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En février 2005, un jugement était rendu par la Cour supérieure du Québec ordonnant la radiation de la rente seigneuriale sur une propriété de Beauport[3]. En juillet 2009, on annonçait dans les médias québécois un projet de 800 millions de dollars visant à ériger 131 éoliennes dans la « seigneurie de Beaupré », sur les terres privées du Séminaire de Québec[4]. Derrière ces faits en apparence anodins se profile l’étonnante survivance de la plus ancienne institution de l’histoire québécoise : la seigneurie. Pourtant, on affirme généralement que le régime seigneurial a été aboli en décembre 1854, alors que la législature du Canada uni promulguait l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada[5]. Malgré cette législation, force est de constater les nombreuses survivances de l’institution tout au long du xxe siècle, et même jusqu’à nos jours. Au-delà des traces dans le paysage et la toponymie, ces survivances se manifestent dans les rapports sociaux et les rapports de pouvoir à l’échelle locale, mais également dans la propriété même du sol pour la portion du territoire québécois autrefois soumis au régime seigneurial.

Au xixe siècle, on a beaucoup écrit à propos de la « question seigneuriale » ; ce fut aussi le cas au xxe siècle parmi les historiens et les juristes qui ont cherché à expliquer les racines et la teneur de l’abolition amorcée en 1854[6]. Ces discussions ont donné lieu à de vigoureux débats sur l’identité de ceux qui souhaitaient la fin de ce mode de tenure[7] de même que sur le sens à donner à cette législation : abolition, réforme[8], commutation[9] ? La présente recherche porte sur les conséquences à long terme de ces événements puisque si abolition il y eut, elle fut pour le moins progressive et certainement incomplète. Si les « droits et devoirs » sont abolis par la loi de 1854, ni la propriété seigneuriale ni le lien seigneur/censitaire ne le sont, pas plus que le vocabulaire féodal qui persistera longtemps après cette date[10]. Nous soutenons que l’Acte seigneurial de 1854 a, paradoxalement, perpétué le lien symbolique seigneur/censitaire qu’il aurait dû briser ; celui-ci ne sera rompu par l’État québécois qu’en 1935-1940, sans pour autant d’ailleurs libérer les résidants des anciens fiefs des dernières réminiscences féodales. L’enjeu de cette recherche n’est pas en amont, mais bien en aval de 1854, afin de comprendre l’impact de ces persistances sur la société québécoise. De manière à dresser les balises pour la suite de nos travaux sur les persistances seigneuriales (économiques, culturelles et sociales) et leurs enjeux, ce texte entend mieux définir les mécanismes par lesquels le lien entre seigneurs et censitaires a survécu puis disparu dans le Québec du xxe siècle, en mettant l’accent sur les interventions successives de l’État dans ce processus.

À l’exception du cas montréalais, rares sont les études sur le régime seigneurial qui ont franchi le cap de 1854. Mais Montréal constitue un cas d’exception, compte tenu du caractère unique de cette « ville-seigneurie », qui connaît au xixe siècle une croissance remarquable ayant nécessité une législation spécifique en matière d’abolition des droits seigneuriaux, laquelle s’amorce dès la première moitié du siècle (1840)[11]. C’est aussi l’exception montréalaise qui a fourni la seule étude sur la « survivance » seigneuriale dans une perspective de longue durée, celle de Georges-E. Baillargeon[12]. Montréal est également le cadre d’observation de Robert Sweeny qui montre qu’en vertu de son antériorité, la commutation à Montréal a servi de modèle pour l’ensemble du territoire seigneurial du Québec[13].

Étonnamment, l’étude des persistances seigneuriales et de l’impact de l’abolition reste à faire en ce qui concerne le territoire rural, c’est-à-dire l’essentiel de l’aire seigneuriale laurentienne. Si de rares travaux ont franchi le cadre chronologique traditionnel[14], plusieurs auteurs ont souligné la longévité des conséquences de cette législation sur la paysannerie du Québec et esquissé sommairement le processus par lequel se sont éteintes les rentes seigneuriales[15]. Cependant, aucune étude n’a cherché à expliquer les mécanismes et le rythme par lesquels les anciens censitaires ont fini par se libérer du pouvoir seigneurial qui paraît aujourd’hui si lointain[16]. Par ailleurs, et c’est sans doute encore plus remarquable, nul n’a tenté de mesurer le bénéfice qu’en ont tiré les anciens seigneurs. Ce texte entend montrer que des sources permettent d’entreprendre de tels travaux et, plus globalement, qu’il n’est pas du tout anachronique de faire l’étude de la seigneurie québécoise au xxe siècle[17]. Il se déclinera en trois parties reprenant la chronologie du processus d’extinction des rentes seigneuriales. D’abord, seront esquissés l’Acte seigneurial de 1854 et ses conséquences sur la propriété foncière. Ensuite, le contexte de création du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales sera étudié. Enfin, l’analyse du travail effectué par cet organisme et la présentation sommaire de la vaste documentation qu’il a produite concluront cette note de recherche. Pour illustrer cette réflexion et naviguer dans les archives du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales, nous puiserons un certain nombre d’exemples dans les dossiers relatifs à la seigneurie de Beauport.

1854 : la fin du régime seigneurial québécois ?

