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Introduction

Les études récentes sur le transport de la charge de fond sont relativement nombreuses. Elles portent notamment sur les différentes techniques de marquage (Ergenzinger et al., 1989 ; Hassan et Ergenzinger, 2003 ; Lamarre et al., 2005), sur la tendance qu’a la charge de fond à se mouvoir sous forme de vagues (Gomez et al., 1989 ; Hassan et al., 1992 ; Hoey, 1992 ; Ferguson et al., 2002), sur les critères d’entraînement basés sur les débits unitaires, les tensions de cisaillement et les puissances spécifiques (Bathurst et al., 1979 ; Ferguson, 1994 ; Martin, 2003 ; Petit et al., 2005), sur l’influence des effets de saillie et de masquage (Reid et Frostick, 1984 ; Richards, 1988, 1990), et sur les variations des tensions de cisaillement au sein même du lit qui peuvent influencer localement les quantités charriées (Powell et Ashworth, 1995).

Toutefois, peu d’études nous renseignent sur l’occurrence du débit requis pour mobiliser la charge de fond, sur la fréquence du charriage et sur l’estimation des quantités charriées. Il est globalement admis que le charriage dans des rivières à charge de fond caillouteuse nécessite des débits relativement importants et que, de ce fait, il ne se réalise que de façon épisodique (Leopold et al., 1964). Longtemps, on a considéré que la mobilisation et le transport de la charge caillouteuse ne se produisaient que pour des débits proches du débit à plein bord (Qb), c’est-à-dire en moyenne une fois par an pour des rivières importantes (Tricart, 1965, 1977). Toutefois, par la suite, plusieurs études ont abouti à nuancer ce propos et à avancer des débits de mobilisation nettement plus fréquents, généralement inférieurs à 0,5 Qb (tabl. I). Ainsi, Thorne et Lewin (1979) ont montré que la mobilisation débutait pour un débit égal à 0,24 Qb, qui s’est présenté 25 fois en deux ans. Dans le Rhône, Tricart et Vogt (1967) ont déterminé que le charriage des galets de petite taille se produit de 20 à 40 jours par an (soit 5 à 10 % du temps), ce qui ressort également des expériences menées plus récemment (Petit et al., 1996). Dans la Laimbach, torrent bavarois caractérisé par une organisation en step-pool, le débit de mobilisation représente moins du cinquième du débit dont la récurrence est 1,5 an et se présente en moyenne 3 fois par an (Gintz et al., 1996). Par ailleurs, le début de mobilisation dans une rivière du Colorado représente environ 0,4 Qb alors que, dans l’East Fork River (Wyoming), la mobilisation débute pour un débit moindre que le débit moyen annuel (0,15 Qb) (Leopold ,1994).

Par ailleurs, contrairement à la charge transportée en suspension, l’évaluation des quantités transportées par charriage présente beaucoup plus de difficultés techniques et méthodologiques (Reid et al., 1985 ; Miyamoto et al., 1992), ce qui explique que les études portant sur ce sujet sont relativement peu nombreuses. D’une manière générale, on s’accorde à reconnaître que les quantités transportées par charriage ne représentent qu’une faible partie des quantités de sédiments exportés hors des bassins. Ainsi, Reid et al. (1998) considèrent qu’en milieu océanique, le rapport entre les quantités charriées et les quantités transportées en suspension est inférieur à 10 %, mais ce ratio augmente nettement en milieu montagnard. Toutefois, il se dégage une grande variabilité des quantités transportées, en fonction du système morphoclimatique, des caractéristiques intrinsèques des rivières considérées (pente, débit, taille des sédiments, présence d’embâcles), de leur héritage géomorphologique et de la disponibilité en matériaux. Ainsi, les quantités peuvent varier de 1 t/km2/an pour de petits bassins forestiers sous climat tempéré océanique (Newson, 1980) à plus de 100, voire 300 t/km2/an dans des torrents alpins (Vezzoli, 2004) ou des rivières méditerranéennes à forte énergie du relief (Liébault, 2003 ; Piégay et al., 2004).

Tableau I

Exemples de valeurs de débit de mise en mouvement (exprimé par rapport au débit à plein bord) et fréquence du charriage

Exemples de valeurs de débit de mise en mouvement (exprimé par rapport au débit à plein bord) et fréquence du charriage

(a) Par rapport au débit de récurrence 1,5 an il s’agit d’un torrent en step-pool.

(b) Mobilisation d’éléments marqués plus petits que le matériau constituant les steps.

(c) Taille des sédiments charriés.

