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De manière sans doute trop rapide, on pourrait soutenir que le nom que l’on attribue à la crise environnementale détermine les registres affectifs qui lui seront associés. Ainsi, en choisissant de parler d’Anthropocène (Crutzen et Stoermer, 2000), on désigne non seulement les bouleversements causés par les activités humaines sur la planète, mais aussi un mode de récit qui s’accommode de la croyance selon laquelle ces bouleversements se répartiraient de façon égalitaire entre les habitant·es des deux hémisphères. On s’accommode également de l’idée faussement consolatrice que les origines de cette crise seraient à chercher dans l’histoire de l’humanité en général. Sur un registre esthétique et affectif, cette conception anthropocénique de la crise environnementale trouve son répondant le plus symétrique dans la catégorie du sublime conceptualisé par Edmund Burke au XVIIIe siècle. Cette catégorie se voit actualisée en termes écocritiques pour décrire la fascination que peut exercer le spectacle de désastres climatiques à partir du moment où ceux-ci sont représentés de façon à anesthésier chez le spectateur la perception réelle du danger mis en scène, ainsi que les inégalités sociales et géographiques que celui-ci recouvre (Mirzoeff, 2014; Fressoz, 2016; Demos, 2017).

En revanche, parler de Capitalocène (Malm, 2017) – ou de Plantationocène ou de Chthulucène (Haraway, 2016) – indique une voie plus critique non seulement parce que les causes sociohistoriques de la crise écologique sont pointées et discutées, mais aussi parce qu’on peut articuler cette vision circonstanciée à une conception des affects (Lordon, 2013) plus mobile et plus fluide qui parvient à se déprendre de la « terreur délicieuse » du sublime enclenchée par les représentations apocalyptiques ou postapocalyptiques de la crise climatique.

Dans cette cartographie revisitée des affects, la nostalgie et la mélancolie occupent une position centrale, ne serait-ce que parce qu’elles impliquent un sujet situé, en prise directe sur le monde et non tenu dans une fascination illusoire, encore qu’il ne faille pas écarter que l’illusion puisse opérer à un autre niveau que celle de l’esthétique du sublime. Dans tous les cas, je voudrais défendre l’idée que le sujet construit par l’affect nostalgique ou mélancolique n’occupe pas la position confortable d’un spectateur idéal, mais qu’il se trouve engagé dans son environnement, que ce soit par une relation sensible avec un territoire donné ou selon un processus de deuil pouvant prendre un tour réflexif et mettre en cause sa nature même de sujet percevant.

En même temps, il faut constater que, trop souvent, éconostalgie et écomélancolie sont tenues pour de simples synonymes dotés d’une portée équivalente. La littérature écocritique tend ainsi à ignorer toute mise en relation entre écomélancolie et éconostalgie. La plupart des articles abordant la question de la mélancolie dans le contexte du Capitalocène ne traitent pas la question de la nostalgie, et inversement, comme si ces deux affects étaient rabattables l’un sur l’autre[1].

Or, je souhaiterais montrer qu’il importe de mieux distinguer la portée de ces affects, et que de leur mise en dialogue peuvent surgir des différences significatives et des tensions fécondes dans le champ expérientiel et esthétique lié à la crise écologique. À mon avis, il ne s’agit pas seulement ici d’une question terminologique qui viserait simplement à clarifier le sens des termes employés. Plus fondamentalement, je pense que recourir à des termes comme mélancolie ou nostalgie dans le régime du Capitalocène engage des positions épistémologiques différentes, notamment à l’égard de la conception du lieu. Par ailleurs, pour moi, qui viens du champ des études cinématographiques, il semble qu’un autre avantage d’un dialogue raisonné entre ces deux affects serait d’y gagner en précision lorsqu’il s’agit de dégager les configurations esthétiques de certaines écoreprésentations trop souvent examinées à l’aune du seul mode (post)apocalyptique (Chelebourg, 2012).

Mon propos sera donc de saisir l’éconostalgie et l’écomélancolie dans un même paysage conceptuel. Un tel dialogue est favorisé par le fait que nostalgie et mélancolie s’inscrivent dans une histoire culturelle de longue durée et que leur actualisation en termes écocritiques ne doit pas dissimuler, pour pertinente que soit l’actualisation, l’enracinement de ces sentiments dans une histoire longue, socialement construite et contextuellement déterminée. Comme l’ont montré des historiens comme Alain Corbin (2016) ou Thomas Dodman (2022) pour la nostalgie, l’émotion n’est pas seulement une réaction physique et psychologique affectant l’individu, elle est aussi le fruit d’un apprentissage historique répondant à des normes culturelles données.

Pour mettre en place ce dialogue, je commencerai par revenir sur le substrat culturel à partir duquel s’élèvent aujourd’hui nos conceptions de la mélancolie et de la nostalgie. Ensuite, sur la base de cette histoire culturelle, j’établirai une première distinction théorique entre éconostalgie et écomélancolie. Loin de valoir comme un absolu, cette distinction aura surtout une valeur opérationnelle et permettra de pointer les enjeux relatifs à chacun de ces affects. Enfin, dans un dernier mouvement, j’approfondirai la discussion entre éconostalgie et écomélancolie en m’appuyant sur deux auteurs, Svetlana Boym et Timothy Morton. Bien que l’une opère dans le champ de la théorie culturelle et littéraire, et l’autre dans le domaine de la philosophie, leur apport respectif permettra de nuancer les positions nostalgique et mélancolique dans leur relation au monde vivant et à l’égard du concept de Nature.

