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Au gamer Frédéric P., sans qui cette étude n’eût pu être faite.

Au regard de ceux qu’intéresse la représentation de la mort, les jeux vidéo dits de combat, de tir, de science-fiction, de courses automobiles, d’horreur ou de guerre, caractérisés par une densité «  thanatique » absente des autres jeux[1], offrent un exemple assez intéressant d’exploitation de la polysémie du mot « mort ».

Selon l’article (féminin ou masculin) et l’appartenance référentielle (nom commun ou propre), ce monosyllabe a en français au moins trois acceptions. Il y a d’abord, seul sens concret du terme, la mort, événement ou « instant mortel » achevant la vie (Jankélévitch, 1977, p. 27) quelles qu’en soient les modalités ou les causes. Il y a ensuite la Mort, figure plus ou moins anthropomorphe ennoblie par la majuscule, « personnification de la Puissance qui tue » (Guiomar, 1967, p. 10), fréquente dans certains systèmes eschatologiques et dans les productions de l’imaginaire (légendes et mythes). Parce qu’il est rare que l’exploration du champ sémantique de « mort » ne débouche pas sur le peuple de l’Au-delà, « noyau dur […] de toute socio-anthropologie de la mort » (Brohm, 2008, p. 90), vient enfin le mort, terme qui, abstraction faite de son sens premier (le cadavre), désigne un être ressemblant plus ou moins aux humains et sensé exister dans un espace-temps jouxtant le monde terrestre et d’où il demeure selon les cas plus ou moins en relation avec les vivants.

À des degrés différents, les jeux mentionnés plus haut mettent en scène, quelquefois dans un même opus, ces trois modes de présence. Événement majeur de l’intrigue, traduite sur l’écran par un coup porté à un adversaire éliminé plus ou moins brutalement (notamment dans les jeux de combat, de tir ou de guerre), la mort stricto sensu est celle qui retient le plus l’attention. Avec sa cruauté, sa fréquence, l’énergie qu’elle mobilise chez le joueur, le bénéfice qu’elle lui apporte et les risques qu’elle lui fait courir, elle est la mort-reine des jeux. La mort en grand « M » n’y est pourtant pas négligeable. Elle apparaît soit sous son aspect asexué (squelette armé d’une faux), soit sous la forme d’une figure sexuée (femme vêtue de noir, guerrier). Elle est, sauf exception, redoutable. Et tout aussi terrifiants sont les morts. Représentés d’emblée comme des êtres non sédentaires de l’Au-delà, donc prompts à envahir le monde des vivants, les morts comprennent toute une série de « monstres » polymorphes portant les attributs de la Mort : simples revenants, morts-vivants, zombies ou autres « sous-vivants[2] ».

On a a priori un bon indice de l’attrait de cette mort tridimensionnelle sur le gamer (le joueur, dans le jargon largement anglicisé des jeux) avec la fréquence du mot Death (la Mort) ou dead (adjectif ou adjectif substantivé) dans les titres. Dans l’histoire des jeux, Death surgit très tôt, avec Death Race, jeu d’arcade (machine à sous installée dans les lieux publics, comme le flipper) mis sur le marché en 1976, quatre ans seulement après Pong qui, comparé à lui, avait l’air d’un jeu de marelle puisqu’il était construit sur le modèle du tennis de table. Rien de tel dans Death Race le bien nommé (« Course à la mort »). Décalqué de Death Race 2000, film de science-fiction sorti en 1975[3], il est l’ancêtre d’une longue lignée de simulations de courses automobiles de bout en bout meurtrières où entrent dès 1997 Grand Theft Auto[4] et Carmageddon[5]. Avec son écran noir où courent de petites créatures minuscules comme des fourmis, que la voiture du joueur écrase d’un clic et qui lancent un cri strident avant de se transformer en… stèles funéraires cruciformes, cette hécatombe au cimetière fait scandale à l’époque. On voit dans ce jeu une apologie du meurtre et une profanation d’un lieu en principe sacré, deux traits qui lui valent alors d’être retiré de la vente.

Le temps a passé depuis cette première controverse qui en a appelé bien d’autres[6]. Et la définition des jeux devenus plus individuels (le jeu d’arcade était public, le jeu sur ordinateur ou console se pratique plutôt chez soi, seul ou avec des proches, ou encore en ligne), n’a cessé de s’affiner au fur et à mesure qu’ils gagnaient en inventivité et diffusion. Death ou Dead n’a cependant rien perdu de son éclat. À l’heure qu’il est, on ne compte d’ailleurs plus les titres qui en font mention. Souvent complété par des déterminants (The Black Dead, The Walking Dead, The House of the Dead, Left 4 Dead, Death Space, Death Jr) ou relayé par des termes approchants (Mortal Kombat) ou synonymes (Doom, « ruine », « désastre »), le mot vaut de l’or pour l’industrie des jeux. Et fait office de sésame pour les joueurs auxquels il donne accès à un monde noir, tantôt virtuel, non réel[7] et pourtant proche du réel par ses effets, tantôt plus ou moins imaginaire et – donnée à ne pas perdre de vue – en principe jamais pris au sérieux. Si prenant et immersif qu’il soit, le plus sanglant des jeux vidéo demeure en effet un jeu et relève en tant que tel de la définition classique des jeux : gratuité, fiction, goût du risque simulé, divertissement[8].

