation qui lie Tailhade à Banville, lien de famille poétique qui se traduit par le goût des formes archaïques[25]. Lorsque paraît Le jardin des rêves en 1880, le Parnasse fait encore figure de courant central de la poésie française et Tailhade ne peut se dispenser de rendre hommage aux « devanciers » qu’il toise quelque peu dans sa conversation avec Huret. On trouve donc les noms de Coppée, Banville, Heredia et Leconte de Lisle parmi les dédicataires de ces premiers poèmes rassemblés en recueil[26]. Dans la biographie qu’il consacre à Tailhade, Gilles Picq fait remarquer que la plupart de ces dédicaces ont été supprimées : c’est le cas de celles concernant Coppée, Banville[27] et Leconte de Lisle ; seul surnage Heredia, non pour le poème « La Ruine », que Tailhade n’a pas retenu parmi les pièces du recueil de 1907, mais grâce au poème « Vitrail », qui ne comportait aucun dédicataire dans la plaquette Vitraux et que son auteur a finalement dédié au poète des Trophées dans Poèmes élégiaques. Ce geste d’effacement achève un processus de détachement qui s’était amorcé dès 1891 avec la publication d’Au pays du mufle, recueil dans lequel Tailhade procédait déjà à des attaques ad hominem en règle. Si Bertrand Degott et Laurent Robert ont circonscrit les enjeux de la « Ballade des ballades », poème où Tailhade s’en prend à mots couverts à Banville et surtout à Tancrède Martel et Jean Richepin[28], leur contestant toute légitimité dans le maniement de la ballade[29], on ne saurait négliger François Coppée, « un François d’Assise tricolore[30] », qui fut une cible de choix après avoir été admiré par Tailhade. Gilles Picq a ainsi résumé l’attitude du cadet vis-à-vis de son aîné :

Les sentiments de Tailhade à l’égard de Coppée – républicain classé plutôt à gauche, bien qu’anticommunard notoire – vont évoluer vers une nette hostilité avec l’Affaire Dreyfus, lorsque l’auteur du Reliquaire figurera parmi les leaders du camp des antidreyfusards.
Déjà, dès 1884, l’élection de Coppée à l’Académie française – célébrée en mars par un banquet offert par les poètes de la maison Lemerre, dont notre poète faisait partie – avait contribué à ternir l’image du grand homme aux yeux de Tailhade[31].

Dans l’étude qu’il consacre à la satire poétique au début du xxe siècle, Alphonse Séché avance l’hypothèse d’une parodie de l’auteur d’Intimités : « Il y a d’ailleurs dans certaines pièces de M. Tailhade un accent si voisin de celui des Humbles que, en vérité, on s’interroge sur son intention : a-t-il voulu railler la bêtise, la mesquinerie bourgeoise et la laideur populacière, ou ne vise-t-il pas plutôt à parodier François Coppée ?[32] » Séché s’appuie sur plusieurs pièces comme « Dîner champêtre », « Rus », « Idylle suburbaine » et « Foire aux jambons », poème plaisamment sous-titré « (Intimité) », et y décèle une « parodie de la manière du poète du Petit épicier de Montrouge[33] ». Le quatorzain « Rus » est effectivement une charge qui pourrait viser un certain nombre de pièces de Coppée comme « Petits Bourgeois » : la satire du « jardinet [qui] s’emplit du rire des enfants[34] » que le repas dominical convie chez un couple de « bons rentiers, hier petits marchands[35] » offre à Tailhade l’occasion de dépeindre un hortus conclusus artificiel où « [l]es zinnias ont l’air d’être en tôle vernie » et dont l’air devient irrespirable, envahi par les fumées que produisent « [l]es fabriques de suif et de noir animal[36] ». On s’attardera sur une autre parodie probable qui éclaire l’ethos satirique de Tailhade. Un des dizains de Coppée que les zutistes prendront plaisir à caricaturer met en scène le poète sur un bateau-mouche, coudoyant « le public trivial » et témoin d’un moment de grâce lorsqu’il contemple un jeune couple sourd aux moqueries des passagers :

Je pris le bateau-mouche au bas du Pont-Royal ;
Et sur un banc, devant le public trivial,
– Ô naïve impudeur ! ô candide indécence ! –
Je vis un ouvrier avec sa connaissance
Qui se tenaient les mains, malgré les curieux,
Et qui se regardaient longuement dans les yeux.
Ils restèrent ainsi tout le long de la Seine,
Sans faire attention au petit rire obscène
Des gens qui se poussaient du coude, l’air moqueur ;
– Et je les enviais dans le fond de mon coeur[37].

