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Depuis une quarantaine d’années, dans la plupart des pays occidentaux, des évolutions patentes sont venues redessiner les contours de la naissance. La grossesse relève désormais d’une prise en charge médicale où le développement embryonnaire et ses pathologies éventuelles sont scrutés tout au long de la gestation. L’accouchement dans une maternité hospitalière en est généralement l’aboutissement. Du point de vue des femmes et des couples, c’est le plus souvent en termes de projet que se conçoit l’engendrement puis la grossesse, faisant de l’enfant « le fruit du désir des couples » (Léridon, 1995) et du foetus un « prophète » (Delaisi de Parseval et Lallemand, 2001 [1980], p. 283). L’adoption symbolique de l’enfant ne s’opère donc plus seulement au moment de sa mise au monde, mais antérieurement, supposant la possibilité de discriminer les « foetus projets », des « foetus tumoraux » (Boltanski, 2004). En quelques décennies seulement, les normes sociales entourant la mise au monde se sont totalement reconfigurées (Charrier et Clavandier, 2013)[1]. Elles articulent les enjeux institutionnels et ceux de la sphère privée. Ainsi, la naissance, qui trouvait son berceau dans le foyer domestique, s’est déplacée dans des établissements hospitaliers instituant l’entrée dans la vie. Dans le même temps, la naissance devenait une question intime, relevant des trajectoires biographiques individuelles.

En décalage d’une décennie, les pratiques à destination des mort-nés ont également changé et reposent sur des logiques assez similaires. Alors qu’il était admis de les dénombrer afin de réduire la mortinatalité (Gourdon et Rollet, 2009) et d’amener les parturientes à se projeter vers la grossesse suivante (Bleyen, 2012; Komaromy, 2012), de nouvelles normes se sont imposées. Elles font émerger la catégorie de « deuil périnatal » et la nécessité d’un accompagnement des personnes qui y sont confrontées. Il n’est pas le lieu ici de décrire l’émergence de cette question sociale, ni d’étudier ses formes et ses déclinaisons variables à l’échelle des pays, des cultures, des configurations professionnelles locales et des systèmes juridiques[2]. Ce qui nous intéresse ici et ce, malgré la diversité des vécus et trajectoires, c’est de constater un reversement suffisamment significatif pour être décrit et analysé. Celui-ci se fait à la fois à l’initiative des professionnels exerçant dans les maternités hospitalières (Memmi, 2011) et des collectifs associatifs (Dumoulin, 2018). Issu de l’engagement d’acteurs qui sont devenus des « entrepreneurs de morale » (Becker, 2020 [1963]), cet ensemble normatif assez homogène s’est ainsi imposé en à peine une décennie, dans les années 1990-2000. Il a favorisé l’expression d’une rencontre au moment de l’accouchement (Bleyen, 2018; Cacciatore, Rådestad et Frøen, 2008), la production de traces mémorielles (Layne, 2012; 2000), l’émergence de trajectoires de deuil (Bacqué et Merg-Essadi, 2013), de lieux de recueillement au sein des cimetières (Faro, 2014; Woodthorpe, 2012) et l’accomplissement de rôles parentaux[3] (Charrier et Clavandier, 2019b; Giraud, 2015). Il demeure que, comme pour tout système normatif en cours d’élaboration, les pratiques ne sont pas totalement fixées. En outre, si le poids des dispositifs est patent, les personnes concernées[4] sont également actrices. Du simple fait de l’accouchement, elles sont intégrées à des dispositifs leur préexistant et amenées à opérer des choix, cette implication faisant partie des protocoles (Clavandier et al., 2019).

Quid des liens entre les technologies numériques et la mort dans cet environnement spécifique des décès périnataux? Considérant que les outils numériques sont susceptibles de participer à la création de normes, de renforcer ou de modifier celles existantes, voire tout simplement de les faire circuler, le présent article se propose de décrire comment ces supports et technologies sont mobilisés et dans quel contexte. L’hypothèse est que le numérique contribue à renforcer des normes existantes, celles en lien avec la promotion du deuil périnatal, les légitimant comme étant la « bonne façon » de répondre à cet événement. Afin de ne pas rester rivés aux réseaux sociaux comme mode d’expression privilégié du deuil, recours aisé mais non satisfaisant car ne rendant que partiellement compte des enjeux, nous présenterons, dans une perspective programmatique, les modalités de recours aux supports numériques du point de vue des personnes concernées et des dispositifs administratifs. De même, notre propos ne se cantonnera pas à l’expression de la perte, mais considérera également les modalités du souvenir et celles de la gestion du corps.