La présente étude, fondée sur quelques cas estimés probants, se propose d’analyser ces trois versions de la mort vidéoludique. Sauf à rappeler ses caractères principaux, on ne s’attardera pas trop sur la mort proprement dite : elle n’est que trop connue. On insistera en revanche un peu davantage sur la représentation ludique de la Mort et des morts. Moins abordée dans les game studies (étude sur les jeux), elle permettra de vérifier que les jeux, vus comme un bon exemple de recyclage contemporain de certaines traditions mythologiques et eschatologiques relatives à la « mort-en-personne » et à l’Au-delà[9], sont par rapport à ces traditions ce qu’ils sont par rapport au cinéma, un « art d’emprunt » (Jolivalt, 1994, p. 44).

Les deux morts du joueur

Il y a deux types d’imitation de la mort stricto sensu dans les jeux : celle du joueur « tué » par un personnage et celle du personnage « tué » par le joueur. On nommera la première « extraludique » car elle expulse le joueur de la partie et marque l’arrêt de celle-ci ; et la seconde, « intraludique » parce qu’elle est une constituante fondamentale du jeu. La première n’est en général que provisoire, alors que la seconde, qui est un fait acquis, permet de progresser dans le jeu.

La mort « extraludique »

La « mort » du joueur est fonction de deux facteurs : le niveau de difficulté du jeu et le degré de compétence du gamer. Elle est infligée par un simple agent mortifère (zombie, soldat ennemi), ou par un boss (chef), adversaire plus redoutable que les autres, posté souvent en fin de niveau. Toujours programmée mais toujours évitable, elle est le défi lancé au joueur (voir la bande annonce de Dark Souls 1 : « Préparez-vous à mourir »), ou, si l’on veut, son Memento mori (« Souviens-toi que tu vas mourir »). S’il succombe sous ses coups, son malheur est comparable au « Tilt » du flipper ou au Game over (« Partie close ») des vieux casse-briques. Mais le fameux « die and retry » (« Meurs et essaye de nouveau ») le prouve, le drame de la mort appelle la résurrection.

Encore faut-il tirer parti de la résurrection. De là la tension du joueur qui, ne disposant que de « points de vie » en nombre limité, perdables à la moindre erreur, a toujours le regard fixé sur le décompte figurant dans certains jeux dans le haut de l’écran. Ce décompte est un peu son Atropos[10]. N’étant jamais à court d’idées, les concepteurs de jeux ont d’ailleurs créé récemment la « mort permanente » (Permadeath, en abrégé : PD), qui, sans clore le jeu, oblige le vaincu à s’incarner dans un autre personnage. Bon exemple de cette innovation, ZombiU où, dans Londres livré aux zombies (qui, hommage à la monarchie, épargnent quand même Buckingham Palace où le médecin de la reine a la clé de l’énigme), le gamer mis dans la peau d’un des survivants peut être tué par un zombie, devient lui-même zombie mais renaît sous un autre survivant avec son équipement rudimentaire du début et avec l’obligation de tuer le zombie qu’il était devenu. Pour certains joueurs, la PD est évidemment le beau risque par excellence. Elle donne une maîtrise en comparaison de laquelle le savoir-faire des autres joueurs est celui des novices. Lesquels novices n’auront de surcroît pas la chance de pratiquer le New Game Plus qui consiste à recommencer la partie mais avec les acquis de la première et un niveau de difficulté supérieur.

La mort « intraludique »

Dans la réalité, on meurt pour des causes « endogènes » ou « exogènes » (Thomas, 1988, p. 38-39), par épuisement programmé des forces vitales (mort « naturelle »), ou avant l’heure, quand la mort est due notamment à l’accident, à l’assassinat, aux épidémies, à la guerre, etc. La mort « naturelle » présentant peu d’intérêt pour le joueur, ce sont donc les catégories de mort violente que privilégient les jeux où, le mouvement de la cible déclenchant instinctivement la riposte, la règle est le plus souvent : « Tue tout ce qui bouge[11]. »

