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Malgré l’absence de données épidémiologiques fiables, on estime, dans les pays occidentaux, que le nombre d’adolescents[1] scolarisés ayant perdu un de leurs parents représente environ un élève par classe (Valet, 2011). La probabilité pour les enseignants d’en accueillir un ou plusieurs, durant leur carrière, est donc élevée. Or, la perte d’un proche significatif durant l’enfance ou l’adolescence peut influencer négativement la suite de l’existence, impacter la scolarité, rendre plus difficile l’accès à un diplôme, complexifier le parcours professionnel et fragiliser durablement la santé (Blanpain, 2008 ; Fawer Caputo, 2015). De plus, la rupture brutale d’un lien d’attachement signifiant peut briser le sentiment de sécurité nécessaire au développement d’un style d’attachement rassurant chez le jeune ; elle peut également induire diverses séquelles plus ou moins importantes, engendrant parfois des difficultés relationnelles à long terme (Bowlby, 1999). Accompagner un élève endeuillé s’avère donc un enjeu prépondérant pour la communauté éducative.

Divers auteurs (Dill, 2015 ; Filion, 2000 ; Hanus 1998/1999 ; Masson, 2010) s’accordent à dire que le deuil à l’adolescence relève d’une problématique complexe étant donné qu’on trouve certaines similitudes entre le « travail de deuil » et le « travail d’adolescence ». L’un comme l’autre se caractérisent par des changements importants et multiples, des déséquilibres, des renonciations, des pertes de repères, des prises de risque et des moments de crise. Si l’entrée dans l’adolescence est progressive, le deuil est un événement qui survient de l’extérieur et de manière brutale (Dill, 2015). Toutefois, les deux situations confrontent le jeune à la perte et l’obligent à un travail d’élaboration qui demeure individuel et demande du temps, car, selon certains auteurs, le processus du deuil et la compréhension globale de la perte ne peuvent être achevés avant l’âge adulte (Filion, 2000; Hanus et Sourkes, 1997 ; Masson, 2010). Le travail de deuil peut ainsi interférer avec le développement de l’adolescent, lorsqu’il accapare les énergies psychiques dont le jeune a besoin pour mener à bien sa croissance physique et la construction de son identité psychosociale (Hanus, 1998 ; Monbourquette, 1997; Nagera, 1970). Les difficultés, propres à l’adolescence mais également à la personne en deuil, vont donc se mélanger, voire se renforcer, obligeant le jeune endeuillé « à affronter deux malaises en même temps, sans que l’on puisse bien repérer ce qui relève de l’un ou l’autre état » (Dill, 2015, p. 101). Mais, à terme, si tout se passe bien, le deuil peut également être porteur de maturation et accroître la réflexion sur le sens de la vie et ses priorités (Charles et Charles, 2006 ; Hanus, 1999).

Cet article présente le rôle de l’entourage, et en particulier de l’école et des enseignants, dans le processus de deuil que vivent les adolescents ayant subi une perte parentale. Berthod (2014-2015) relève l’importance du collectif et des multiples relations interpersonnelles dans le processus de deuil, car « il convient de saisir le deuil dans ses dimensions intersubjectives, dans un ensemble d’histoires relationnelles que les individus […] en deuil entretiennent les uns avec les autres. »

Méthodologie

La cueillette des données repose sur six entretiens semi-directifs réalisés dans la phase exploratoire d’une recherche en cours – en sciences de l’éducation – sur la mort à l’école et les différents rôles que les enseignants pensent endosser dans les situations qui en découlent. Ces entretiens ont été effectués auprès d’adultes ayant perdu un de leur parent durant l’adolescence, sauf deux exceptions, où le deuil a eu lieu pendant l’enfance, mais avec des conséquences visibles durant l’adolescence. Une fois les entretiens entièrement retranscrits, nous avons dégagé les thèmes présents dans chaque entretien (Paillé et Mucchielli, 2012). Nous avons choisi de conserver l’axe relationnel et avons procédé à une analyse approfondie de cette thématique en mettant l’accent sur le rôle de l’entourage : le parent défunt, la famille (parent survivant et fratrie), les pairs, l’école et les enseignants. Nous n’exposons ici qu’une partie de nos résultats. En dehors de quelques éléments (l’impact du deuil sur la santé et les émotions ressenties durant le processus) qui permettent au lecteur de mieux appréhender certaines réactions des jeunes endeuillés, notre présentation vise surtout à clarifier de quelle manière chaque personne (ou groupe de personnes), proche ou significative, interagit avec l’adolescent en deuil et pour quels effets perçus.

Composition de notre échantillon

  • Max[2] est le deuxième enfant d’une fratrie de trois, avec un frère plus âgé et une soeur plus jeune. Il a 13 ans quand son père meurt après plusieurs mois de maladie.

  • Véronique a 14 ans et une soeur de 12 ans quand son père se suicide. Elle est scolarisée dans l’école publique, en avant-dernière année de la scolarité obligatoire.

  • Charlène a 16 ans et entre dans la scolarité post-obligatoire quand son père décède des suites d’un infarctus. Issue d’un deuxième mariage, elle a deux frères plus âgés (20 et 21 ans) provenant de la même union.

  • Mathilde a 16 ans et un frère de 25 ans quand sa mère meurt des suites d’une longue maladie. Durant la maladie de sa maman, elle est encore scolarisée dans l’école obligatoire, mais peu après le décès, elle entre dans la scolarité post-obligatoire.

  • Catherine a 8 ans quand son père et son frère de 10 ans sont tués dans un accident de la circulation, où elle-même est gravement blessée. Après plusieurs jours dans le coma, elle restera encore trois mois à l’hôpital.

  • Mylène a 7 ans et un frère de 9 ans quand son père se suicide.