Une brève histoire de la mélancolie et de la nostalgie[2]

Alors que l’histoire de la mélancolie remonte à l’Antiquité ainsi qu’en atteste son étymologie « bile ou humeur noire » en référence à la théorie des quatre humeurs de la médecine grecque, la nostalgie est une création plus récente que l’on doit au médecin suisse Johannes Hofer, qui invente le terme en 1688 pour décrire l’affection qui frappe les mercenaires suisses éloignés de leur terre natale. Étymologiquement, la nostalgie est la contraction de deux termes – nostos (« retourner chez soi ») et algia (« la douleur ») – qui désignent la douleur liée à l’impossibilité de rentrer chez soi. Comme le montre Jean Starobinski, la nostalgie est d’abord perçue comme une modalité particulière de la mélancolie qui évoque le sentiment d’éloignement ou de déracinement par rapport à la terre natale (Starobinski, 2012). Plus tard, la nostalgie prendra un sens davantage temporel que spatial en ciblant le regret des années perdues ou le souvenir de la période heureuse de l’enfance.

Nostalgie et mélancolie sont donc des termes proches, liés à l’univers médical. Si on cherche à différencier leur portée, on peut souligner, ainsi que nous y invitent Freud et la psychanalyse, que la mélancolie renvoie à un état d’abattement et de désolation, proche du deuil, qui mine totalement le sujet, sans que celui-ci puisse rattacher, consciemment du moins, ce sentiment à une cause ou à un objet particulier. Pour Freud, la mélancolie comme le deuil expriment « une réaction à la perte d’un objet aimé » (1968, p. 151), le mélancolique « sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne » (1968, p. 151). À l’inverse, la nostalgie a un objet beaucoup mieux délimité, puisqu’est toujours en cause le territoire réel ou fantasmé d’une période révolue.

Sur le plan temporel, les expériences mélancoliques et nostalgiques peuvent également être différenciées, du moins si l’on prend en compte le développement philosophique proposé par Vladimir Jankélévitch au sujet de la nostalgie. Chez Jankélévitch, la nostalgie est pensée comme « une réaction contre l’irréversible » (1974, p. 368), c’est-à-dire qu’elle est comprise comme un moyen de lutter contre le passage inexorable du temps. Bien que cette ambition soit par définition vouée à l’échec (on ne vainc pas ce type d’irréversibilité), elle repose tout de même sur la possibilité d’un retour en arrière, que ce soit par le biais d’un déplacement physique vers le lieu autrefois aimé ou à l’aide de certains artefacts, comme la musique ou le récit, qui permettent de remonter le cours du temps. Le registre temporel de la mélancolie interdit ce rapport réversible au temps. La mélancolie prend acte du caractère irréversible des choses, ce qui accroît la tristesse et la désolation de celui qui en est le sujet. Le retour en arrière, même imaginaire, n’est pas possible : la mélancolie est placée sous le signe de la tristesse et de la perte, ce qui la rapproche encore une fois du deuil défini par Freud. En termes esthétiques, cette différence de registre temporel s’illustre par des choix de motifs spécifiques. Alors que le motif du retour est essentiel dans nombre de récits nostalgiques (L’Odyssée exemplairement), les expressions de la mélancolie sont plutôt localisées, selon Starobinsky, dans les motifs des ruines et de la pétrification, lesquels témoignent d’une conception d’un temps figé en un présent interminable.

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la nostalgie n’est pas forcément triste et qu’elle peut être source de réconfort et de bien-être (Fantin, Fevry et Niemeyer, 2021) lorsque l’expérience du retour, même imaginaire, permet au sujet de fouler à nouveau le territoire enchanté de l’enfance ou le sol de la patrie perdue. Cette dimension possiblement joyeuse de la nostalgie, sa vertu consolatrice est absente de l’expérience mélancolique, qui se déploie principalement sur le registre de la perte et de la tristesse. Cela étant, la mélancolie peut, elle aussi, déboucher sur un versant plus positif si on considère qu’elle confère une sorte de lucidité supérieure provenant du fait que le mélancolique est aussi celui qui renonce à toute illusion pour accepter le caractère irréversible du temps et la disparition irrémédiable de toute chose.

Vers une première mise en relation de l’éconostalgie et de l’écomélancolie

Tenant compte de cette histoire culturelle, il devient possible de penser de façon conjointe l’expérience de la mélancolie et de la nostalgie à l’heure du Capitalocène. C’est pourquoi je commencerai par dessiner deux grands pôles esthétiques autour de ces expériences. Ces pôles ne sont en rien des absolus, mais représentent plutôt les deux bornes d’un large continuum de sentiments d’anxiété et de détresse dus à la dégradation de plus en plus avancée de notre environnement.

Sur la base du sentiment de déplacement évoqué plus haut, je définirai l’éconostalgie comme la sensation d’être rejeté de la Nature, celle-ci pouvant être perçue, dans ses projections les plus fantasmatiques comme une sorte d’Éden, préservé et immaculé. L’éconostalgie s’éprouve alors à la façon d’un exil qui a ceci de particulier qu’il peut se produire sans qu’il y ait nécessairement de déplacement physique comme c’est le cas lors des migrations climatiques. En 2005, le philosophe Glenn Albrecht a introduit le concept de solastalgie pour décrire le type d’anxiété environnementale qui frappe le sujet à domicile, lorsque celui-ci souffre de la destruction de son espace familier[3]. Comme l’explique Baptiste Morizot, la solastalgie représente alors « cette épreuve qui consiste à ne plus reconnaître à la fenêtre les saisons, les conditions de vie, les vivants, les paysages, les relations qui nous faisaient tenir ensemble – ce mal du pays sans exil » (2019, p. 172).