Les exemples ne manquent pas. En voici deux ou trois. À commencer par celui de la célèbre série des Sims. Au début assez discrète sur les causes de la mort, elle inclut de plus en plus les électrocutions, incendies ou noyades, tous accidents tragiques que le joueur devenu fonctionnaire municipal (ce qui change des bourreaux des autres jeux), doit gérer du mieux qu’il peut. Plus parlant encore est Heavy Rain. Illustrant au plus haut point le phénomène d’hybridation (échange d’un genre à l’autre) qui caractérise de plus en plus les jeux, Heavy Rain mêle deux « styles » également noirs  : celui qui est emprunté au film d’horreur pour la scène où la journaliste Madison Paige, ligotée sur une table, est torturée par Adrian Baker, chirurgien sadique ; et celui qui s’inspire du film policier puisqu’on (la journaliste, le père d’une victime, un agent du FBI, l’inévitable détective privé et naturellement le joueur) y traque un maniaque qui tue de jeunes garçons, ensuite jetés à l’eau. Étant aussi un esthète délicat, ce nouveau Landru décore le cadavre d’une orchidée et d’un origami (cocotte en papier, bien connue des Japonais).

Il y a enfin, et surtout, la mort des jeux de guerre. Avec plus ou moins de cruauté, ils parcourent toute la gamme des grandes batailles, depuis celle de Troie jusqu’aux deux dernières guerres mondiales, en adaptant chaque fois le graphisme aux circonstances historiques : Battlefield I reconstitue fidèlement les lieux de la guerre de 1914-1918 avec les combats en forêt d’Argonne, sur le canal de Suez, autour d’Amiens et dans le Sinaï ; Battlefield 1943, mis sur le marché en 2009, a pour toile de fond la guerre américano-japonaise de 1942-1943 (îles de Wake Island, Iwo Jima et Guadalcanal), et pour héros, les « Marines » délogeant les Japonais des îles du Pacifique. Battlefield 1943 a la note 16 dans le classement PEGI[12] qui, le déconseillant aux jeunes joueurs, souligne sa « realistic looking violence ». Ce réalisme est tout aussi violent dans les jeux reflétant une actualité plus immédiate, comme Full Spectrum Warrior (2004), où il suffit de remplacer Zekistan, lieu de l’action, par Pakistan pour deviner que l’action consiste à éliminer les terroristes d’Al Qaïda et autres talibans. Inutile de préciser, vu que la chose est fréquente dans ce type de jeu, quelle cause et quel pays l’emportent. Ni quelles morale et idéologie simplistes s’affichent sur l’écran où le Mal toujours hideux, toujours protéiforme est toujours éradiqué, tandis que le Bien, obligatoirement beau et à visage unique, est nécessairement victorieux. Ce n’est au demeurant pas nouveau : dans le vieux Wolfenstein (1992) déjà, le bon soldat des troupes alliées refaisant l’Histoire arrivait à exécuter Hitler qu’il finissait par trouver dans son palais dédalique après avoir éliminé un à un ses séides, parmi lesquels apparaissaient les sinistres médecins d’Auschwitz parfaitement reconnaissables, même avec des manies différentes.

Trait commun à tous ces cas, comme d’ailleurs aux deux autres modes de présence de la mort, le double statut du joueur qui, agressé/agresseur, réagit tantôt par un simple « pointer-cliquer » (la cible proprement néantisée disparaît instantanément de l’écran) ; tantôt, et de préférence, par blessure individuelle ou collective infligée lors d’un combat où son modus operandi dépend de la panoplie d’armes offensives et défensives mises à sa disposition. Selon qu’il jouera à League of Legends (adversaire abattu en un éclair) ou à Mortal Kombat X (décapitations, corps coupés en deux, têtes qui sautent d’un coup de poing et viscères jaillissant du ventre), il pourra ainsi tuer par balle, brûler, démanteler, hacher menu, transpercer, décapiter, pulvériser ou éviscérer.

Rappelons enfin que chacune de ces mises à mort est payante. Aux « cinq plaisirs » du joueur[13], il convient donc d’ajouter celui des XP, points d’expérience, celui des frags (nombre d’ennemis abattus[14]), ou celui des « âmes » (Dark Souls 3). La notion de gain étant inhérente à toute espèce de jeu, il n’y a rien d’anormal à cela. Reste que ces massacres, où la mort répétée et banalisée finit par n’être qu’un élément « comptable » (Tremel et al., 2010, p. 35), sont devenus la règle dans les dix dernières années.