Pour Max, Véronique, Catherine et Mylène, le décès du parent est intervenu entre 10 et 15 ans auparavant. Pour Charlène seulement 5 ans plus tôt et pour Mathilde, 36 ans.

Dans un souci de lisibilité, nous combinons la présentation des résultats et leur discussion.

Impact du deuil sur la santé

Le deuil impacte souvent la santé, particulièrement dans la phase dépressive, où il peut y avoir une augmentation des risques à se mettre en danger (Hanus, 1998 ; Masson, 2010). On observe régulièrement diverses manifestations somatiques (Gratton et Bouchard, 2001), particulièrement chez les sujets féminins (Hope et Hodge, 2006). Comme l’atteste Véronique qui a eu des « crises d’angoisse » alors que sa soeur faisait « de l’eczéma au niveau de la tête […] qui a duré plus d’une année après ». Le jeune endeuillé a également souvent du mal à prendre soin de lui ou s’inflige des maux pour extérioriser sa souffrance (Hanus, 1998). Endeuillée à l’âge de 7 ans, c’est dès l’âge de 12 ans et durant l’adolescence que Mylène développe de fréquentes crises de boulimie qu’elle met elle-même en rapport avec son deuil: « J’ai été chez une psychologue […] pour m’aider par rapport à ça et c’est un peu ce qui était sorti. Que […] probablement ça sortait de l’intérieur. Tout ça est-ce que je l’avais enfoui et c’était resté où ? » De même pour Mathilde qui, déjà durant la maladie de sa mère, souligne son mal-être physique : « J’étais quand même très complexée... pas bien dans ma tête, dans mon corps. »

Émergence des émotions

Il arrive que des jeunes endeuillés ne montrent pas d’émotions particulières après le deuil d’un parent, même s’ils en étaient très proches (Hanus, 1999 ; Renaud et Roy, 2010), car le décès bouleverse le relatif équilibre émotionnel propre à l’adolescence et amplifie les ressentis, qu’ils cherchent alors à anesthésier (Hanus, 2008). Ainsi Max déclare : « J’ai eu de la peine à ressentir l’émotion jusqu’à un moment donné, même plusieurs années après. » C’est aussi ce que décrit Mylène : « J’étais disons un peu neutre. Je pense que je n’ai pas compris. Chez moi, en fait, c’est venu beaucoup plus tard je pense, même si j’en étais consciente que mon père n’était plus là, parce que j’allais souvent chez ma maman en pleurant pendant la nuit ou des choses comme ça. »

Quand les émotions sont extériorisées, on peut identifier des sentiments d’injustice : « On a cherché [cette maison] tellement longtemps. Je trouvais vraiment injuste que [mon père n’ait] pas pu en profiter », dit MaxMylène explique : « Ce n’est pas de la jalousie, ni de la colère, […] pourquoi toi t’as encore ton papa et moi pas, mais c’est vrai de l’injustice, quoi. […] Je me dis, j’arrive à un âge où dans quelques années, ben j’aimerais bien me marier. Mais il ne sera pas là. » La tristesse se manifeste également souvent, particulièrement durant la phase dépressive du deuil : « C’était vraiment, ça a toujours été quand même de la tristesse », ajoute Mylène. La tristesse peut aussi durer des années ou se manifester à nouveau lors d’événements de vie significatifs, comme le signale Véronique : « Y a quand même encore de la tristesse malgré tout, mais la vie continue puis moi j’ai épongé de la tristesse aussi dans le sens où il y a eu des événements… Je me dis qu’il ne les aura jamais connus avec moi. Par exemple, je me suis mariée, des choses comme ça. »

Mais le choc, la sidération, voire l’abattement peuvent également être visibles et pour un temps plus ou moins long. Mathilde raconte : « En fait c’était un raz-de-marée… ce lien [coupé] avec ma mère c’était vraiment très très brutal, même si cette maladie m’y préparait, mais enfin, le fait que ça s’arrête… Peu à peu, j’ai fait entrer dans ma vie, dans ma biographie... la maladie et la mort de ma mère, parce que je les avais quand même finalement refoulées… Je l’ai peut-être vécu comme une punition…... Mais à l’époque, j’ai plutôt eu l’impression d’être dans un truc qui te tombe dessus... Que tu vis au quotidien, [mais] on ne sait pas pourquoi, en fait, ça te tombe dessus. » (Mathilde) Selon Hope et Hodge (2006), le jeune montrera une meilleure capacité d’adaptation au deuil si la mort du parent est anticipée, comme lors d’une maladie potentiellement létale telle que le cancer. Visiblement, ce ne fut pas le cas pour Mathilde : « Ça a été une année très éprouvante, là, […] parce qu’elle en a beaucoup souffert, ma mère. Elle a été très dégradée physiquement et à la fin, elle pesait 30 kilos... Ça a été terrible pour une petite fille comme moi. Enfin je n’étais pas une petite fille, mais bon, je ne pense pas avoir été beaucoup accompagnée. »

