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Prélude : déplorer la terre

Lorsque j’avais cinq ans, un étang et une zone de broussailles situés en bas de la rue de ma maison ont été comblés et nivelés pendant mon absence. Je me souviens d’être rentrée à la maison et d’avoir trouvé mon écosystème bien-aimé dépourvu de toute verdure, vidé de ses castors et de leur barrage, des ménés, des oiseaux, des lapins et des écureuils dont j’appréciais la présence réconfortante. J’étais dévastée. J’étais dévorée par le chagrin et la perte. Je ne voulais pas manger, jouer ou aller à l’école. J’avais l’impression d’avoir perdu quelque chose d’important, qui faisait intimement partie de la trame de ma vie. C’était la première fois depuis ma naissance que je prenais conscience de la fragilité de la vie – de la mienne et de celle des autres. À partir de ce moment-là, je me suis retrouvée dans un monde différent, consciente du potentiel de mort et de blessure des plantes, des animaux et des écosystèmes, consciente de l’acuité corporelle du chagrin et du deuil qui peuvent découler de la destruction et de la dégradation de l’environnement. Cette expérience fut le premier de mes nombreux moments de deuil environnemental, se traduisant par la perte des corps, des espaces et des lieux non humains : la coupe à blanc de mon lieu de randonnée préféré en Colombie-Britannique; l’assassinat par fusil de la mère ourse noire que j’avais l’habitude d’observer avec ses petits chaque matin; la construction d’un complexe résidentiel perturbant le corridor faunique d’un puma en Alberta; l’installation d’un barrage près de notre maison dans les montagnes, bloquant le frai du saumon; la destruction de terres agricoles fertiles en Ontario; la dégradation d’écosystèmes bien-aimés en raison des changements climatiques. À cela s’ajoute le chagrin que je ressens quand mes amis et les êtres qui me sont chers sont eux aussi en deuil environnemental. Ces moments où je suis passée à travers la douleur et le deuil pour des créatures et des lieux qui n’étaient pas humains provoquaient en moi d’importants sentiments de perte[2]. Bien que chaque perte ait été vécue différemment, de manière unique, elles étaient toutes traversées d’un souvenir, du sentiment fugace de cette première mort et de cette première réaction corporelle au deuil écologique liées à la disparition de l’étang et de l’étendue en friche. Ces jours de chagrin et de tristesse ayant ponctué mon enfance ont ainsi jeté les bases de mes engagements personnels et de mes réponses au deuil, lesquels ne cessent depuis d’accroître, transformés avec chaque nouvelle perte humaine ou non, avec chaque processus et travail de deuil que j’entreprends.

Introduction : le chagrin et le deuil écologique

Ces expériences de deuil écologique ne sont certainement pas singulières à mon expérience personnelle; il y a de nombreuses personnes dans le monde qui ont connu ou qui connaissent actuellement des deuils face aux changements environnementaux ou en raison de la mort d’entités non humaines. Elles comprennent alors la nécessité de faire le deuil des non-humains. Des réactions affectives, émotionnelles et corporelles à la dégradation et à la destruction de l’environnement ont également été documentées en réponse à de graves sécheresses (Albrecht et al., 2007; Berry, Bowen et Kjellstrom, 2010; Speldewinde et al., 2009; Berry et al., 2011), à l’activité industrielle et à l’exposition toxique (Downey et Van Willigen, 2005; Bevc, Marshall et Picou, 2007) ainsi qu’aux catastrophes écologiques localisées telles que les ouragans et les marées noires (Palinkas et al., 1993; Havenaar, Cwikel et Bromet, 2002; Picou et Hudson, 2010). Bien que les réactions négatives ou émotionnelles à la dégradation de l’environnement soient courantes, elles ne sont pas abordées dans les discours publics et universitaires sur le changement climatique, comme si les corps animaux, végétaux et minéraux étaient en quelque sorte considérés comme irrécupérables dans ces récits plus généraux. Judith Butler a bien exprimé cette répartition inégale des deuils :

Certaines vies méritent d’être pleurées, d’autres pas; l’attribution différentielle du droit au deuil [grievability], qui décide quels sujets doivent être pleurés et le sont effectivement, et quels sujets ne doivent pas l’être, produit et entretient des conceptions exclusives de qui est humain d’un point de vue normatif : quelle vie est jugée digne d’être vécue, quelle mort d’être pleurée?

2005, p. 17

Il y a, tragiquement, des corps qui ne comptent pas dans la sphère publique et dans les discours, car ils sont déréalisés et déconsidérés éthiquement et politiquement : les femmes, les minorités raciales, les minorités sexuelles, les peuples de différentes religions, certains groupes ethniques, les groupes économiquement et politiquement marginalisés, les peuples autochtones et les personnes vivant avec le VIH/sida, pour n’en nommer que quelques-uns. À cette liste de corps, j’ajouterais également les corps non humains : animaux, végétaux et minéraux. Ces corps déréalisés, à la fois vivants et ignorés, « [i]l est impossible d’en faire le deuil, parce qu’elles [leurs vies] sont toujours déjà perdues ou, mieux, parce qu’elles n’ont jamais “existé”; et il est nécessaire d’y mettre définitivement un terme, puisqu’elles semblent survivre, obstinément, dans cet état de mort » (Butler, 2005, p. 61).

Dès 2006, lorsque j’ai commencé à travailler dans le Nord canadien avec les communautés inuites sur les questions de changement climatique, cette répartition inégale des deuils est devenue pour moi évidente. Les Inuits du Canada sont intimement liés à leur terre natale et en dépendent, car la Terre et la banquise sont à la base de leurs moyens de subsistance, de leur culture et de leur survie. La Terre est également un être animé avec lequel les Inuits ressentent des liens relationnels (elle est très souvent associée aux personnes). En effet, mes collègues inuits du nord du Labrador, au Canada, ont décrit la Terre comme un proche, une figure maternelle et une entité spirituelle, capable de réponse et de réciprocité, à qui nous devons respect et reconnaissance (Cunsolo Willox et al., 2011, 2012).

Au cours de la dernière décennie, les changements climatiques et environnementaux induits par l’humain et la transformation rapide des conditions météorologiques (l’eau, la neige, la glace, la faune et la végétation) ont altéré les activités sociales et culturelles, les moyens de subsistance et les activités terrestres des Inuits du Nord canadien (Krupnik et Jolly, 2002; Ford, Smit et Wandel, 2006; Ford et al., 2008; Furgal, 2008; Ford et Furgal, 2009; Pearce, 2009; Prowse et Furgal, 2009; Ford et al., 2010; Cunsolo Willox et al., 2011, 2012). Même des changements subtils dans le climat peuvent avoir des répercussions importantes sur les activités quotidiennes et également provoquer de fortes réactions émotionnelles et affectives (Norgaard, 2006; Albrecht et al., 2007; Fritze et al., 2008; Albrecht, 2010; Berry, Bowen et Kjellstrom, 2010; Cunsolo Willox et al., 2011; Berry et al., 2011; Doherty et Clayton, 2011; Norgaard, 2011; Cunsolo Willox et al., 2012). Mes collègues ont souvent fait remarquer que les changements climatiques et environnementaux actuels entraînent de l’anxiété, de la peur, du stress, de l’inquiétude et de la colère, puis d’intenses sentiments de tristesse, de désorientation, de chagrin, de perte et de regret à l’égard d’une Terre en mutation rapide. Ils ont également constaté un deuil plus local pour une Terre altérée ainsi que pour les plantes et les animaux affectés (Cunsolo Willox et al., 2011, 2012).