La Mort

Avec la mort en grand « M », les jeux vidéo convoquent une vieille connaissance. Elle a dû naître dès que l’homme, se séparant de l’animal, a eu conscience de sa mortalité (nécessité biologique du devoir-mourir) : il fallait bien trouver un coupable pour la tragédie absolue. Il y a cependant une grande différence entre un coupable masqué et un coupable parfaitement identifié. À prendre pour repère l’eschatologie gréco-latine, on constate que la Mort apparaît relativement peu chez les Grecs où elle symbolise avant tout l’inéluctabilité de la mortalité. Dans la Théogonie d’Hésiode, elle est fille de la Nuit qui l’a engendrée seule. Elle a nom Moros, le Destin. Ses deux fils, Hypnos, le Sommeil, et Thanatos, la Mort, n’ont rien en commun, sinon le pouvoir d’endormir : chaque soir avec le premier, pour l’éternité avec le second. Même relative discrétion dans la civilisation romaine où mors n’est pas un nom de divinité mais un nom commun désignant le mourir ou le mort. Seul Morta, nom latin de l’Atropos grecque, annonce celle que le christianisme appelle la Mort[15]. Car c’est avec cette religion que la Mort entre vraiment dans l’eschatologie de l’Occident chrétien. Porteuse de la dernière épreuve de la vie, elle chevauche notamment un des quatre chevaux de l’Apocalypse, « verdâtre[16] » comme le cadavre. Elle est cependant vaincue par le Christ quand, à la fin des temps, il terrasse en elle son « dernier ennemi[17]».

Tel est, rapidement esquissé, le contexte donnant naissance à l’iconographie de la Mort dans les civilisations occidentales. Elle y oscille entre l’horreur et l’acceptable, entre, d’un côté, le cadavre plus ou moins pourrissant de certaines peintures macabres[18] et, de l’autre, le fameux squelette[19]. Le squelette (du grec skelettos, sec) qui s’impose à partir du 13e siècle[20] suscite moins de frayeur. Délesté des chairs putrides, il a quelque chose de propre, même avec la faux, attribut-instrument que les célèbres Triomphes de la Mort, peintures venues d’Italie (ou les non moins célèbres Danses macabres qui ornent les murs des églises du nord de l’Europe), ne manquent pas de mettre entre les mains de celle qu’en langage populaire on appelle la « Camarde[21] » et que les joueurs nomment la « Faucheuse » (même familiarité, quoique mêlée d’effroi, dans l’anglais Grim Reaper,  « sinistre moissonneuse »). Dans la vaste galerie des personnages eschatologiques ou mythologiques qui est la leur, les créateurs des jeux n’ont eu aucun mal à réquisitionner cette grande figure. Non sans apporter à son portrait quelques nuances.

Celle, déjà, qui a trait au sexe et varie selon les langues. Le personnage est féminin dans les Sims francisés, et masculin dans Darksiders 2 où il s’appelle Death. Seconde variante, les liens de parenté. À la différence du Thanatos grec, la Mort chrétienne a des serviteurs (le Temps rythmant son retour au fil des jours) ou des alliés (le premier est Satan qui tente les hommes jusque dans l’heure de leur mort), mais pas de famille. Avoir frères, soeurs ou enfants lui donnerait un côté incompatible avec sa sombre grandeur. Les jeux font néanmoins quelquefois exception à la règle. Ainsi Death Jr où elle a un fils sans qu’on sache qui est le père. Il faut souvent se méfier des enfants nés d’une mère quasi divine et sans père connu : Éros-Cupidon, fils d’Aphrodite-Vénus, cause, on le sait, bien des malheurs. De même le sinistre petit garnement vêtu de haillons de Death Jr, qui a kidnappé nombre d’âmes que le joueur doit s’efforcer de libérer. Au fond, ce Death Jr est un méchant farceur. Il prouve que la Mort aime de temps à autre jouer de mauvais tours aux humains.

Changement de tempérament et de sexe dans les Sims et Darksiders 2. Dans les Sims elle porte capuche (faut-il vraiment rappeler que les morts de l’Odyssée sont des « têtes sans force[22] » ?), et, vêtue d’une longue robe grise et armée d’une faux, se montre plutôt accommodante. Elle a son manoir dans la cité, de style vaguement victorien, squatte le logement laissé vacant par les morts, peut sur demande et contre paiement faire revenir certains sous forme de spectres, aime les fleurs (les chrysanthèmes, naturellement), et négocie volontiers quelque arrangement avec les habitants de la ville pour peu que ceux-ci acceptent de jouer avec elle à un de ses jeux préférés. Darksiders 2 est, autre variante fréquente dans les jeux, de type plus épique. Plus exactement, ce second Darksiders ouvre sur cette fresque entre toutes cataclysmique du monde de l’Apocalypse indirectement combiné avec celui d’autres mythologies où les dieux ont des ascendants et des descendants : Death, adulte, y est le frère de War, la Guerre (l’Arès des Grecs ou le Mars latin ?). Monté sur le fameux cheval biblique dont la crinière verte s’agite sous les grands vents – la couleur de cette crinière est sujette à grand débat chez les casuistes vidéoludiques dont certains opinent qu’elle est bleu-turquoise –, il a une tête de mort qui frappe par sa mâchoire allongée (comme chez les Néanderthaliens ?) et ses globes oculaires en amande. Dans le cadre d’une intrigue de roman-fleuve (autre constante des jeux qui multiplient les épisodes et, partant, les niveaux), il a, notamment, pour tâche de venger l’honneur de son frère qui a dans le premier Darksiders été accusé d’installer le Mal sur terre. Symbole d’une éthique pour le moins très rudimentaire, Death incarne donc le Bien ; mais comme restaurer le Bien équivaut aux travaux d’Hercule, il a grand besoin de sa faux gigantesque, de ses marteaux et de ses massues pour tuer les divers monstres à tête de mort dont le thorax ouvert laisse échapper l’inévitable jet de sang. Raison pour laquelle le jeu est d’ailleurs déconseillé aux jeunes joueurs qui, on s’en doute, ne manqueront pas d’y jouer.

