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La publication de Gilles Deschênes Quand le vent faisait tourner les moulins, rédigée avec la collaboration de Gérald–M. Deschênes, porte sur l’histoire des moulins à vent au Québec. L’auteur entend faire oeuvre de mémoire en faisant « sortir de l’oubli ces petites industries si vitales en leurs temps » (p. 12), une amnésie qui aurait gagné notre mémoire collective progressivement à partir du milieu du XIXe siècle, puis de manière définitive au XXe.

L’ouvrage est divisé en 15 chapitres. Les quatre premiers portent respectivement sur le développement du moulin en Europe depuis le Moyen Âge, son impact sur les structures sociales, la culture céréalière au Canada avant la période des contacts, le début du peuplement. L’étude commence véritablement avec les chapitres cinq à huit où l’auteur retrace la construction des moulins à vent dans la vallée du Saint-Laurent et les transformations que connaît cet équipement entre le XVIIe siècle et le début du XXe siècle. Cette partie prend la forme d’un décompte chronologique des moulins, incluant les remplacements de moulins ruinés et d’indications précises quant à leur localisation, et parfois délocalisation. L’inévitable impression d’engouement pour cette technique, résultant d’une énumération conduite sur quatre chapitres, est corrigée par un tableau résumant le nombre total de mises en chantier pour les XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, un récapitulatif montrant que celles-ci avoisinent 55 moulins par siècle.

Quoique très bien menée, cette partie de l’étude aurait bénéficié d’un éclairage méthodologique expliquant comment l’auteur s’y est pris. Cette précision aurait été souhaitable puisque les résultats obtenus contrastent considérablement avec d’autres données – soit celles de trois recensements chiffrant le nombre total de moulins à vent par rapport à l’ensemble des moulins au Canada. Or, ces deux séries de données laissent deviner un phénomène d’attrition très important. En effet, des 30 moulins à vent en fonctionnement en 1685 sur un total de 41 moulins actifs, on en compte à peine 50 sur 120 en 1739, puis seulement 31 sur 532 en 1851. De toute évidence la construction de 50 moulins éoliens par siècle n’arrive pas à remplacer ceux mis hors d’usage ou abandonnés, ceux-ci disparaissant des comptabilités plus vite qu’ils ne sont remplacés.

À la lumière de ces résultats, la marginalisation de cette manière de moudre n’apparaît pas tant une affaire du XIXe siècle, comme l’affirme l’auteur, mais plutôt comme un phénomène déjà bien entamé dès le milieu du XVIIIe siècle. Une meilleure prise en compte de cette attrition précoce aurait permis de réconcilier le quantitatif avec les témoignages documentaires nombreux, et très intéressants, tirés par Deschênes de divers procès, pétitions et documents officiels, chacun éclairant l’engrenage social dans lequel s’inséraient les rouages des moulins. Or, ces témoignages vont, pour la plupart, dans le même sens : ce sont les contemporains mêmes de ces moulins à vent, soit les hommes et les femmes ayant la singulière malchance d’être nés dépendants de cette mécanique bancale, qui furent les premiers à en demander le remisage aux oubliettes de l’histoire.

Le chapitre neuf aborde le régime seigneurial et le droit de banalité, des thèmes importants de l’étude dont le sous-titre est Trois siècles de meunerie banale et marchande au Québec. L’auteur y résume les dispositions générales de ce régime relativement à la meunerie banale et celles, particulières – au demeurant peu nombreuses –, relatives aux moulins à vent. La position de l’auteur sur ce privilège seigneurial rejoint celle développée par d’autres pour qui les seigneurs ne s’étaient pas vraiment inquiétés quant à la qualité, à la quantité ou à l’accessibilité des moulins banaux qu’ils faisaient construire. Deschênes toutefois ne développe pas sa réflexion sur une éventuelle spécificité de l’éolien dans le contexte seigneurial. Qu’en est-il par exemple de l’évolution des seigneuries où, pour des raisons topographiques, les moulins à vent étaient dominants, telles celles de la vallée du Richelieu – territoires auxquels il consacre pourtant quelques pages très intéressantes ? Connurent-elles un développement particulier ?

J’ai été un peu surpris que le fonctionnement des moulins soit abordé tardivement dans l’ouvrage, soit au chapitre dix. C’est la partie la plus intéressante de l’étude avec ses détails relatifs à la construction des tours cylindriques, des techniques de charpenterie pour les toits coniques, de la manière de les faire tourner pour aller chercher le vent, des systèmes de freinage quand le tout s’emballe, de la forme des ailes, de leur rotation et de leur gréage. Comme ce sont ces aspects qui distinguent le moulin éolien de l’hydraulique, il aurait été plus logique d’aborder cette partie en tout début d’étude afin de former, avec les quatre chapitres décomptant ces mécanismes, un tout cohérent.

L’auteur conclut son étude avec un chapitre sur l’iconographie du moulin à vent. Cette documentation visuelle, qui étonne par sa diversité et son abondance, date pour l’essentiel de la période 1850 à 1950, moment que Deschênes identifie comme celle précisément où le moulin à vent serait tombé dans l’oubli. Ce dernier semble au contraire très largement présent dans l’imaginaire collectif. Une visibilité tout à fait conforme à ce que l’on sait des thématiques agraires qui connaissent un regain de popularité au tournant du siècle grâce, en partie, aux enquêtes sur le folklore. Ici, comme ailleurs dans l’ouvrage, l’empathie évidente de l’auteur pour son sujet semble quelque peu freiner l’approfondissement des questionnements. Ce qui est dommage quand on tient compte de l’effort indéniable de documentation à l’origine de cette étude.