De nombreuses personnes ont aussi indiqué qu’elles éprouvaient un sentiment de deuil anticipé pour les pertes attendues, mais pas encore survenues. Compte tenu de la rapidité des changements dans le Nord canadien et de la prise de conscience que non seulement ces changements se poursuivront, mais s’aggraveront très probablement, les Inuits avec lesquels j’ai travaillé ont indiqué imaginer les pertes futures et en ressentir déjà de la douleur[3]. Cela résonne avec la position de Derrida selon laquelle, même avant la mort, nous comprenons la possibilité d’un deuil à faire :

Nous le savons, nous le savions, nous nous souvenons, avant la mort de l’aimé, que l’être-en-moi ou l’être-en-nous se constitue depuis la possibilité du deuil. Nous ne sommes nous-mêmes que depuis ce savoir plus vieux que nous-mêmes, et c’est pourquoi je dis que nous commençons par nous en souvenir, nous arrivons à nous-mêmes par cette mémoire du deuil possible

Derrida, 1988, p. 53; souligné dans le texte

En outre, comme la communauté anticipait la continuité du changement climatique et donc l’escalade des perturbations et des pertes environnementales et non humaines, elle conservait le souvenir associé à la douleur ressentie lors des précédentes pertes et prévoyait déjà ce qu’elle ressentirait face à celles à venir. Ce souvenir anticipé de la perte est un deuil qui commence avant l’événement de rupture, qui est basé sur une compréhension de l’expérience antérieure vécue. En d’autres termes, les gens transfèrent leurs expériences et leurs réactions passées du deuil et du traumatisme sur d’autres situations, à des degrés divers selon leurs expériences actuelles, leur anticipation des changements climatiques et environnementaux et leur perception intime des pertes environnementales (Cunsolo Willox et al., 2011; Albrecht et al., 2007; Albrecht, 2010; Doherty et Clayton, 2011)[4].

Malgré ces sentiments et ces expériences intenses, le chagrin et le deuil des individus et des communautés à l’échelle mondiale face au changement climatique anthropique semblent étrangement passés sous silence dans le débat public. En effet, l’environnement et les corps non humains n’apparaissent pas régulièrement dans les reportages médiatiques, les discours politiques dominants[5], ni même dans la littérature académique sur le changement climatique, comme quelque chose de déplorable ou comme une source de deuil[6]. Or, il s’agit d’une grave lacune, car cette rhétorique ne correspond pas aux expériences vécues par les personnes dans le monde entier. Considérant la crise climatique mondiale, il est aujourd’hui de la plus haute importance de réconcilier les réactions personnelles face aux pertes liées à l’environnement et l’absence relative de considération de ce deuil dans les sphères publiques et académiques. En outre, le chagrin et le deuil ont le potentiel unique d’élargir et de transformer les espaces discursifs autour du changement climatique pour y inclure non seulement les vies qui sont en deuil, mais aussi celles dont on fait le deuil, dès lors valorisées dans leur altération, dégradation ou endommagement. Nous avons donc besoin de démarches permettant d’étendre la notion de deuil aux entités non humaines et de les reconnaître comme des sujets de deuil, en particulier dans les discours sur le changement climatique. Cet article soutient que l’une des voies possibles pour les reconstituer et les reconnaître comme tels dans l’arène du changement climatique est de considérer que ce dernier engendre un travail de deuil.

En intégrant la perte des entités non humaines ainsi que le travail de deuil dans le discours sur le changement climatique, cette proposition entend créer un espace discursif et politique pour l’expérience vécue du chagrin et du deuil liés au climat. En argumentant en faveur d’une réflexion sur le changement climatique avec et à travers le travail de deuil, cet article étend le concept de corps endeuillé au-delà de l’être humain et découvre, ce faisant, le type spécifique de travail de deuil dont il s’agit. Les implications éthiques et politiques qui peuvent émerger de la réflexion et de l’action, ainsi que les façons dont ce travail de deuil basé sur l’environnement peut investir à la fois des corps humains et non humains, seront également examinées. L’extension du travail de deuil au discours sur le changement climatique peut aider à déceler les possibilités politiques et éthiques latentes dans l’union du travail de deuil et du changement climatique, des possibilités qui peuvent se traduire dans l’action publique et conduire à des changements dans le discours en reconnaissant les entités non humaines comme des êtres vulnérables méritant notre deuil et nos actions politiques concertées. Cet article se termine par une réflexion sur une démocratie écologique à venir et sur la manière dont le travail productif de deuil peut contribuer à la mise en place d’un ordre politique et éthique plus inclusif pour les humains et les non-humains.

Toutefois, avant d’avancer que le travail de deuil peut avoir comme moteur et objet les changements climatiques et la dégradation ou la destruction des entités non humaines, il est important d’examiner ce qu’il implique et ce qu’il a à offrir sur le plan politique et éthique.

Le travail de deuil et les efforts pour surmonter la peine

Comme Freud l’a théorisé dans son étude fondamentale sur le deuil et la mélancolie, le deuil est un travail long, difficile et laborieux, qui peut ne jamais être achevé (Freud, 2007, dans Derrida, 1993; Engle, 2007)[7]. Ce travail, tout en étant corporellement incarné, est toujours et simultanément personnel, politique et éthique. C’est un processus empli de réponses émotionnelles et corporelles souvent incontrôlables, telles que le chagrin, la douleur, l’angoisse, la tristesse, la dévastation, le déni et les affects, qui jaillissent du choc de la perte de quelque chose ou de quelqu’un qui était aimé, valorisé et important (Dubose, 1997). Il s’agit d’un travail individuel, car la perte est vécue différemment par chacun, mais il s’agit également d’un travail unificateur, qui rassemble les gens à travers des expériences collectives. En effet, bien que le deuil soit vécu individuellement et en privé selon les propres réactions émotionnelles et corporelles propres à chacun, il est aussi partagé avec d’autres personnes publiquement, par le biais d’expressions collectives ou de rassemblements (les funérailles, les commémorations, les manifestations, les éloges funèbres, les nécrologies et les vigiles). De même, ce deuil peut être partagé par un groupe relativement restreint de proches en mémoire d’un individu, ou à grande échelle en réponse à un deuil partagé par un groupe d’étrangers dans un cadre global. Pensons aux épanchements publics qu’ont suscités, par exemple, Columbine, le 11 septembre 2001, Matthew Shepard et le massacre de l’École polytechnique à Montréal, ou encore aux commémorations qu’imposent certains monuments accessibles à tous, comme le Patchwork des noms pour les victimes du sida, la tombe du Soldat inconnu, les mémoriaux des guerres de Corée et du Vietnam, Ground Zero sur le site du World Trade Center, l’Autoroute des héros, le parc du Mémorial de la Paix à Hiroshima, Killing Fields au Cambodge. Ces processus complexes du deuil, tout en permettant aux personnes endeuillées de reconstruire un nouveau soi dans le sillage de la perte (Freud, 2007; Dubose, 1997), occupent leur vie pendant des périodes temporelles variées, à des degrés divers, jusqu’à interrompre leurs activités et habitudes « normales ». Ces processus, dans leur capacité unique d’être individualisants et unificateurs, font ainsi en sorte que la personne endeuillée se sente à la fois seule dans son chagrin et connectée d’une manière ou d’une autre à d’autres personnes qui sont en deuil simultanément ou qui l’ont été auparavant.