Le peuple des ténèbres

Dans les jeux vidéo, la Mort a son « personnel » (comme on parle du personnel d’une entreprise) qui vit dans un monde moins proche du réel et néanmoins pas totalement inventé. C’est celui de l’Au-delà, dénomination marquant qu’il n’existe que par rapport à un En-deçà qu’il prolonge quelque part, dans un espace affecté à ceux qui ont « survécu » à la fin de la vie et sont, par exemple dans l’eschatologie chrétienne, logés dans une zone claire (le paradis des élus) ou sombre (l’enfer des damnés).

Le pays des morts

L’Au-delà des jeux est en général réduit à cette seconde zone. Celle-ci correspond à l’enfer du célèbre triptyque de Bosch[23], mais, du fait qu’elle bouge sur l’écran, en plus animé et sans en avoir nécessairement le symbolisme chrétien. Elle n’est séparée du monde des vivants que par un portail. Il suffit de pousser ce portail pour que l’Au-delà soit accessible ou déborde sur le monde des vivants. Cette distinction n’est pas mineure. Elle entraîne deux opérations radicalement opposées pour le joueur. Dans le premier cas, devenu mobile, il ira dans l’Au-delà (descente dans un enfer plus ou moins christianisé ou découverte du lieu des morts ordinaires, sans signification religieuse particulière) ; dans le second, restant statique, il verra l’Au-delà envahir la terre avec la Mort et les différentes catégories des morts terrifiants. Et alors, il devra affronter le chaos sur terre, mission qui lui paraîtra peut-être plus dangereuse que la première.

On ne mentionne que pour mémoire la descente en enfer strictement dite. Elle apparaît par exemple dans Dante’s Inferno, inspiré assez librement de l’oeuvre qu’on devine et où le joueur-poète, déplacé en Palestine lors d’une croisade, y perd la foi au contact de prisonniers musulmans et est pour son apostasie condamné à se rendre en enfer. Il y rencontre d’autres grands pécheurs, ainsi que l’inévitable Lucifer. Proche de ce type de jeu, du moins pour le motif de la descente dans les profondeurs infernales, est The Binding of Isaac où le fils d’Abraham, poursuivi contre toute attente par sa mère qui n’est pas juive mais déjà chrétienne et a reçu du Ciel l’ordre de l’immoler pour le punir de ses péchés (on ne commente pas les libertés prises avec la Bible et avec la chronologie), échappe à la cruelle en se réfugiant dans des profondeurs labyrinthiques où il ne rencontre que des larves. Ces voyages chez le diable sont en principe toujours couronnés de succès puisque le joueur dispose de l’équipement adéquat (épées, arcs, bombes incendiaires, dagues, haches ou armes de tir) et d’un nombre suffisant de talismans et autres potions magiques pour que son exploration ne tourne pas au fiasco.

Plus intéressant, parce que fondé non sur une incursion en enfer mais sur une excursion chez les morts, est Grim Fandango (1998). « Remastérisé » (numérisé) en 2015, Grim Fandango s’inspire à la fois de la mythologie aztèque et de l’eschatologie chrétienne. Bien que située au « Pays des morts » (le Mictlan aztèque, réservé aux défunts ordinaires), l’intrigue se déroule en fait dans un lieu de transit qui n’est plus le monde de la vie et pas encore celui des morts. Arrivés du « Pays des vivants » avec un pécule destiné à faciliter leur voyage vers l’ultime demeure (certains sont riches, d’autres, pauvres), ces « mal morts[24] » vont demeurer quatre ans dans ce sas, le temps que se ferme la porte de leur ancienne vie et que s’ouvre celle du « Neuvième Monde », deux contraintes parfaitement lisibles dans une géographie oscillant entre illusion et réalité. L’illusion, c’est El Alamaoual, la capitale, ville très moderne, avec ses gratte-ciel, ses bureaux, ses bars, sa gare, ses docks, ses tripots, son casino et même son champ de courses (le « félinodrome » où galopent les chats). La réalité, c’est d’abord un peuple de squelettes ; ce sont ensuite des endroits sinistres où certains expient déjà leurs fautes (la « Mer des Lamentations », la « Forêt pétrifiée », la zone des tremblements de terre sur laquelle règne Mitlantecuhtli, le dieu aztèque de la mort) ; et c’est par dessus tout un calendrier soulignant d’un trait rouge la plus importante festivité de la ville, ce célèbre « Jour des morts » du 2 novembre[25], qui donne lieu à un défilé carnavalesque.