Cependant, ainsi que l’enseigne l’histoire de la nostalgie, ce sentiment ne consiste pas seulement en un état de déperdition, puisqu’il est aussi animé d’une torsion productive visant à faire retour. C’est là, dans l’aspect réactif du concept, que se loge l’ambiguïté des réponses que la nostalgie peut apporter à la crise environnementale. Si Baptiste Morizot envisage de contourner la tristesse stérile de la solastalgie en lui couplant un affect d’exploration dépourvu de toute velléité colonialiste, l’éconostalgie peut aussi donner corps à des fantasmes de restauration d’un paradis perdu, notamment par l’apparition de microcommunautés vivant en mode semi-autarcique, dans la droite ligne des rétrotopies décrites par Zygmunt Bauman (2017). Pour paraphraser Jankélévitch, l’éconostalgie devient alors une réponse culturelle permettant de lutter contre le sentiment d’irréversibilité des dégâts causés par le Capitalocène ou, du moins, d’essayer de se convaincre qu’un retour à l’identique, même partiel, est toujours envisageable.

À l’autre bout du spectre, je définirai l’écomélancolie comme un sentiment de perte causé par la dégradation accélérée de notre environnement naturel, sans qu’il soit possible d’attribuer cette dégradation à une cause unique et particulière. Pour amender la proposition de Freud, l’écomélancolie n’est pas une tristesse sans objet, mais une tristesse à objets multiples, combinant des jeux d’échelles différents (du plus proche au plus lointain), de sorte que le sujet éprouve un sentiment de désastre global, sans pouvoir identifier clairement toutes les causes de celui-ci. C’est en ce sens que Jennifer C. James décrit l’écomélancolie comme connectée aux « cumulative losses of nature, land, resources, and to traumas tied to those losses, such as death, deracination, and dispossession[4] » (2011, p. 167). Ce sentiment est proche du processus de deuil dans la mesure où le sujet doit accepter de vivre avec cette perte, sachant qu’il n’y a pas de retour en arrière possible, contrairement à ce qu’impliquait le déploiement de l’affect nostalgique.

Cependant, tout comme l’éconostalgie ne se résume pas à la déploration stérile d’un paradis perdu, l’écomélancolie possède une dynamique curative qui l’empêche de se réduire au seul nihilisme ou à la démonstration un peu vaine d’une lucidité effrayante sur la réalité qui nous entoure. Dans un article présentant les Extinctions Studies anglo-saxonnes, Romain Noël fait valoir que la mélancolie possède une portée critique permettant « de produire des motifs de résistance et des savoirs émancipateurs à partir des situations de pertes, dont les existants font l’incessante épreuve » (2019, p. 149). Il s’agit d’apprendre à vivre avec la perte, car « c’est sur la matière sombre de la perte que les existences, alors, se “compostent” et, de ce fait, se recomposent » (2019, p. 144).

Dans cette perspective, il devient nécessaire de considérer la mélancolie comme le symptôme d’une sensibilité élargie aux pertes auxquelles nous devons faire face. Judith Butler a montré comment la mélancolie ne constituait pas simplement une souffrance localisée au niveau de la psyché, mais « une forme culturelle plus large qui apparaît, quand certains types de perte ne peuvent être ni marqués ni valorisés » (2023, p. 137). En termes écocritiques, ces pertes sont celles, innombrables, des créatures peuplant nos écosystèmes. Dès lors, la mélancolie désigne moins un état qu’un point de passage vers un deuil qui ne peut s’accomplir qu’à la condition d’étendre les catégories de pleurabilité à l’ensemble du monde vivant. Pour Butler, « on peut penser que quelqu’un ou quelque chose de perdu est pleurable ou impleurable selon qu’il est marqué ou reconnu publiquement, ou qu’il disparaît sans trace et sans reconnaissance » (2023, p. 135). Cette articulation à la sphère publique confère à la mélancolie une dimension critique, puisque cet état affectif, lorsqu’il essaye d’être guéri et dépassé par le deuil, traduit une lutte vers un monde plus égalitaire où il s’agit de faire en sorte que la pleurabilité soit socialement mieux distribuée, en l’occurrence qu’elle s’étende à l’ensemble des êtres vivants et, en premier lieu, à ceux et celles dont la perte ou la disparation est souvent minorisée ou tout simplement occultée.