Le deuil est aussi un travail qui ne peut jamais être évité. Dès la naissance, notre existence en tant que corps humain est façonnée par nos liens avec d’autres corps (humains ou non) qui nous précèdent et que nous précédons par notre propre mort. En d’autres termes, dès la naissance, nous sommes déjà des survivants qui nous préparons à l’être (Derrida, 1997; Brault et Naas, 2001). En tant qu’« être vers la mort[8] », notre existence et notre vie sont encadrées par notre finitude même et par la nature limitée de la vie. Toute vie a un début et une fin et, en tant que tel, notre projet de vie est à la fois rendu possible et limité par l’éventualité de notre propre fin et de celles des autres vies qui nous ont précédés, qui ont existé avec nous et qui viendront après nous. Notre « être vers la mort » est une condition ontologique et constitue en soi le fondement même de notre manière d’être au monde. Vivre de manière authentique et comprendre ce que signifie être en vie, c’est faire face quotidiennement à la nature inévitable de notre propre mort pour trouver un sens et une liberté à travers la possibilité même de notre mort à venir. Le deuil – et le travail qui en découle – est donc une condition de vie inflexible et omniprésente, à laquelle nous participons sans cesse, interminablement et inconsolablement (Derrida, 1993). Le travail de deuil commence donc avant la mort, en sachant que « nous » survivrons à « d’autres » (quels que soient ces « autres »). De cette manière, il est aussi l’occasion de s’engager continuellement avec la mort, avec la perte et avec ceux qui nous ont précédés pendant que nous sommes encore en vie (Brault et Naas, 2001; Kirkby, 2006; Engle, 2007).

Si le deuil est un travail pour les vivants duquel ils ne pourront pas sortir, n’est-il jamais achevé? Bien qu’il existe différentes réponses à cette question, Freud a jeté les bases d’une croyance qui caractérise encore souvent la plupart des discours sur le deuil : un deuil sain, défend-il, finirait par s’achever. Dans ses travaux, Freud a proposé un cadre psychanalytique du deuil (quoique changeant), selon lequel un deuil réussi consiste à être capable de remplacer un objet de perte par un autre. Autrement dit, l’attachement que l’on ressentait pour un ancien objet d’amour serait remplacé par un nouvel attachement, ce qui impliquerait une interchangeabilité des objets d’attachement et la capacité d’apaiser le deuil en « remplaçant » ce qui a été pleuré par quelque chose ou quelqu’un de nouveau (Freud, 2007, dans Butler, 2005).

Ce point de vue a toutefois changé dans ses travaux ultérieurs, où il suggère une incorporation de la perte et une acceptation que ce qui a été perdu ne peut pas être échangé. Plus encore, la perte est intériorisée par la prise de conscience de la non-substitution, ce qui conduit à un processus de deuil et de catharsis jusqu’à ce que le deuil soit terminé et que l’ego se libère du travail de deuil (Freud, 2007). Malgré cette croyance en la capacité du deuil à s’achever, Freud reconnaît qu’il y a des moments où le deuil est sans fin. Ainsi, un deuil qui ne s’achève pas ou ne peut s’achever devient une forme pathologique qu’il nomme mélancolie. Il s’agit d’un état de dépendance vis-à-vis de la perte et de l’absence dans lequel on se retrouve bloqué, incapable d’agir ou d’aller de l’avant, choisissant plutôt de rester attaché à l’objet de la perte et aux émotions qui y sont associées, car on les apprécie (Freud, 2007). Contrairement au deuil, la mélancolie peut perdurer de manière malsaine ou narcissique, rendant l’individu qui en fait l’expérience dépendant de la douleur et de la souffrance (Kristeva, 1989; Freud, 2007)[9]. Alors que le deuil était considéré comme une réponse appropriée à la perte pour la tradition psychanalytique issue de Freud, la mélancolie, elle, devait être évitée. Dans cette perspective, le deuil est réussi si la personne endeuillée ne ressent plus de douleur, ne se retire plus de ses activités habituelles et trouve quelque chose de « nouveau » pour remplacer ce qui a été « perdu », tout en évitant le penchant mélancolique.

En envisageant la fin du deuil, la perspective freudienne néglige de puissantes et fécondes possibilités de changement et de transformation qui peuvent en émerger. C’est ce que les travaux de Butler et de Derrida nous montrent, en étant, dans une certaine mesure, en désaccord avec cette conception freudienne. Ils nous aident en effet à dépasser le cadre psychanalytique de l’intériorisation complète et du remplacement ou de la substitution de l’objet d’amour pour adopter une perspective plus active du deuil et du travail qui y est associé. Pour Butler, un deuil « réussi » ne vient pas de la substituabilité totale ou de l’oubli de ce qui a été perdu; le deuil est au contraire une question de transformation :

Pour faire son deuil, il semble plutôt qu’il faille accepter d’être soi-même changé par la perte subie, et de l’être peut-être à jamais. On ne pourrait ainsi faire son deuil qu’en consentant à connaître une transformation (peut-être devrait-on dire à se soumettre à une transformation) dont on ne peut entièrement anticiper le résultat. Il y a la perte, que l’on connaît, mais aussi la transformation qui s’ensuit, que l’on ne peut ni planifier ni prévoir

2005, p. 47

Dans le deuil, nous ne perdons pas seulement quelque chose que nous aimions, nous perdons aussi notre ancien moi, la façon dont nous étions avant la perte. Nous changeons intimement – intérieurement et extérieurement – d’une manière que nous ne pouvons ni prévoir ni contrôler, ce qui peut être désorientant, surprenant et complètement imprévu. Grâce à ce deuil-en-tant-que-transformation, nous sommes ouverts aux autres : humains, animaux, végétaux et minéraux. Et, selon le potentiel de perte et du deuil conséquent, nous sommes exposés et vulnérables devant ces entités. Dans cette compréhension du deuil, nous sommes aussi continuellement saisis par des réponses inattendues à la perte, auxquelles nous ne pouvons guère nous préparer, et qui s’aggravent au fil des expériences continues de perte et de deuil. Ces réactions à la perte d’êtres humains et autres qu’humains peuvent nous changer d’une manière que nous n’aurions pas pu imaginer auparavant. Elles peuvent nous permettre de nous ouvrir davantage aux autres entités, à nos liens transcorporels avec tous les corps, toutes les espèces et toutes les formes de vie, ou, à l’inverse, nous fermer, nous désensibiliser à la souffrance et à la destruction des autres corps : un état que le travail de deuil peut remettre en question, voire perturber.