En contrepoint de cette saynète qui évoque Doisneau avant l’heure, la « Barcarolle » d’Au pays du mufle propose une vignette acide décrivant également les usagers des bateaux-mouches :

Sur le petit bateau-mouche,
Les bourgeois sont entassés,
Avec les enfants qu’on mouche,
Qu’on ne mouche pas assez.

Combien qu’autour d’eux la Seine
Regorge de chiens crevés,
Ils jugent la brise saine
Dans les Billancourt rêvés.

Et mesdames leurs épouses,
Plus laides que des empouses,
Affirment qu’il fait grand chaud

Et s’épaulent sans entraves
À des Japonais très graves
Dans leurs complets de Godchau[38].

Aucun couple ne vient rédimer ce public plus que trivial et le regard du poète, à demi dissimulé puisque n’apparaît aucune marque de la première personne, ne s’émeut d’aucune exception. Quelques traces de modalité épistémique laissent transparaître un profond mépris, notamment au moyen de l’équivoque du verbe « moucher » dans les deux derniers vers du premier quatrain et de l’appréciation de la laideur couplée à l’assimilation par paronomase des « épouses » aux « empouses ». La tendresse du couple de Coppée se corrode au contact de bourgeois obscènes qui cherchent la promiscuité auprès des touristes japonais. Rien à sauver chez Tailhade qui force le trait et flétrit le sentimentalisme assumé de son aîné.

Si les poèmes élégiaques bénéficient encore d’une indulgence critique qui les maintient dans le giron de la sincérité, n’oublions pas qu’au sein du massif satirique, Tailhade remet en question les poncifs du décadentisme qu’il a lui-même cultivés. On en veut pour preuve les « Deux sonnets pour être dits en expectant Claudicator », qui offrent un catalogue précis des tics stylistiques du décadentisme au point de parasiter la compréhension littérale. Le premier s’intitule « Le Limaçon (d’après feu Rimbaud) », bien qu’il fasse davantage songer à Mallarmé, et son quatrain initial a toutes les vertus d’une parodie qui mobilise les termes rares et les néologismes qui ne dépareraient pas dans le Petit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes[39] :

L’insénescence de l’humide argent accule
La glauque vision des possibilités
Où s’insurgent, par telles prases abrités,
Les désirs verts de la benoîte renoncule[40][.]

Le second, « Virgo fellatrix (d’après Laurent Tailhade) », est une pièce réflexive qui pose un certain nombre de questions sur la parenté décadentiste telle que la conçoit Tailhade :

La chasuble des Apostoles,
Dans le cristal incendié
Flamboie. Un coeur supplicié
Attend, vierge, que tu l’extolles.

D’or fin, la Lune, sous ton pié :
Aux accents des luths, des citoles,
L’Ange « ceint de saintes étoles »
Chante l’amour. O filiae !

Canonique ! Mystique ! Unique !
Hors du triptyque, ta tunique
Verse l’âme des Paradis.

Toi, la Pudibonde, sans nulle
Macule, j’ouvre la lunule
Des ostensoirs où tu splendis ![41]

Le titre même de ce sonnet[42] contient tout un programme : il s’agit bien d’une subversion de la lyrique mariale qui fait de la Vierge une femme lubrique en mobilisant tout un décor de fastes rituels. La mention de l’autopastiche donnerait à penser que Tailhade s’est efforcé de restituer les stylèmes qui sont les siens mais, contrairement à ce que l’on pouvait attendre, le poète ne fait pas de véritables citations autotextuelles[43], ce qui rend cet exercice de style singulier. À la lecture du sonnet, on s’aperçoit surtout qu’il crypte les éléments les plus scabreux en les camouflant derrière un lexique sacré ; or il ne fait nul doute que le « coeur supplicié [qui] / Attend, vierge, que tu l’extolles » est à lire comme une obscénité qui réactive la puissance iconoclaste du titre. L’attitude de Tailhade est de nouveau ambiguë, car il montre qu’il a une claire conscience de la matière de sa première manière et qu’elle mérite, selon toute apparence, de faire les frais de l’autodérision dans un cas exemplaire de satire de soi-même, mais il ne s’aventure pas explicitement dans la parodie[44]. Le poème a d’abord paru dans Au pays du mufle[45] et semble signer la fin d’une époque que la plaquette Vitraux, contemporaine, prolonge brièvement avant un tarissement. Conservé dans les Poèmes aristophanesques, le sonnet programme ainsi une relecture des textes décadents avec un recul critique. Ne contenant cependant pas de réelle charge satirique, il annule cet effet de distance pour préserver le massif élégiaque. Tailhade se maintient donc dans un équilibre instable qui rend tout aussi précaire la réception de son oeuvre qui se polarise rapidement, et il convient sans doute de s’interroger sur ce qui préserve une unité dans sa production.