De toute évidence, même si elles partagent un fond de tristesse commun et un même constat de perte, l’éconostalgie et l’écomélancolie engagent des positions épistémologiques sensiblement différentes à l’égard de l’environnement. Cette distinction mérite cependant d’être nuancée à l’aide de deux auteurs, Svetlana Boym pour la nostalgie et Timothy Morton pour la mélancolie. A priori, ce choix peut paraître curieux. Boym et Morton ne relèvent pas des mêmes champs disciplinaires : l’une évolue dans le champ des études culturelles, tandis que la démarche de Morton relève d’une approche philosophique influencée par Latour et le déconstructivisme. De plus, Boym, décédée en 2015, ne s’est guère intéressée aux questions écologiques. Pourtant, je pense que la mise en dialogue peut s’avérer fructueuse en ce sens qu’il s’agit d’une autrice et d’un auteur qui font un usage intensif et critique des deux affects qui nous intéressent ici. The Future of Nostalgia (2001) de Svetlana Boym constitue aujourd’hui encore l’un des ouvrages les plus importants des études sur la nostalgie. Toutefois, il m’apparaît que les implications de cet ouvrage en termes écocritiques n’ont pas été jusqu’à présent suffisamment évaluées. De son côté, Timothy Morton plaide avec La Pensée écologique (2019) pour une écologie sombre (dark ecology) où la mélancolie tient une place centrale qui nécessite d’être examinée en ce sens qu’elle débouche sur une redéfinition de la subjectivité dans un maillage d’interconnexions entre vivants et non-vivants.

Svetlana Boym : nostalgie historique et choc environnemental

Dans The Future of Nostalgia, Svetlana Boym retrace une histoire de la nostalgie, dévoile ses ressorts esthétiques dans un monde globalisé, tout en centrant son propos sur le contexte du postcommunisme et le retour des identités nationales. Bien que l’autrice ne se penche pas sur une nostalgie provoquée par la dégradation du milieu naturel, elle livre, dès l’ouverture de l’ouvrage, un fait divers qui résonne de manière étonnante avec le propos qui nous intéresse ici :

In a Russian newspaper I read a story of a recent homecoming. After the opening of the Soviet borders, a couple from Germany went to visit the native city of their parents, Königsberg, for the first time. Once a bastion of medieval Teutonic knights, Königsberg during the postwar years had been transformed into Kaliningrad, an exemplary Soviet construction site. […] The man and the woman walked around Kaliningrad, recognizing little until they came to the Pregolya River, where the smell of dandelions and hay brought back the stories of their parents. The aging man knelt at the river’s edge to wash his face in the native waters. Shrieking in pain, he recoiled from the Pregolya, the skin of his face burning. « Poor river », comments the Russian journalist sarcastically. « Just think how much trash and toxic waste had been jumped into it[5]… »

2001, p. XIII

L’extrait est intéressant non seulement parce qu’il thématise à l’insu de l’auteure la question de l’éconostalgie, mais parce qu’il montre combien la dimension environnementale peut venir enrayer le rêve nostalgique d’un retour vers le passé national. L’homme pense laver son visage dans les « eaux natales » de la rivière, mais la pollution causée pendant l’ère communiste lui brûle littéralement la peau. L’imbrication entre choc écologique et portée historique doit être gardée en mémoire, car elle resurgira sous une configuration opposée quand j’examinerai plus en détail certains cas d’éconostalgie.

D’un point de vue plus conceptuel, le principal intérêt de l’ouvrage de Svetlana Boym est la distinction qu’elle consacre entre nostalgie restauratrice et nostalgie réflective. La première est davantage centrée sur le foyer et vise à restaurer la communauté perdue. Il s’agit d’une nostalgie qui peut être utilisée à des fins nationalistes et qui repose sur la restauration de la tradition, le retour au terroir et la quête d’un passé authentique. La nostalgie réflective joue plutôt sur le désir, la rêverie et ne prétend nullement reconstruire le passé à l’identique. Elle tire sa force créative du fossé qui sépare le passé du présent. En résumé, « restorative nostalgia manifests itself in total reconstructions of monuments of the past, while reflective nostalgia lingers on ruins, the patina of time and history, in the dreams of another place and another time[6] » (Boym, 2001, p. 41).

Pareille distinction permet de mieux prendre en compte la portée de certaines productions culturelles que l’on n’aurait pas nécessairement associées à l’éconostalgie. Par exemple, à la suite du succès de la série Chernobyl (HBO, 2019), le site de la catastrophe nucléaire en Ukraine connaît un regain d’attractivité touristique, le nombre de visiteurs passant d’environ 9000 en octobre 2018 à plus de 17 000 en 2019 (McDowall, 2019). Dans ce contexte apparaissent sur Instagram certaines photographies polémiques montrant des influenceuses poser dans des tenues dénudées (donc sans vêtements de protection) sur des lieux présentant encore un haut degré de radioactivité[7].

Ces images sont à mon sens empreintes d’une éconostalgie dans la mesure où elles tendent à promouvoir un lieu « retourné » à la normale, respirable à nouveau. La nature est restaurée dans ses droits et devient à nouveau une place habitable, source de bien-être. Même l’érotisme complaisamment mis en scène peut s’intégrer dans le grand rêve romantique d’un retour à la nature. Comme Boym le souligne, la thématique de la jeune femme est couramment associée à ce type de cliché : « A young and beautiful girl was buried somewhere in the native soil; blond and meek or dark and wild, she was the personification of nature[8]. » (2001, p. 13) Renforçant ce sentiment de bien-être retrouvé, les images des instagrameuses sont dépourvues d’éléments visuels susceptibles de renvoyer au passé communiste et de déclencher une nostalgie pour cette période historique. Les ruines restent des éléments de décor à l’arrière-plan et seule la mention du lieu en haut de l’image indique que les clichés ont été pris sur les sites d’une ancienne catastrophe nucléaire.