Dans une perspective derridienne, un deuil « réussi » ne consiste pas à intérioriser ou à remplacer l’autre, mais plutôt à reconnaître que tout ce que nous pouvons donner au deuil et à ce qui a été perdu puise dans notre propre vie et dans nos propres engagements au sein de la vie (Brault et Naas, 2001). Pour Derrida (1993), ce travail consiste à faire face à la responsabilité posée par la mort et sa mise en lumière de la vulnérabilité, et à y répondre par nos choix, nos actions et nos cadres éthiques et politiques. Le deuil est donc à la fois une nécessité de la vie et un appel à la responsabilité de s’engager envers ce qui a été perdu (Derrida, 1993; Kirkby, 2006), et comporte une exigence de réponse à travers nos propres vies et engagements (Naas, 2003). Il est un travail auquel nous devons toujours participer et que nous devons toujours partager avec les autres : un travail qui ne s’achève pas tant que notre propre corps est encore en vie.

Nous pouvons également pleurer ceux que nous ne connaissons pas, ceux que nous ne connaîtrons jamais : les corps perdus dans les guerres et les actes de terreur (récemment le 11 septembre 2001, l’Afghanistan, l’Irak), les catastrophes naturelles (l’ouragan Katrina en 2005, le tsunami de 2004, les tremblements de terre de 2010 en Haïti et de 2011 au Japon) et les tragédies humanitaires (la sécheresse actuelle en Somalie, les décès dus à la pauvreté et à la maladie). Ces réactions de deuil peuvent surgir à la suite d’une exposition directe à l’événement en cours, ou elles peuvent être médiatisées par des extraits de l’actualité diffusée, des récits d’autres personnes, des photographies, des oeuvres d’art, des textes, des vidéos ou par les réseaux socionumériques (Reser et Swim, 2011). Quelle que soit la manière dont nous vivons la perte et réagissons au deuil, nous sommes caractérisés en partie par la perte continuelle des vies et des corps, humains et non humains, qui nous entourent en raison d’événements qui sont à la fois sous et hors de notre contrôle.

Nous sommes également caractérisés par les personnes et les choses que nous pleurons, et de façon tout aussi importante, par les personnes et les choses que nous ne pleurons pas. Comme l’a expliqué Butler,

[s]i l’humain me sert de modèle pour me comprendre moi-même, et si les formes de deuil public qui sont à ma disposition manifestent les normes de ce qui constitue pour moi l’« humain », il semble bien que je sois constitué autant par ceux dont je pleure effectivement la mort que par ceux dont je désavoue la mort ‒ morts sans nom et sans visage qui tissent la toile de fond mélancolique de mon monde social

2005, p. 75

Dans de nombreux cas, il y a des morts et des corps qui passent ou sont passés inaperçus ou qui n’ont pas été pleurés par nous-mêmes et par les autres, ou qui ne semblent pas être pris en compte par les discours ou par les politiques de deuil : le corps du sida, le corps homosexuel, le corps autochtone, le corps pauvre, le corps féminin, le corps racialisé et les corps des conflits religieux ou ethniques. Même si nous n’en portons pas explicitement le deuil, nous sommes façonnés par cette myriade de pertes et, consciemment ou inconsciemment, nous en subissons les conséquences. Même si ces corps ont été historiquement niés ou peuvent encore l’être, grâce à un effort politique concerté face au deuil et à la vulnérabilité partagée, ils ont fini par être reconnus comme des corps qui comptent (bien qu’il s’agisse encore d’un travail en cours dans de nombreux cas).

Il existe aussi des corps non humains qui ne sont pas reconnus. Pourtant, nous pleurons les entités environnementales et la dégradation ou destruction de l’environnement : celle des forêts due aux coupes à blanc et des terres agricoles, la dévastation des paysages par le nivellement des sommets de montagnes pour l’exploitation minière à ciel ouvert, la cicatrisation des terres pour les projets de sables bitumineux, la pollution des rivières et des lacs, la fonte des calottes glaciaires, la perte permanente de biodiversité due à l’extinction provoquée par l’homme et les changements dans les terres du monde entier en raison des transformations et de la variabilité climatiques. Nous pleurons la mort d’autres créatures : baleines échouées, oiseaux pris dans des nappes de pétrole, poissons disparaissant massivement, animaux heurtés par des véhicules, pour n’en citer que quelques-unes. Ces entités environnementales et non humaines sont des morts désavouées qui échappent souvent à la littérature sur le deuil et à nos propres conceptualisations des corps à pleurer.

Étendre le deuil au-delà de l’humain

Malgré ces expériences de deuil émanant de l’environnement, il y a un manque profond d’entités et de corps non humains dans nos discours sur le deuil. En effet, ni Freud, ni Derrida, ni Butler n’incluent le non-humain dans leurs discussions sur le deuil (bien qu’ils ne l’excluent pas spécifiquement non plus). Et alors que je trouve beaucoup de leviers dans leurs travaux pour étendre la discussion au non-humain, cette exclusion même, ici comme dans les discours dominants sur le deuil, sert à déréaliser davantage nos proches animaux, végétaux et minéraux de la même manière que d’autres vies humaines ont été déréalisées. Dans cette notion anthropocentrique limitative du deuil, c’est toujours l’humain qui est sujet de considération éthique et politique, et c’est la perte humaine qui est principalement mise en avant (même s’il y a encore des corps et des pertes humaines qui ne semblent pas avoir d’importance dans les débats politiques ou publics). Tout simplement, le chagrin et le deuil pour la perte de l’environnement ou d’entités non humaines ne bénéficient pas d’un travail discursif sérieux ou généralisé à l’heure actuelle.