La loi de 1854

Différents événements ont ponctué la lente extinction du régime seigneurial avant 1854. D’une part, malgré le maintien du régime par les Britanniques, il n’y eut que huit seigneuries concédées après 1760, lesquelles font figure d’exception. L’Acte constitutionnel de 1791 a confirmé pour sa part la limite du territoire seigneurial à celui du Régime français en favorisant, dès lors, la tenure en franc et commun socage (libre de droits seigneuriaux), dans le territoire qui restait à coloniser. Puis, dans la première moitié du xixe siècle, diverses lois du parlement impérial et de la législature du Bas-Canada ont tenté de répondre partiellement aux problèmes soulevés par la question seigneuriale[18]. Ces prémisses ponctuent la longue marche vers la loi de 1854, aboutissement de décennies de tergiversations sur le sort à réserver au régime seigneurial. L’Acte seigneurial est cependant porteur d’un curieux paradoxe puisqu’il confirme, en quelque sorte, la propriété seigneuriale. Bien que cette loi éteigne les droits et devoirs ainsi que les privilèges féodaux, elle s’inscrit dans l’esprit libéral du xixe siècle et consacre le caractère inaliénable du droit de propriété privée[19]. Or, ce droit concerne les deux « parties » de la seigneurie : le domaine et la mouvance (ou censives). En effet, les seigneurs détiennent la propriété utile du domaine, mais aussi la propriété éminente sur les terres concédées, en vertu du cens versé annuellement par les censitaires, entente tacite par laquelle ces derniers reconnaissent leur assujettissement à l’autorité du seigneur et les droits de celui-ci sur leur censive.

En 1854, le législateur a tenu compte de ces deux formes de la propriété. Il réservait aux seigneurs la pleine possession des terres domaniales, incluant les espaces non concédés[20]. Jusque-là contraints par les règles du système (notamment l’interdiction de vendre des terres du domaine), les seigneurs devenaient des propriétaires fonciers comme les autres et pouvaient disposer librement de leurs « domaines » ; certains ne tarderont pas à en tirer profit. Des propriétaires fonciers comme les autres ? Pas tout à fait, puisque, d’autre part, l’Acte seigneurial prévoyait une compensation pour la perte de la propriété éminente sur les censives qui leur assurait jusque-là une série de paiements annuels ou occasionnels. Ce second élément témoigne nettement de la disposition très favorable aux seigneurs de la part du législateur.

Les modalités de la commutation

L’Acte seigneurial de 1854 dicte les principales lignes directrices sur la manière dont la commutation, obligatoire, affectera seigneurs et censitaires. En premier lieu, la loi décrète l’abolition des droits et devoirs féodaux, à commencer par la disparition, sans compensation, des droits honorifiques[21]. Par ailleurs, tous les autres droits seigneuriaux, qu’il s’agisse de la banalité, des droits casuels (comme les lods et ventes[22]) et même les corvées, sont reconnus comme des pertes pécuniaires encourues par les seigneurs. Pour chacun de ces droits lucratifs, des calculs servent à déterminer le mode de compensation le plus juste[23]. Le législateur avait anticipé des difficultés d’interprétation et d’application de l’Acte. Par conséquent, dans le but d’éviter « les frais, l’incertitude et les délais inutiles[24] », il a prévu la création d’une cour spéciale, composée des juges de la Cour du Banc de la Reine et de la Cour Supérieure du Bas-Canada. Cette cour spéciale est chargée de répondre à une série de questions de droit qui lui a été soumise d’office par le procureur général Lewis-Thomas Drummond[25] ainsi qu’aux questions et contre-questions des seigneurs, dûment représentés par leurs avocats[26]. Cette cour tiendra ses sessions au palais de justice de Québec, du 4 septembre 1855 au 11 mars 1856[27], sous la présidence du juge en chef de la Cour du Banc de la Reine, Louis-Hippolyte LaFontaine. Le jugement, rendu en mars 1856, permit de statuer sur des points de droit litigieux[28].

Cour spéciale, assemblée en vertu de l’acte seigneurial du parlement provincial de 1854, par William Lockwood (vers 1856).

Source : Musée McCord, M5524

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À la suite des travaux de cette cour, et en conformité avec l’Acte seigneurial, on procède à des enquêtes sur le terrain, menées par dix commissaires qui ont pour mission d’évaluer très précisément, à l’échelle de chaque seigneurie, et pour chaque censive, les droits lucratifs que détiennent les seigneurs[29]. Il s’agit de mesurer, en se basant sur les articles de l’Acte seigneurial et les décisions de la Cour spéciale, la valeur annuelle des droits seigneuriaux sur chaque fonds[30]. Cela se traduira par la confection des Cadastres abrégés de 1859 qui recensent 330 seigneuries et détaillent les sommes à rembourser aux seigneurs[31]. Ces opérations complétées, le dédommagement des seigneurs sera assumé à la fois par l’État et par les anciens censitaires. Le gouvernement met en place un fonds seigneurial[32] qui permet de rembourser quelque dix millions de dollars aux seigneurs en compensation de tous les droits pécuniaires perdus, à l’exception des cens et rentes[33]. Pour ces derniers, demeurés à la charge des censitaires[34], la loi de 1854 propose deux choix. Ils peuvent verser une somme forfaitaire désignée comme le « capital » de la rente, équivalent à environ dix-sept années de rentes annuelles (la rente annuelle représentant 6 % de ce capital). Ils peuvent aussi continuer à verser annuellement une rente qu’on appelle désormais « rente constituée » et qui est du même montant que la rente préexistante[35]. Par exemple, un censitaire dont le capital de la rente est établi à dix dollars pourra se libérer complètement en versant une fois pour toutes cette somme à son seigneur ou encore payer annuellement un montant de soixante cents à perpétuité, jusqu’à ce qu’il décide de procéder au rachat pour ce même montant de dix dollars, le paiement de la rente constituée n’étant pas appliqué à la réduction du capital.