Sur la toile, de telles images n’ont pas manqué de déclencher des réactions indignées et des publications interpellant directement les instagrameuses, à tel point que Craig Mazin, le scénariste américain à l’origine de la série, dût intervenir sur les réseaux sociaux en microbloguant : « It’s wonderful that #ChernobylHBO has inspired a wave of tourism to the Zone of Exclusion. But yes, I’ve seen the photos going around. If you visit, please remember that a terrible tragedy occurred there. Comport yourselves with respect for all who suffered and sacrificed[9]. » (Guy, 2019) Cette mise en garde révèle une dynamique à l’opposé de celle décrite dans le fait divers rapporté par Svetlana Boym en ouverture de son ouvrage. Ici, ce n’est pas une nostalgie nationaliste qui se trouve brisée par un choc écologique, mais bien une éconostalgie à tendance restauratrice qui se trouve contestée par le rappel de la dimension historique du désastre et de la souffrance des personnes qui y ont laissé la vie.

Par contraste, on comprend mieux l’inclinaison du deuxième type de nostalgie, celle à dominante réflective. Cette nostalgie tend à promouvoir un retour vers la nature tout en reconnaissant que cette dernière ne pourra jamais être restaurée dans son état initial. Dans les deux cas, la question du lieu demeure centrale, mais la nostalgie réflective tend à faire de ce lieu la source d’un questionnement sur l’impossibilité d’y revenir totalement. Exemplaire à ce titre est la bande dessinée d’Emmanuel Lepage, Un printemps à Tchernobyl (2012). Dans cet album, l’artiste exprime ses interrogations concernant son voyage dans la zone de Tchernobyl. Il se demande par exemple si son voyage exprime « la nostalgie d’une terre perdue et à jamais interdite » (p. 124). En tant que dessinateur, il s’interroge sur les moyens de son médium pour retranscrire les radiations qui se caractérisent par leur invisibilité. « Autour de moi, explique-t-il, ce n’est pas une forêt luxuriante et bienveillante… Mais un accident technologique ! […] Comment traduire cette invraisemblance ? » (p. 110-111) Pareil questionnement est particulièrement révélateur d’un comportement nostalgique qui ne peut se résoudre à se fondre pleinement dans l’illusion d’une nature retrouvée.

Figure 1

Couverture d’un Printemps à Tchernobyl (2012) d’Emmanuel Lepage.

-> See the list of figures

Cette réflexion autour de quelques images de Tchernobyl conduit à l’hypothèse que les désastres environnementaux tendent à ramener au premier plan la dimension spatiale de la nostalgie, et moins sa dimension temporelle, qui avait pourtant été centrale tout au long du siècle dernier, culminant avec le tournant mémoriel relevé par Andreas Huyssens (2003). En effet, l’éconostalgie amène surtout à penser des phénomènes de (re)localisation et d’attachements sensibles (Niemeyer et Uhl, 2023) au territoire. Dans certains cas, elle peut même déboucher sur un réductionnisme spatial conduisant à ramener une catastrophe de dimension planétaire à un lieu spécifique, souvent son épicentre. Malgré l’impact mondial de Tchernobyl, Emmanuel Lepage tout comme les instagrameuses expriment leur sentiment nostalgique à partir d’une aire réduite et spécifique. Cependant, les positions ne sont pas identiques. Sous l’influence de la nostalgie restauratrice, le sujet revient dans un milieu naturel éprouvé comme pleinement résilient, alors que la position du sujet réflexif est davantage en lisière, à la fois dedans et dehors, hésitant entre la fascination pour une nature à la luxuriance retrouvée et la méfiance vis-à-vis d’une pollution qu’on ne peut voir à l’oeil nu.

D’une nostalgie restauratrice à une nostalgie régénératrice

Indéniablement, l’ouvrage de Boym permet de mieux saisir les dynamiques nostalgiques enclenchées par les représentations liées au péril climatique. Pourtant, je pense qu’une lecture plus approfondie de la distinction entre nostalgies restauratrice et réflective s’avère nécessaire dans le contexte de la crise écologique. On ne peut en effet se contenter d’appliquer des modalités nostalgiques préexistantes aux nouveaux défis posés par le Capitalocène. La question est également de comprendre comment l’impératif écologique oblige à infléchir la compréhension que nous avons de ces modalités. Selon moi, ce travail de réévaluation touche particulièrement la perception de la nostalgie restauratrice.

Dans The Future of Nostalgia, la nostalgie restauratrice est présentée de façon négative en se trouvant associée aux idéologies nationalistes et aux dérives complotistes. Contrairement à la nostalgie réflective, qui prend acte du caractère irrévocable du passé, la nostalgie restauratrice repose sur l’illusion dangereuse qu’un retour à l’identique est possible et que subsiste quelque part le souvenir d’un âge d’or qu’il s’agirait de rétablir dans le présent. Comprise en termes écocritiques, cette conception de la nostalgie restauratrice amène à envisager des phénomènes sociaux et culturels comme le survivalisme (Vidal, 2018), qui tend à promouvoir le retour à un état de nature originaire et fantasmé, où le confort moderne et l’État apparaissent comme les signes d’affaiblissement de forces vitales primitives.