Si la colère, le sentiment d’abandon et le ressentiment peuvent être présents chez tous les adolescents en deuil (Hanus, 1998, 2008), ils sont particulièrement exacerbés chez les endeuillés par suicide (Gratton et Bouchard, 2001 ; Renaud et Roy, 2010). Même quand il n’y a pas eu réellement de suicide, comme c’est le cas dans la situation de Charlène, qui interprète la mort de son père comme un suicide, alors qu’il est mort des suites d’un infarctus. Lors de l’entretien, Charlène a d’abord montré une anesthésie émotionnelle importante : « Moi, j’étais quand même assez détachée. […] Je n’étais pas proche de mon papa… En fait j’ai essayé de toujours être détachée… je voulais que la vie continue comme avant… » Au fur et à mesure de l’entretien, elle a reconnu que « c’est quand même difficile parce qu’on perd quand même un parent. Et puis quand c’est soudain, et qu’on ne peut pas dire adieu… » À la fin de l’entretien, elle a exprimé de la colère de manière progressive et assez virulente contre la mort de son père et de sa responsabilité dans ce décès : « Pour moi, ça a été une forme un peu de mensonge de sa part. On lui en veut un peu, c’est vrai qu’on en a discuté... Avec un de mes frères, on lui en veut un peu quand même. Parce que j’étais jeune, parce qu’il avait un petit-fils, à ce moment-là, de 3 mois. Oui. Donc moi je lui en veux un peu... d’avoir finalement choisi de partir alors qu’il n’a même pas fini de voir grandir ses enfants et ses petits-enfants, donc pour ça, je lui en veux. […] Il n’a rien fait pour rester parmi nous […]. Je ne sais pas si on peut appeler ça quand même une forme de suicide, finalement, de se laisser mourir. Quand on a des problèmes de santé, on va quand même régulièrement chez le médecin, quoi […] et on fait en sorte d’aller mieux. Tandis que lui il a vraiment évité les rendez-vous... au maximum. (Le père était cardiaque et diabétique). […] Il y a quand même de la colère, c’est vrai… beaucoup même. » Cette colère semble être un moyen de garder un lien avec son père disparu, et Charlène ne souhaite pas s’en débarrasser : « Puis je me dis que si je ne suis plus en colère, c’est que quelque part je lui ai un peu pardonné. Parce que c’est quand même... terrible ce qu’il a fait, je trouve... C’est la même colère, donc ça n’a pas changé… Moi je suis bien comme ça. »

Catherine, endeuillée à 8 ans, a elle aussi ressenti de la colère quand elle est entrée dans l’adolescence : « Là, j’ai commencé à vraiment ressentir le manque… et en fait j’ai fait tellement de bêtises […] sous l’effet de cette colère justement… Ma maman ne savait plus quoi faire et elle m’a envoyée [à l’étranger, dans le pays d’origine]. Donc je suis partie... On a cru qu’il allait y avoir une guerre civile, donc j’ai dû être ramenée, et là j’ai dû reprendre, en cours de route, l’année scolaire et... j’ai dû rattraper, je devais rattraper tout ce que j’avais perdu en fait. C’était encore pire, ah c’était encore pire ! » En soi, ces réactions ne sont pas étonnantes, car les phases du deuil peuvent se chevaucher, et il peut y avoir des retours à des phases antérieures (Hanus, 2001). Ce que Masson (2010) nomme la « circularité du deuil », puisque, à chaque stade de son développement cognitif, le jeune appréhende différemment la mort et réalise plus consciemment ce qu’elle signifie ainsi que les conséquences que ce décès aura sur sa vie ; ce qui peut engendrer de nouvelles reviviscences, de nouvelles souffrances, de nouvelles manifestations. Berthod (2014-2015) postule que le deuil se vit « en pointillés » : non pas comme un processus mais comme une succession de moments et de circonstances d’intensité émotionnelle et affective variable, dans des contextes sociaux souvent distincts et fragmentés, ce qui amènerait donc l’adolescent à le vivre par vagues car chacun aura son propre rythme.

Ces différentes étapes et la succession d’émotions différentes se retrouvent bien dans le témoignage de Véronique (endeuillée par suicide à 14 ans) : « Le ressenti que j’ai eu [à l’annonce] c’était... de l’incompréhension, je n’ai pas pleuré, ce n’est pas venu tout de suite c’était plutôt de la colère. […] Dans le sens, "mais comment ça se fait qu’il ait pu faire une chose pareille ?"… Elle a fini par passer cette colère. Je crois que c’est quand on l’a mis en terre, vraiment… que les choses se sont tassées... J’étais en colère aussi contre son travail, quand j’ai su que c’était par rapport à son travail […]. Et puis gentiment… on se dit voilà, on n’y peut rien, c’est fait. […] La colère elle a disparu et puis c’était le travail du deuil. Gentiment… j’ai fait un peu la paix par rapport à ça. » Ce travail du deuil et l’appropriation des différentes émotions ressenties se sont faits à travers un processus d’écriture qui s’est révélé aidant pour Véronique : « J’ai beaucoup écrit aussi par rapport à ça, j’avais besoin... J’avais eu un journal de bord aussi, suite à ça j’écrivais beaucoup… je l’ai tenu quand même pendant 8 ans… où quasiment tous les jours j’écrivais. C’est un peu comme si je lui parlais aussi en quelque sorte. »

Rôle du parent disparu

Chaque deuil se révèle unique et dépend de la qualité de la relation antérieure avec le défunt (Hanus et Sourkes, 1997 ; Hanus, 2008). Il peut parfois y avoir une idéalisation du rôle que le parent défunt aurait pu avoir dans la vie du jeune. La mort d’un parent, plus particulièrement du père, semble avoir des effets préjudiciables sur les jeunes, et ce pour les endeuillés des deux sexes, car l’image paternelle est garante de la loi et des limites à poser (Hanus, 1999). Comme Max semble le penser, au sujet de sa scolarité perturbée : « J’avais une relation assez proche avec mon père quand j’étais enfant. Je pense que, comme il n’y a eu que ma mère, s’il y avait eu mon père, ben, j’aurais été vite redressé... Je pense qu’il aurait peut-être laissé passer une semaine ou deux semaines comme ça et puis après ça... il m’aurait repris en main. » Mais le décès parental peut aussi impliquer la perte d’une personne significative qui soutenait le jeune dans la construction de ses connaissances ou dans sa scolarité. Sa disparition peut alors influencer négativement la suite du parcours scolaire (Coyne et Beckman, 2012). « J’aurais eu besoin d’être avec mon père pour qu’il m’apprenne les différentes choses », ajoute Max. C’est particulièrement visible chez Véronique qui a « décroché » en allemand, après le décès de son père, car c’était surtout dans cette matière qu’il l’aidait : « Normalement c’est ma maman qui faisait mes devoirs avec moi, mais lui il me faisait répéter, par exemple, beaucoup pour l’allemand. […] Je pense qu’il y a dû y avoir un blocage… je me rappelle que je n’y comprenais plus rien. […] Il y a eu un décalage monstrueux, mes camarades, eux y arrivaient très bien, […] mais moi au bout d’un moment, je n’y comprenais plus rien. […] Je pense, en y réfléchissant, parce que j’y ai réfléchi aussi, je pense que, sans lui tout d’un coup je me suis dit, "je n’y arrive pas". […] Je n’arrivais plus à apprendre tout simplement. […] Il y avait aussi l’anglais où je n’avais pas de problèmes, non, c’était l’allemand. C’est vraiment "la" matière où j’ai complètement chuté. »