Contexte français et méthodologie de la recherche

Cet article se fonde sur la situation française, à partir de deux programmes de recherche. Le premier, conduit entre 2013 et 2015, porte sur le devenir des corps des enfants sans vie et sur les dispositifs mis en oeuvre par les acteurs institutionnels et professionnels (maternité, services administratifs, chambre mortuaire, état civil, opérateurs funéraires, crématorium, cimetière, associations) à l’échelle de territoires métropolitains ou départementaux (Charrier et Clavandier, 2015). Le second, mené de 2016 à 2019, décrit et analyse les processus d’identification et de reconnaissance éventuels des enfants sans vie (Clavandier et al., 2019).

Ces recherches sont principalement qualitatives. Elles ont donné lieu à une collecte de matériaux, documents administratifs, conventions, registres, puis à la réalisation d’entretiens compréhensifs avec un ensemble d’acteurs professionnels et bénévoles intervenant dans les dispositifs d’accompagnement des décès périnataux ainsi que des personnes concernées, et à la mise en oeuvre d’observations dans les principaux espaces où transitent les corps (maternité, chambre mortuaire, crématorium, cimetière). Les entretiens ont été enregistrés, menés la plupart du temps en face à face ou par téléphone, puis transcrits intégralement. Ils ont été réalisés lors de plusieurs phases. Durant la première opération de recherche, près de soixante-dix interviews (individuelles ou collectives) ont été effectuées avec des acteurs professionnels ou des bénévoles, et une soixantaine durant le second contrat. Les entretiens avec les personnes concernées (des femmes la plupart du temps, mais parfois des couples) se sont déroulés durant la seconde opération de recherche. Près de quarante entretiens ont été menés[5]. Au vu de la question traitée, les chercheurs ont veillé à ne pas introduire de biais normatifs et de catégorisations induites, en particulier au sujet du deuil et de la parentalité. Le présent article s’appuie sur une analyse des usages des supports numériques par ces personnes concernées. À cela s’ajoute une analyse de témoignages diffusés via Internet, que ce soit des sites d’associations d’accompagnement au deuil périnatal, des pages personnelles créées à l’occasion d’un événement de ce type[6], des discussions sur les forums et des réseaux sociaux d’accès public. Outre ces témoignages, nous avons étudié les supports numériques proposés par différentes institutions (mairies, services des cimetières), qui ont un caractère plus directement normatif en administrant les enfants sans vie ou en venant en soutien des personnes concernées.

Si les dispositifs hospitaliers français sont conformes à ce que l’on peut observer partout en Europe occidentale, Amérique du Nord et Australie (Memmi, 2011), ils restent spécifiques en raison de la réglementation et de ses évolutions récentes qui s’y appliquent. Un rapide état des lieux montre en quoi le droit a eu une incidence constante depuis les années 1990 sur la catégorisation des événements et des acteurs. En France, le seuil de viabilité n’entre plus en considération dans l’administration des enfants sans vie, faisant du certificat d’accouchement l’acte susceptible d’enclencher un processus de reconnaissance d’un enfant sans vie et un accompagnement au deuil périnatal. Ainsi, toute femme qui accouche (à l’occasion d’une fausse couche, d’une mort-foetale in utero ou d’une interruption médicale de grossesse) d’un foetus né vivant mais non viable ou d’un mort-né entre dans les dispositifs dédiés aux décès périnataux.

Pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette réglementation, il est nécessaire de reprendre les évolutions réglementaires récentes. En 1993, plusieurs loi et circulaires modifient le statut des « enfants sans vie ». À cette date, l’état civil établit un acte d’enfant sans vie pour les mort-nés dont la durée de gestation est égale ou supérieure à 180 jours. Puis, la circulaire du 30 novembre 2001 précise les conditions d’enregistrement à l’état civil en se fondant sur le critère de viabilité issu des recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), soit une gestation de 22 semaines d’aménorrhée ou un poids égal ou supérieur à 500 grammes. Les foetus nés vivants puis décédés ne remplissant pas l’un de ces critères sont déclarables comme « enfant sans vie », ceux ayant dépassé ce seuil étant obligatoirement enregistrés comme étant nés, puis décédés. En février 2008, suite à trois arrêts de la Cour de cassation, le critère de la viabilité est retiré de la réglementation. L’acte d’enfant sans vie est désormais établi sur présentation d’un certificat médical d’accouchement à l’état civil. Les décrets et arrêtés d’août 2008 stipulent que les enfants sans vie peuvent être inscrits sur le livret de famille et faire l’objet d’obsèques. La circulaire interministérielle du 19 juin 2009 énonce, quant à elle, que la production de ce certificat suppose le « recueil d’un corps formé, y compris mal formé, et sexué ». Précision importante, l’acte d’enfant sans vie est un acte d’état civil[7]. En revanche, il ne permet pas d’établir la filiation et l’enfant sans vie n’a pas de nom de famille[8]. Cet acte a pour propriété d’être non obligatoire et laissé à l’appréciation de ceux qui sont désignés comme « parents ».