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Des estimations de transport solide avaient déjà été avancées précédemment pour une dizaine de rivières du Massif ardennais, avec des valeurs variant de 0,4 à 2,2 t/km2/an (Petit et al., 1996). Depuis lors, de nombreuses campagnes de marquage ont été effectuées sur d’autres rivières, de différentes tailles et situées dans des contextes géomorphologiques régionaux diversifiés. Ces observations supplémentaires ont permis d’analyser de manière plus précise la dynamique de la charge de fond pour une gamme de rivières variées. Par ailleurs, des traitements statistiques ont été appliqués à des séries de débits plus longues, en faisant intervenir des ajustements plus fins, ce qui a permis de préciser la récurrence des débits de mobilisation de la charge de fond. L’analyse des hydrogrammes des différentes rivières a également permis d’estimer le nombre moyen de jours par an durant lequel le charriage se produit. Enfin, pour estimer le débit solide de la charge de fond, nous avons eu accès à une série d’archives complémentaires fournies par les gestionnaires des cours d’eau, ce qui a permis d’élargir notre champ d’investigation en nombre de rivières étudiées et d’augmenter le nombre d’observations par rivière.

Caractéristiques des rivières étudiées

La plupart des rivières étudiées prennent leur source en Ardenne et s’écoulent en direction de la Meuse en traversant différentes régions naturelles (fig. 1). Les plus petites d’entre elles possèdent un bassin versant inférieur à 1 km2, le plus grand atteint 3 000 km2. Toutes ces rivières ont une pente relativement forte, variant de plus de 50 pour mille en tête de bassin à moins de 1 pour mille pour les plus importantes. Les puissances spécifiques (pour le débit à plein bord) sont comprises entre 25 et 150 W/m2 (Petit et al., 2005). Ce sont des rivières à chenal unique où la méandration est relativement bien développée au sein d’une plaine alluviale constituée d’une nappe caillouteuse héritée de la dernière période glaciaire (Juvigné, 1979). Cette nappe repose sur la roche en place, rarement atteinte par les rivières (Houbrechts, 2005), et est elle-même surmontée par une couche limoneuse de 1 à 2 m d’épaisseur (Petit, 1995).

Figure 1

Carte de localisation des sites de mesures : la numérotation renvoie aux tableaux II et III.

Location map of the studied sites : numbers refer to tables II and III.

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Les rivières sélectionnées possèdent une charge de fond caillouteuse et leur bassin versant est constitué de roches imperméables. Un premier ensemble comprend des rivières situées au sud de l’Ardenne avec la Rulles (1) et la Semois ardennaise (2). Il s’agit de rivières à pente faible et développant une puissance spécifique au Qb inférieure à 30 W/m2. Le rapport largeur/profondeur y est relativement important et atteint par endroit 30 (Gob et al., 2005).

Un second ensemble regroupe les rivières descendant de la retombée septentrionale de l’Ardenne. Il s’agit de l’Eau Noire (3), la Lesse (4-6), la Lhomme (7 et 8), la Wamme (9), l’Ourthe (10-14), le Ruisseau de Belleva (15), le Ruisseau de la Mer (16), l’Aisne (17 et 18), la Chavanne (19), la Lienne (20), l’Amblève (21), le Ru des Waidages (22), la Hoëgne (23) et la Vesdre (24). Ce sont des rivières à pente forte avec des puissances au Qb généralement comprises entre 50 et 100 W/m2, pouvant atteindre 180 W/m2 (Petit et al., 2005). La plupart de ces rivières possèdent une charge de fond constituée d’éléments caillouteux (D50 des seuils compris entre 5 et 10 cm) (Houbrechts, 2005).

Un troisième ensemble de rivières a également été retenu. Il regroupe des rivières à charge caillouteuse développées partiellement sur substrat perméable. Elles sont situées soit dans le Condroz (Ruisseau de Wavelinse, 25), soit dans l’Entre-Vesdre-et-Meuse (EVM sur la fig. 1) (Berwinne, 26 ; Gueule, 27-29).

Précisons que certaines rivières traversent plusieurs régions naturelles, mais qu’elles conservent leur caractère ardennais sur l’ensemble de leur cours, en ce qui concerne leur charge caillouteuse et le régime des débits. C’est par exemple le cas de la Lesse (5 et 6), de la Lhomme (8) et de l’Ourthe (11-14) que nous considérerons comme des rivières ardennaises bien que les stations de mesure de débits et les sites d’étude se situent en Fagne-Famenne ou dans le Condroz.

