Article body

Tantôt ennemi et dominateur, tantôt objet de fascination et d’admiration, le Canadien anglais emprunte divers visages dans l’oeuvre ferronienne, une oeuvre qui témoigne de la difficulté d’établir un dialogue entre francophones et anglophones au Canada. Dans son ouvrage Le Canada anglais de Jacques Ferron. Formes, fonctions et représentations, 1960-1970, la littéraire Susan Margaret Murphy s’attache à retracer, avec une myriade de détails sur le contexte de production littéraire des oeuvres, la place des Canadiens anglais dans la littérature ferronienne des années 1960. Si l’ouvrage tiré de la thèse de doctorat de Susan Margaret Murphy s’adresse surtout à un public d’initiés de par les références multiples à l’oeuvre ferronienne et l’aspect pointu du sujet, il ne manquera pas de plaire à ceux qui s’intéressent aux relations ambivalentes entre anglophones et francophones au Québec et au Canada. L’analyse de Murphy repose sur une pléthore de sources, allant des écrits ferroniens (romans, articles, pamphlets) aux documents d’archives, notamment la correspondance entretenue par Ferron avec ses contemporains Jean Marcel, Frank Scott et John Grube. Afin d’étudier les manifestations de l’« anglicité » dans l’oeuvre ferronienne, l’auteure s’attarde non seulement aux textes, mais aussi aux « hors textes » et au « paratexte », ne négligeant aucune dédicace, épigraphe ou titre permettant d’éclairer l’emprise de l’Autre sur l’imaginaire ferronien.

Jacques Ferron s’était fait donner deux conseils par son père : apprendre l’anglais et bien entretenir ses chaussures (p. 39). Esprit rebelle, il s’est fait une fierté de ne pas suivre les recommandations paternelles, lui qui dans les années 1960 prend la tête du parti Rhinocéros, qui aspire à couper les liens avec le reste du pays. Le rêve d’un Canada bilingue et binational, porté plus que jamais à l’avant-scène au cours des années 1960, n’est pas celui que caresse Ferron. S’il n’a pas cru bon de maîtriser la langue de l’Autre, les références qu’il lui consacre dans son oeuvre littéraire sont toutefois multiples et l’ouvrage de Murphy, qui se divise en neuf chapitres suivant une logique thématique, les décortique avec précision.

Les deux premiers chapitres sont introductifs, le premier dressant un bref bilan historiographique et présentant les grands pans de la méthode d’analyse de l’auteure et le deuxième se consacrant aux rencontres de Jacques  Ferron avec l’altérité canadienne-anglaise. Ce deuxième chapitre plonge le lecteur dans la complexité du rapport de Ferron avec cet Autre canadien-anglais. En effet, lui qui concevait principalement l’Anglais comme le dominateur s’est vu entretenu plus d’une fois dans sa vie par des institutions anglaises : d’abord dans l’armée, dans laquelle il s’enrôle en 1943 pendant ses études en médecine, puis au sanatorium des Anglais à St-Agathe, où il apprend qu’il est atteint de tuberculose, en plus d’être dans l’embarras financier. « Quand je suis mal pris, je fais comme saint Paul, captif des Romains », écrit-il (p. 51). Les Anglais contribuent donc ponctuellement à lui fournir le soutien financier dont il a besoin pour écrire. S’il se rend somme toute peu souvent au Canada anglais, Ferron multiplie les contacts avec la littérature canadienne-anglaise et entretient des relations avec plusieurs anglophones de Montréal. Il critique cet Autre, mais il cherche également son assentiment, comme s’il ne pouvait exister complètement sans le regard approbatif de ses homologues anglophones. Murphy pose d’ailleurs l’hypothèse « que cette volonté de se faire lire par le Canadien anglais unilingue fait partie d’un même désir de reconnaissance de cette légitimation de soi-même par l’Autre » (p. 70).

Les chapitres qui suivent sont consacrés aux figures anglophones qui ont inspiré la plume de Ferron : Scott Symons (chapitre 3), Peter Dwyer (chapitre 4) et Frank Scott (chapitres 5 à 9). Un des attraits de ces chapitres est de présenter des figures d’anglophones qui ont tenté de comprendre le Québec et de susciter un dialogue entre les « deux solitudes ». Si Ferron n’a pas été sans admirer ces hommes de lettres, une constante demeure : il ne parvient jamais complètement à croire en leur bonne volonté et en leur amitié.