Malgré l’orientation anthropogénique du deuil dans les discours actuels, nous pouvons, et nous devons, ouvrir cette discussion sur le deuil au non-humain, et l’utiliser comme une ressource pour reconnaître les non-humains comme des compagnons, des entités vulnérables et des sujets de deuil, susceptibles de se dégrader, d’être détruits et de souffrir[10]. Nous pouvons approfondir notre réflexion et notre engagement en nous inspirant d’autres exemples où des corps auparavant ignorés ont été reconstitués en tant que sujets endeuillés par le biais d’une action collective et d’un effort concerté. Nommons à titre d’illustration la mobilisation politique de conscientisation qui a permis de reconnaître les corps du sida comme objet de deuil. Bien que les premiers rapports médicaux sur le sida soient apparus en Amérique du Nord en 1981, pendant de nombreuses années, les corps atteints du sida ont été marginalisés dans le discours public et, à bien des égards, les personnes vivant avec le sida et leurs proches ont été exclus de la représentation publique du deuil (Butler, 1993)[11]. La reconstitution du corps du sida comme objet de deuil a exigé un militantisme et une recodification théorique, politique et culturelle importante; ainsi d’innombrables individus se sont unis pour tenter de redéfinir le corps du sida comme un objet de deuil qu’il est impératif de pleurer publiquement et ouvertement. Ce processus n’aurait pas abouti sans la création délibérée d’un espace social consacré à ces deuils : témoignages publics et éloges funèbres, funérailles, mémoriaux publics, création du Patchwork des Noms, publication de la célèbre photo du militant de la lutte contre le sida David Kirby à la fin de sa vie (photographiée par Therese Frare[12]), productions théâtrales, pièces, et même films hollywoodiens, ont tous contribué à reconstituer le corps du sida en tant que corps humain dans un discours social plus large (Butler, 1993). Vulnérable comme le nôtre, ce corps du sida, dont la souffrance et la destruction sont tragiques, est susceptible d’être une source légitime de deuil. En d’autres termes, grâce à un activisme et à un recadrage théorique, politique, social et culturel concertés, et par le biais de manifestations publiques et de témoignages de deuil, des corps auparavant marginalisés et impossibles à pleurer sont devenus pleurables dans les discours sociaux, politiques et éthiques. Dans ce mouvement, le deuil et le travail de deuil sont devenus des facteurs déterminants et une stratégie politique puissante pour briser la marginalisation et reconstituer le corps du sida comme quelque chose de digne et approprié dans le discours public.

Bien que je m’empresse d’ajouter que, par cet exemple, je n’ai aucunement l’intention de comparer la mort des personnes décédées du sida ou le deuil de leur proche avec la mort de non-humains due au changement climatique, ni d’ignorer ou d’associer les politiques de sexe, de race, de genre et de marginalisation au sein du mouvement et de la littérature sur le sida avec la politique du changement climatique, il existe néanmoins des similitudes entre les actions et la pensée qui ont poussé à la reconnaissance des corps du sida comme étant vulnérables et pouvant être pleurés et la tentative d’étendre cette même reconnaissance aux non-humains par le biais du travail de deuil.

Les implications éthiques et politiques du deuil

Le deuil n’est jamais complètement théorique. Il est réel; c’est un travail et il nous lie aux autres (Butler, 2005; Engle, 2007). Il est toujours déjà une condition de la corporalité, et ce n’est pas quelque chose dont nous pouvons nous échapper. Sur le plan affectif, il est contagieux, facilement partageable, et expose la primauté des liens corporels. De plus, il nous interpelle tous à travers les relations que nous partageons avec d’autres corps. Qu’arriverait-il si l’on attendait de nous de ne pas faire notre deuil? Que ferions-nous si l’on nous demandait de mettre publiquement de côté ou entre parenthèses notre deuil de quelque chose, de quelqu’un ou d’un lieu, comme l’on nous demande de le faire face aux conséquences du changement climatique? Qu’allons-nous faire lorsque ce qui pourrait être pleuré est dépouillé de sa capacité à compter comme un corps à pleurer dans le discours public, puisque c’est ainsi que les entités non humaines sont considérées? Si nous nous attardons au potentiel éthique et politique de transformation discursive que démontrent l’exemple du mouvement de lutte contre le sida ainsi que les travaux de Derrida et de Butler, alors il est possible de tourner l’éthique et la politique du deuil vers les discours sur le changement climatique. En effet, si le deuil expose nos liens avec les autres – humains, animaux, végétaux ou minéraux – et offre la possibilité de se connecter à nous-mêmes et à autrui à travers la perte et la vulnérabilité partagées, il dégage également des perspectives éthiques (par la reconnaissance de la vulnérabilité partagée) et politiques (par le passage de cette reconnaissance à l’action) afin de décloisonner les espaces discursifs pour y inclure les corps qui ne sont pas pleurés dans le discours dominant et pour encourager l’action individuelle et collective vers la reconnaissance et la responsabilité en matière d’environnement.

En plus d’être une condition nécessaire à la vie et aux relations, le deuil, selon Derrida et Butler, est également une force éthique et politique puissante. Pour Derrida, « [p]as de politique […] sans organisation de l’espace et du temps de deuil » (1996, p. 112), sans la reconnaissance de nos responsabilités éthiques et politiques envers autrui à travers la reconnaissance de notre fragilité et vulnérabilité. Pour Butler, le processus de deuil « induit en nous le sens d’une communauté politique d’un genre complexe, et [il] le fait avant tout en mettant en évidence les attaches relationnelles qui déterminent la façon dont nous pouvons penser notre dépendance fondamentale et notre responsabilité éthique » (2005, p. 49). Cette capacité du deuil à créer du « nous » (Butler, 2005) grâce à l’expérience partagée du chagrin et de la souffrance met en avant nos liens relationnels avec les autres – que nous les connaissions ou non – et réalise un potentiel de résilience individuelle et collective à la perte. Le deuil, ainsi que le travail et les tâches qui y sont liés, est à la base des mécanismes permettant de reconnaître la vulnérabilité des autres à travers notre propre fragilité. Le changement climatique et son impact indiquent que nous partageons tous, à des degrés divers et de différentes manières sur cette planète, cette même fragilité. Les implications éthiques du deuil sont là, dans la façon dont il nous fait prendre conscience viscéralement et émotionnellement de la fragilité de ceux que nous avons perdus ou que nous pourrions perdre. Ce faisant, cette prise de conscience déplace à l’avant-plan de notre existence notre propre vulnérabilité en tant qu’« être-vers-la-mort ». Cette compréhension de la vulnérabilité – la nôtre et celle d’autrui – nous permet de reconnaître les autres – humains et non-humains – comme des sujets vulnérables, capables de souffrance et de destruction, de chagrin et de deuil. Dans cette optique, le deuil et la douleur sont susceptibles de transcender les cultures, les langues, les frontières entre les espèces et les différences, et d’établir une connexion avec les autres en reconnaissant la douleur et la vulnérabilité partagées. La reconnaissance du deuil des autres espèces devient alors un acte éthique du travail de deuil dans le contexte du changement climatique. Ainsi, sur le plan éthique, le deuil est une source de compréhension des responsabilités que nous partageons les uns envers les autres et il restitue aux autres humains et non-humains la qualité d’être sujets de deuil.