La lyre et le fouet

En dépit de ses gestes apotropaïques plus ou moins démonstratifs, Tailhade demeure un poète de son époque. Il paraît vain de tenter de déterminer s’il tient davantage de l’esthétique parnassienne que des exaspérations décadentistes ou symbolistes : le fait est qu’il s’abreuve à ces deux sources, comme il les convertit en veine aristophanesque et en veine élégiaque. Contrairement à son contemporain Albert Samain, qui oriente son esthétique vers un affadissement qui confine à la dévitalisation, Tailhade semble tout du côté de la vivacité et de l’énergie. On peut examiner cette dynamique sous deux angles : d’une part, les considérations d’ordre psychopathologique formulées par la critique quant à la poétique de la décadence et, d’autre part, la conception physiologique que certains auteurs symbolistes ont eux-mêmes élaborée de la poésie.

Dans la somme qu’il consacre à la décadence finiséculaire, Jean de Palacio n’hésite pas à déclarer la pathologie consubstantielle à ce courant difficile à définir : « La maladie est partie intégrante de la Décadence, au point que celle-ci a pu se définir elle-même comme maladie[46]. » De fait, la névropathie, à une époque où se constituent scientifiquement les disciplines de la psychiatrie et de la psychologie, est au coeur de tout un pan de la production du dernier quart du siècle, dont les exemples les plus connus, en prose, sont sans doute des Esseintes de Huysmans ou Phocas de Jean Lorrain. Palacio évoque cette dimension psychopathologique principalement à partir du recueil de Paterne Berrichon intitulé Poèmes décadents publié en 1910 et montre combien la « poésie ne prend pas seulement la maladie pour objet, elle est malade[47] ». On ne trouve pas cette esthétique nosographique chez Tailhade, mais les contemporains ont parfois tenté d’expliquer sa production satirique à l’aide de l’analyse pathologique. C’est le cas d’Alphonse Séché, qui identifie le poète à un sanguin :

C’est un actif, un convaincu, un enthousiaste et un violent. Ses admirations, ses passions politiques, – par une faculté de réversibilité particulière aux satiriques, – susciteront en lui des haines et des colères féroces qui jailliront – comme automatiquement – en invectives virulentes contre tous ceux – nous nous souvenons de la formule ! – qui ne voient, ni ne pensent, ni ne sentent comme lui[48].

La prose de Séché épouse d’ailleurs les soubresauts de cette hypersensibilité littéraire. Mais le critique va plus loin encore lorsqu’il compare Tailhade à ses contemporains qu’on a pu ranger dans cette même catégorie aristophanesque et lorsqu’il apparente la démarche satirique du poète à une évolution des mentalités du siècle :

M. Edmond Rostand, M. Albert du Bois fustigeant l’un et l’autre les moeurs parisiennes d’aujourd’hui, M. Raoul Ponchon et sa verve amusée qui s’exerce sur des sujets d’actualité, ne me semblent pas représentatifs de l’esprit contemporain au même titre que l’auteur des Poèmes aristophanesques. Sa nervosité excessive, son âpreté forcenée dans l’invective, la violence de ses passions, tout cela est bien la caractéristique des temps de neurasthénie auxquels nous vivons. L’ironie désinvolte, le sous-entendu malicieux ne sont plus en harmonie – je ne dirai pas avec la forme ordinaire de notre esprit, ni même avec nos moeurs politiques et sociales, je dis avec notre système nerveux. D’une irritation inconcevable, dès que nous polémiquons, la direction de notre pensée nous échappe ; plus de sang-froid ; tout de suite une surexcitation maladive nous jette dans la violence et dans l’injure. Il y a toujours disproportion entre nos actes et leur mobile[49].