Pour autant, cette conception de la nostalgie restauratrice me paraît insuffisante. En effet, si on considère la nostalgie dans son versant écocritique, il me semble que celle-ci doit être pensée aussi bien à travers le prisme de l’Histoire qu’à travers celui des sciences du vivant. Si la Nature est bien une construction discursive, culturelle et donc historique (Latour, 1991; Descola, 2005), elle recouvre aussi une réalité physique observable tant d’un point de vue géologique, biologique ou climatique. De ce fait, le caractère restauratif de la nostalgie doit être entendu de façon élargie, puisqu’il déborde les cadres politique et historique où Boym l’avait initialement cantonné. Envisagée sous l’angle d’une approche écologique, la nostalgie ne vise plus simplement à restaurer le régime politique d’une époque révolue ou un symbole (humainement construit) du passé. Son ambition peut aussi consister à restaurer un milieu de vie, à régénérer le biotope abîmé d’un territoire donné.

À cela s’ajoute le fait que l’éconostalgie replace au premier plan la dimension spatiale de la nostalgie, peut-être davantage que sa dimension temporelle. Comme l’a bien montré Glen Albrecht avec son concept de solastalgie, l’éconostalgie se caractérise par un attachement marqué au territoire qui se trouve dévasté par des forces physiques dont la cause est le plus souvent à chercher dans l’exploitation et l’extraction excessives des ressources. Ce primat de l’espace ne signifie pas que la mémoire n’a aucune importance, mais que, d’une part, elle devient étroitement solidaire du lieu dont elle a conservé la trace et que, d’autre part, cette mémoire englobe d’autres histoires que celle de l’espèce humaine, puisque la mémoire du lieu comprend également l’histoire des interactions entre les êtres vivants et non-vivants qui composent ce lieu ou qui l’ont composé.

Dans cette perspective, il s’avère que la nostalgie restauratrice n’est pas aussi négative que l’entendait Svletana Boym et qu’elle peut permettre de mobiliser des récits et des pratiques héritées des temps anciens pour régénérer des lieux abîmés par la crise climatique. Le retour dans le passé sert alors d’étalon pour mesurer ce que l’on a perdu (en matière de respirabilité, de diversité des espèces, de variété des cultures) et élaborer des solutions pour l’avenir. En ce sens, dans sa portée restauratrice, la nostalgie étend son champ d’action pour rejoindre le domaine du care, entendu comme « activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (Berenice Fisher et Joan Tronto, citées dans Tronto, 2009, p. 13).

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le terme « restaurer » comprend déjà, étymologiquement, un attachement au monde vivant, puisqu’il provient du latin restaurar, qui signifie « guérir » (Rey-Debove, Rey, 2022). En médecine, on parlait autrefois de restauration pour désigner le retour de l’organisme à l’état qui précédait la maladie. Encore aujourd’hui, en agronomie, la restauration des sols désigne les pratiques mises en oeuvre pour lutter contre les érosions. En arboriculture, « restaurer » renvoie au fait de réparer un arbre en taillant les ramifications les moins favorables à sa reprise. Ces exemples parmi d’autres (CNRTL, 2012) indiquent combien « restaurer » présente des affinités avec le souci porté au vivant et combien aussi ces connexions sémantiques avaient été occultées par le primat donné à la signification politique du terme, notamment pour Boym, chez qui « restaurer » renvoie avant tout au rétablissement (2001, p. 149) d’un régime ou d’une idéologie politique.

Pour ces raisons, on s’aperçoit que la nostalgie restauratrice est plus complexe et ambiguë qu’elle ne le paraissait de prime abord. Davantage que la nostalgie réflective, elle se situe au carrefour du politique et du vivant, entre la réimplantation fantasmée d’un paradis perdu et le redéploiement de pratiques négligées qui permettraient la préservation des milieux naturels. Sans nul doute, ces deux dimensions sont toujours inextricablement liées, mais il importe de faire en sorte que la nostalgie restauratrice puisse être revalorisée dans sa capacité à délivrer des procédés curatifs alternatifs qui avaient été empêchés ou refoulés dans le passé. C’est d’ailleurs sur cette pointe la plus en phase avec les pratiques du care qu’il me paraîtrait utile de parler de nostalgie régénératrice – plutôt que de nostalgie restauratrice – afin d’indiquer combien l’action de la nostalgie peut s’avérer salvatrice à l’égard du monde vivant.

Mélancolie et pensée écologique chez Timothy Morton

Même réévaluée de la sorte, l’éconostalgie est très différente de l’affect mélancolique en situation environnementale tel qu’il est envisagé par le philosophe Timothy Morton. Comme Bruno Latour, Morton s’emploie à envisager l’Anthropocène sous l’angle d’une pensée de l’interconnexion entre humains et non-humains, vivants et non-vivants. Dans La Pensée écologique (2019), il explique que celle-ci ne peut être liée au concept d’une aire délimitée qu’il s’agirait de préserver. Des catastrophes écologiques comme Tchernobyl, l’ouragan Katrina ou les nappes de pétrole déversées en pleine mer ont une ampleur telle qu’elles vont au-delà des frontières fixées par les communautés humaines. Pour Morton, il semble étrange dans ces conditions de vouloir circonscrire la pensée écologique à un lieu précis :

C’est « l’Occident » qui est obsédé par le lieu, en pensant qu’il existe une chose immuable, réelle et indépendante, nommée « lieu », qui aurait progressivement été sapée par la modernité, le capitalisme, la technologie, ou tout ce que vous voudrez. L’obsession du lieu empêche toute vision véritablement écologique