Sur le plan politique, le travail de deuil s’appuie sur cette expérience viscérale et phénoménologique du deuil et nous incite à repousser les limites de la reconnaissance des « corps endeuillés » ou des « entités endeuillées ». Ce faisant, le deuil peut être un catalyseur pour l’action politique parmi, à travers et entre les espèces. En travaillant ensemble et par le biais de cette reconnaissance, une compréhension éthico-politique du deuil peut exposer l’injustice inhérente aux décès passés sous silence (Spargo, 2004), puis contrer la déréalisation des non-humains et de ceux qui les pleurent dans les discours dominants sur le changement climatique. Si le deuil est politiquement et éthiquement productif, alors,

[n]’a-t-on rien à gagner à pleurer une perte, à demeurer au sein de cette douleur, à rester exposé à son caractère insupportable, sans vouloir lui trouver une échappatoire dans la violence? N’a-t-on rien à gagner en matière politique à donner à cette douleur toute sa place dans le cadre des relations internationales? Conserver le sentiment de la perte nous voue-t-il à la passivité et à l’impuissance, comme certains semblent le craindre? Ce sentiment ne nous renvoie-t-il pas plutôt au sens de la vulnérabilité humaine, à la responsabilité que nous avons collectivement envers toute vie humaine ?

Butler, 2005, p. 56-57

La capacité du deuil à revenir à la vulnérabilité et à la responsabilité collective par la reconnaissance de l’autre est l’essence même de son pouvoir. Si le chagrin et le deuil peuvent en effet être insupportables, exposer notre vulnérabilité et nous donner parfois le sentiment d’être impuissants, leur travail peut également avoir du sens « dans le lent processus au cours duquel nous en venons à nous identifier à la souffrance elle-même » (Butler, 2005, p. 57). De ce point de vue, le chagrin et le deuil, par la reconnaissance des autres comme êtres vulnérables et par la compréhension d’une souffrance partagée, ont la capacité de mobiliser, de galvaniser et de provoquer une action consciente, et non de la privatiser, de la réduire au silence et à la soumission (Engle, 2007). Par le deuil, donc, lorsque nous rencontrons la souffrance et la vulnérabilité des autres, nous en venons à reconnaître ces derniers comme des êtres vulnérables, en deuil, méritant pleinement le travail et les efforts du deuil.

Penser le changement climatique comme un travail de deuil

Compte tenu de la discussion ci-dessus, il est clair qu’il y a des implications éthiques et politiques à penser le changement climatique comme travail de deuil. Ces implications ont le potentiel d’étendre le deuil aux entités non humaines, et de reconnaître leur vulnérabilité comme quelque chose que nous partageons aussi. Elles exigent également une action individuelle et collective, éthique et politique. Si nous revenons aux mobilisations qui ont utilisé le travail de deuil pour reconstituer et reconnaître d’autres personnes comme des sujets de deuil, comme le corps du sida discuté précédemment, il y a certains mécanismes pertinents et leçons à tirer pour le changement climatique.

Premièrement, nous devons reconnaître la vulnérabilité des êtres humains et des entités non humaines face aux changements climatiques et aux altérations environnementales qui en découlent. Le travail de deuil expose notre vulnérabilité individuelle et collective non seulement par rapport aux autres humains qui subissent actuellement le fardeau des changements climatiques mondiaux, mais aussi par rapport aux corps et aux processus non humains qui se transforment en raison desdits changements. Cette vulnérabilité partagée qui résulte de la compréhension du changement climatique en tant que travail de deuil peut aller au-delà de l’humain afin d’être plus inclusive. Cette vulnérabilité mutuelle peut également être un mécanisme puissant pour exhorter le public à participer à des événements liés au deuil écologique (voir ci-dessous) et, par la suite, pour renforcer l’adaptation et la résilience du vivant grâce au deuil collectif et à l’action de groupe. En outre, cette vulnérabilité partagée peut elle-même catalyser une résilience collective, car les gens ont la possibilité de communiquer à autrui leur chagrin, de trouver du réconfort dans les communautés formées en réponse au deuil climatique et de se rassembler pour apporter des changements à la fois pour les humains et pour les non-humains.

Deuxièmement, le deuil environnemental doit s’exprimer haut et fort dans des contextes privés et publics. Malgré l’absence de la notion de deuil dans les discours sur le changement climatique et le fait que les corps non humains soient implicitement considérés comme des sujets ne pouvant faire l’objet d’un deuil, il est impératif de mettre en lumière et en commun ces expériences de deuil. En effet, le deuil public peut être un dispositif important de mobilisation politique, de lutte contre les discours dominants sur la déréalisation des corps non humains et de partage du chagrin causé par les changements climatiques et environnementaux. Par exemple, lors des négociations sur le changement climatique de la Conférence des Parties (COP15) à Copenhague en 2009, la délégation de l’archipel de Tuvalu a publiquement fait part de son chagrin, de sa tristesse et de sa détresse face à la destruction de ses côtes et à la disparition rapide de certaines parties de ses îles en raison de la montée des eaux. Ian Fry, l’un des principaux négociateurs pour Tuvalu, a pleuré pendant son discours public et cette effusion émotionnelle dans un contexte essentiellement scientifique et politique a perturbé momentanément les conversations et provoqué un malaise au sein de la délégation (voir Farbotko et McGregor, 2010 pour une analyse de l’impact de cet événement sur le processus de négociation). Malgré cet événement, à ce jour, les émotions liées au deuil et à la perte en réponse au changement climatique restent presque totalement inexplorées dans les études sur le changement climatique (Farbotko et McGregor, 2010; Cunsolo Willox et al., 2011; Norgaard, 2011).

Comme Ian Fry et la délégation de Tuvalu l’ont fait à Copenhague en 2009, et comme de nombreux peuples autochtones, artistes, photographes et écrivains continuent de le faire à travers leurs histoires et leurs médias visuels, ce deuil des corps et des processus non humains – en particulier le deuil vécu à travers les changements climatiques et environnementaux – doit être largement partagé pour contrer la violence de la déréalisation, pour repeupler le discours sur le changement climatique avec les voix et les expériences du deuil basées sur l’environnement et pour constituer socialement les non-humains comme étant pleurables. Alors que ce deuil lié au climat éclate dans le monde entier dans le vécu des personnes vivant en première ligne du changement climatique – les habitants de la région circumpolaire, ceux des petits États insulaires et les agriculteurs australiens, pour n’en citer que quelques-uns (Albrecht et al., 2007; Speldewinde et al., 2009; Berry, Bowen et Kjellstrom, 2010; Farbotko et McGregor, 2010; Cunsolo Willox et al., 2011; Berry et al., 2011; Cunsolo Willox et al., 2012) –, il s’agit pourtant d’un travail de deuil pour tous. Nous devons continuer à dire les noms des non-humains qui ont été perdus ou qui sont sur le point de disparaître, puis à les honorer. Nous devons continuer à prononcer les noms des espèces disparues (ou proches de l’être) lors d’événements publics, dans les salles de classe et en privé. Nous devons continuer à créer des oeuvres d’art, de la littérature et des écrits qui exaltent ces pertes et ces deuils relatifs à l’environnement. Un exemple intéressant est la création du Mass Extinction Monitoring Observatory (MEMO), en cours d’édification au Royaume-Uni sur l’île de Portland, qui accueillera des sculptures de toutes les plantes et de tous les animaux qui se sont éteints à l’époque moderne. Le MEMO est également destiné à célébrer la biodiversité et l’importance de toutes les créatures sur cette planète. Chaque année, le 22 mai, à l’occasion de la Journée internationale de la biodiversité, une cloche sonnera le glas de toutes les plantes et de tous les animaux disparus.