Le régime des débits des rivières ardennaises est contrasté, car elles sont développées sur un substrat imperméable (phyllades, quartzophyllades et quartzites du Cambrien et du Dévonien inférieur). En revanche, les rivières du Condroz et de l’Entre-Vesdre-et-Meuse ont un régime des débits moins contrasté, dans la mesure où une partie de leur bassin hydrographique s’étend sur des terrains perméables (calcaires du Carbonifère et craies du Crétacé).

Les plaines alluviales des rivières les plus importantes, telles que la Lesse (5 et 6) ou l’Ourthe (11-14), sont principalement utilisées comme pâture. Par contre, dans les têtes de bassin (Ruisseau de Belleva (15), Ruisseau de la Mer (16), Ru des Waidages (22)), les fonds de vallées, étroits et difficiles d’accès, sont généralement occupés par des forêts alluviales et des plantations de résineux.

Méthodologie

Marquage

Durant plusieurs saisons hydrologiques, de nombreuses campagnes de marquage des éléments constituant le fond du lit des rivières ont été menées de manière à déterminer les caractéristiques du transport de la charge de fond, et plus spécialement à identifier les débits de mise en mouvement des éléments caillouteux. Pour ce faire, des marquages à la peinture ont été réalisés in situ sur des dépôts émergés (généralement des seuils) afin de ne pas perturber l’agencement du matériel constituant le lit. Les caractéristiques du matériel (D50 et D90) ont été estimées à l’aide d’une grille, suivant le protocole proposé par Kellerhals et Bray (1971) et appliqué avec succès notamment dans le Canal de Miribel (Poinsart, 1992). Des repérages topographiques ont été effectués afin de s’assurer qu’il y avait bien eu mise en mouvement et non enfouissement du matériel marqué.

Dans certaines rivières (Semois, Aisne, Lienne), des injections de galets contenant de faibles quantités de plomb ou équipés d’émetteur radio ont été réalisées en complément. Ces techniques présentent l’avantage d’augmenter nettement le taux de récupération puisque ces galets peuvent être récupérés même lorsqu’ils sont enfouis. Il faut cependant prélever les galets afin d’y forer une cavité où seront logés soit la charge métallique, soit l’émetteur, et ensuite les réinjecter dans la rivière, sachant que leur position ne correspond pas nécessairement à la structure initiale du lit. En conséquence, avant d’exploiter tout résultat, il est indispensable d’attendre qu’une crue de faible importance se produise afin de permettre aux galets de retrouver leur agencement naturel. Par ailleurs, nous avons veillé à ce que la densité des galets équipés de pastilles de plomb ou d’émetteur radio ne soit pas augmentée de plus de 10 % par rapport à la densité naturelle des galets, qui est égale à 2,6.

Le suivi de ces marquages en relation avec les événements hydrologiques nous a donc permis d’identifier les débits de mise en mouvement généralisé, c’est-à-dire les débits nécessaires pour mobiliser le D50 de chaque rivière. Dans la suite de cet article, le débit à plein bord sera utilisé comme valeur de référence pour exprimer les débits de mise en mouvement.

Analyse hydrologique

Le débit à plein bord de chaque rivière a été identifié par des observations de terrain et sa récurrence déterminée par ajustement des crues maximales dans la distribution de Gumbel, en utilisant la série partielle des débits (Petit et Pauquet, 1997 ; Petit et al., 2005) (tabl. II). Dans cette approche, le débit seuil retenu pour garantir l’indépendance des débits à analyser correspond à la crue maximale annuelle la plus faible de la série d’observations. Cette méthode nous donne, en moyenne, entre 3 et 6 événements supérieurs à ce débit par an. Pour les rivières à charge caillouteuse développées sur un substrat imperméable et dont la superficie du bassin dépasse 500 km2, la récurrence du débit à plein bord oscille entre 0,9 et 1,5 an mais pour des rivières de dimension plus modeste (superficie inférieure à 250 km2), cette récurrence est généralement de l’ordre de 0,5 an, voire moins. Ce schéma a été vérifié par une analyse systématique des débits à plein bord effectuée sur plus d’une soixantaine de rivières de moyenne et haute Belgique (Petit et al., 2005).

Tableau II

Valeurs de débit de mise en mouvement (exprimé par rapport au débit à plein bord) et nombre de jours de charriage dans les rivières du massif ardennais

Valeurs de débit de mise en mouvement (exprimé par rapport au débit à plein bord) et nombre de jours de charriage dans les rivières du massif ardennais

* Débit journalier. Les débits à plein bord de ces stations ont été publiés dans Petit et Pauquet (1997) et dans Petit et al. (2005). Ru des Waidages : (1) système avec embâcles, (2) système sans embâcles.