Les modalités prévoient que la nouvelle rente sera payée « aux temps et lieux où les cens et rentes sont maintenant payables », c’est-à-dire au manoir seigneurial et, sauf exception, à la Saint-Martin d’hiver (11 novembre). Cela se traduit donc par des changements bien subtils pour ces ex-censitaires qui, après l’abolition, vont continuer à verser une rente équivalente à l’ancienne, au même seigneur et à la même date, laissant imaginer le maintien, bien après 1854, d’un rapport d’altérité fondé sur cette dépendance à la fois socio-économique et symbolique. Le rachat des rentes ne pourra, quant à lui, s’effectuer qu’à un moment précis de l’année, soit durant la semaine suivant le paiement annuel, en novembre[36]. Si on prend pour exemple la seigneurie de Beauport, l’une des plus anciennes, la valeur totale du capital des cens et rentes que doivent les censitaires à leur seigneur à la clôture du cadastre, en novembre 1859, s’élève à 19 804,66 $[37]. Pour le seigneur, la somme peut donc être appréciable, surtout si on y ajoute la compensation assurée par l’État pour tous les autres droits seigneuriaux perdus[38]. Pour les 1431 censitaires de cette localité, le montant de la rente constituée semble parfois dérisoire (quelques cents), ce qui n’empêchera pas bon nombre d’entre eux de la payer encore annuellement près d’un siècle plus tard.

La création du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales (SNRRS)

Vers la rupture d’un lien anachronique

Le processus de rachat des rentes seigneuriales par les anciens censitaires s’est échelonné sur une très longue période et demeure un aspect négligé de l’histoire du xxe siècle québécois. Il semble qu’à l’échelle du territoire seigneurial, la situation ait été similaire à ce que Brian Young et Robert Sweeny ont constaté pour la période 1840-1859 à Montréal et dans les autres seigneuries appartenant aux Sulpiciens. Dans ces lieux où la commutation était possible pour les censitaires, l’« écrasante majorité » choisit de ne pas exercer cette option, constate Sweeny[39] et ceux qui l’exercent n’appartiennent pas à la paysannerie[40]. Après 1854, la majorité des anciens censitaires québécois ont apparemment continué à payer les rentes constituées. « Les paysans canadiens ne purent ou ne voulurent pas […] racheter cette rente[41] », écrivait Maurice Séguin. Mais, comment expliquer que les censitaires n’aient pas choisi de mettre un terme à ce lien de dépendance ? Attachement à la tradition ? Incapacité de s’acquitter de leur dette ? Passivité ? Et combien au juste se trouvent encore dans cette position de subordination au tournant du siècle ? Ces questions n’ont pas encore trouvé réponse.

Dès le commencement du xxe siècle, les parlementaires discutent à Québec de la nécessité de compléter le processus entamé au siècle précédent, puisque la situation qui perdure occasionne de « grands inconvénients » pour la population du Québec « seigneurial ». En 1909, la possibilité d’abolir les rentes avait été soulevée par le député Gabriel Marchand, mais aucune mesure concrète ne fut entreprise. À compter de 1926, le député libéral et maire de Saint-Hyacinthe, Télesphore-Damien (T.-D.) Bouchard (1873-1966), entreprend de convaincre l’Assemblée législative de mettre fin aux derniers vestiges de l’âge seigneurial. Dans un discours à saveur fortement historique, prononcé en février 1926, il affirme : « Depuis l’abolition de la tenure seigneuriale en cette province qui nous a laissé les rentes constituées […] les populations assujetties à ce tribut ont vainement cherché à le faire disparaître de notre territoire qui est probablement un des derniers à le subir dans l’univers[42]. »

Outre une vision progressiste et la volonté de placer les habitants des anciennes seigneuries sur un pied d’égalité avec le reste des citoyens de la province qui jouissent d’une parfaite propriété, Bouchard soutient que le rachat des rentes constituées est plus coûteux que ce que laissent imaginer les sommes modiques en cause. Au capital, peut-être peu élevé, s’ajoutent les frais de quittance et de notaire qui sont à la charge du censitaire ; celles-ci constituent bien souvent une somme plus élevée que la rente elle-même. Qui plus est, argumente Bouchard, le « rachat » complété ne donne vraisemblablement aucune plus-value à la propriété en cas de vente. Cela peut sans doute expliquer le statu quo qu’il dénonce, dicté davantage par le pragmatisme que par un réel conservatisme des anciens censitaires.