Troisièmement, d’autres doivent être témoins de ce deuil et doivent le partager, qu’ils aient ou non fait l’expérience d’un deuil environnemental dû au changement climatique. Cet engagement leur permettrait de répondre à la responsabilité commune de ce deuil dans un processus global et de le comprendre comme personnel, politique et éthique. Le témoignage qu’ils auraient tous à soutenir illustrerait les injustices perpétuées par les actions humaines envers le monde autre qu’humain et celles vécues par ceux qui en portent actuellement le fardeau. Nous devons continuer à faire connaître ce deuil écologique et à fournir des lieux où les gens peuvent se rendre et faire leur deuil collectif (comme le MEMO).

Quatrièmement, le fait de problématiser le changement climatique de cette manière peut alimenter la littérature et le discours, car les émotions sont des aspects significatifs et puissants pour la compréhension du deuil et pour la reconnaissance publique des impacts substantiels du changement climatique sur ceux qui en pleurent les effets. Le deuil offre également un récit supplémentaire et solide à ceux qui mettent en évidence les problèmes du changement climatique pour l’humanité comme à ceux qui se concentrent sur l’adaptation à la crise et la résilience de tous (Randall, 2009). Ce faisant, d’autres possibilités peuvent émerger pour renforcer la résilience et les capacités d’adaptation du vivant grâce à un deuil productif et partagé ainsi que par des actes publics de deuil.

Enfin, bien que le deuil puisse conduire à des sentiments tels que la colère, la rage ou la haine, s’il est vécu avec l’intention de pleurer, de respecter ce qui a été perdu et de guérir, il a la capacité d’être une émotion psychologiquement plus saine pour inciter à l’action politique, plutôt qu’une action fondée sur la rage ou la haine. Comme l’a écrit Butler : « Et si, pour certains, le deuil ne trouve d’issue que dans la violence, il semble clair que celle-ci ne peut qu’entraîner d’autres pertes et que l’incapacité à tenir compte des exigences de la vie précaire ne peut que conduire, encore et toujours, aux larmes amères d’une rage politique sans fin » (2005, p. 21-22). Traverser le processus du deuil et le partager peuvent aider à la résilience psychologique face aux changements (Randall, 2009; Cunsolo Willox et al., 2011). Cela peut également fournir un sens de communauté politique et éthique en réponse à la violence ou à la rage qu’engendrent ces changements anthropiques (Butler, 2005), tout en admettant leur rôle pour s’ériger contre l’injustice de la mort d’autres espèces et créatures. Le deuil, ici, s’efforce de dépasser la violence et la haine pour tendre vers un espace commun qui repose sur la vulnérabilité intrinsèque à tous.

Ces exemples ne sont ni limitatifs ni exhaustifs, mais servent plutôt de point de départ pour examiner les possibilités d’unifier et d’engager de manière cohérente les questions liées au changement climatique, et ce, au moyen d’un deuil mondialement partagé pour ce qui a été, est actuellement et sera perdu dans les mondes autres qu’humains. En conceptualisant et en pensant le changement climatique comme un travail de deuil, un espace s’ouvre pour exprimer, partager et discuter le chagrin et la perte subie. Cet espace rend public ce qui a été précédemment repoussé dans les marges de la sphère privée et met l’accent sur les liens intimes et transcorporels au-delà des espèces, des frontières et des échelles spatiotemporelles.

Cette saisie du changement climatique en tant que générateur d’un travail de deuil, et la réflexion qu’elle sous-tend, exposent également les faiblesses de nos constructions théoriques et de nos paradigmes discursifs, car les expériences des personnes vivant avec et à travers le deuil environnemental, basé sur le lieu et la perte de la Terre et des entités non humaines, ont aujourd’hui dépassé ce qui a été conceptualisé jusqu’à maintenant dans le travail théorique sur le deuil. En outre, le problème ne concerne pas seulement notre conception de la nature ou les notions socialement construites de ce qui constitue un deuil ou une peine, il concerne aussi notre conception de ceux qui pleurent l’irréparable tels que les populations autochtones, les agriculteurs ou ceux qui dépendent étroitement de l’environnement. Si le deuil des entités non humaines n’a pas reçu beaucoup d’attention de la part du public, c’est peut-être parce que les personnes les plus susceptibles d’y prendre part sont elles-mêmes des corps qui n’ont généralement pas d’importance dans les politiques et les discours. Autrement dit, les personnes les plus susceptibles de pleurer la perte de la Terre et la dégradation climatique et environnementale sont précisément celles qui sont le plus souvent marginalisées. Cette marginalisation signifie que les vulnérabilités de ces groupes face aux changements climatiques et environnementaux, et les réactions émotionnelles qui en résultent, telles que la perte et le deuil, sont souvent ignorées ou absentes du discours public général[13]. Le travail de deuil met en évidence la vulnérabilité à la perte et au changement vécue par d’autres personnes, une vulnérabilité que nous partageons tous en tant que corps vivants habitant une même planète abîmée. En faisant connaître ce deuil lié aux entités non humaines, nous visibilisons dans les discours dominants le deuil écologique et la vulnérabilité aux changements climatiques et environnementaux, et nous contribuons à la réhabilitation des non-humains et de ceux qui les pleurent en tant que corps qui comptent et qui sont pris en compte dans le travail de deuil.

D’un point de vue plus pragmatique, le deuil peut être l’un des mécanismes qui aident à trouver un terrain d’entente entre des personnes de pays, cultures et climats différents afin qu’elles puissent s’unir, partager leurs expériences et renforcer de manière créative leur résilience. En effet, les travaux ultérieurs bénéficieront de l’inclusion, dans la recherche et l’actualité, d’histoires et de rapports sur le deuil et le chagrin écologiques par des populations dont les régions sont les plus impactées par les changements climatiques (régions polaires, États insulaires de faible altitude et écosystèmes fragiles sur le plan écologique), ainsi que par d’autres personnes dont le chagrin et le deuil sont une réponse à des images et à des textes publiés dans les médias (voir Reser et Swim, 2011). En outre, les recherches qui examinent les modèles culturels ou les réponses à la culpabilité ainsi que l’analyse de la manière dont les traumatismes antérieurs (écologiques ou autres) ont été vécus, puis comparés, contrastés et mis en résonance avec le chagrin causé par le changement climatique, constituent un autre angle important pour la poursuite de l’étude. Enfin, il existe un potentiel pour des recherches fructueuses et fécondes dans le contexte des changements climatiques à l’intersection du deuil et de la culpabilité. Souvent, nous pleurons ce que nous ne contrôlons pas et ce à quoi nous ne participons pas. Or, dans le contexte des changements anthropiques, ce qui est observé dans le monde entier comme conséquences pour les humains et les non-humains est directement lié aux actions humaines. Donc, bien que nous les pleurions, nous demeurons responsables de nos actions, impliqués dans leur perte. Cette tension entre le deuil de ce qui a été perdu ou de ce qui est en train de changer et la culpabilité engendrée par nos propres actions ayant conduit à ces changements est importante : elle doit faire l’objet d’une recherche et d’une réflexion plus approfondies[14].