Rôle de la famille

Quand un des parents décède, le monde de l’adolescent se transforme brusquement et les relations avec le reste de la famille – et surtout la fratrie – peuvent également se modifier, car chacun vivra son deuil à sa manière. Comme le confirme Max : « La famille a considérablement changé à ce moment-là, autant la famille interne entre frères et soeur qu’entre soeur et mère ou frère et mère… Ça aurait pu aussi faire l’inverse... créer vraiment un lien solidaire entre frères et soeur, mais ça n’a pas été […] le cas. » Les relations avec son frère et sa soeur se sont d’ailleurs tendues au point qu’il a préféré partir quelques mois à l’étranger, car « ça m’a quand même permis de voir autre chose, de me dépayser, de me détacher un peu de ma famille… de m’éloigner... un peu aussi de mon frère et de ma soeur. » Échanger sur le deuil avec un membre de la fratrie ou se soutenir mutuellement semble avoir été assez problématique également chez les autres personnes interrogées, même des années plus tard. Véronique rapporte : « Avec ma soeur, j’ai essayé un petit peu d’en rediscuter maintenant… On a de la peine… on n’arrive pas vraiment encore à en parler. J’ai l’impression que c’est trop dur encore. » Charlène reconnaît aussi avoir peu échangé avec ses deux frères plus âgés : « On est quand même assez pudique, on ne parle pas beaucoup. On en parle plus facilement... aujourd’hui… Récemment, on en a parlé avec un de mes frères. Puis c’est vrai qu’avant ça, on n’avait pas vraiment abordé le sujet puisqu’on est tous un peu réservés. » De même pour Mathilde qui, en plus du « déséquilibre familial » souligne qu’ « avec mon frère… ça a été compliqué. Bon, c’est vrai qu’il y avait une grosse différence d’âge. Puis, il avait une petite copine... Je n’ai pas eu la sensation qu’il se préoccupait vraiment de savoir comment je vivais ça... Il devait penser qu’on était dans la même galère, voilà, qu’on devait faire face… » Deux raisons majeures semblent expliquer cette pudeur et cette retenue : s’éviter de nouvelles souffrances (Gratton et Bouchard, 2001; Renaud et Roy, 2010) ou se responsabiliser en essayant de protéger l’entourage ou en évitant de l’inquiéter davantage (Hanus, 1999 ; Romano, 2009-2010). Parfois c’est la cause même du décès qui provoque une appréhension différente de l’événement et l’expression d’émotions peu compatibles, comme nous l’explique Mylène, dont le père s’est suicidé : « On n’a pas du tout la même vision… mon frère est très en colère… il n’en parle jamais en fait… Il ne va jamais sur la tombe […]. Pour lui, […] il nous a abandonnés et puis ça ne se fait pas. […] Alors que moi, pas du tout en fait. »

L’environnement familial joue pourtant un rôle prépondérant dans la manière dont le deuil se déroule (Hope et Hodge, 2006 ; Masson, 2010), car la présence positive du parent restant peut se révéler un facteur de protection, particulièrement dans le développement d’éventuels troubles mentaux (Haine et al., 2006 ; Luecken et al., 2004). Cela réduirait également les risques de suicide chez l’adolescent en deuil, fréquent dans cette tranche d’âge et accru chez les endeuillés par suicide (Bacqué, 2003). Hope et Hodge (2006) insistent sur le fait que l’ajustement au deuil du parent survivant sert de modèle à l’adolescent qui peut ainsi calquer son comportement sur lui. L’idéal serait que le conjoint endeuillé parvienne à trouver un certain équilibre entre son propre deuil et une disponibilité affective et sécurisante envers ses enfants, en leur offrant écoute et attention, mais sans pour autant s’oublier. Comme la mère de Mylène semble l’avoir fait : « J’avais une maman qui était très présente, qui a toujours répondu à nos questions. Elle a toujours voulu bien nous expliquer les choses et puis… elle a toujours été très très présente pour nous. » Tenir sans cesse le cap, même quand l’adolescent exprime violemment sa colère et son agressivité peut se révéler fort difficile, mais permet de donner des repères apaisants pour le jeune endeuillé, comme en témoigne Catherine : « En fait, j’ai fait tellement de bêtises finalement […] sous l’effet de cette colère justement et j’ai du coup fait beaucoup souffrir ma maman et... je suis arrivée à un stade où je me suis dit c’est plus possible […]. J’ai réalisé en fait à quel point je la terrorisais encore. Enfin, c’était encore pire pour elle, je ne pouvais pas lui faire ça. Donc c’est là où je me suis dit vraiment […] que ce n’est pas la faute de maman, bien sûr. » Dayan (2013, p. 140) confirme que l’adolescent peut entrer en conflit ouvert avec le parent survivant afin de trouver, dans ce conflit, une réassurance. Selon lui, le parent, bien que menacé, devrait résister à l’hostilité et continuer son rôle parental.