L’émergence d’une communauté d’endeuillés : réseaux sociaux, sites des associations, pages personnelles

Les personnes confrontées à un décès périnatal sont nombreuses à rechercher des informations et à établir des contacts hors du monde hospitalier. Dès l’annonce d’un diagnostic, elles se renseignent sur le déroulement des actes au sein de la maternité et sur leurs suites. Elles font également référence aux échanges avec les pairs ayant traversé le même type d’épreuves. Ce registre de l’échange interpersonnel, qu’il prenne la forme d’entretiens thérapeutiques, de dialogues informels entre personnes concernées ou de récits écrits élaborés, promeut des compétences socialement construites comme féminines et du registre du care. Ces échanges sont encouragés par les personnels soignants en ce qu’ils participeraient au processus de deuil. Cette « économie du relationnel » (Memmi, 2017) s’impose comme la réponse la plus adéquate à ces situations sociales. Il est d’ailleurs intéressant de faire le parallèle avec le statut dit « relationnel » de l’enfant sans vie (Giraud, 2015) et de la possibilité en droit « d’inscrire l’enfant dans l’histoire familiale affective » (Pierre, 2008). L’ensemble des protagonistes, tant les parturientes, que les professionnels qui les accompagnent, trouveraient ainsi une place, des rôles et une reconnaissance par l’existence même de la relation. Or, précisément, celle-ci peut être favorisée par l’usage de différents supports où la parole est privilégiée.

Les personnes concernées insistent sur le rôle des groupes de paroles dans leur parcours (Soubieux, 2008; Lecavelier, 2004), sans que nécessairement ces échanges aboutissent à un suivi individuel ou à un engagement personnel dans une association dédiée au deuil périnatal. De même, elles mentionnent que les discussions au sein de groupes hébergés sur des réseaux sociaux numériques tels que Facebook, WhatsApp, Twitter ou sur des forums de discussion, sont courantes. Ces groupes affinitaires ont pour particularité de réunir des personnes partageant une expérience commune, sans que leurs profils et leurs parcours ne soient nécessairement similaires. C’est l’expérience d’un décès périnatal et cette trajectoire de deuil qui les lient et permettent d’engager des discussions qui peuvent ensuite s’élaborer autour d’autres sujets (Sawicka, 2017; Hardy et Kukla, 2015). Ces supports favorisent donc le partage d’expériences et d’informations, tout en faisant émerger un commun reposant sur une logique de reconnaissance et d’affiliation. Les supports numériques y occupent un rôle central.

Publiciser l’événement, témoigner d’une expérience intime

À l’échelle de la personne, l’usage des supports numériques permet de trouver des espaces d’expression visant à écrire le récit de l’expérience de la perte d’un enfant avant sa naissance, récit qui peut s’avérer complexe au sein de la famille élargie (Charrier et Clavandier, 2019b).

Une analyse des témoignages postés sur les sites de certaines associations (Nos tout-petits, Spama, Agapa, Naître et vivre) et les pages personnelles des personnes endeuillées permet d’identifier des constantes, tout en relevant des singularités liées au contexte de la grossesse, aux motifs de son arrêt, au cheminement antérieur de la personne. Certains témoignages évoquent le parcours procréatif, notamment quand la grossesse fait suite à une procréation médicale assistée. D’autres insistent sur la difficulté de prendre une décision, comme celle d’interrompre une grossesse suite à l’annonce d’une malformation ou d’une maladie. D’autres encore mettent l’accent sur le sentiment de perte faisant suite à l’arrêt de la grossesse.

Les styles discursifs varient également. Ces témoignages sont rédigés suivant des formats divers : linéaire, restituant l’ordonnancement des événements et des actes; factuel, s’appuyant sur chaque événement; littéraire, relatant l’histoire personnelle de la personne, ou bien encore sous la forme d’un dialogue imaginaire entre soi et l’enfant.

Je m’appelle Salomé, j’ai 25 ans. Le 12 janvier 2015, ma vie a changé à tout jamais.