Tailhade est donc érigé en cas clinique emblématique d’une violence hystérique qui contamine toutes les strates de la société. Séché conclut ses observations sur le poète par une fiche nosographique saisissante :

Précisément, chez un Laurent Tailhade l’intensité et la représentation mentale sont perpétuellement poussées à leur plus haut degré d’exaspération, d’où l’énergie infamante de ses diatribes. Hyperesthésique, les réactions émotionnelles, chez lui, ne se comportent pas normalement, elles ne correspondent pas à la réalité des faits ; – obéissant à des poussées véhémentes, à des réflexes brutaux, en un mot, n’étant plus le maître de sa volonté, son équilibre psychique est rompu, ses facultés critiques de pondération annihilées ; il se trouve dans un véritable état pathologique, dans une disposition de réceptivité particulière et, le moindre choc retentit alors en lui avec une violence insoupçonnable et disproportionnée[50].

De fait, certains poèmes apparaissent comme des réactions presque épidermiques à un motif auparavant traité avec ferveur. Ainsi, « Le “Petit Épicier” fait ses pâques », charge contre Coppée, à nouveau, contient-il des passages orduriers et blasphématoires qui ressemblent à une répudiation du mysticisme propre à la manière du Jardin des rêves :

Les ostensoirs, les Sacrés-Coeurs aux airs dévots,
Les cloches et tout le fourbi des cathédrales
Inspirent à mon coeur des sentiments nouveaux
Qui consolent mes défaillances uréthrales [sic].

Des vicaires qui n’ont jamais rien inventé
M’instruisirent sur les douleurs du Purgatoire.
La foi des humbles, la savate[51] humilité,
Angélisent mon rein, que trop supinatoire !

Et c’est pourquoi je vais, dans le petit local,
Ingurgiter tout mon Dieu, le Fils, le Père,
Et l’Esprit, qui souvent, chez Xau, se fait la paire.

Comme Jonas, évacué par son rorqual,
Je bafouille pour la clientèle abrutie :
Ma fistule au « petit Jésus » sert de régal,

Et tous mes fondements sont pleins d’eucharistie[52].

Les réflexions de Séché s’inscrivent dans la confusion entre métaphysique et physiologie que Laurent Jenny a analysée avec minutie dans son essai sur La fin de l’intériorité[53]. L’influence bergsonienne combinée avec le développement des sciences psychiatriques a induit une forme d’aporie pour décrire l’intériorité du poète symboliste : « À force de sarcler l’intériorité, les symbolistes finissent par ne plus y trouver que l’équivalent d’une décharge électrique. Ils en viennent à penser les formes de communication poétique les plus subtiles comme un simple déplacement énergétique[54]. » Cette notion de « déplacement énergétique » nous paraît rendre compte de la poétique générale de Tailhade : elle expliquerait les excès et les saillies polémiques, non dans une perspective psychopathologique, mais strictement poétique. C’est aussi un moyen d’éclairer le pan élégiaque qui intègre des éléments volatils sur lesquels nous allons revenir. Somme toute, on peut définir la production de Tailhade comme une poésie jaculatoire, en jouant de l’adjectif, qui la situerait entre l’éructation injurieuse et la ferveur mystique. La religiosité qui s’infuse dans les poèmes de Tailhade renvoie à la fois à une fascination pour le rite débarrassé de l’effectivité sacramentelle[55], comme chez un Remy de Gourmont à la même époque, et à l’idéalisation de l’amante dans une perspective néoplatonicienne pervertie par l’érotisme. Elle rejoint par là l’exutoire du mysticisme, dans une mise en scène équivoque qui privilégie l’excès et l’incandescence[56]. Si l’on compare deux poèmes qui adoptent pour motif le vitrail, l’un chez Coppée et l’autre chez Tailhade, on prend bien la mesure de cette décharge énergétique. Coppée privilégie une simplicité qui participe de son ethos humble :

Sur un fond d’or pâli, les saints rouges et bleus
Qu’un plomb noir délimite en dessins anguleux,
Croisant les bras, levant au ciel un oeil étrange :
Marc, brun, près du lion ; Mathieu, roux, près de l’ange ;
Et Jean, tout rose, avec l’oiseau des empereurs ;
Luc, et son boeuf, qui fait songer aux laboureurs
Dont le Messie aux Juifs parle en ses paraboles ;
Tous désignant d’un doigt rigide les symboles
Écrits sur un feuillet à demi déroulé ;
Notre Dame la Vierge, au front immaculé,
Présentant sur ses bras Jésus, le divin Maître,
Qui lève ses deux doigts pour bénir, comme un prêtre ;
Le bon Dieu, blanc vieillard qu’entourent les élus
Inclinés sous le vol des chérubins joufflus ;
Et le Christ, abreuvé de fiel et de vinaigre,
Cambrant sur le bois noir son torse jaune et maigre[57].