Souvent, le parent doit déjà composer avec son propre deuil et manque de ressources pour accompagner efficacement l’adolescent éprouvé (Renaud et Roy, 2010). Comme la mère de Max : « Ma mère, elle a de la peine à vraiment se reconstruire, je trouve, tant au niveau professionnel qu’au niveau... personnel... Il y a des moments où ça va bien, mais […] je ne crois pas qu’elle a vraiment refait sa vie de manière épanouie, on va dire. » Ce type de comportement peut amener le jeune à une « adultisation » précoce (Dill, 2015) ou à ce que Le Goff (1999) nomme une parentification, soit une maturation accélérée et un processus de prise en charge de responsabilités plus importantes que son âge. Comme Véronique, qui ménage sa maman, car « elle a eu la spondylarthrite ankylosante, un contrecoup… on dit que c’est très souvent les chocs émotionnels qui font sortir ce genre de maladie. » Le lien avec le parent restant peut également s’intensifier, les rôles s’inverser (Hanus, 2008) et, du coup, c’est le jeune qui s’inquiète, comme Charlène (en parlant de sa mère) : « Maintenant je m’inquiète beaucoup... quand elle part en week-end ou qu’elle fait de longs trajets en voiture, c’est vrai que j’ai tendance à m’inquiéter… Avant le décès non… C’est plutôt récent… Ça pourrait être soudain quoi, c’est ça en fait ! C’est vrai que ça peut arriver, alors qu’on ne s’y attend pas. » La perte d’un parent exacerbe souvent l’idée qu’on peut également perdre brutalement celui qui reste et augmente parfois significativement la force du lien d’attachement, comme le confirme Mathilde : « Alors après il se trouve que […] j’étais très liée à mon papa. […] Après la mort de ma mère, c’est vrai que j’ai surinvesti mon père complètement. »

Rôle des pairs

Certains adolescents endeuillés font le vide autour d’eux et évitent de parler de leur perte avec des pairs qui n’auraient pas vécu eux-mêmes une expérience de deuil et ne pourraient ainsi pas les comprendre (Davies et al., 2007 ; Dill, 2015). Comme Max, qui n’a jamais souhaité en parler avec ses camarades : « Il ne me semble pas qu’il y ait eu grand monde qui soit venu vers moi en me disant : "Bon, ben, comment ça va ?" […] Y a jamais eu des... discussions entre nous par rapport à ça. […] Je trouve ça normal finalement. » À l’instar de Charlène qui précise : « J’étais une adolescente assez réservée... Je ne voulais pas forcément que les gens connaissent ma vie en fait », et de Mathilde : « Je ne parlais pas de ce que je vivais, ça c’est clair. Du tout même, même pas à mes camarades. » Ce constat n’est pas surprenant puisque l’adolescence et le deuil sont deux périodes de solitude et les adolescents souvent considérés comme des « isolés rassemblés » (Hanus, 1999).

La peur du rejet social peut également expliquer en partie ce retrait volontaire et la difficulté de demander du soutien dans une période de vie où le jeune souhaite donner une image de lui comme étant fort et indépendant (Monbourquette, 1997). Ou alors la crainte de comportements agressifs liés à des réactions émotionnelles non maîtrisées : « Il s’agit de se protéger d’éventuelles remarques désobligeantes et de l’isolement du groupe des pairs ; pour les camarades, il s’agit de maintenir à distance la représentation de la perte d’un parent qui réactive leurs propres angoisses de perdre à leur tour leurs parents. » (Romano, 2011, p. 142) Ce que soulignent Max qui, déjà durant la maladie de son père, « [n’était] pas bien intégré […] et [avait] des fois un peu des altercations avec des camarades » à l’école, ainsi que Mathilde qui juge le deuil qu’elle vivait « comme quelque chose de dégradant, […] comme une anomalie, comme quelque chose de pas normal qui faisait [qu’elle était] différente », certainement parce qu’elle « [connaissait] un garçon qui avait perdu sa mère, qui était dans [sa] classe et qui était l’objet de moqueries permanentes […]. Il était assez introverti, tout ça, mais on disait dans la cour de l’école qu’il avait perdu sa maman. »

Pourtant, plusieurs des personnes interrogées ont mis en exergue à quel point elles avaient apprécié les marques de soutien des pairs lors du décès. Comme Max : « Ma classe a écrit une lettre avec tous les élèves qui avaient signé. » Ou Véronique qui a été touchée que « quelques copines » viennent aux funérailles et qui ajoute en parlant de ses camarades de classe : « J’ai gardé les lettres où toute la classe avait écrit. Même des gens... des garçons… avec qui je ne parlais pas spécialement m’avaient écrit des petits mots et ça m’avait beaucoup touchée et je les ai tous gardés. »

Rôle de l’école et des enseignants

Divers auteurs mettent en évidence un certain nombre de difficultés que les jeunes endeuillés rencontrent à l’école. En premier lieu, des troubles du comportement (McGauflin, 1998 ; Monbourquette, 1997), de l’agressivité, des attitudes négatives ou perturbatrices (Dyregrov, 2004), comme chez Mathilde : « Moi qui étais une bonne élève, j’ai eu plus de turbulences dans ma scolarité, c’est clair […] avec peut-être beaucoup […] de bavardage. Le besoin d’être toujours dans des groupes d’élèves avec beaucoup de "sociabilité" […] prenait un peu le dessus sur toutes mes priorités. »

Chez la majorité des personnes interrogées, le deuil a eu un impact sur leur scolarité et a souvent débouché sur un redoublement dans l’année qui a suivi. Max raconte : « On a tous raté une année. […] Mon frère, il a aussi redoublé son année et ma soeur aussi, on a tous redoublé. » De même pour Véronique : « J’avais de la peine […], il fallait que je travaille beaucoup. […] J’aurais pu demander... le demi-point qui me manquait. Mais ma maman […] elle m’a dit : "Je préférerais que tu refasses ton année et que tu te remettes dans le bain… plutôt que te faire passer alors que t’es déjà raclette en fait" ». Ainsi que pour Charlène : « Je dirais que l’année scolaire en elle-même était vraiment difficile en fait… Et j’ai redoublé […]. Toute l’année, j’étais en échec en fait. »