Morton, p. 51

Le rejet du lieu est un préalable essentiel à une mise en cause plus radicale du concept de Nature. Le fait de délimiter un espace spécifique implique en effet que nous puissions nous situer en dehors de la Nature en ayant une position surplombante à l’égard de celle-ci. Au lieu de cette vision clivée entre Nature et Culture, Morton promeut les idées d’interconnexion et de maillage pour indiquer que nous sommes toujours connectés avec des agents humains et non humains dans une sorte de grande pelote d’interconnexions qui ne connaît ni limites ni frontières. C’est pour cette raison que la Nature est paradoxalement un obstacle à une réelle pensée écologique, puisqu’elle suppose une extériorité à partir de laquelle on pourrait être tenté de la constituer en objet indépendant. Comme l’explique Morton, « pour obtenir l’écologie, nous devons renoncer à la Nature. Mais comme nous sommes depuis longtemps dépendants de la Nature, le renoncement sera douloureux. Renoncer à un fantasme est plus difficile que de renoncer à la réalité. » (2019, p. 159)

Dans ces conditions, et particulièrement en raison de ce refus du lieu, il est cohérent que Morton ne fasse pas de la nostalgie l’un des affects principaux de la pensée écologique, mais qu’il confère au contraire une place centrale à la mélancolie :

La pensée écologique est intrinsèquement sombre, mystérieuse et ouverte, comme une place déserte dans une ville au crépuscule, une porte entrouverte, un accord irrésolu. Elle est réaliste, déprimante, intime, en même temps qu’elle est vivante et ironique. Il n’est pas étonnant que les Anciens aient pensé que la mélancolie, leur manière de désigner la dépression, était l’humeur de la Terre. Dans la théorie des humeurs, la mélancolie est noire, terrienne et froide.

2019, p. 36

Chez Morton, la mélancolie naît principalement du deuil qu’il nous faut éprouver à l’égard du concept de Nature lui-même. Ce deuil est sensiblement différent de celui théorisé par Judith Butler dans la mesure où il ne porte pas sur les pertes innombrables des créatures du monde vivant, mais plutôt sur la perception qui nous permet habituellement de considérer la vie de ces créatures dans un monde séparé de nous-mêmes. Le sentiment mélancolique décrit alors l’acceptation progressive du fait qu’il n’existe plus de refuge qui pourrait nous tenir à l’écart des bouleversements affectant le monde vivant.

Plus précisément, l’état de mélancolie découle d’un ensemble d’expériences esthétiques mettant en cause notre position de sujet souverain. Pour reprendre le vocabulaire psychanalytique, on retrouve bien l’altération du moi présent dans le sentiment mélancolique, mais cette altération résulte d’un changement d’échelle qui peut s’étendre dans deux directions. Tout d’abord, avec la pensée écologique, le sujet fait l’expérience d’une coexistence intime avec des agents non humains qui l’amène à éprouver une sensation d’inquiétante étrangeté. Les êtres qui peuplent notre quotidien sont à la fois familiers, mais aussi déconcertants une fois qu’on décide d’entrer en relation plus profonde avec eux. Cette nouvelle expérience du proche va de pair avec une expérience du lointain où le sujet accepte de prendre place dans un maillage extrêmement large, dépassant de loin l’idée de tout ou de totalité. Selon Morton, « il est possible que nous devions penser plus grand que la totalité elle-même, si totalité signifie quelque chose de fermé, quelque chose dont nous pouvons être sûrs, quelque chose qui demeure tel quel » (2019, p. 18).

Qu’il s’agisse de l’extrêmement proche ou de l’extrêmement lointain, le sujet fait donc le deuil d’une position souveraine qui le conduirait à pouvoir se tenir aussi bien à distance de son environnement immédiat qu’au sein d’une totalité fermée dont il serait le centre. Dans cette perspective, l’écomélancolie se distingue de l’éconostalgie par le refus du lieu, mais également par un déplacement de la subjectivité, qui se trouve moins anthropocentrée que celle s’exprimant sur le registre nostalgique. De ce point de vue, le sujet mélancolique chez Morton évolue dans un monde humainement décentré qui entre en résonance avec le récit alternatif que propose Donna Haraway pour concurrencer celui de l’Anthropocène, à savoir le Chthulucène, envisagé comme l’enchevêtrement d’une « myriade de temporalités et de spatialités, d’entités-en-assemblages intra-actives – incluant le plus-qu’humain, l’autre-qu’humain, l’inhumain, et l’humain-comme-humus » (2016, p. 77).

Ce type d’écomélancolie, en tant qu’expérience esthétique, survient par exemple dans Homo Sapiens (2016) de Nikolaus Geyrhalter. Le film montre, en une suite de longs plans fixes, des bâtiments abandonnés, laissés au vent, à la pluie et à la végétation, tels que des cinémas, hôpitaux, centres commerciaux ou prisons. Aucun être humain n’apparaît à l’écran, si bien que l’impression dominante est celle d’une Terre inhabitée, désertée par une partie de ses occupants.

Figure 2

Affiche du film Homo Sapiens (2016) de Nikolaus Geyrhalter.