Les couleurs et les tons sont francs – « rouges et bleus », « noir », « brun », « roux », « tout rose », « jaune » – et se mettent au service d’une représentation naïve des Écritures où le « bon Dieu » est « un blanc vieillard » bienveillant. Cette ekphrasis est aux antipodes de la description de La Crucifixion de Grünewald par Durtal dans le premier chapitre de Là-bas (1891). Le « Vitrail » de Tailhade relève d’un registre bien plus excessif dont nous ne donnons qu’un échantillon :

Et soudain – cuivre, azur, pourpre chère aux douleurs –
Le vitrail que nul art terrestre ne profane
Jette sur le parvis d’incandescentes fleurs.

Car l’ensoleillement du coucher diaphane
Dans l’ogive où s’exalte un merveilleux concept
Intègre des lueurs d’ambre et de cymophane.

Les douze Apôtres, les cinq Prophètes, les sept
Sages appuyés sur les Vertus cardinales
Se profilent en la rosace du transept.

Améthystes ! Béryls ! Sardoines ! Virginales
Émeraudes au front chenu des Confesseurs,
Montrant le Livre où sont inscrites leurs annales[58].

On retrouve les afféteries et les apprêts de l’écriture artiste qui incorpore la dilection pour l’art lapidaire. Les figures sont travaillées pour leurs vertus plastiques et le lieu, dans sa matérialité, se substitue à la transcendance intangible. Le choix de la terza rima, justiciable d’une appétence pour les formes médiévales, révèle également le souci de concentration et de libération jaculatoire par brefs tercets.

La composante religieuse voit peser sur elle un soupçon de complaisance d’esthète. Elle serait un prétexte à grandiloquence ou morceau de bravoure. Ce peut être le cas, mais il est également possible de la considérer comme un élément du pôle élégiaque, sans lui être exclusif d’ailleurs, qui garantit un contrepoids à la débauche satirique par sa prolixité même. On prendra comme dernier exemple le long poème « Résurrection » placé au centre des Poèmes aristophanesques. Cette longue suite en terza rima se divise en deux panneaux inégaux qui résument la poétique bifrons de Tailhade : la première séquence dépeint le retour du Christ qui arrive à Paris courtisé par la lie de l’Humanité, tandis que la seconde consiste en une adresse qu’on suppose émaner du poète, lequel enjoint au Christ de répudier ses prétendus servants. Le premier panneau redéploie les poncifs de Tailhade polémiste, attaques ad hominem par l’injure et mots d’esprit qui prennent pour cibles des figures d’autorité et des gloires éphémères :

Le grand caïmacan des mouchards, Puybaraud,
Et Barrès que l’amour comme la politique
Abandonne à moitié chemin sur le carreau ;

Adelsward, collecteur de l’égout socratique,
Item, Charmes Maurras qui sent mauvais du né
Et Coppée, avec sa fistule eucharistique ;

Bruchard dont les yeux cuits, le teint de raisiné
Font voir la crapule et Boubou, le vieux qui bave
Se ruaient aux genoux du Maître inopiné.

Les cercleux, les putains, les flics et ce burgrave
Arthur Meyer, autour du divin sleeping-car,
Semblaient les héritiers de Scapin ou de Dave[59].

Toujours selon un principe de contrepoint, le second panneau se signale par la disparition de toutes les références à l’actualité et l’abandon des termes argotiques au profit d’un ton prophétique et sermonnaire qui s’inscrit dans une forme d’élégie énergique :

Tes prêtres comme ceux de Zeus et de Brâma
Se nourrissent de vol, de crime et d’imposture,
Et couvent leurs trésors au champ d’Haceldâma.

Ils outragent l’amour, la vie et la nature,
Ils insultent la pécheresse aux tendres yeux
Et dans le fruit naissant cachent la pourriture.

Sur un trône ouvragé de métaux précieux,
Vêtus d’or, ululant des hymnes violentes
Leur cri nocturne aboie au chaste jour des cieux.

Ils te gardent captif sous leurs voûtes croulantes
Et leur haine a planté des épines encor
Dans tes mains que des clous de rubis ensanglantent.

Arrache-les, ces clous ! Laisse le vain décor
Du mensonge, de la laideur et de la honte.
Sous les arbres en fleurs pleure la voix du cor[60].