Réflexions finales : une démocratie écologique à venir

Le changement climatique représente la plus grande menace écologique mondiale d’origine humaine connue à ce jour, mais la recherche, l’éthique, la politique et l’action à cet égard sont encore très fragmentées. Nous sommes tous vulnérables aux changements climatiques et nous sommes tous vulnérables face aux pertes consécutives. Penser le changement climatique comme un travail de deuil permet de tirer des leçons de la mort, ou de la mort potentielle, de corps autres que le nôtre et au-delà de notre espèce afin de nous unir dans une action et une réponse globales. Le deuil, comme travail, nous concerne tous. Les causes et les impacts du changement climatique sont également une tâche pour nous tous, en tant que citoyens de cette planète et responsables des changements qui se répercutent sur nos compagnons à plumes, à fourrure et à écailles, sur les insectes, microbes et phloèmes.

Comme je l’ai défendu, le deuil – et il en est de même pour le travail qui lui est associé – est l’une des capacités les plus fondamentales de l’être humain et peut nous donner les moyens d’aller toujours plus loin dans le présent sensoriel avec les humains et les non-humains. Tel que l’écrit Nass, le travail de deuil « opens up the possibility of a social or political space to accommodate all others (ouvre un espace où il devient possible de faire place aux revendications sociales ou politiques d’autrui) » (2008, p. 170). Penser le changement climatique comme un travail de deuil signifie que nous sommes éthiquement et politiquement impliqués non seulement dans ce qui arrive à nos proches animaux, végétaux et minéraux, mais aussi dans le choix d’y répondre. Plutôt que de le subsumer sous un concept abstrait, de le réduire au silence dans les récits de deuil publics et dans les ouvrages didactiques sur le deuil ou de le renvoyer à une expérience vécue dont on fait le deuil en privé, voire dont on ne fait pas du tout le deuil, ce travail ouvre donc la possibilité de faire autrement le deuil de chaque « corps » et de le faire publiquement. Ce travail de deuil écologique, et les résultats éthiques qui en découlent, nous offrent à tous quelque chose à apprendre de la nouvelle réalité mondiale du changement climatique. La manière dont nous répondons peut être différente, et nos réponses peuvent ne pas toujours être à la hauteur de la tâche, mais le travail de deuil « is hope, the hope for unimaginably better futures for unknown and unknowable recipients in a space left to them (un espoir, l’espoir que s’ouvre l’espace où se réalisera un avenir meilleur que ce que l’on pourrait imaginer, qu’il nous soit ou non possible de connaître ceux qui l’occuperont) » (Houle, 2007, p. 163). Dans ce travail de deuil écologique aussi bien individuel que collectif, et dans les possibilités de transformation de nos paysages politiques et éthiques qu’induit le changement climatique, nous pouvons, comme l’a écrit Houle,

glimpse a unique constellation of human withness, of immanent multiplicity: what is always everywhere asking for hospitality just where we are not yet ready for it. There was, or perhaps there is calling here. A calling for a unique form of response: what might come forth in the wake of attending to these sorts of deaths? Perhaps the featureless, nameless Face of the democracy to come

2007, p. 164[15]

Peut-être est-ce le visage sans traits et sans nom d’une démocratie écologique à venir, incluant les corps et les écosystèmes animaux, végétaux et minéraux dans le travail de deuil, qui promet un nouvel avenir pour contrecarrer la destruction et la dégradation de nos proches non humains? À travers le deuil, une démocratie écologique à venir a le potentiel de créer un ordre politique plus inclusif, un ordre démocratique qui étend les droits et la reconnaissance au-delà de l’humain, un ordre dans lequel la prise de décision démocratique intègre également les entités non humaines comme des êtres vulnérables, exigeant et méritant des droits, du chagrin et du deuil. Je trouve de l’espoir dans les expressions publiques du deuil des non-humains qui affleurent déjà, une indication de cette démocratie écologique à venir.

Nous devons parler de cette peine, car, comme l’explique Derrida, dans le deuil, « [p]arler est impossible, mais se taire le serait aussi, ou s’absenter ou refuser de partager sa tristesse » (cité dans Miller et al., 1985, p. 14). Le deuil consiste donc à partager sa tristesse et à témoigner, par sa propre vie et son propre corps, des vies disparues. J’ai moi-même pris la parole et témoigné pour des êtres humains qui m’étaient chers. J’ai partagé publiquement mon chagrin. J’ai fait mon deuil publiquement. J’ai écrit, parlé, exprimé mon chagrin et participé au travail de deuil pour des intimes. Mais jusqu’à présent, je n’ai pas effectué publiquement ce travail pour les non-humains, pour la perte d’écosystèmes bien-aimés et la destruction d’animaux, de plantes et de minéraux, pour le chagrin et le deuil affectif que je ressens lorsque je suis confrontée au deuil environnemental de mes amis et de mes collègues. D’une certaine manière, cet article est peut-être aussi l’expression du chagrin, de la douleur et du deuil que j’éprouve face à la perte et à la déréalisation des non-humains, un éloge funèbre et environnemental face à la destruction et à la violence perpétrées sur les corps non humains, pour le chagrin anticipé dont je fais l’expérience face aux changements à venir et pour la tristesse empathique que je ressens devant la douleur de mes amis et collègues causée par les changements climatiques et environnementaux. Cet article n’est donc qu’un petit pas vers mon travail de deuil environnemental, vers mon propre travail de deuil écologique.

La reproblématisation du changement climatique en tant que travail de deuil signifie que nous pouvons partager nos pertes et les considérer comme des occasions de mener une tâche productive et importante qui doit être privilégiée et prise au sérieux. Elle offre également la possibilité de se lever et de s’opposer publiquement à l’injustice : celle à l’égard des corps non humains, celle à l’égard des corps qui ont été déréalisés et socialement constitués comme ne pouvant être pleurés. Le travail de deuil, transformateur et sans fin, ramène ces corps au premier plan et les reconnaît comme dignes d’être pleurés. Ce travail est à mener et à reprendre, dès maintenant, avant notre mort et celle des autres; il peut permettre une compréhension plus profonde de nos relations avec d’autres corps, humains et non humains, réaliser une nouvelle éthique écologique et incarner cette plateforme où s’allier autour des efforts qu’il requiert et agir pour un engagement en faveur d’une démocratie écologique.