(a) En aval de la confluence avec la Hoëgne.

(b) Valeur du débit dont la récurrence est de 1 an.

(c) Régime des débits influencé par des barrages écrêteurs.

(d) Mobilisation dans le secteur en step-pool pour 0,45 Qb mais, dans le secteur à méandres, la mobilisation ne débute que pour 0,6 Qb.

(e) Inverse du nombre d’événements atteints ou dépassés par an.

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La récurrence du débit de mise en mouvement a également été calculée en utilisant la série partielle des débits. De plus, en utilisant la courbe des débits classés propre à chacune des stations hydrologiques, nous avons calculé le nombre moyen de jours où le charriage se produit.

Débit solide

Pour les têtes de bassin et les rivières de dimension modeste, le débit solide de la charge de fond a été estimé en installant des pièges à sédiments. Il s’agissait de fosses creusées dans le lit des ruisseaux ; un barrage était aménagé en aval et le fond était recouvert par une bâche ou une moustiquaire. En relation avec les événements hydrologiques, le piège était périodiquement vidé et les sédiments piégés étaient cubés et pesés.

Pour les rivières plus importantes, l’importance du charriage a été estimée sur la base du relevé des quantités de sédiments régulièrement retirées du lit, sachant que ces curages sont systématiquement effectués aux mêmes endroits et que ces sites jouent finalement un rôle analogue à celui d’un piège à sédiments, sachant également que des profils de contrôle sont effectués (suivant un espacement inférieur à la largeur de la rivière) avant et après chaque curage, afin de s’assurer que l’on revient aux cotes altimétriques initiales. Cette méthodologie a été développée en détail par Gob et al. (2005), notamment à la suite de travaux de curage effectués dans la Semois. Nous avons ensuite converti en masse les données exprimées en volume. Pour ce faire, nous avons utilisé une densité apparente de 1,6 qui correspond à la densité moyenne de plusieurs mesures que nous avons effectuées sur des échantillons prélevés dans des dépôts fluviatiles.

Résultats et discussion

Fréquence du charriage

Les observations concernant le débit de début de charriage et sa fréquence sont reportées au tableau II. Dans la grande majorité des cas, il apparaît que le charriage débute pour des débits inférieurs au débit à plein bord (Qb). Seules se présentent deux exceptions, la Semois (2) et la Gueule dans la partie inférieure de son cours (29), sur lesquelles nous reviendrons plus en détail par la suite.

Le débit de mobilisation a globalement une récurrence de l’ordre de 0,5 an, rarement plus, souvent moins. Toutefois, malgré ces récurrences relativement faibles, le charriage ne se produit que quelques jours par an en moyenne : schématiquement entre 5 et 10 jours par an.

Si l’on analyse les données plus en détail, on peut dégager les points suivants. Pour des rivières ardennaises de dimension importantes (superficie supérieure à 500 km2), le débit de mobilisation est relativement proche du débit à plein bord : ce rapport est de 0,75 pour l’Amblève (21) et l’Ourthe inférieure (13 et 14), il est proche de 1 pour l’Ourthe moyenne (11 et 12) ; ce qui nous donne des récurrences variant de 0,4 à 0,55 an, avec seulement 5 à 6 jours de charriage par an pour l’Ourthe et 10 jours pour l’Amblève. Dans le cas de la Semois (2) qui est la seule rivière importante du sud de l’Ardenne, le débit de mobilisation est proche du débit à plein bord mais ce dernier, vu les caractéristiques morphologiques de la rivière, est atteint beaucoup plus souvent que dans les rivières du nord de l’Ardenne, de telle sorte que le nombre de jours de charriage est comparable sinon supérieur à celui observé dans les rivières du nord de l’Ardenne de taille similaire.

