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Dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, Simon Jolivet offre une analyse détaillée de ce qu’il appelle les deux questions irlandaises du Québec, c’est-à-dire la question de la présence et de la persistance du sentiment national irlandais dans la province, et celle de l’impact dans la société québécoise des débats entourant la question de l’autonomie politique de l’Irlande. Ce sont deux questions qui sont évidemment intimement liées et son étude en rend bien compte. Plus spécifiquement, il s’agit d’une analyse des discours et des pratiques identitaires des deux communautés, principalement dans les villes de Québec et Montréal, entre la fin du xixe siècle et le début de l’entre-deux-guerres. Ajoutons que, pour le néophyte, c’est également un efficace résumé de l’histoire politique mouvementée de l’Irlande durant la même période. Reposant sur une grande variété d’archives (journaux, archives personnelles et institutionnelles de tout genre), l’entreprise est ambitieuse, ne serait-ce que parce qu’elle requiert la maîtrise de deux historiographies (un défi que semble avoir bien relevé l’auteur, même si je ne peux me prononcer sur l’historiographie irlandaise).

Pour Jolivet, les Irlandais du Québec représentent un cas singulier à l’échelle canadienne. Dans la « Belle province », l’irlandicité aurait survécu nettement mieux et plus longtemps qu’ailleurs au Canada, ce qui rapprocherait le cas québécois du cas américain. Un phénomène qui s’explique en bonne partie par les relations à la fois tendues et fructueuses qu’entretiennent Irlandais catholiques et Canadiens français. Évoquant leur assimilation plus rapide à la société canadienne et le peu d’études qui leur ont été consacrées, l’auteur préfère écarter les Irlandais protestants du Québec de son analyse pour se concentrer sur les catholiques. Il explique d’ailleurs très bien la portée et les limites de la religion comme facteur de différenciation entre ces deux groupes, qui forment pratiquement « deux ethno-cultures différentes » (p. 16)

L’ouvrage compte six chapitres. Le premier traite de la commémoration du centenaire de la rébellion nationaliste irlandaise de 1798. L’étude de cet événement permet de nous introduire rapidement à la complexité des rapports entre Irlandais du Québec : tous ne s’entendent pas sur la pertinence de commémorer ces événements ou sur la façon de les interpréter, de les mettre en scène. Comme à d’autres moments dans le livre, la présence des Canadiens français est, dans ce chapitre, discrète. Les deuxième et troisième chapitres se penchent sur la revitalisation des nationalismes irlandais et canadien-français, tant sur le front politique que culturel, au début du xxe siècle (1900-1916). L’auteur met rapidement à jour les rapports plus étroits qu’entretiennent les communautés irlandaise et canadienne-française sur ces questions. Les chapitres 4 et 5 couvrent la période 1912-1918 et mettent plutôt l’accent sur les événements qui entourent la Première Guerre mondiale. Le premier traite globalement de la période – et notamment des adversaires des nationalistes canadien-français et irlandais –, alors que le second se penche plus spécifiquement sur l’histoire des Irish Canadian Rangers, une unité formée d’Irlando-Canadiens dont le destin illustre bien l’instabilité de l’identité nationale irlandaise durant cette période mouvementée. La rébellion irlandaise de 1916 (le Easter Rising) marque en quelque sorte le tournant autour duquel s’organise cette période, et l’insurrection a d’importantes répercussions au Québec. Le dernier chapitre traite d’ailleurs des années qui suivent le conflit mondial (1918-1921) et porte sur le rapprochement sans précédent des nationalistes irlando-québécois et canadien-français dans le contexte d’une radicalisation de leurs positions respectives

Dans l’ensemble de l’ouvrage, l’auteur nous explique de manière claire et concise ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique, puis nous ramène au Québec pour démêler l’écheveau des rapports entre Irlandais et Canadiens français, et ce, sans jamais sombrer dans les rapprochements faciles ou superficiels. L’espace québécois est au centre de la réflexion de l’auteur, mais sa démonstration ne s’y limite pas, qui envisage aussi la circulation des idées et des personnes sur le continent américain et en Grande-Bretagne. Au fil des chapitres, on suit les consensus qui se font et se défont au sein de ces communautés, les différentes avenues empruntées au nom de la défense de la nationalité, les échanges, les affrontements et les jeux de miroirs qui nous permettent de mieux comprendre les différents agencements du vert et du bleu dans la « Belle province ».

L’intérêt de revoir certains événements de l’histoire du Canada français à travers les yeux des nationalistes irlandais, comme la crise de la conscription, ou de se pencher sur les interprétations que proposent certains Canadiens français des bouleversements que connaît l’Irlande est indéniable. Dans les deux cas, cette analyse nous en dit d’ailleurs plus sur les observateurs – irlandais ou canadiens-français – que sur les événements qui retiennent leur attention – ce que ne manque pas de relever Jolivet. Bref, cette étude de la persistance de l’irlandicité au Québec et des relations complexes et soutenues qu’entretiennent deux communautés nationales vient considérablement enrichir l’historiographie québécoise.