Mon bébé Alys, tu es partie trop tôt. Tu n’es même pas encore née que tu faisais déjà partie de la famille. Un grand vide en moi depuis maintenant une semaine. Je ne t’oublierai JAMAIS ma choupette, tu seras et resteras toujours mon 3ème bébé d’amour. Maman qui t’aime très fort.

Célestin j’espère que tu as ressenti l’amour, la force, le courage que nous avons eu grâce à ta présence.

Tu as fait de moi une maman, de nous des parents. Aujourd’hui tu n’es pas là et je suis en colère. Les promesses faites à ton papa n’ont pas été tenues. Tu ne partageras pas de merveilleux souvenirs avec ton papa, je lui ai offert un fils mais un fils qui n’a pas eu le temps de poser son petit pied sur terre qu’il rejoignait déjà les étoiles. Le bonheur que nous attendions à laisser place à la douleur et la tristesse. Nous avons vécu le plus beau jour de notre vie mais également le plus douloureux.

Témoignages, site Internet Nos tout-petits. Les extraits n’ont pas été modifiés. http://www.nostoutpetits.fr/temoignages/

Ces récits ont pour point commun d’être écrits sur un registre favorisant l’expression des émotions et l’empathie. Pour la plupart féminins, ils mettent l’accent sur les aspects émotionnels du vécu et sur la dimension parentale, maternelle, voire maternante, des rôles sociaux (Jégat, 2019). Ils insistent également sur les spécificités qu’implique une relation avec un « enfant » présent dans les esprits, mais absent dans la relation physique, ainsi que sur les particularités d’un deuil dans ce contexte. Ils donnent corps à l’enfant dont la destinée funéraire est « précaire » et peuvent être analysés comme la possibilité de laisser une trace visant à compenser ou atténuer la perte.

Par ces témoignages, ces femmes (plus rarement ces hommes) tentent de concrétiser un projet dont l’ampleur a pu être sous-estimée par l’entourage. Car même si la grossesse s’est arrêtée avant son terme ou avant la naissance d’un bébé, le projet d’accueillir un enfant au sein du couple ou au sein de la cellule familiale déjà constituée peut être une réalité pour les personnes. Dans ce cas, l’intégration de rôles parentaux est une constante (Charrier et Clavandier, 2019b). Dès lors, cette mise en récit et son relais tendent à faire exister l’enfant sans vie, mais vise aussi à lui octroyer une place au sein du couple parental et de la fratrie (Murphy et Thomas, 2013). Or, a priori peu d’espaces, hormis ceux présents au moment de l’accouchement, permettent l’expression de ces émotions et la nécessité pour ces personnes de rendre compte tout à la fois de leur expérience intime et de leur vécu parental. Le fait d’exposer publiquement ce vécu sur les sites des associations et les réseaux sociaux rend l’expérience tangible.

L’écriture d’un récit, ce « gouvernement des corps par la parole » (Memmi, 2006), est considérée comme faisant entièrement partie du processus de deuil et ce, quel que soit le statut du défunt. Ce récit peut s’écrire in extenso, à savoir être livré d’un bloc sur une page personnelle ou sur le site Internet d’une association. Il peut aussi s’écrire touche par touche, parfois à distance temporelle de l’événement, dans le dialogue avec autrui, principalement des personnes ayant un vécu semblable ou proche. Dans ce cas, le récit est co-écrit, il émerge d’une discussion. Ces récits sont parfois la continuité d’un travail, individuel ou collectif, entrepris dans un cadre thérapeutique ou associatif au sein de groupes de paroles. Et lorsqu’ils s’appuient sur des supports numériques publics, ils gagnent en diffusion potentielle. Le numérique est donc tout à la fois support, passeur, facilitateur, mais aussi témoin et gardien d’une mémoire car ces écrits ont ceci de particulier qu’ils restent, notamment s’ils ont été publiés sur des réseaux tels que Twitter, Facebook, ou sur des forums, en accès public et libre.

Faire advenir un « monde en commun » dans une logique de reconnaissance et d’affiliation

Le recours aux supports numériques permet de matérialiser l’expérience du point de vue de la personne qui la relate, particulièrement la relation avec l’enfant sans vie, la faisant perdurer par-delà les traces mémorielles ou objets intercesseurs produits. Ces supports font office d’épreuve du réel, de liens, et agissent pour pérenniser la relation éphémère. Ainsi, si l’enfant mort avant d’être né est intégré dans la trajectoire biographique de la personne et du couple (Charrier et Clavandier, 2019b), cette intégration étant effective uniquement par l’expression de celle-ci et par sa publicisation qui l’établit et l’officialise socialement.