Couvrant près des deux tiers de l’ouvrage de Murphy, la relation entre Ferron et le poète et juriste anglo-québécois Frank Scott est analysée sous tous ses angles. L’auteure présente les deux hommes comme des « frères ennemis » : ils partageaient le même intérêt pour le droit, la politique et la littérature, mais ils ne s’entendaient pas. En fait, Scott offrait à Ferron un miroir de ce qu’il aurait pu être s’il était né dans un milieu anglophone. Les deux hommes se sont rencontrés à quelques reprises dans des événements littéraires et la fascination qu’exerça Scott sur Ferron fit de lui un personnage récurrent de ses romans, se trouvant au coeur du « cycle Scot » qui comprend La nuit, La charrette et Le Ciel de Québec. Dans l’imaginaire ferronien, Frank Scott devient Francis Archibald Campbell puis François-Anacharsis Scot. Les chapitres 6, 7, 8 et 9 sont d’ailleurs consacrés aux diverses manifestations du personnage canadien-anglais inspiré de Scott. Cette analyse témoigne une fois de plus de l’importance des rapports entre anglophones et francophones dans l’oeuvre de Ferron. Ce personnage d’anglophone, c’est souvent celui de l’« anglophone idéal », celui qui parle français, qui aspire à se rapprocher des Canadiens français et, même, pour le Ciel de Québec, qui cherche à « s’enquébéquoiser ». Pour Ferron, ce personnage est sans doute le plus dangereux puisque, malgré sa bonne volonté, il reste anglophone. Il ne faut pas se laisser berner par ses belles intentions ; il faut plutôt le démasquer et le présenter sous son vrai jour, celui de l’ennemi héréditaire. Comme le rappelle Murphy :

Si Scott, une espèce de surhomme, était incapable de comprendre les aspirations justifiables des Canadiens français, de reconnaître leur droit de prendre en main leur avenir et d’assurer la primauté de leur langue au Québec, il n’y avait aucun espoir pour une cohabitation d’égal à égal […] ce sans quoi l’amitié est impossible.

À travers l’exploration de l’imaginaire ferronien, en mettant en scène ses personnages de Canadiens anglais, Murphy montre comment un écrivain québécois comme Ferron, férocement indépendant, ne pouvait vivre sans le regard de l’Autre.

Certes, l’identité de Jacques Ferron s’est construite dans son rapport aux Canadiens anglais et cela s’est transposé dans sa littérature, mais l’auteure l’extrapole, en introduction et en conclusion, à l’ensemble de l’identité québécoise sans amener d’argument convaincant à l’appui. Comme elle le souligne en conclusion :

La thèse qui ressort de l’étude qui précède est que la représentation littéraire du Canadien – et du Canada – anglais dans les écrits de genres divers de l’oeuvre ferronienne est le lieu privilégié de la construction littéraire de l’identité québécoise, au niveau tant individuel et intime que politique et collectif .

p. 393

On ne peut nier que la cohabitation des Canadiens français avec les Canadiens anglais ait influencé leur identité littéraire et l’oeuvre de Ferron en est certes un exemple éclairant, mais l’auteure ne peut envisager une conclusion aussi vaste sans fournir d’autres exemples à l’appui. À travers le récit de ce refus du dialogue de Jacques Ferron se profile toutefois l’importance de ses relations avec les anglophones dans sa définition de lui-même et dans la création de son imaginaire. Si on peut saluer le sens du détail dans l’analyse littéraire de Murphy, on ne peut en faire autant de son rendu du contexte politique, pourtant fondamental pour apprécier toute la complexité des relations entre anglophones et francophones dans les années 1960. Des ouvrages tels Un pays à refaire de Kenneth McRoberts ou encore Trudeau et la fin d’un rêve canadien de Guy Laforest auraient été des ajouts judicieux à la bibliographie. Cela aurait sans doute permis d’éviter quelques erreurs, notamment lorsque l’auteure mentionne que Frank Scott s’est retrouvé isolé à la commission Laurendeau-Dunton devant les positions de Paul Lacoste, alors que c’est plutôt le contraire qui s’est produit (p. 144).