Cette chute des performances scolaires semble assez courante chez les jeunes endeuillés et elle est à mettre en relation avec différents problèmes cognitifs, probablement liés à la dépression et à la fatigue (Baubet et Marichez, 2011 ; Coyne et Beckman, 2012 ; Dyregrov, 2004 ; McGlauflin, 1998) : une diminution des capacités d’attention et de mémorisation ainsi que des autres capacités cognitives; une baisse de l’aptitude à se concentrer sur une information et à organiser sa pensée ; une difficulté à distinguer les informations pertinentes des non pertinentes. Comme le souligne Max : « Je ne me sentais juste pas capable d’apprendre… Ça ne passait pas. J’ai fait une année où, je pense, je n’ai pas progressé d’un seul pas. » Ou Véronique : « Arrivée en dernière année… j’avais été convoquée en fin du premier semestre parce que j'avais 2 comme moyenne. Je ne faisais que des 2. Je ne sais pas, je n’y arrivais plus. […] Les maîtresses […] ont vu la catastrophe arriver avant moi. » Ou Charlène : « J’ai trouvé que l’année où tout est arrivé, c’était difficile : la concentration, la fatigue… C’est peut-être finalement l’accumulation des événements, mais c’était difficile, j’ai trouvé. »

D’autres, plus rarement, surinvestissent l’école qui devient un moyen de résilience pour surmonter le trauma (Romano, 2013). Élément corroboré par Charles et Charles (2006) qui ajoutent qu’une perte parentale peut amener certains élèves à être plus performants académiquement et à devenir matures plus rapidement. Telle semble être l’analyse de Mathilde après le décès de sa mère : « J’ai beaucoup mis d’énergie dans l’école à ce moment-là, énormément. Enfin j’ai beaucoup travaillé, j’ai eu de super résultats. C’était ma façon de ne pas réfléchir. […] J’étais quand même une élève très sérieuse en classe, de tout temps, donc là j’ai réinvesti l’école. »

Considéré comme un métier de l’humain (Tardif et Lessard, 1999), le travail enseignant est complexe, fondé sur la bienveillance et basé sur des relations à la fois individuelles et collectives. De nombreux enseignants indiquent d’ailleurs avoir choisi ce métier car ils entretiennent un rapport affectif avec les élèves, et qu’ils aiment aider les autres (Tardif et Lessard, 1999). Comme nous l’avons vu, les réactions d’un élève endeuillé d’un parent vont dépendre de son âge, de son niveau de développement psycho-affectif, du comportement de son entourage sur lequel il va se calquer (Hanus et Sourkes, 1997) et du sens qu’il va donner à cet événement. De plus, durant la phase dépressive du deuil, il peut manifester un certain nombre de troubles dans son comportement qui peuvent avoir une incidence sur sa vie scolaire et des conséquences majeures sur ses apprentissages. Mais comme chaque jeune aura son propre rythme pour assimiler graduellement la réalité (Masson, 2010), certaines de ces manifestations peuvent survenir immédiatement mais aussi des mois, voire des années plus tard, et ne pas être reconnues comme des reviviscences du deuil par les enseignants.

Certaines des personnes interrogées ont eu l’impression que les enseignants ne se sont pas occupés d’elles, ou alors ne se sont pas assez investis dans ce qu’elles vivaient. Comme Max : « Je dirais pas qu’il n’y a eu un traitement de faveur ou un accompagnement spécial […]. [Je n’ai pas été] mis de côté, mais j’ai aussi l’impression [qu’ils se sont dit] : "Bon, il est comme ça, il est timide ou renfermé", et puis ils ne vont pas comprendre pourquoi..., quel effet ça fait de perdre ton père à 13 ans. » De même pour Mylène : « Ma maman avait quand même prévenu les enseignants de ce qui était arrivé. Après, il n’y a rien de spécial qui a été mis en place. » Ou pour Mathilde, encore à l’école obligatoire lorsque sa mère était en fin de vie : « Il y a eu des turbulences, mais sans que ça me mette non plus complètement en déséquilibre. Donc du coup personne ne s’est trop interrogé. » Charlène relève le peu d’intérêt de ses enseignants envers sa situation : « Aucun ne m’a jamais rien dit sauf une seule enseignante, mon enseignante d’anglais... C’est la seule qui m’avait envoyé une lettre, un courrier, la seule à m’avoir vraiment parlé de ça ou quoi que ce soit. Mais aucun autre enseignant, ni directeur, ni rien. » Elle émet toutefois l’hypothèse qu’ils ne savaient pas « comment aborder la chose et qu’ils pensaient que c’était mieux de ne rien dire. » Ce constat rejoint les observations de Kahn (2013) qui souligne, dans sa recherche, à quel point les enseignants peuvent être réticents à parler du deuil avec les élèves, non seulement pour des raisons culturelles et personnelles (résonnance avec un vécu douloureux, par exemple), mais également par peur de réactiver des sentiments de détresse chez les jeunes et de ne pas savoir comment accompagner leurs émotions.