Cependant, le fait de recourir aux réseaux sociaux et sites Internet a une autre fonction. Ces pratiques discursives font advenir un commun[9]. De ce point de vue, elles normalisent l’expérience en ce sens qu’elle peut et doit être partageable. Dès lors, les trajectoires individuelles et les témoignages intimes se transforment en un « monde commun » dans une logique d’affiliation, la mobilisation autour d’une cause partagée visant une reconnaissance sociale. Ici, les supports numériques jouent un rôle de catalyseur et renforcent, par les convergences de postures et d’opinions qu’ils suscitent, la norme du deuil périnatal. D’une certaine manière, ils agissent comme des espaces performatifs au sens où la parole s’y trouve confortée par des mécanismes de répétition et d’adhésion. En revanche, cela n’exclut pas que les manières de ressentir ou de juger ces expériences varient puisque des frontières demeurent dans la manière de qualifier, de percevoir et de juger chacune des situations (Hardy et Kukla, 2015). La durée de la grossesse de même que la trajectoire antérieure de la parturiente sont des indicateurs de ce qui sera ou non recevable, et de ce qui peut ou non donner lieu à un deuil (Roudaut, 2012). De ce point de vue, ce monde commun n’est pas totalement inclusif quand bien même un accouchement a été constaté (Zeghiche, de Montigny et López, 2020).

Le premier motif d’affiliation s’observe au travers du sentiment de faire face à une épreuve commune – « vivre un deuil périnatal » – atténuant l’hétérogénéité des situations médicales (fausse couche, interruption médicale de grossesse, mort-foetale in utero, naissance d’un foetus non-viable), des droits (notamment droits sociaux) et des éléments biographiques (primipare, multipare, grossesses multiples, parcours de procréation médicalement assistée – PMA –, etc.). Ainsi, si la reconnaissance peut être perçue comme inégalement distribuée par les personnes concernées, l’intégration au sein des mêmes dispositifs, l’accès aux mêmes types de ressources, la participation aux mêmes groupes de paroles et réseaux favorisent l’expression d’un fort sentiment d’appartenance pour celles et ceux qui y adhérent.

Il n’est d’ailleurs pas rare que les discussions sur les réseaux sociaux aboutissent à des rencontres informelles et à la participation à des rassemblements comme Une fleur une vie, ou à des cérémonies organisées par les crématoriums ou les associations. De même, les échanges initiés dans des groupes de paroles peuvent donner lieu à la création de groupes sur Facebook ou WhatsApp, sans que les professionnels ou bénévoles associatifs qui les coordonnent ne soient nécessairement présents. Quelles que soient les configurations, il demeure patent qu’à partir de cette formalisation de l’expérience intime, on peut observer des passages vers la création de communautés de vécus (Walter, 2007, 1994).

Le second motif d’affiliation se repère dans les manières de se nommer et de désigner l’enfant sans vie. Si aucune expression consacrée ne permet de qualifier les acteurs, alors que les événements le sont par l’usage de la notion générique de décès ou deuil périnatal, les personnes concernées utilisent des termes visant à s’identifier. Ces terminologies, si elles sont fréquentes sur les réseaux sociaux, sont quasi-absentes des discours recueillis lors des entretiens réalisés auprès des personnes.

L’émergence d’un champ lexical formé à partir du vocable « ange » est repérable en France depuis une dizaine d’années. Dans le cas des sites personnels, des forums de discussions (Boullier, 2015; Hardy et Kukla, 2015) et des réseaux sociaux, comme dans celui des groupes de paroles par ailleurs, l’usage du terme « ange » ne désigne pas tant l’enfant sans vie, fréquemment prénommé par ailleurs, mais l’expérience du deuil périnatal. Pour preuve, le prénom Ange est peu attribué (Charrier et Clavandier, 2019c). Cette catégorie « ange » s’applique aux Angels Babies (Layne, 2012), mais également aux personnes concernées dont certaines s’auto-désignent « mamange », « papange », « parange ». Elle fonctionne avant tout comme la possibilité de s’identifier à ce commun (Layne, 2006), cette désignation publique agissant comme un motif identificatoire. On la retrouve sur des réseaux sociaux tels que Twitter avec les étiquettes suivantes : #parange, #mamange, #papange.