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Même s’il n’échappe pas totalement à l’esthétique du sublime, notamment par sa fascination pour des lieux aux proportions démesurées, Homo Sapiens exemplifie certains traits de l’écomélancolie décrits par Morton, à commencer par le fait que les bâtiments représentés ne sont pas issus d’un seul pays spécifique. Le réalisateur a posé sa caméra au Japon (Fukushima, Nagasaki), en ex-Union Soviétique, en Argentine (Homo Sapiens, 2016), de sorte que le montage donne une vision interconnectée d’un même phénomène de désolation en reliant un ensemble de différents lieux à travers la planète. Par ailleurs, Homo Sapiens rend aussi visible l’indistinction entre Nature et Culture explicitée par Morton : les bâtiments ont perdu leur utilité humaine, ils sont soumis au règne du végétal, qui les recouvre partiellement, et se trouvent affectés par de microévénements climatiques comme des infiltrations. Des images fixes naît alors un sentiment d’inquiétante étrangeté face à des sites pourtant familiers comme un centre commercial ou une salle de concert.

On peut également se demander si le film ne va pas plus loin que Morton dans sa conception de la mélancolie, puisqu’en supprimant l’humain du paysage, Homo Sapiens donne à penser que l’écomélancolie peut porter sur la disparition de l’espèce humaine elle-même. Dans ce cas, le moi n’est pas seulement obligé de se décentrer de sa position souveraine, il doit aussi envisager une perte qui le constitue directement, à la fois comme individu et comme membre d’une espèce en voie de possible disparition. La posture mélancolique environnementale la plus extrême consisterait alors à pousser jusqu’à son terme la définition psychanalytique de la mélancolie comme perte du moi en envisageant la disparition du sujet lui-même et, par conséquent, la fin du sentiment mélancolique que ce sujet était capable de supporter. Le film livrerait alors un autre ressort de l’écomélancolie contemporaine, à savoir une sorte d’autoréflexivité qui amène l’individu à éprouver la fragilité et l’étiolement des liens qui le relient aussi bien au corps social qu’à une espèce humaine dont la pérennité n’est plus assurée[10].

Points de convergence

Loin d’être des termes équivalents pour désigner une vague tristesse, nostalgie et mélancolie engagent au contraire, sur la base de l’histoire culturelle dont elles sont issues, des positions différentes à l’égard du monde vivant. Alors que l’éconostalgie reste marquée par le primat du lieu et un rapport au sujet davantage anthropocentré, l’écomélancolie déploie son esthétique dans le champ d’une subjectivité remaniée, consacrant la faillite d’un sujet qui se voudrait indépendant et situé à distance de l’environnement. Même si elle peut être nuancée, cette double position permet, me semble-t-il, d’être plus précis quant aux enjeux et aux stratégies des représentations – filmiques notamment – qui s’inscrivent dans le champ visuel du Capitalocène.

Par ricochet, cet article amène également à mieux comprendre pourquoi ces affects sont rarement traités de façon conjointe dans les textes relevant de l’écocriticisme. Ils peuvent entraîner des positions difficilement conciliables, particulièrement au sujet de la notion de lieu, à laquelle vient s’opposer l’idée de maillage et de connexion. Plus largement, autant la posture mélancolique est marquée par un seuil d’irréversibilité, autant la posture nostalgique laisse entendre qu’une restauration, même partielle, du milieu naturel reste du domaine du possible.

Cela étant, les deux postures ne sont pas aussi opposées qu’il n’y paraît et peuvent en réalité s’articuler, dans leur dimension critique, autour d’une pratique éthique du care (Tronto, 2009). En effet, nostalgie et mélancolie ont ceci de commun qu’elles témoignent d’un renouveau d’attention à l’égard d’un monde vivant qui n’est plus perçu comme aussi riche et diversifié que par le passé. C’est pourquoi ces deux affects peuvent aussi être considérés comme des vecteurs de sollicitude, entraînant une prise en charge morale et politique de certains déficits environnementaux, qu’il s’agisse d’une extension du seuil de pleurabilité ou, dans le cas de la nostalgie restauratrice, de la mise en place de solutions éminemment concrètes visant à régénérer certains milieux de vie.

Cependant, comme le révèle la discussion autour de Svetlana Boym, il me paraît crucial d’intégrer dans toute réflexion sur l’éconostalgie et l’écomélancolie les dynamiques mémorielles de type historique ou politique qui contribuent à façonner le paysage du Capitalocène aujourd’hui. Un des risques, auquel n’échappe d’ailleurs pas totalement le film Homo Sapiens, serait en effet de produire un affect globalisé qui échouerait à prendre en compte la spécificité sociohistorique des différentes situations environnementales. C’est d’ailleurs peut-être sur ce plan que je voudrais situer l’un des principaux enjeux des études cinématographiques d’un point de vue écocritique. À mon sens, en effet, l’enjeu pour le cinéma comme pour d’autres médias visuels est de transformer l’expérience que procure la vision d’un film en point de départ d’une enquête dense et ramifiée. Autrement dit, il s’agit de voir le film non plus comme une simple représentation, mais comme trace et symptôme d’un monde à reconstruire, ce qui implique d’accorder à la nostalgie et à la mélancolie un rôle de précipité d’émotions ressortant de dimensions multiples – environnementale, historique et sociale – que le film a précisément pour but de mettre en réseau. Le travail du cinéma serait alors de faire apparaître des nostalgies ou des mélancolies pleines et entières, qui ne devraient pas se réclamer tantôt de l’écologie, tantôt de l’histoire pour expliciter leur portée critique et le fait qu’elles impliquent des sujets situés.