Pour le député Bouchard, cette situation doit être corrigée une fois pour toutes puisqu’« un nombre très considérable de censitaires ne se sont pas encore rachetés après au-delà de soixante et dix ans qu’il leur a été possible de le faire » et ceux-ci doivent « encore […] faire un pèlerinage annuel pour payer [les rentes], très souvent, à un étranger qui s’est porté acquéreur des droits appartenant originairement à nos anciennes familles[43] ». Dans ses Mémoires, Bouchard rappellera les raisons qui l’avaient décidé à s’attaquer à la question des rentes seigneuriales : « L’acquisition des terres seigneuriales par l’ancien roturier du Domaine du bas de la ville que j’étais, m’inspira l’idée de faire disparaître de notre province les derniers vestiges du régime féodal : les rentes constituées[44]. »

Maire de Saint-Hyacinthe depuis 1917[45], il propose de recourir aux municipalités pour mettre un terme à cette survivance anachronique. Dans son discours de 1926, on trouve formulé l’essentiel de ce qui deviendra loi en 1935. Il y propose la création d’un « syndicat national » qui regrouperait toutes les municipalités du Québec où subsistaient des rentes constituées ; son projet s’inspire de la loi adoptée en 1770 dans le duché de Savoie pour y abolir la féodalité[46]. À titre de membre fondateur de l’Union des municipalités du Québec et secrétaire de 1919 à 1937, il bénéficie d’une tribune de choix pour tenter de convaincre ses homologues de la nécessité de recourir aux institutions municipales pour régler le sort des rentes seigneuriales.

Le projet tarde à se concrétiser mais, en 1928, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau fait adopter la Loi concernant les droits seigneuriaux dans cette province[47]. Cette loi avait pour objectif de préparer le terrain en exigeant que tous les « seigneurs » ou créanciers de rentes seigneuriales transmettent au Bureau des statistiques de Québec, avant le 1er novembre 1928, un bilan de leurs créances seigneuriales. Cette enquête permit de savoir que des rentes étaient toujours perçues dans 190 seigneuries. Le capital de toutes ces rentes s’élevait à 3 577 573,38 $[48] et les versements annuels par les censitaires représentaient un montant de 212 486,53 $, payés par environ 60 000 familles[49].

La création du snrrs : un difficile commencement

En 1935, 81 ans après l’« abolition » du régime seigneurial, le projet de T.-D. Bouchard[50] aboutit à l’adoption de la Loi abolissant les rentes seigneuriales[51], créant le Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales (ci-après snrrs). L’objectif du snrrs est de « faciliter la libération de toutes les terres ou lots de terre des rentes constituées ayant remplacé les droits seigneuriaux[52] ». Concrètement, il vise à rembourser les seigneurs une fois pour toutes et à rompre le lien qui avait jusque-là persisté par le paiement des rentes constituées. Le snrrs contractera un emprunt, garanti par le gouvernement, pour exécuter son mandat[53].

Les anciens censitaires, même débarrassés de la visite annuelle chez le seigneur, n’en auront cependant pas fini avec les rentes constituées puisque ce seront dorénavant les municipalités qui prendront la relève en prélevant une nouvelle taxe (dite taxe spéciale ou seigneuriale) équivalent à ce qui était encore dû aux créanciers/seigneurs. La loi de 1935 transformait la somme due, en vertu de la loi de 1854, en un montant égal à ce capital. Cette somme pouvait être acquittée en un seul versement ou en un maximum de 41 versements annuels du même montant que l’ancienne rente constituée[54].

Contrairement à la situation antérieure, le paiement annuel contribuait donc à réduire la somme totale due, sans autre dépense de la part des censitaires ni du gouvernement. Pour une terre de quatre arpents et demi (soit 1,5 hectare) en superficie, située à Courville sur le territoire de la seigneurie de Beauport, Philémon Bernard doit un capital de 5 $ ou une rente annuelle de 0,30 cents[55]. Pour une terre voisine, totalisant 10 arpents (3,4 hectares), Edmond-François Grenier paye annuellement 0,60 cents sur un capital de 10 $[56]. Dans d’autres seigneuries, on payera un peu plus, conséquence logique du caractère hétérogène et croissant de la valeur des rentes seigneuriales entre le xviie et le xixe siècle. Mais, globalement, ces rentes constituées qui grèvent la propriété sont minimes. Toutefois, l’addition du capital de toutes ces rentes peut constituer une somme fort intéressante pour les seigneurs. Notre recherche permettra de mesurer précisément à combien s’élèvent ces créances seigneuriales auxquelles met fin le snrrs.

En pratique, le snrrs est administré par le « Bureau des commissaires pour le rachat des rentes seigneuriales », composé de quatre membres : trois commissaires et un employé permanent rémunéré – le secrétaire-trésorier – qui est responsable de la gestion et de la communication avec les diverses parties impliquées : seigneurs, municipalités, censitaires, gouvernement. Tout juste amorcé, le travail du snrrs est interrompu entre 1936 et 1940 par le premier mandat de l’Union nationale[57]. Un mémoire confidentiel non daté, sans doute rédigé peu après l’élection du mois d’août 1936, révèle que l’Union nationale a jonglé avec l’idée d’abroger la loi de 1935, ce qu’il s’abstiendra de faire tout en mettant un frein à la mise en oeuvre du processus déjà entamé[58]. Cette décision est motivée par les résistances des municipalités à administrer la taxe seigneuriale et par le contexte de crise économique qui rend déjà difficile le versement des taxes municipales « ordinaires ». Pourtant, le parti de Maurice Duplessis, comme les conservateurs auparavant, adhère à l’esprit de la loi.