Certains enseignants ont pourtant pris des initiatives, à l’annonce du décès, mais elles ont parfois été mal perçues par les endeuillés. C’est le cas de Charlène qui venait de changer d’école et connaissait peu ses camarades de classe et les enseignants : « On avait un titulaire de classe et [il] a décidé d’avertir la classe et de les inviter à l’enterrement sans me demander, sans nous consulter... Ce qui fait qu’à l’enterrement j’ai vu les trois quarts de la classe arriver… Pour moi, un enterrement ça se fait dans l’intimité de la famille, ou pour soutenir la famille. Mais pour moi, ils n’apportaient pas un soutien, puisque je ne les connaissais pas en fait. »

Dans l’école post-obligatoire, si Mathilde déplore qu’« aucun enseignant ne rentrait en dialogue avec moi sur ce que j’avais vécu », elle reconnaît toutefois aussi avoir « senti quand même de la bienveillance de la part de l’équipe, de la gentillesse. Alors, on ne me parlait pas du décès de ma mère, mais je pense que si je faisais quelques écarts […] j’aurais été plus comprise ou aidée. » Elle profite de l’entretien pour exprimer les besoins qu’elle aurait eu à l’époque: « Ça aurait été [bien] d’avoir quand même un dialogue avec quelqu’un. Je me trouvais dans une situation où j’aurais pu, au fond, montrer que c’était dur, non ?… Qu’on [me] dise qu’effectivement c’était une situation dramatique. […] Quelqu’un qui puisse me dire les mots qui allaient avec ce que je traversais et comment je pouvais éventuellement faire face, mieux le gérer et que ce n’était pas une honte non plus. » Divers auteurs (Coyne et Beckman, 2012 ; Fawer Caputo, 2015 ; Filion et al., 2003 ; Masson, 2010 ; Romano, 2011) insistent pourtant sur le rôle des enseignants dans ce genre d’épreuve et soulignent l’importance d’accompagner les jeunes endeuillés également à l’école : en les laissant exprimer leurs émotions et leur souffrance ; en acceptant qu’ils parlent de leur parent défunt ; en offrant une écoute bienveillante mais non intrusive ; en répondant à leurs questions ; en les aidant à donner du sens à l’événement ; en les touchant physiquement si besoin (être pris dans les bras, par exemple). Bien souvent, ces éléments concourent à l’amélioration de leurs capacités émotionnelles et cognitives et augmentent sensiblement leurs résultats académiques (Coyne et Beckman, 2012).

À ce titre, le cas de Catherine est intéressant et permet de mieux appréhender le rôle qu’un enseignant peut jouer dans l’évolution d’un deuil. Gravement blessée dans un accident où elle a également perdu son père et son frère, Catherine souligne à quel point son enseignante primaire a été soutenante dans cette épreuve : « Elle est venue me voir en soins [intensifs] tout de suite […]. Elle a pleuré [avec ma maman]. » L’enseignante s’est également rendue aux funérailles avec les élèves : « Elle avait tout prévu, elle avait demandé un minibus pour pouvoir prendre les élèves... pour qu’ils puissent venir au cimetière […]. Ils étaient avec l’enseignante, je me souviens qu’ils sont passés en file devant nous ». Le jour précédant le retour à l’école de Catherine et afin d’assurer une transition en douceur après plusieurs mois d’absence, « elle a fait une journée où elle nous a tous réunis chez elle, dans sa maison. […] C’était l’été, elle nous a installé une espèce de petite piscine et moi je ne pouvais pas encore vraiment marcher, donc elle a installé une chaise aussi pour moi, où je pouvais aussi jouer avec les autres élèves […] et puis on a mangé le goûter. C’était ça en fait le premier contact, après l’accident, avec les autres. » En soignant la qualité relationnelle et en faisant preuve d’empathie, l’enseignant peut se muer en care giver (Tisseron, 2007), soit un tuteur résiliogène (Cyrulnik, 1999) susceptible de favoriser l’émergence d’un processus de réparation chez l’élève éprouvé. Arrivée au niveau secondaire, la situation se modifie sensiblement pour Catherine, même si elle reconnaît : « J’avais beaucoup de problèmes de comportement, j’étais très insolente, rebelle, je ne voulais rien entendre. » Comme nous l’avons vu, la prise de conscience de la perte se fait de manière graduelle en fonction du développement psycho-cognitif du jeune. Endeuillée à l’âge de 8 ans, Catherine a réalisé à l’adolescence toute l’ampleur de ces décès et a laissé éclater sa colère : « Je sentais que je grandissais […]. Je sentais en fait, toutes les nouvelles choses que je devais faire finalement sans eux… ça n’avait plus trop de sens. […] Je me disais encore une étape de plus, et ils ne sont toujours pas là. Donc là, c’était vraiment difficile pour moi. » À cette occasion, elle relève le manque d’attention de l’équipe éducative au niveau secondaire : « Je ne comprenais pas parce que mes résultats étaient corrects et eux ils m’embêtaient toujours pour autre chose en fait. J’attirais toujours des remarques, et […] il y avait toujours un téléphone à la maison. » À l’occasion d’une réunion entre l’enseignante principale et sa mère, Catherine s’insurge qu’un camarade de classe au comportement inadapté ne reçoive jamais de remarques. Ce à quoi l’enseignante lui répond : « Il faut que tu saches que ce n’est pas facile à la maison, […] que ses parents [sont] en train de divorcer en fait. » Ce qui révolte d’autant plus Catherine : « Ils m’ont encore plus énervée […], ma maman du coup s’est énervée […]. Je pense qu’ils auraient peut-être pu […] essayer de creuser un petit peu, pour comprendre pourquoi j’étais comme ça. […] Mon enseignante, elle n’était pas sympa… » Et Catherine d’insister sur ce dont elle aurait eu besoin à l’époque : « Les enseignants devraient être formés à se dire "si [un élève] réagit comme ça, c’est bien parce qu’il y a quelque chose". Mais, au cycle en fait […], ils donnent leurs cours et ils repartent et puis voilà. »

Ces constats rejoignent les réflexions de Dyregrov (2004) qui déplore à quel point les jeunes endeuillés sont souvent mal compris par leurs enseignants ou que l’aide qui leur est apportée ne se poursuive pas durant le reste de leur scolarité. Or, dans la perspective d’une école inclusive, l’élève endeuillé, momentanément ou à long terme en difficulté, nous semble aussi faire partie des élèves à besoins éducatifs particuliers et, à ce titre, il mérite l’attention et l’aide de ses éducateurs. Une des caractéristiques du travail d’enseignant consiste à interagir avec des collectifs tout en tenant compte de chaque individu, de ses compétences mais aussi de ses difficultés, afin de l’aider à progresser et se développer au mieux globalement.