Dans les rivières ardennaises de taille intermédiaire, c’est-à-dire pour des superficies comprises entre 100 et 500 km2 (Aisne, Lienne, Hoëgne, Ourthe orientale), on constate que le charriage débute pour un débit représentant moins de 0,5 fois le débit à plein bord, avec des récurrences de l’ordre de 0,3 an et une durée de charriage variant entre 8 et 12 jours par an. Il en est partiellement de même pour les rivières de l’Entre-Vesdre-et-Meuse : la Gueule, dans la partie supérieure de son cours (stations de Sipenaken et d’Hommerich, 27 et 28), rejoint assez bien les caractéristiques de ces rivières ardennaises, même si le charriage y débute pour un débit un peu plus élevé (0,6 à 0,7 Qb) avec des récurrences de l’ordre de 0,4 an et surtout un nombre de jours nettement inférieur (seulement 4 jours). Malgré cela, la Gueule reste encore active, notamment en terme d’érosion latérale et de mobilité de charge (Stam, 2002 ; Mols, 2004), alors que dans la partie inférieure de son cours (29), on assiste à un changement radical qui se traduit par une atténuation du charriage, de la mobilité du lit et de l’érosion latérale. En revanche, dans la Berwinne (26), le charriage débute pour un débit représentant moins du tiers du débit de plein bord et se produit plus de 15 jours par an avec une récurrence de 0,2 an. Ce charriage nettement plus fréquent que pour les rivières ardennaises peut s’expliquer de la façon suivante. Dans cette partie de son cours, la Berwinne traverse les terrasses de la Meuse et l’essentiel de sa charge de fond provient du remaniement de ces terrasses, de telle sorte que le matériau qui constitue son lit est de dimension assez modeste (D50 = 40 mm). La Berwinne se retrouve en quelque sorte avec une charge sous calibrée, ce qui explique qu’elle peut la mobiliser beaucoup plus souvent (Hallot et al., 2003).

Peu d’informations sont disponibles pour les rivières de dimension plus modeste (superficie inférieure à 100 km2). Toutefois, la Rulles (1) montre une récurrence fort faible du débit de mobilisation (0,35 an) et un nombre élevé de jours de charriage (près de 20 jours par an) bien que les observations portent sur une période anormalement sèche (Petit, 1987). Comme nous le verrons par la suite (tabl. III), ceci est notamment à mettre en relation avec la taille du matériau constituant le lit de la rivière.

Tableau III

Quantités charriées et puissance spécifique au plein bord

Quantités charriées et puissance spécifique au plein bord

* Une analyse détaillée des puissances spécifiques au plein bord de ces stations a été publiée dans Petit et al. (2005).

(a) Amont de la confluence avec la Hoëgne.

(b) Pièges à sédiments.

(c) Pour une crue décennale.

(d) Pour une crue de récurrence de 34 ans.

(e) Pour un débit de récurrence 1 an.

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Dans les ruisseaux situés en tête de bassin tels que les ruisseaux de la Mer (16), de Belleva (15) et du Fond de Wavelinse (25), étudiés respectivement par Mercenier (1973) et par Dave (1975), la série des débits est trop courte pour calculer la récurrence du débit de charriage et celle du débit à plein bord. Il apparaît également que, pour cette gamme de rivières, le charriage fonctionne peu souvent, entre 6 et 15 jours par an, selon la taille du bassin. Toutefois, il est fort probable que le nombre de jours de charriage dans ces ruisseaux soit sous-estimé puisque ces auteurs ont travaillé au cours de périodes sèches. Par ailleurs, ces bassins sont situés sous couvert forestier et, comme l’ont montré les expériences menées dans le Ru des Waidages (22), la prolifération des embâcles végétaux qui font office de barrages jouent un rôle primordial dans la réduction du charriage, suite à l’accroissement de la rugosité et à la dissipation d’énergie dans les plunge-pool (Assani et Petit, 1995).

Il ressort de notre analyse que, dans les rivières ardennaises, le débit de mobilisation est nettement inférieur au débit à plein bord (entre 0,4 et 0,8 Qb), qu’il se présente le plus souvent avec une récurrence de l’ordre de 0,5 an et qu’il agit schématiquement entre 5 et 10 jours par an. Ceci rejoint partiellement les résultats de différentes études (tabl. I) que nous avons présentés dans l’introduction. On note toutefois certaines anomalies liées au contexte régional. Il s’agit notamment de la Semois d’une part, où, vu la morphologie de son lit, la fréquence du charriage est élevée pour une rivière de cette importance et de la Berwinne d’autre part, qui présente elle aussi un charriage fréquent vu la petite dimension de sa charge de fond liée à un héritage géomorphologique (remaniement des terrasses de la Meuse).

Quantités charriées

Les quantités charriées sont reprises au tableau III. Nous y avons également reporté les puissances spécifiques au niveau du plein bord de façon à caractériser l’énergie de ces rivières.