Il faut attendre le retour des libéraux au pouvoir pour le redémarrage du snrrs, à la suite de l’adoption d’une loi modifiant légèrement celle de 1935[59]. Puis, à compter de 1944, malgré le retour au pouvoir de l’Union nationale, les activités du snrrs se maintiendront jusqu’aux années 1970. Sous Duplessis, la composition des membres du bureau des commissaires reflétera les couleurs du parti, à l’exception du secrétaire-trésorier, J.-Rodolphe Forest, qui sera prié de rester en poste étant « la seule personne au courant de tout ce qui avait été fait ainsi qu’au courant de ce qui restait à faire[60] ».

Si T.-D. Bouchard a été l’instigateur du snrrs, c’est J.-R. Forest qui sera véritablement le pivot, mais aussi la mémoire, de toute cette opération. Employé de la Banque canadienne de commerce en 1935, Forest connaissait la question des rentes seigneuriales en tant que responsable de la perception des rentes du district de Saint-Hyacinthe, pour laquelle était mandatée cette institution financière[61]. Ami personnel du ministre T.-D. Bouchard, Forest accepte le poste de secrétaire-trésorier du nouveau Bureau des commissaires pour un traitement annuel de 2500 $. Forest mentionnera plus tard qu’il avait accepté ce « maigre salaire » en échange de la promesse d’être nommé à une position plus intéressante. Bouchard tiendra sa promesse et le fera nommer président de la Commission des pensions de vieillesse, tout en insistant pour qu’il continue d’agir comme secrétaire-trésorier du snrrs. Forest sera toujours en poste lors de l’avènement du gouvernement libéral de Jean Lesage en 1960.

En 1975, le ministère des Affaires municipales (duquel relevait le snrrs) versait aux Archives nationales du Québec les documents qui composent aujourd’hui le fonds du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales (E39), comptant 20,5 mètres de documents textuels. Grâce à ces dossiers d’une grande richesse, on connaît avec beaucoup de précision le travail long et complexe accompli par le bureau des commissaires. Ce fonds permet de saisir le rôle de l’État québécois et des municipalités dans l’extinction des rentes constituées et, de manière plus pragmatique, de comprendre le déroulement concret de ce processus.

Photographie des membres du Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales. De gauche à droite : Victor Morin (vice-président), T.-D. Bouchard (président), Joseph Sirois (commissaire), J. R. Forest (secrétaire-trésorier)

Source : Photo reproduite avec l’aimable autorisation de M. Michel Lortie. Université de Montréal. Fonds Victor Morin

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Un état de la propriété seigneuriale vers 1940

Le contenu du Fonds E39 étant d’une ampleur considérable, c’est d’abord à l’état des lieux vers 1940 que nous nous attaquons, dans l’objectif de comprendre, à l’échelle de toutes les seigneuries, ce qui reste de la relation seigneur/censitaire dans la province de Québec. Le fonds permet en effet de connaître avec précision la teneur économique de cette relation de même que la composition du groupe seigneurial à cette époque. Il présente l’état des titres de propriété seigneuriale, de manière à assurer au gouvernement que les prétentions aux rentes seigneuriales sont légitimes[62]. Il permet de répondre aux questions cruciales suivantes : Qui possède quoi ? Qui a droit à quoi ?

Ce questionnement se traduit sur le terrain par une tâche colossale que doit accomplir le snrrs : vérifier l’authenticité des titres des rentes constituées de chacune des anciennes seigneuries avant de dédommager les seigneurs. Il s’agit d’un enjeu complexe puisque, depuis 1854, de nombreux seigneurs et leurs descendants se sont délestés de leurs droits sur les rentes constituées au profit de tierces personnes. Concrètement, ces acquéreurs des titres seigneuriaux symbolisent la continuité de l’institution seigneuriale et leurs résidences sont perçues comme de nouveaux manoirs seigneuriaux.

Maison Tessier dit Laplante

Source : Michel Bédard, photographe

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À Beauport, ce constat est éloquent. En 1884, les héritiers du dernier seigneur vendent à François-Xavier-Isaïe Tessier-Laplante leurs droits sur les rentes constituées dans la seigneurie. La transaction est conclue pour la somme de 3850 $, ce qui révèle sans aucun doute la valeur de ces rentes, pas que symbolique, pour l’acquéreur[63]. Dans la mémoire locale, les Tessier-Laplante sont considérés comme les derniers seigneurs de Beauport et leur maison, qui existe toujours avenue Royale[64], est présentée comme le dernier manoir seigneurial. Dans les faits, c’est inexact puisque les Tessier-Laplante n’ont été que les détenteurs des rentes constituées, mais dans l’esprit des censitaires, ils étaient bien les seigneurs puisqu’on devait aller verser les rentes à leur demeure située sur l’avenue Royale. Dans de nombreuses seigneuries, ces droits seigneuriaux, dont la gestion était sans doute une tâche fastidieuse, ont été ainsi vendus ou parfois remis à des gestionnaires institutionnels, notamment des banques.