Transporté dans ce Mexique d’outre-tombe, architecturalement partagé entre le style aztèque et celui des années trente, le joueur incarne Manuel Calavera[26], employé d’une agence de voyage (la DDM, Département de la Mort). Amusant avatar du nautonier infernal Charon, Calavera a charge de conduire les morts vers le « Neuvième Monde ». Seule différence avec Charon, d’illustre naissance car fils de la Nuit, Calavera est un simple mortel, condamné à cause de ses fautes à travailler – durement, car la concurrence fait rage – pour ses clients auxquels, quand ils sont assez fortunés, il procure les billets d’une sorte de TGV, (le « Neuf Express »), les moins nantis prenant l’autobus ou cheminant à pied.

Grim Fandango est en somme un bon exemple d’une moderne « catabase » (descente chez les morts). Plus documenté que Dante’s Inferno, servi par un graphisme très soigné[27], le jeu réactualise à l’usage du grand public le vieux topos d’un monde des morts paradoxal, à la fois rassurant et inquiétant, peuplé d’êtres qui sembleraient encore vivants si, précisément, ils n’avaient perdu la force de la vie. Dans l’échantillonnage de notre étude, Grim Fandago constitue néanmoins une exception, les autres jeux préférant exploiter un autre topos.

Les « nécromorphes »

Selon ce second topos, les morts, se vengeant d’avoir perdu la vie, ne laissent jamais les vivants en paix. Freud (édition de 1967, p. 72) en a daté l’origine en remarquant que dans la mentalité primitive les morts sont toujours des tueurs de vivants. Les habitants de l’Au-delà vidéoludique sont ces morts agressifs. Il ne s’agit toutefois pas de morts ordinaires comme dans Grim Fandango, mais d’une d’aristocratie noire à la tête de laquelle se trouve la Mort qui vient tantôt seule, tantôt accompagnée de ses vassaux choisis selon deux critères : leur aspect terrifiant et leur agressivité.

Les autres créatures escortant la Mort sont-elles moins féroces ? Rien n’est moins certain. Pour première preuve, ces « nécromorphes » apparus en 2008 dans le premier Death Space. Leur nom, composé à partir du grec morphé et nekros, indique qu’ils ont simplement la forme des morts. Mais ils sont en réalité nés de ce qu’il faudrait nommer la « nécrogenèse » puisqu’ils sont « bricolés » (comme, évidemment, dans le roman bien connu de Mary Shelley !) à partir de divers morceaux de cadavres humains et animaux réassemblés, ce qui est bien commode et permet toutes les fantaisies : l’un a une tête humaine pourvue de crocs allongés et se sert de ses bras pour avancer et de sa queue de scorpion pour attaquer (le Leaper, « sauteur », dans le premier Death Space) ; l’autre est une chauve-souris ou une pieuvre (Death space 2). Et ils sont naturellement très dangereux, si dangereux même qu’à moins de les démembrer, il est impossible de les détruire.

Comme dans le cas de la Mort, il faut néanmoins ouvrir une parenthèse pour quelques exceptions. Celle, par exemple, du ressuscité vertueux que symbolise le si bien nommé Mister Bones, « Monsieur Os ». Mister Bones dormait tranquillement dans son cimetière jusqu’à ce que l’infâme sorcier Dagoulian, qui veut dominer le monde, l’en tire afin qu’il se mette à son service, ce que Mister Bones refuse évidemment, et non sans courir de grands dangers, dont celui de perdre un à un ses os. Relevant de la même veine comique, il y a Maximo où le héros éponyme, qui a pour mission de libérer sa fiancée kidnappée par le méchant prince Achille, affronte au niveau trois, titré : Chaleur mortelle pour faire peur, une troupe d’homoncules squelettiques marchant par deux et claudiquant comme s’ils étaient ivres.

