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N. E. S. Griffiths est une autorité dans le domaine de l’histoire des Acadiens et de l’Acadie d’avant la déportation de 1755. Cet ouvrage livre le fruit de toutes ses recherches. Le titre From Migrant to Acadien en révèle le thème principal, celui de l’émergence de l’identité acadienne, une question qui la préoccupe depuis ses premiers contacts avec des Acadiens, à l’Université de Londres, il y a un demi-siècle. Au début du xviie siècle, note N. E. S. Griffiths, il n’y avait pas d’Acadiens, même s’il y avait des Européens résidant en Acadie. Cent cinquante ans plus tard, ces mêmes résidants se considéraient d’abord et avant tout comme « acadiens ». Ce sens de leur identité propre leur aurait permis de survivre, en tant que communauté culturelle, aux événements de 1755-1763. Comment les Français résidant en Acadie sont-ils devenus des Acadiens en un laps de temps relativement court ? N. E. S. Griffiths reprend ici les facteurs d’explicaton identifiés dès 1992 dans son Context of Acadian History. Mais son nouvel ouvrage fait bien plus que développer les trois premiers chapitres du livre précédent.
Cette identité acadienne précoce aurait été le produit d’un environnement physique, humain, économique et surtout politique très particulier. Environnement physique : la mise en valeur des prés salés et la construction et l’entretien d’un réseau de digues (aboiteaux) exigeaient un fort niveau de coopération entre les membres de la communauté. Environnement humain : la, puis, les communautés acadiennes étaient liées entre elles par des réseaux familiaux en place dès la fin du xviie siècle. Ces réseaux incluaient aussi des couples Européens – Mi’kmaq et des familles métisses, qui renforçaient les liens entre les communautés acadiennes et amérindiennes. Dans une moindre mesure, des mariages lièrent les Acadiens aux Britanniques de la garnison d’Annapolis après 1714. Ces liens distinguaient les Acadiens de la 2e ou 3e génération de leurs ancêtres français. Environnement économique : l’agriculture était la base de l’économie des communautés acadiennes, mais celles-ci n’auraient pu survivre sans s’adonner au commerce. Même avant 1714, le partenaire dominant fut rapidement la Nouvelle-Angleterre. Après la cession, les Acadiens continuèrent à commercer avec les Français, surtout avec ceux établis sur L’île Royale, plus proche. Environnement politique : jusqu’en 1714, la France fut aussi peu capable de solidifier les liens institutionnels avec la colonie que les liens économiques. Par conséquent, les colons mirent sur pied des formes de relations sociales propres à assurer leur survie, en s’appuyant sur leurs réseaux familiaux. La juridiction toujours incertaine de la France et de l’Angleterre conduisit les Acadiens à investir peu dans leurs relations avec les autorités de l’une ou de l’autre. Au moment de la cession définitive à la Grande-Bretagne, les Acadiens, habitant d’une zone tampon, s’étaient mis dans la tête qu’ils avaient le droit de contrôler leur vie économique et sociale. L’identité acadienne était arrivée à maturité. Celle-ci parut confirmée par la pratique, immédiatement adoptée par les Britanniques, de choisir au sein de chaque communauté des délégués qui s’exprimaient au nom du groupe. Ce sentiment d’être un groupe distinct ne pouvait que mener à un conflit avec les autorités, qu’elles aient été françaises ou britanniques d’ailleurs.