Pour connaître les détenteurs légitimes des titres seigneuriaux, le snrrs procède, entre 1940 et 1945, à une vaste enquête lors de laquelle les seigneurs doivent présenter les preuves nécessaires. Deux notaires sont mandatés à cette fin, Laurent Lesage et Lucien Morin, l’un à Québec, l’autre à Montréal[65]. Ils rédigeront 325 rapports[66] qui permettent de dresser un état détaillé des propriétaires seigneuriaux vers 1940 et d’en faire ressortir une typologie, présentent dans l’ordre les éléments suivants : rappel des données du cadastre de 1859 (valeur des cens et rentes, identité du seigneur, nom du commissaire qui a réalisé le cadastre), réclamation présentée au snrrs, historique des titres depuis 1854 et, finalement, opinion du notaire sur la légitimité de la demande.

Dans le cas des seigneurs institutionnels, comme les communautés religieuses, les rapports sont simples puisqu’il n’y a eu aucune transaction ou transmission des titres. Ainsi, le rapport portant sur la seigneurie de Beaupré rappelle que celle-ci appartient au Séminaire de Québec depuis le xviie siècle et que les « Messieurs du Séminaire de Québec étaient propriétaires de cette seigneurie en 1854 et la possèdent encore ». Les notaires concluent aisément à un « titre parfait ». Cette validation effectuée, le snrrs pourra donc verser au seigneur ce qui lui est dû. Dans ce cas-ci, le Séminaire de Québec réclame 21 734,96 $ de rentes constituées qui lui sont toujours dues sur la somme de 31 752,22 $ à laquelle s’élevaient les cens et rentes en vertu du cadastre de 1859. Le rapport est rédigé par le notaire Lesage à Québec le 18 octobre 1940 et approuvé par le notaire Morin à Montréal le 2 novembre suivant.

Pour les seigneuries laïques, où les successions sont souvent complexes, les rapports sont beaucoup plus volumineux et s’accompagnent de toutes les pièces relatives à ces transactions (testaments, actes de vente, quittances…).

Ces rapports permettent aussi de savoir que des revendications prétendument seigneuriales sont refusées[67]. À Chambly, par exemple, les Soeurs grises réclament une somme de 316,22 $, mais le relevé des titres montre qu’elles n’ont pas de droits seigneuriaux sur les emplacements qu’elles possèdent dans cette localité. D’autres réclamations portent sur de prétendues seigneuries, comme les soi-disant fiefs de Kildare, Laviolette, Fort-Ville ou encore celui dit des « Six Mille Acres » qui n’est en fait qu’une concession en franc et commun socage de… 6000 acres ! On ne peut dire si ces réclamations relèvent de la malhonnêteté, de l’ignorance ou d’une mauvaise compréhension de la loi de 1935, mais les recherches des notaires mandatés par le snrrs ont permis d’identifier des réclamations illégitimes[68]. Ces cas, aussi intéressants soient-ils, ne constituent qu’une fraction (12 sur 325) de toutes les réclamations adressées au snrrs.

Un état détaillé des créances seigneuriales

Les seigneurs ne doivent pas fournir uniquement leurs titres de propriété, ils doivent aussi présenter un véritable papier-terrier afin que le snrrs et chacune des municipalités concernées sachent avec exactitude ce qui est dû par les anciens censitaires. Comme l’a montré Alain Laberge, il s’agit du plus fondamental instrument de la gestion seigneuriale :

Un papier-terrier seigneurial est un document qui rassemble les déclarations et reconnaissances des censitaires relatives à leurs possessions foncières dans un fief et aux charges et redevances envers le seigneur. D’un point de vue administratif, un tel document possède une valeur indéniable : il permet au seigneur de faire le point de façon précise sur l’identité de ses débiteurs et sur les montants auxquels il a droit[69].

À l’égard de l’extinction des rentes seigneuriales, ces papiers-terriers des années 1930-1940, véritables artefacts féodaux au xxe siècle, révèlent, seigneurie par seigneurie, le stade de la commutation des terres[70]. Aux questions posées plus haut, ces documents permettent d’en ajouter deux autres non moins révélatrices de la persistance du rapport seigneur/censitaire : Qui paye quoi ? Qui paye encore ? Chaque terrier devra être homologué par les municipalités dans lesquelles se trouvent les seigneuries, puis transmis au secrétaire-trésorier du snrrs. Alors que les rapports des titres mentionnaient uniquement la somme totale réclamée par les seigneurs, ces terriers incluent des renseignements nominatifs très éclairants, non plus à l’échelle de la seigneurie, mais cette fois à celle des censitaires. On y retrouve les informations suivantes : nom de chaque censitaire qui paye encore une rente constituée, superficie de sa terre, occupation, valeur de la rente constituée à payer annuellement, valeur du capital de la rente.

Aussi précieux soient-ils pour comprendre la teneur des rapports de dépendance économique qui persistent à l’échelle locale, ces terriers ne nous renseignent que sur le moment précis où ils sont réalisés et ne donnent pas d’information sur les ex-censitaires qui ont déjà choisi de procéder au rachat de la rente. Cependant, la source permet partiellement de prendre la mesure du processus de rachat survenu depuis trois quarts de siècle. D’une part, les rapports des titres seigneuriaux font mention de la valeur des cens et rentes en 1859, puis celle réclamée vers 1940 ; ils donnent ainsi, à l’échelle des seigneuries, un ordre de grandeur de la commutation.