Ailleurs cependant, la Mort conduit le plus souvent un cortège bien inquiétant. Les démons y figurent au premier rang. Ils ne devraient normalement pas y être puisque leur place est en enfer. Mais comme ils se livrent à de fréquents allers-retours entre leur monde et celui des vivants, ils suivent la Mort partout, en tout temps et sous les apparences les plus diverses. Il arrive même qu’ils transfèrent carrément leur « Pandémonium[28] » sur terre ou dans les airs. Dans Doom, ils occupent Phobos et Demos, les deux satellites de Mars ; dans Demon’s Soul, ils sont sur terre pour conquérir le royaume de Boletaria jusqu’à ce que le joueur réussisse à les en chasser. Dans Chaos Legion, dont le titre s’inspire peut-être d’un célèbre passage de l’évangile de Marc[29], ils ont renversé le calendrier chrétien puisque l’action se passe en l’année 791 du règne de Satan, rude année évidemment pour le héros Sieg Wahrheit (Victoire et Vérité, rien que cela !), chargé d’exterminer à l’épée des dizaines de monstres, dont des sortes de formes osseuses se déplaçant comme des crabes.

Si les simples démons et leurs métamorphoses ont de quoi impressionner, que dire de leur maître ? Il est par exemple la star de la série des Diablo. Le succès, colossal, de cette série s’explique déjà par l’aura qui le nimbe. Exilé de l’enfer par ses pairs révoltés (tout arrive dans les jeux !), et de surcroît doté de deux frères – l’un, Baal, vient de Tyr et était en tant que dieu phénicien en exécration chez les Hébreux, et l’autre, Méphisto, de la légende de Faust (tout se mélange dans les jeux !) – il doit évidemment être vaincu par celui qui aura assez d’astuce pour le faire. Et cela, non sans surmonter les pièges d’un décor (châteaux, monastères, souterrains, tours de garde et de guet) qui évoque celui des romans noirs anglais (les Mystères d’Udolphe, d’Ann Radcliffe ; Le Moine, de Lewis).

Pas moins dangereux sont ceux qu’on peut plus généralement appeler les « monstres mortifères ». Ainsi le Nito de Dark Souls, dont le nom est celui d’un esprit maléfique de la mythologie préislamique de certaines îles indonésiennes. Il n’a de ressemblance avec la « Faucheuse » que grâce à son énorme faux qui balaye l’espace en tout sens et à l’amas de têtes de mort qui l’ornent par devant. Pour le reste, ce boss est un « je ne sais quoi » parfaitement affreux, ni homme ni bête, sorte de monticule couvert de ce qui pourrait être des poils ou des écailles, et doté d’une bouche découvrant par instants un gosier incandescent. Que ceux qui ont conçu ce personnage y aient pensé ou non (mais qui nous dit qu’ils n’y ont pas pensé ?), Nito symbolise assez bien ce qu’il y a de plus insupportable après le mourir, la décomposition du corps, l’informe, les sanies… Ses domestiques, nommés les « Serviteurs de la Tombe », sont tout compte fait plus rassurants car, n’étant que des squelettes, ils ressemblent au moins à quelque chose.

Si on laisse de côté des formes élémentaires comme les « esprits » sans corps[30], il est en fait très difficile de classer par catégories ces créatures dont le nombre ne cesse de s’accroître. S’agissant de leur origine, certains montrent néanmoins de quelle argile leurs créateurs les ont tirés. Celle, notamment, de la mythologie gréco-latine, constamment remodelée : l’affreuse Chimère[31]engendre les « chimériens », dangereux virus, dans Resistance : Fall of Man (jeu pourtant très « réaliste » avec sa reconstitution à l’identique de la cathédrale de Manchester transformée, au grand dam des anglicans, en champ de bataille occupé par des terroristes) ; et les Stryges suceuses du sang des nouveau-nés[32] réapparaissent dans Dark Souls 3 sur la « Route des Sacrifices » sous forme de monstrueux oiseaux (pigeons ? aigles ?) déployant leurs grandes ailes que le joueur évite difficilement.

Des Stryges aux modernes vampires entrés dans l’Histoire au 19e siècle avec le personnage qu’on sait, il n’y a qu’un pas vite franchi dans les jeux. On y naît vampire ou on le devient. On naît vampire dans Castlevania où triomphe l’incontournable Dracula ; et on le devient dans Blood Omen : Legacy of Kain, histoire d’un jeune malheureux assassiné à qui un sorcier offrira la chance de ressusciter sous forme de vampire afin qu’il puisse se venger de ses assassins.