Les dénominations usitées dans l’espace social numérique ne correspondent pas nécessairement à celles utilisées par les personnes ou les couples quand nous les interrogeons, pas plus qu’elles ne correspondent à celles mobilisées lors des échanges avec les professionnels des établissements de santé, des services administratifs ou les opérateurs funéraires selon leur dire (Clavandier et al., 2019). Il s’avère que l’usage de ces néologismes est clivant dès lors qu’ils s’extraient du contexte des supports numériques ou associatifs. Leur emploi génère des réactions contrastées chez les personnes interrogées, lesquelles, pour certaines tout au moins, se considèrent comme d’authentiques parents, pour lesquels recourir à cette terminologie, hors de ce contexte, serait de nature à mettre en péril l’intégration de l’enfant sans vie dans le système de parenté (Charrier et Clavandier, 2019b).

L’intégration des enfants sans vie dans l’espace des morts : services numériques, traces et recueillement en ligne

L’usage des supports numériques n’est pas le seul fait des personnes concernées. Il est intéressant d’ouvrir la perspective en étudiant comment des institutions, telles les mairies et les cimetières tendent, elles aussi, à intégrer dans leurs pratiques cette question sociale que sont les décès périnataux. Deux tendances sont à considérer pour la situation française. D’une part, la dématérialisation des démarches administratives a des effets en termes d’accès aux services publics (Mazet, 2019) et d’administration des personnes (en particulier des défunts). Ces effets sont consubstantiels à la nature et l’architecture des sites en ligne, lesquels intègrent les enfants sans vie selon des procédures et modèles leur préexistant. D’autre part, le souci de s’ajuster à l’évolution des pratiques funéraires et des rituels concernant les décès périnataux amène les gestionnaires de cimetière à développer des alternatives en matière de recueillement et d’expression du souvenir.

Faire des enfants sans vie des défunts : numérisation des démarches administratives

La numérisation des formalités attachées à l’état civil est aujourd’hui pleinement assimilée (Glassey, 2012). Pour le cas de l’administration des sépultures, certaines mairies dotent leur service des cimetières d’un site Internet dédié aux démarches avec leurs administrés. Ces sites ont plusieurs fonctionnalités et finalités : informer, faciliter les démarches administratives à distance, valoriser les espaces cimétériaux, conserver une trace des défunts après que les sépultures soient arrivées à échéance, et enfin permettre un recueillement à distance (Bourdeloie, 2018).

La Ville de Rennes a développé ce type d’approche. Elle a été parmi les premières communes en France à proposer un site Internet, « funéraire en ligne », promouvant à la fois des services dématérialisés et des visites virtuelles de ses cimetières[10]. Ce site comporte plusieurs options organisées par rubriques : « avis d’obsèques », « recherche de défunt », « recherche de concession ou d’emplacement », « réservation de la salle de recueillement ». Il donne également accès à la réglementation funéraire via des liens vers des sites de l’administration publique ou des renvois vers des sites de la presse régionale. Ce dispositif présente également la particularité de développer des cartes interactives des cimetières, de présenter les caractéristiques de certains espaces (carrés confessionnels, carré militaire, Le Jardin blanc) et d’aborder l’histoire des cimetières selon une logique patrimoniale. Ainsi, toute personne peut, à distance, consulter des informations nécessaires pour choisir un mode de sépulture ou préparer une visite, ce qui est, somme toute, assez classique. Moins habituel, ce site rend accessible des données issues des bases internes au service. À partir de requêtes (organisées par période, par lieu, par date ou par nom et prénom de la personne décédée), de nombreuses informations sont accessibles au public, comme le lieu précis de l’inhumation ou de la dispersion de cendres. Ces services administratifs s’approprient la problématique des décès périnataux. Au-delà des obsèques organisées par les personnes concernées, le site Internet recense les foetus nés vivants mais non viables et les mort-nés pris en charge (sous la forme de crémations collectives) par les établissements hospitaliers du territoire et dont les cendres sont dispersées dans l’espace du Petit phare de l’Est au sein du Jardin blanc. Le même type de requêtes que pour tout défunt peut être réalisé à leur propos, sachant que l’enregistrement préalable à l’état civil n’est pas une nécessité dans leur cas.

Les données d’identification recueillies par le service des cimetières au sujet des foetus et des mort-nés se sont rationalisées et informatisées, intégrant des critères plus précis tout en privilégiant la possibilité de leur anonymat. Ces données sont exportables vers le service en ligne évoqué. De la sorte, ces « nouveaux défunts » font partie intégrante du registre des cimetières. Concrètement, le « nom » du défunt/foetus/mort-né correspond aux noms des « mère » et « père » quand ces derniers sont connus des services. Le prénom est celui mentionné sur l’acte d’état civil d’enfant sans vie (si cet acte existe et s’il y a mention d’un prénom) ou celui qui a éventuellement été communiqué à l’administration des cimetières. La date de « décès » coïncide avec la date d’accouchement. L’ensemble de ces éléments figurent sur les registres internes, sachant qu’avant toute diffusion, dans une logique de protection des données individuelles, il est demandé aux personnes concernées si elles souhaitent que ces informations soient anonymisées.