Pour la plus importante d’entre elles, l’Ourthe, on constate que les quantités charriées ne sont finalement pas très importantes puisqu’elles représentent seulement 0,73 t/km2/an dans sa partie amont (11) et de l’ordre de 0,5 t/km2/an dans sa partie inférieure. Dans ce dernier tronçon, on note une augmentation entre Durbuy (12) et Hamoir (13), de 0,44 à 0,54 t/km2/an qui résulte des apports de l’Aisne (2,17 t/km2/an). L’importance des quantités charriées par cet affluent avait déjà été mise en évidence par la comparaison des compositions pétrographiques de la charge de fond en amont et en aval de la confluence avec l’Aisne (Duchesne et Pissart, 1985). Par ailleurs, dans l’Ourthe inférieure, on peut constater que la quantité transportée sous l’effet d’une crue trentenale correspond au double de la valeur moyenne annuelle. Dans la Semois (2), il apparaît que les quantités charriées représentent plus du double de celles transportées par l’Ourthe, malgré une puissance spécifique au plein bord relativement faible. Ceci s’explique notamment par le nombre de jours de charriage plus élevé (10 jours/an contre 5 jours/an pour l’Ourthe) ainsi que par des formes du lit moins développées, ce qui entraîne une rugosité moins importante et laisse donc une plus grande part d’énergie pour le charriage (Gob et al., 2005).

C’est dans des rivières de dimension moyenne (superficie comprise entre 100 et 500 km2) à forte énergie que les quantités charriées sont les plus importantes : plus de 2 t/km2/an pour la Wamme et l’Aisne (avec des puissances spécifiques de l’ordre de 100 W/m2). Dans les autres rivières (Lesse, Lhomme, et Eau Noire), on se maintient à des valeurs voisines ou supérieures à 1,5 t/km2/an, ce qui représente le triple des quantités charriées par l’Ourthe inférieure. On notera également que, dans l’Ourthe orientale, la quantité charriée sous l’effet d’une seule crue décennale dépasse largement 3 t/km2/an. Dans la Hoëgne (23), rivière qui a pourtant les puissances spécifiques les plus élevées parmi les rivières étudiées (140 W/m2), les quantités charriées restent relativement modestes (1,12 t/km2/an), malgré un D50 relativement petit par rapport à sa puissance spécifique au plein bord. Ceci peut vraisemblablement s’expliquer par un déficit de charge de fond. En effet, la Hoëgne incise la roche en place sur 20 à 25 % de la longueur totale de son linéaire (Mols, 2004). Cette incision atteint parfois 2 m de telle sorte que la rivière est déconnectée de sa nappe alluviale caillouteuse et qu’elle ne peut donc plus se recharger latéralement. L’origine de cette incision est toutefois difficile à expliquer, car cette rivière n’est pas en déficit de sédiments puisque la plus grande partie de la nappe caillouteuse héritée de la dernière période glaciaire n’a pas encore été déblayée. Il faut toutefois rappeler que cette rivière coule dans la région du Massif ardennais (les Hautes Fagnes) où se trouvent le plus de rivières en contact avec la roche en place. C’est également cette région de l’Ardenne qui s’est soulevée le plus au cours du Pleistocène moyen et supérieur (Demoulin, 1995, 1998). Il n’est donc pas exclu que des processus liés à la néotectonique puissent être, au moins partiellement et peut-être avec un certain retard, à l’origine de cette incision.

Les quantités évacuées par charriage sont peu importantes dans les têtes de bassins pourtant fortement pentus. Dans le ruisseau de la Mer (16) et le ruisseau des Waidages (22), la taille de la charge de fond ne peut pas être mise en cause étant donné que le D50 est relativement peu élevé (<22 mm) vis-à-vis de la puissance développée par ces cours d’eau (17-51 W/m2). Mais, rappelons qu’il s’agit de bassins forestiers où les nombreux embâcles végétaux jouent un rôle primordial dans la réduction du charriage.

Par ailleurs, dans la Rulles, on note de très faibles quantités charriées malgré la fréquence élevée du débit de mobilisation. Mais dans cette partie du cours, la méandration est très prononcée (indice de sinuosité supérieur à 1,5), ce qui implique des pertes d’énergie pour vaincre les formes et laisse peu d’énergie disponible pour le charriage ; ceci ressortait d’ailleurs bien du faible ratio entre les tensions de cisaillement aux grains (grain shear stress) et la tension de cisaillement totale (Petit, 1990). De plus, le rapport d’encaissement (largeur du lit majeur/lit mineur) est fort élevé (proche de 15) ; en d’autres termes, la rivière divague dans une large plaine alluviale, ce qui implique qu’elle est moins fréquemment en contact avec ses versants, là où elle pourrait se recharger en matériau. Vu cette absence de contact, la disponibilité en matériau est seulement assurée par l’érosion latérale des berges dans lesquelles se trouvent des lentilles alluviales mais cette érosion latérale est très lente, le maximum observé en trente ans se limitant à moins de 2 m. Par ailleurs, l’indigence du charriage ressort bien puisque des cailloux marqués depuis plus de dix ans sont toujours présents dans les secteurs de marquages. Ceci serait bien entendu inconcevable dans des rivières où le charriage serait fort actif, car ces cailloux seraient enfouis dans la sous couche ou dispersés sur de longues distances.