Une place spéciale doit être enfin faite aux zombies. Non ceux de l’amusant Plantes contre zombies, permis aux enfants, où on les bombarde avec les graines du potager, mais les vrais, ou plutôt les « vrais faux » puisque les zombies, à l’origine des morts réanimés dans le vaudou haïtien par un sorcier spécialisé[33], sont devenus dans l’univers vidéoludique des personnages un peu « fourre-tout », combinant par « sédimentation » (Coulombe, 2012, p. 14) la terreur qu’inspirent les sinistres « morts-vivants », êtres entre deux mondes, et celle que donnent les vampires. Errant sur la terre, privés de conscience et rendus agressifs par un poison (d’où le nom d’« infectés » qu’on leur donne souvent), ils s’attaquent à tous ceux qu’ils croisent sur leur chemin. Autant dire que leur apparition dans un monde jusque-là paisible et soudain dévasté est un des grands ressorts des jeux. Elle explique le succès de The Black Death, beau cas d’anachronisme puisqu’ils propagent la peste noire du 14e siècle, celui de The House of the Death (La Maison des morts), où on en dénombre dix-huit espèces morphologiquement différentes, ou encore celui de Left 4 Dead (Laissé pour mort) où la terrible épidémie qui s’abat sur les États-Unis – à grande catastrophe, grand pays ! –, contraint le gouvernement à regrouper les citoyens restés indemnes dans des forteresses sanitaires, pendant que quatre personnages particulièrement héroïques s’efforcent d’éradiquer le mal.

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À parcourir les trois grandes acceptions du mot « mort » dans les jeux, on constate que la présence de la mort, loin de se limiter aux tueries en cascade qui constituent la première cause de leur succès, déborde au contraire largement sur le monde de l’Au-delà. Avec cet « outre-monde », on est la plupart du temps dans un terrain exploré depuis longtemps. C’est normal : si, pour des causes tenant souvent aux bouleversements politico-socio-économiques de l’Histoire, le discours sur la mort fluctue au gré des manières qu’on a de la percevoir, s’il met tantôt en lumière la violence de la mort stricto sensu et tantôt la fascination du personnage qui l’incarne, il repose toujours sur quelques « grands invariants » (comme le dit quelque part Louis-Vincent Thomas) qu’il est difficile de changer. Que cela plaise ou non, les jeux reprennent ces vérités de fond.

Inversement, et parce que, comme dit à l’instant, ces « invariants » ne vont jamais sans quelque accent nouveau, il ne convient pas de nier que les jeux marquent un tournant considérable dans la représentation de la mort. Adaptant celle-ci aux attentes de leur public, sensibles aux nouvelles hantises, ils l’ont renouvelée par ajout de figures plus parlantes. Le vieux personnage de la Mort a de la sorte cédé sa place à Death Jr, et le spectre de jadis (on n’ose dire : le bon vieux spectre) la sienne aux « morts-vivants ». Exploitant grâce aux techniques nouvelles toutes les possibilités de la visualisation, les jeux vidéo ont également rendu la mort plus directement accessible. Si accessible même qu’au vu de ce qu’on vient d’affirmer à propos de leur fusion avec le théâtre, il n’est pas exagéré de dire qu’ils ont introduit une véritable révolution dans la manière de la montrer.

Pour peu qu’on la relie à celle de l’ensemble des jeux, cette révolution est susceptible d’avoir des conséquences planétaires. Un monde nouveau est en effet né avec les jeux vidéo. Depuis leur apparition jusqu’à l’heure actuelle, ils n’ont cessé de s’adapter et de se renouveler. Il n’est, pour mesurer l’ampleur de leur évolution, que de comparer telle définition datant de 1994 avec celle qui est posée en 2010. L’une, qui décrit une simple machine gouvernant un machiniste, dit ceci : « Le jeu vidéo est un environnement informatique qui reproduit sur un écran un jeu dont les règles ont été programmées. L’ordinateur compare les actions du joueur avec ces règles, les valide ou les rejette » (Jolivalt, 1994, p. 3) ; et l’autre qui fait du jeu « à la fois un objet, une oeuvre de l’esprit, un domaine technique, économique et culturel, ou encore une industrie, voire un art en cours de constitution » (Blanchet, 2010, p. 21), peint un univers complexe et en accroissement constant.

Cet univers a en France ses salons (Games Week), sa presse hautement spécialisée, sa chaîne de télévision (Nolife, créée en 2007 à Paris, dont le slogan : « Y a pas que la vraie vie dans la vie ! » est un véritable pied de nez au malheur présumé des « No Life » ), ses sites internet, ses forums, sa bibliographie (plus de mille titres déjà à la Bibliothèque nationale de France !), ses succès de librairie (Diablo a suscité toute une littérature, le livre annonçant Dark Souls 3 a été épuisé en deux mois), ses championnats, ses best-sellers (voir avec quelle frénésie le même Dark Souls 3 était attendu en France au début de 2016). Est-ce dans ces conditions porter trop d’attention aux jeux vidéo que de penser qu’ils contribuent à diffuser et à enrichir la culture de la mort ?