La longue paix qui s’installa jusqu’en 1739 dissimula le malentendu sur lequel s’instaurèrent les relations entre les Acadiens et les Britanniques (et entre Acadiens et Français dans les territoires restés sous contrôle français). Les Acadiens, par l’intermédiaire de leurs délégués, prirent l’habitude de ne pas acquiescer aux ordres sporadiques et rarement suivis d’effets des autorités, mais de les interpréter comme un signe d’ouverture à la discussion (p. 455-463). Cette attitude exaspérait les Français autant que les Britanniques. Les Acadiens se comportaient comme s’ils avaient droit à l’autodétermination, et allèrent même jusqu’à exprimer ce principe de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ils étaient malheureusement en avance d’un siècle sur l’histoire. Ils se comportaient en citoyens dans un monde qui ne connaissait, à de rares exceptions près, que des sujets. Cette exigence d’autodétermination, conclut Griffiths, était la conséquence logique de leur sentiment d’être un peuple distinct, et donc libre de négocier sa relation avec la Grande-Bretagne — ou la France. L’identité acadienne s’articulait autour d’une conception des relations entre gouvernant et gouvernés exprimée 80 ans plus tôt par John Locke, mais qu’aucun gouvernement du milieu du xviiie siècle ne songeait sérieusement à mettre en pratique, celui du Contrat Social. Les Acadiens laissaient entendre qu’ils étaient sujets britanniques parce qu’ils, ou leurs parents, avaient souscrit à un serment spécifique assorti de conditions (ne pas prendre les armes). Si les conditions n’étaient pas remplies, ils étaient dégagés de leurs obligations vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Britanniques (comme Français d’ailleurs) niaient la légitimité de ce principe d’autodétermination, et voyaient les Acadiens, non comme un peuple distinct et citoyen (on dira plus tard, une nation), mais comme des paysans obstinés, égocentriques et incorrigibles, à la loyauté douteuse. Leur statut de sujet, dont on était en droit d’attendre une obéissance inconditionnelle, n’était pas en doute. Le problème était d’obtenir d’eux qu’ils reconnaissent la réalité de leur sujétion. Dans ce contexte, la déportation devint, en temps de guerre, une conséquence logique au dialogue de sourds qui s’était instauré dès les années 1710.
L’ouvrage fait bien plus que documenter l’émergence de l’identité nationale et du concept d’autodétermination au sein des communautés acadiennes. En premier lieu, il montre que les Français partageaient la même vision du monde que les Britanniques, et qu’ils n’auraient pas fait preuve de plus de patience envers les Acadiens que ces derniers. En fait, ils forcèrent 2500 Acadiens à se transporter en l’île St-Jean en 1752, brûlant même le village de Beaubassin pour forcer la main de ses habitants. Le comportement des Britanniques, aussi cruel qu’il puisse paraître de nos jours, n’était pas une aberration. Les Acadiens ressortent également de cet ouvrage comme les premiers « Américains » (du type « We hold those truths to be self evident that all people possess inalienable rights etc. »), une dimension que quelqu’un devrait explorer. L’ouvrage fait finalement appel à des concepts peu utilisés par les historiens canadiens, ceux de « borderland » et de « border people » (qu’on pourrait traduire par « marches » et « peuple limitrophe ») et qui sont particulièrement aptes à clarifier l’histoire acadienne. Les chercheurs distinguent les frontiers, zones tampons aux limites mal définies où les populations sont libres de forger leurs modes de relations comme elles le désirent, des borderlands (marches), territoires revendiqués par des impérialismes concurrents mais où les populations gardent encore une certaine autonomie, et finalement des « bordered lands », régions frontalières et territoires limitrophes, où les relations entre les peuples sont gouvernées par les impératifs des États dont ils dépendent. N. E. S. Griffiths décrit une Acadie qui passe graduellement du stade de frontier à celui de borderland. Les événements de 1755 éliminèrent de la région un peuple qui refusait d’admettre que cette marche devait se transformer en zone limitrophe (bordered land), et qui faisait obstacle à cette transformation.
N. E. S. Griffiths a utilisé une approche événementielle. Cela produit un récit extrêmement détaillé, qui malheureusement noie la démonstration. Une conclusion générale aurait pu pallier ce problème, mais le livre s’achève plutôt avec le chapitre portant sur la décision de déporter les Acadiens. En l’absence d’une conclusion qui reprend et renforce l’hypothèse générale, plusieurs lecteurs ne vont voir dans ce livre qu’une chronique d’événements. La longueur de l’ouvrage lui nuira aussi (464 pages seulement pour le texte). Pas question d’en faire un ouvrage de base dans un cours de premier cycle par exemple — les étudiants renâcleront à sa seule vue, et trouveront les chapitres trop longs (30 pages en moyenne — des sous-titres auraient d’ailleurs été bienvenus, même par ceux et celles d’entre nous qui lisent au volume). Les chercheurs par contre apprécieront la bibliographie extrêmement détaillée (elle inclut même des mémoires de maîtrise) et très bien organisée, et l’essai sur les sources qui l’introduit. À quand la version abrégée que nous pourrions utiliser dans nos cours d’histoire du Canada ou des Provinces de l’Atlantique ?