La décharge énergétique qu’un tel poème peut convoyer tient avant tout au contraste qu’engendre la coprésence de deux manières, voire deux sensibilités[61]. Et c’est peut-être dans l’intensité maximale, le point d’incandescence de la langue, que se rencontrent les deux tendances de l’oeuvre de Tailhade : le pamphlétaire manie une verve acide, corrosive, qui mêle d’ailleurs argot et archaïsmes, voire néologismes, tandis que l’élégiaque raffine, sollicitant lui aussi l’archaïsme et le néologisme, mais dans un registre nettement plus gourmé, empreint d’une sensualité qui n’est peut-être que l’avers de la rage. Le travail de Tailhade sur la langue est justiciable d’une pratique décadente que Jean de Palacio a bien mise en valeur, lui qui rappelle que la décadence peut impliquer « la coexistence et le choc d’une langue aulique et quintessenciée et de la langue de l’argot[62] ». Plus significativement, Bertrand Degott a proposé de voir dans cet alliage fréquent l’indice d’une tension vers une poésie plus radicale :

De même que le vocabulaire rare, le nom propre fournit la couleur – si subjective soit cette notion –, le rythme et la rime à moindres frais. La rime surtout est essentielle à la ballade, mais la couleur et le rythme ne le sont pas moins à une époque où la poésie, alors qu’elle cherche des sentiers nouveaux, s’affranchit des moules et prend ainsi doublement conscience de sa matière sonore. On pourrait alors lire certaines ballades, d’un Tailhade par exemple, comme les véhicules privilégiés d’une poésie qui cherche à se libérer du sens[63].

Ainsi, la recherche du mot rare est à interpréter moins comme le signe de pédanterie qu’il est sûrement en partie que comme l’accumulation d’une charge énergétique sonore que l’argot contribue à libérer par effet de réactif. On comprend mieux la complexification outrancière d’une langue qui porte le lecteur aux limites de l’intelligible, comme dans cette première strophe de la « Ballade casquée de la parfaite admonition » :

Le verbe sesquipédalier,
Le discours mitré, la faconde
Navarroise du Chevalier,
A Poissy comme dans Golconde,
Essorillent le pleutre immonde.
Mais, loin de tout bourgeois nigaud,
Hurle ta palabre féconde :
Sois grandiloque et bousingot[64].

L’expérience expose au danger de l’inintelligibilité mais propose une manière de rémunérer le défaut des langues ainsi que Mallarmé en assigne la mission au vers. On remarquera que les risques d’obsolescence du fond (la satire de l’actualité) comme de la forme (la ballade) sont conjurés par un coup de force esthétique qui pourrait bien annoncer Dada.

Le destin littéraire de Tailhade montre combien ce risque de disqualification dans la mémoire des oeuvres et le jugement des postérités demeure vivace. Dans un court article paru au lendemain de la mort du poète, on trouve un jugement sévère sous la plume d’André Thérive : « Si l’on considère d’autre part ses poésies à grandes prétentions, ses poèmes élégiaques, on découvre quelle pauvre esthétique se cachait sous tant de mots. C’est celle du Parnasse, avec quelque peu de langueur quattrocentiste, cet affreux mélange de Claudien et de Rosetti [sic], d’alexandrinisme coruscant et de mièvre préraphaélitisme qui parut, au temps vénérable de des Esseintes, être le fin du fin[65]. » Le versant satirique n’est pas non plus épargné, comme le montre Paul Aeschimann dans les lignes qu’il consacre à l’auteur d’Au pays du mufle au sein d’un ouvrage collectif rendant compte de la littérature du premier quart du siècle : « Les poèmes de Tailhade sont pleins d’allusions aux hommes et aux événements de son temps. Après quelques années, l’opportunité de ces allusions échappe au lecteur qui n’a pas été mêlé à ces querelles. Et l’âpre saveur de mainte strophe s’évapore. C’est la faiblesse de la poésie satirique, composée cependant pour durer[66]. » Ces tirs croisés sur une oeuvre qui paraît s’être éteinte d’elle-même avec son auteur n’atteignent cependant pas son point névralgique : si Tailhade a été négligé, c’est sans doute avant tout parce que les liens organiques qui reliaient les deux massifs de sa production n’ont jamais pu être véritablement conservés et que l’échange énergétique, à l’échelle des recueils comme dans le voisinage explosif des registres, s’est définitivement perdu.