Quelques constats

Nous conclurons cet article en soulignant l’importance, dans le processus de deuil, de chacune des personnes – ou des groupes de personnes – qui gravitent autour de l’adolescent. Tous interagissent avec le jeune, de manière plus ou moins consciente, et avec des intensités variables. Toutefois, le premier élément à relever concerne le travail de deuil : dans les propos rapportés, on perçoit qu’il est rarement linéaire et qu’il peut y avoir un chevauchement entre les différentes phases. Certaines émotions, comme la colère, peuvent être vécues plus tard dans le développement du jeune, en fonction de sa maturité cognitive et de l’appréhension nouvelle qu’il aura du décès et de ses conséquences. Ce processus en pointillés (Berthod, 2014-2015) ou cette circularité du deuil (Masson, 2010) nous semble être une spécificité essentielle à connaître pour les adultes qui encadrent des adolescents endeuillés, afin de pouvoir identifier les symptômes d’éventuelles reviviscences.

  • Le parent défunt : Malgré sa disparition, il continue souvent à jouer un rôle dans la vie du jeune. Soit parce qu’il était celui qui posait le cadre et maintenait les règles ou parce qu’il assistait l’adolescent dans ses apprentissages scolaires et sociaux. Dans ces deux cas, son absence a entraîné des situations compliquées à l’école (Max et Véronique). Parfois, le lien a été maintenu, consciemment, à travers la colère (Charlène) ou une démarche épistolaire (Véronique).

  • La famille : Concernant les liens dans les fratries, on remarque qu’ils sont souvent mis à mal après le décès parental et qu’une chape de silence semble s’installer. Chaque membre vit son deuil principalement de manière individuelle, parfois de façon très différente en fonction de la cause de la mort (Mylène). Dans les situations exposées, il n’y jamais eu de soutien mutuel entre frères et soeurs, soit par pudeur (Charlène, Véronique) ou différence d’âge (Mathilde). Il semble plutôt qu’une certaine prise de distance s’instaure, voire que les liens se dégradent (Max). Quant au parent survivant, son rôle est étroitement lié à son adaptation personnelle au deuil. Il peut être soutenant pour le jeune, si, malgré son deuil, il conserve son rôle parental en maintenant un cadre de vie ainsi qu’une présence sécurisante et compréhensive (Mylène, Catherine). Parfois la relation avec le parent restant peut être fortement surinvestie (Mathilde) ou s’inverser provoquant une adultisation précoce ou une parentification : les adolescents s’inquiètent pour le survivant (Max) ou le surprotègent (Charlène, Véronique).

  • Les pairs : Les personnes interrogées dans cette recherche ne semblent pas avoir reçu de soutien particulier de la part de leurs camarades d’école. Par peur d’être rejetés (Mathilde), par timidité (Charlène) ou parce qu’ils pensaient ne pas pouvoir être compris dans ce qu’ils vivaient (Max), les endeuillés n’ont pas demandé d’aide ou n’en souhaitaient pas. Quant aux marques de sympathie (cartes de condoléances, présence aux funérailles), elles ont parfois été appréciées (Max, Véronique, Catherine) et parfois, au contraire, jugées déplacées (Charlène). Si l’adolescence est souvent vécue comme une période de solitude pour les jeunes (Hanus, 1999), subir un deuil à cet âge semble renforcer ce sentiment d’isolement.

  • École et scolarité : En dehors de Mylène qui a surtout eu des soucis liés à la boulimie, tous les endeuillés de notre échantillon ont eu des problèmes à l’école : que ce soit des problèmes de comportement (Max, Mathilde, Catherine), des difficultés cognitives ou un décrochage scolaire (Max, Véronique, Charlène). Des diminutions importantes de la concentration, de la compréhension et de la mémorisation ont été plusieurs fois mentionnées, conduisant presque toujours à un redoublement. Plus rarement, la scolarité a été surinvestie comme moyen de résilience (Mathilde), ce qui peut aussi être néfaste puisque le jeune peut s’imposer une grosse pression concernant ses résultats.

  • École et enseignants : La majorité des endeuillés interrogés ont déploré un manque de soutien de leurs enseignants ou de l’institution scolaire. La plupart du temps, rien n’a été fait (Max, Mylène, Mathilde) ou les gestes posés relevaient de l’initiative personnelle, comme dans le cas de Charlène qui a reçu une carte mais d’une seule enseignante. Le cas de Catherine a montré la différence de traitement entre une enseignante, au primaire, impliquée et bienveillante, et une équipe professorale, au secondaire, ignorant la situation familiale mais ne cherchant pas non plus à la connaître. Les propos de Catherine mettent bien en évidence les effets perçus dans ces deux situations et l’importance que l’enseignante primaire a eue dans son retour à l’école ainsi que dans son processus de reconstruction.

Cette recherche mérite d’être étoffée : en augmentant l’échantillonnage, en explorant d’autres groupes (comme les relations avec les amis) ou en accentuant l’analyse sur le rôle de l’école et des enseignants. Les pistes de prolongement sont nombreuses. Toutefois les quelques constats posés ici mettent en exergue un élément essentiel : comprendre, encadrer et accompagner efficacement un jeune endeuillé, durant l’adolescence, induit qu’on prenne en compte toutes les catégories que nous venons d’observer, et qu’on ne mésestime pas l’effet positif ou négatif que chacune d’elle peut produire sur les besoins de l’adolescent.