Différentes équations ont été proposées dans la littérature pour estimer le débit solide des rivières par charriage (Gob et al., 2005). Une d’entre-elles, définie par Bagnold (1977, 1980, 1986), fait intervenir l’excès de puissance spécifique comme descripteur de l’importance du charriage. Grâce à cette équation, il est possible d’estimer la quantité de sédiments transportés par une ou plusieurs crues. Dans la même optique, nous avons analysé l’importance du charriage dans les rivières ardennaises en fonction de la puissance spécifique atteinte au plein bord. Ce débit présente l’avantage de pouvoir être utilisé comme référence pour comparer les rivières entre-elles et de correspondre plus que probablement, dans le cas des rivières ardennaises, au débit le plus efficace pour le charriage, en terme de fréquence et de travail effectué. Pour ce faire, nous avons reporté sur une même relation l’évolution des quantités charriées en fonction de la puissance spécifique au plein bord (fig. 2). Lorsque l’on prend en considération tous les points, le coefficient de détermination est médiocre (R2 = 0,40). Toutefois, si l’on écarte la Hoëgne (23) et la Semois (2), pour les raisons évoquées ci-dessus, ce coefficient s’améliore très nettement (R2 = 0,69). Il se dessine un groupe de rivières à forte énergie et à grande disponibilité en sédiments, rivières de taille moyenne qui toutes descendent des reliefs marqués du nord de l’Ardenne : l’Aisne (17 et 18), le Wamme (9), la Lhomme (7) et dans une moindre mesure la Lesse (4) et l’Eau Noire (3). L’Ourthe inférieure (12-14) et la Vesdre (24) montrent des quantités charriées relativement faibles vis-à-vis de leur puissance ; il n’est pas exclu qu’ici aussi joue le manque de disponibilité en sédiments dans la mesure où ces deux rivières (et spécialement l’Ourthe) ont été le siège de curages répétés de longue date et soumis à des protections de berges importantes, ce qui limite l’érosion latérale et donc l’approvisionnement en sédiments.

Figure 2

Évolution des quantités charriées en fonction de la puissance spécifique au plein bord. La droite de régression (y = 0,0266x - 0,4616) est calculée sur l’ensemble des points à l’exception de la Semois (2) et de la Hoëgne (23). Le coefficient de détermination est de 0,69.

Relationship between sediment yield and specific stream power at bankfull stage. The regression line (y = 0.0266x - 0.4616) was calculated from the whole points except those from the Semois River (2) and the Hoëgne River (23). The coefficient of determination is 0.69.

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Notons que pour des puissances spécifiques identiques, plusieurs facteurs peuvent expliquer des différences de quantités charriées. Tout d’abord, ces quantités charriées représentent des valeurs moyennes qui ne couvrent pas nécessairement les mêmes périodes d’observation pour les différentes stations. Certaines valeurs concernent des périodes sèches où l’occurrence du charriage a été limitée, d’autres des périodes où au contraire le charriage s’est présenté fréquemment. D’autre part, on peut également avoir des différences de quantités charriées d’une rivière à l’autre, à puissance égale, parce que l’effet de saillie ou, au contraire, l’effet de masquage peuvent intervenir, et donc favoriser ou au contraire diminuer le charriage (Andrews, 1983 ; Petit, 1994).

Malgré les nuances indiquées ci-dessus, on peut néanmoins considérer que les quantités charriées par les rivières du massif ardennais sont modestes comparativement à celles quantifiées dans d’autres systèmes morphoclimatiques tels que les montagnes méditerranéennes ou des milieux semi-arides, voire également dans des milieux plus comparables au nôtre (tabl. IV). Ainsi, nos valeurs se rapprochent de celles mises en évidence dans des petits bassins des Appalaches où Clément (cité par Liébault, 2003) propose des valeurs de 1,08 à 4,14 t/km2/an. Différentes études réalisées au Pays de Galles et en Écosse avancent des valeurs comprises entre 2,9 et 44 t/km2/an. Toutefois, dans ces milieux on notera une grande variabilité des résultats. Ainsi, une étude réalisée au Pays de Galles montre que les zones forestières connaissent un transport de charge de fond beaucoup plus important que les zones de prairie (Newson, 1980, 1981). De même, une étude comparative de la charge de fond réalisée en Écosse met en évidence des différences significatives entre des bassins forestiers et des bassins occupés par des landes : les productions de sédiments sont plus importantes sous forêt, notamment du fait de perturbations liées aux plantations et aux coupes, à la mise en place de drains et à la suppression de la végétation sous forêt (Stott, 1997). Ceci va à l’encontre de nos observations où les rivières de petite dimension situées sous couvert forestier transportent très peu de sédiments ; précisons cependant que l’exploitation forestière y est peu intense alors que les bassins cités ci-dessus semblent soumis à des déboisements importants.