D’autre part, bien que les terriers du snrrs n’identifient pas ceux qui se sont acquittés de leur dette envers les seigneurs, lorsqu’on croise ces informations avec les Cadastres abrégés (1859), ils permettent d’observer le rythme individuel de ce rachat antérieur à la création du snrrs. Cette mesure nécessiterait toutefois un long travail de comparaison des numéros de lots identifiés dans les deux sources et les résultats risqueraient d’être très fragiles puisque de nombreux lots ont été divisés en raison du lotissement qui s’intensifie dans de nombreuses municipalités au début du xxe siècle. Pour connaître avec certitude les modalités du rachat des rentes survenu entre 1859 et 1935, il faudrait disposer des archives des seigneurs qui ont pu conserver les enregistrements des commutations passées devant notaire[71].

Malgré ces limites, les seigneurs ont fourni des listes détaillées de ceux qui payent encore des rentes ; celles-ci révèlent le nombre exact de censitaires et la valeur totale des sommes dues aux seigneurs. En comparant ces données à celles du cadastre de 1859, on obtient une idée approximative du nombre de censitaires qui ont commué dans l’intervalle et de la différence qu’il reste à percevoir. À Beauport, il ne reste en 1935 que 619 censitaires qui doivent un capital de 5063,78 $[72]. En comparaison de la situation au moment du cadastre abrégé, on peut supposer que les rentes constituées ne concerneraient alors plus que 25 % de la somme initiale due par les censitaires. Cela remettrait en question l’idée d’une incapacité ou d’une résistance face au rachat des rentes. En procédant à l’analyse pour toutes les seigneuries, on cherchera à comprendre s’il s’agit d’un cas exceptionnel ou peut-être symptomatique de la proximité urbaine. Il sera possible de dresser certains constats sur l’ampleur de la commutation dans l’espace seigneurial laurentien et de proposer des hypothèses sur les facteurs qui l’ont favorisée. Comme invite à le penser le cas de Beauport, la proximité de la ville peut-elle être un indice d’un rapport différent à la propriété ? L’analyse permettra d’approfondir ce questionnement.

Enfin, signalons que parmi ceux qui payent encore des rentes, tous ne sont pas assidus à acquitter leur versement annuel. Des cahiers à part (imprimés en rouge), fournis par le snrrs, permettent d’identifier spécifiquement, pour chaque localité, ceux qui n’ont pas payé au moins « depuis le 11 novembre 1930[73] ». Ainsi, apprend-on que le notaire Henri Delage n’a pas versé sa rente de 0,83 $ depuis le 11 novembre 1921. À Beauport, 53 individus sont dans cette situation, un grand nombre depuis le 11 novembre 1918[74]. Dans d’autres seigneuries, les terriers font mention de rentes impayées depuis la fin du xixe siècle[75]. Les sommes impayées depuis plus de cinq ans seront soustraites de la somme payée par le snrrs aux seigneurs. Les données des terriers seigneuriaux de 1935 permettent de sonder les questions de l’incapacité à payer en ces temps de dépression, mais aussi d’une possible « résistance passive », si on ose appliquer les termes de Louise Dechêne au contexte québécois des années 1930-1940[76]. Très concrètement, ces terriers permettent de mesurer ce qu’il reste du lien seigneur/censitaire au moment où le gouvernement du Québec intervient dans cette question.

Une fois ce processus de vérification des titres et d’homologation des terriers achevé, le snrrs rembourse directement les seigneurs grâce au prêt obtenu. Dès 1941, environ la moitié des sommes avait été remboursée aux seigneurs. En 1944, l’essentiel de l’opération était complété et 3 403 364,11 $ avaient été versés aux propriétaires de seigneuries[77]. Cette partie du travail du snrrs sera achevée en 1947. Personne ne pourra plus prétendre au titre de seigneur dans la province de Québec. Dans certains cas, les montants versés aux « seigneurs » doivent être divisés en fractions infinitésimales entre de multiples héritiers[78]. D’autres reçoivent la totalité de la somme versée par le snrrs, c’est le cas bien sûr des institutions religieuses ou des héritiers uniques. À Beauport, Jeanne et Joseph-Léon Tessier-Laplante reçoivent 4144,44 $[79]. L’étude détaillée de tous ces versements, pour lesquels les rapports de trésorerie se trouvent dans le fonds E39, va permettre de connaître la teneur des montants obtenus par les seigneurs au moment de la rupture du lien féodal. Ces derniers, délestés du fardeau de perception, sont alors remplacés par les municipalités, l’intervention de l’État n’ayant pas eu pour objectif d’effacer la dette des censitaires.

La municipalisation des rentes seigneuriales

À l’échelle des municipalités, une nouvelle taxe est imposée sur chaque immeuble assujetti aux rentes ; on peut parler en quelque sorte d’une municipalisation des rentes seigneuriales[80]. Les archives du snrrs permettent de comprendre les rapports entretenus entre l’organisme et les secrétaires-trésoriers des municipalités impliquées dans l’opération[81]. Il faut préciser que les cadres municipaux et seigneuriaux ne correspondent pas : pour environ 250 seigneuries, on compte près de 800 municipalités. Par exemple, dans l’ancienne seigneurie de Beauport, les rentes constituées sont possédées par une seule famille, mais se répartissent inégalement entre sept municipalités érigées au fil du temps dans la seigneurie. Ainsi, les censitaires du village de Montmorency, largement formé après 1854, ne doivent qu’un capital de 61 $ tandis que ceux de la municipalité de Beauport-paroisse doivent 1342 $[82].