Figure 1

Mairie de Rennes. Recherche d’un défunt et localisation de sa sépulture. http://cimetieres.rennes.fr/accueil/infos_pratiques/recherche_en_ligne/defunt

© 2015 Ville de Rennes

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Deux types de considérations semblent présider à ces nouvelles pratiques. La première correspond à des préoccupations administratives, à savoir la simplification des démarches des administrés, la gestion des espaces parfois contraints, l’engagement sur la transparence des données, la facilitation de l’accès au public et la consultation à distance. La seconde vise à reconnaître les spécificités de ces situations, en permettant l’accès au cimetière aux foetus et aux mort-nés sans distinction de statut avec le reste des défunts et en donnant accès à ces espaces aux personnes endeuillées. Par l’entremise de ces démarches et supports, cette question sociale est intégrée comme une priorité faisant suite, au niveau local, à des échanges avec les réseaux de périnatalité (initiés depuis les années 1990) et aux recommandations en termes réglementaires depuis la circulaire du 19 juin 2009[11].

Créer de nouvelles modalités de recueillement et dynamiques de mémorialisation

Les services des cimetières[12] sont sensibles à la problématique des décès périnataux et développent de nouvelles formes de recueillement et de nouvelles dynamiques de mémorialisation. Compte tenu du profil des personnes concernées et des spécificités de ces décès et du deuil qui s’en suit, tout est fait pour créer des espaces et des temporalités « fluides » (Charrier et Clavandier, 2019a). Ces espaces favorisent l’expression de recueillements et de souvenirs dont le caractère est éphémère (rubans à message, inscriptions sur ardoise, usage de matériaux périssables) et la matérialité légère (mobiles, moulins à vent). Tout fait écho à la fragilité des corps des foetus et des mort-nés, et à la courte durée de la rencontre qui s’est initiée durant la grossesse et en salle de naissance. De ce point de vue, l’utilisation du numérique est particulièrement adaptée puisqu’elle supporte des traces matérielles sans qu’elles ne soient pour autant écrasantes. Ce recours est d’autant plus aisé qu’il est familier de la génération des personnes concernées, qui fait massivement usage des outils numériques et des réseaux sociaux.

Ainsi, certains cimetières, comme celui de l’Est à Rennes, initient des moments de recueillement à distance par l’intermédiaire de visites virtuelles et de porte-folios. Ces services sont conçus comme complémentaires aux espaces dédiés aux décès périnataux dans le cimetière et ne sauraient s’y substituer.

Figure 2

Bibliothèque de photographies. Visites virtuelles du cimetière de l’Est, Jardin blanc, Petit phare de l’Est. http://www.visitesvirtuelles.metropole.rennes.fr/cimetieresrennais/est.html

© 2015 Ville de Rennes

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Les associations d’accompagnement au deuil périnatal créent aussi des mémoriaux éphémères venant à l’appui des stèles virtuelles individuelles (Missonnier, 2015), lesquels ont pour particularité, comme pour ceux des cimetières, de permettre l’expression conjointe de mémoires individuelles et collectives. Ces dispositifs mémoriels se déclinent en affiche de gommettes mentionnant les prénoms des enfants sans vie, en accumulation de post-it chargés de messages, en lancement de ballons multicolores, en composition de bouquets ou de bougies.

Figure 3

Recueil de gommettes mentionnant le prénom d’un enfant sans vie ou un message lors de l’événement « Une fleur une vie ». https://unefleurunevie.org

© 2016 Une fleur, une vie | Réalisé par Olivier Bret

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Ils sont également matériellement éphémères, puisque c’est leur numérisation et leur diffusion en ligne qui assurent leur pérennité.