Tableau IV

Exemples de quantités charriées dans des rivières à charge de fond caillouteuse et à blocs

Exemples de quantités charriées dans des rivières à charge de fond caillouteuse et à blocs

(a) Transformation des volumes (m3) en masse (tonne) avec une densité de 1,6.

(b) D50 dans piège à sédiments.

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Par ailleurs, en accord avec nos résultats, Rickenmann (2001) montre que l’efficience des rivières à transporter une charge de fond varie de plusieurs ordres de grandeur, les écarts les plus importants s’observant dans des rivières et torrents de petite dimension, du fait d’une grande rugosité des formes. Dans les rivières à forte capacité de transport, il se pose également le problème de la disponibilité en sédiments : la capacité de transport, souvent approchée par les équations de transport solide de type Meyer-Peter et autres, donne en fait la potentialité du transport, mais cette dernière ne peut être satisfaite que si suffisamment de matériau est disponible (Kondolf et al., 2002). Ce point concorde avec les observations réalisées sur la Hoëgne et dans une moindre mesure sur l’Ourthe et la Vesdre.

Conclusion

Le débit à partir duquel débute le charriage dans des rivières du Massif ardennais se produit pour des valeurs comprises entre 0,3 et 1 Qb, en fonction de la taille des cours d’eau. Ainsi, dans des rivières dont le bassin versant est inférieur à 100 km2, la mise en mouvement de la charge de fond se produit pour des débits compris entre 0,5 et 0,8 Qb. Dans les rivières les plus importantes (bassin versant compris entre 100 et 500 km2), le charriage débute en moyenne pour un débit correspondant à 0,5 Qb (entre 0,3 et 0,7 Qb). Enfin, dans les rivières dont le bassin versant est supérieur à 500 km2, cette mise en mouvement se produit pour des débits légèrement inférieurs au débit à plein bord (0,7 à 1 Qb). Ces différences liées à la taille du bassin versant se traduisent sur la récurrence du débit de charriage et sur le nombre de jours où le charriage se produit. Ainsi, dans les rivières les plus importantes (bassin versant supérieur à 500 km2), la récurrence du charriage est en moyenne de 0,5 an. Dans les rivières typiquement ardennaises de taille intermédiaire (bassin versant compris entre 100 et 500 km2), cette récurrence est légèrement plus faible (0,4 an) mais on note une plus grande variabilité, spécialement lorsque l’on envisage les rivières de l’Entre-Vesdre-et-Meuse (Berwinne et Gueule). Cette récurrence semble encore plus faible (0,3 an) pour les bassins de dimension modeste, mais peu de données sont disponibles. Dans ces dernières, la durée du charriage peut atteindre jusqu’à 20 jours par an alors qu’elle est de deux à quatre fois moins longue dans des rivières dont le bassin versant est supérieur à 500 km2.

Les quantités charriées sont relativement peu importantes dans les bassins forestiers (de l’ordre de 0,5 t/km2/an), notamment en relation avec la présence de nombreux embâcles végétaux. Pour les rivières plus importantes, où ces effets d’embâcles ne jouent qu’un rôle négligeable, les quantités charriées restent néanmoins modestes (entre 0,4 et 2,5 t/km2/an), bien que la nappe de cailloutis héritée de la dernière période froide n’ait pas encore été complètement évacuée.

Ces valeurs sont relativement faibles en regard de ce qui est généralement présenté dans la littérature, mais ces dernières sont généralement obtenues dans des régions de montagnes soumises à des précipitations violentes. Il est intéressant de constater que nos valeurs sont du même ordre de grandeur que les rares données portant sur des rivières situées dans des contextes géomorphologiques semblables au massif ardennais.

Enfin, la puissance spécifique au plein bord est un indicateur relativement fiable de l’importance du transport solide. La relation entre les quantités charriées et les puissances spécifiques au plein bord a permis d’identifier certaines rivières présentant un déficit en sédiments, soit à la suite de curage et de protection de berges, soit par incision dans la roche en place.