Cette documentation révèle des enjeux à l’échelle locale, en particulier le refus de collaborer de certaines municipalités, considérant la lourdeur de la tâche. En témoigne une résolution du conseil municipal de Lacadie qui refuse de prendre en charge la collecte des rentes seigneuriales que « le gouvernement [devrait] assumer à lui seul[83] ». En reconnaissance de cette collaboration, le snrrs consentira, en décembre 1941, à payer aux secrétaires-trésoriers des municipalités concernées une commission de 5 % sur la perception du capital des rentes seigneuriales et de 3 % sur la rente annuelle[84].

Les précisions concernant les nouvelles modalités de paiement des censitaires étaient expliquées par une circulaire du snrrs, datée du 15 septembre 1940. Tout ce qui était dû au plus tard le 11 novembre de cette année devait être remboursé directement au seigneur, comme auparavant. Toutefois, après cette date, la nouvelle loi s’applique. Le capital des rentes sur leur propriété est converti en cette taxe municipale spéciale équivalente à l’ancienne rente constituée.

C’est à la Saint-Martin d’hiver 1940 que les censitaires du Québec ont payé pour la toute dernière fois une rente directement au seigneur ou à son représentant. Il s’agit d’une date importante en termes de rupture du lien féodal qui persistait, mais elle est pourtant complètement oubliée et témoigne du caractère étapiste du processus d’abolition du régime seigneurial. Les journaux de l’époque ont souligné l’événement[85]. La loi de 1940 prévoyait une période de 41 ans pour que les municipalités s’acquittent des sommes dues dans leur territoire à l’endroit du snrrs[86].

La comptabilité du snrrs dresse le détail des sommes versées par les municipalités sous forme de livres de comptes[87]. La correspondance et les livres de compte du snrrs permettent de connaître le rythme du rachat à l’échelle locale, rythme qu’il sera possible de représenter dans l’espace afin d’identifier le dynamisme de certains acteurs du monde municipal. Ainsi, certaines municipalités choisissent de percevoir la somme totale en un seul versement plutôt que d’administrer cette taxe « seigneuriale » pendant la période maximale de 41 ans prévue par la loi pour le remboursement de l’emprunt par le snrrs. Celui-ci accorde d’ailleurs des réductions pour inciter le remboursement accéléré de son emprunt. Le dernier versement au snrrs par les municipalités a été effectué onze années plus tôt que prévu, soit le 11 novembre 1970 au lieu du 11 novembre 1981, en raison d’une gestion apparemment efficace du snrrs[88]. Officiellement, l’organisme a terminé son travail le 30 novembre 1974, mais n’a jamais été dissout.

Conclusion

La recherche en cours sur les modalités du rachat des rentes seigneuriales constitue la première phase d’un chantier plus vaste dont l’objectif est d’inscrire l’histoire seigneuriale québécoise dans la longue durée et d’observer ses multiples survivances (économiques, sociales, culturelles). Nous reprenons ainsi à notre compte les mots de Fernand Ouellet selon qui « parler du régime seigneurial, c’est poser le problème de l’évolution de la société dans la seule perspective qui soit vraiment significative : la longue durée[89] ». À leur terme, ces travaux conduiront à saisir avec plus de justesse les enjeux de la hiérarchie sociale et économique en aval de l’année 1854. Si on met finalement fin au lien entre anciens seigneurs et anciens censitaires en 1940 par l’entrée en fonction du snrrs, le paiement d’une taxe « seigneuriale » jusqu’aux années 1970 confirme les survivances seigneuriales monétaires jusque dans la seconde moitié du xxe siècle québécois. Cette recherche pourra contribuer, à l’instar de l’historiographie depuis les années 1970-1980, à montrer la vigueur du régime seigneurial, mais surtout à proposer une réflexion tant sur son poids économique que sur la valeur symbolique qu’on lui accordait dans le monde rural québécois jusqu’à une période très récente. Sur ce dernier point, il est grand temps de mener une enquête orale pour questionner les derniers témoins de ce long processus.

Les années 1791, 1840, 1854, 1935, 1940, 1970 sont autant de dates qui jalonnent la chronologie complexe de l’extinction du régime seigneurial québécois. Elles invitent de toute évidence à relativiser la signification de l’Acte seigneurial et à soutenir l’idée d’une abolition progressive, dont 1854 constitue une étape, certes déterminante, mais non définitive. Cette chronologie évoque aussi le caractère éminemment favorable aux seigneurs dans tout ce processus et, par conséquent, le maintien apparemment aujourd’hui oublié, d’un rapport d’altérité dans le Québec seigneurial. Tout compte fait, le projet de T.-D. Bouchard ne s’est pas révélé si progressiste et a surtout servi les intérêts des propriétaires seigneuriaux. Vers 1940, les sommes que continuent à verser les censitaires sont peut-être essentiellement symboliques, mais pour les seigneurs, les montants en jeu sont parfois considérables, sans parler des dédommagements qui leur avaient déjà été consentis par l’État en 1859 et du maintien en pleine propriété de leurs anciens domaines. Après tout, si on présente encore parfois le Séminaire de Québec comme « seigneur » de Beaupré quand il est question de ses forêts, c’est peut-être que la propriété seigneuriale n’a pas été totalement abolie au pays du Québec.