Plus avant, la conservation d’une trace publique du « décès », alors que la concession est échue ou à l’état d’abandon, ou que la sépulture en terrain commun est arrivée à son terme, est une question importante dans le cas des enfants sans vie[13]. Tous ne bénéficient pas de sépultures à proprement parler. La majorité des cimetières des grandes agglomérations dispose de bornes interactives recensant les sépultures. Si la fonction première de ces bornes est d’indiquer l’emplacement d’une tombe et le chemin à suivre pour y parvenir, on retrouve sur la plupart d’entre elles l’identification nominative des défunts « du passé » dont les restes ont été crématisés ou déposés dans un ossuaire. Dans ce cas, les informations présentes sur ces bornes sont, avec les registres administratifs des cimetières, les seules traces effectives de la présence d’un défunt qui n’a plus de sépulture. Cela concerne les enfants sans vie. Ceux qui ont bénéficié d’un enregistrement à l’état civil y figurent, quand bien même les personnes concernées n’ont pas entrepris d’organiser les obsèques. Mais cela s’étend également, dans certaines communes, à l’ensemble des foetus et mort-nés dont le corps a donné lieu à une crémation collective et dont les cendres issues de cette crémation ont été dispersées dans des espaces dédiés aux décès périnataux.

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La prise en charge et l’accompagnement des décès périnataux, en particulier au moment de l’accouchement, tendent à faire advenir une rencontre entre ceux qui sont considérés aujourd’hui comme un potentiel couple parental et un bébé. Outre ce moment particulier qui aboutit à la matérialisation de cet événement au détour de la gestion du corps et de la production de traces mémorielles au sein des maternités hospitalières, il est bien question de caractériser, du point de vue de l’institution, cette expérience comme un décès générant un deuil, tous deux qualifiés de périnatal. Ainsi, les personnes concernées sont susceptibles, voire encouragées à le faire, à se saisir de leur histoire personnelle pour réaménager leur projet d’enfantement et leur projet parental à partir de cet événement. Les outils numériques facilitent l’élaboration et l’exposition de ce vécu intime lui donnant ainsi corps. Ils permettent, en parallèle, d’édifier des communs visant un partage d’expériences, mais également une reconnaissance réciproque.

Cependant, l’usage des supports numériques ne relève pas exclusivement d’une démarche émanant des personnes concernées. Cet usage n’est pas non plus un dérivatif venant pallier une absence de considérations faisant que ces personnes seraient réduites ou cantonnées à l’espace numérique. Ce recours au numérique peut être suggéré par des administrations, dont celles des cimetières, dans une perspective de co-construction normative, ou tout simplement par nécessité en raison de la diffusion de ces nouveaux outils. L’intérêt d’étudier conjointement ces démarches et dispositifs est de constater que ces dynamiques promeuvent et adhèrent à un ensemble normatif partagé, encore en cours d’élaboration, alors qu’a priori ils ne relèvent ni des mêmes perspectives, ni ne sont fondés sur les mêmes registres.

Il s’agit bien, pour l’ensemble des acteurs et des institutions, d’identifier et de reconnaître tant l’événement, les protagonistes, que de favoriser un processus de deuil. Pour ce type de « décès » spécifiques qui n’entraînent pas la nécessité de l’organisation des obsèques, pas plus que celle de la sépulture, la matérialisation de l’événement et sa trace sont des enjeux très importants. Ici, l’usage des supports numériques procède non pas d’une entreprise de dématérialisation, mais au contraire d’une opération de rematérialisation en donnant de la densité à l’événement. Ces usages s’articulent à une recorporisation en l’absence d’une matérialité pérenne (Robin Azevedo, 2020). Tous les signes, supports, mots venant redonner « corps » et « du corps » à la réalité vécue sont mobilisés. Ici, la matérialité demeure nécessaire et les nouveaux outils numériques participent à la renforcer. Ils sont un rouage de ce système normatif au même titre que le sont, par exemple, les espaces funéraires et de recueillement dédiés aux décès périnataux qui sont apparus ces quinze dernières années dans les cimetières occidentaux (Charrier et Clavandier, 2018; Faro, 2014; Woodthorpe, 2012; Flohr Sørensen, 2011; Peelen, 2011).

Ainsi, si les nouvelles technologies numériques ont conduit à l’émergence d’immatérialités inédites dans le champ de la mort (Bourdeloie, 2018), le constat d’un total basculement paraît cependant fragile. D’autres exemples que celui des décès périnataux le confirment. L’usage de la virtopsie ou autopsie par imagerie médicale n’a pas suppléé, contrairement à ce que pouvaient défendre ses promoteurs, les pratiques d’autopsie invasives (Souffron, 2015). Dans le champ de la mort et du funéraire, le fait de penser les technologies numériques comme des supports faisant partie de systèmes normatifs plus larges, aux dimensions multiples, permet d’éviter le double écueil d’une essentialisation de leur recours comme celui d’une surestimation de leur impact.