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Les quartiers populaires de la ville de Québec furent le lieu de nombreuses initiatives en matière d’assistance aux XIXe et XXe siècles. Dans le quartier centre-ville Saint-Roch par exemple, prêtres, curés et citoyens mirent notamment sur pied un orphelinat, des refuges et un service de placement professionnel pour jeunes femmes. Des conférences de la Société de Saint-Vincent de Paul (SSVP) quadrillèrent le territoire du quartier systématiquement, comme partout ailleurs à Québec. Leurs membres visitèrent les familles pauvres, leur donnant au besoin bois de chauffage, vêtements, nourriture ou des bons pour s’en procurer auprès des commerçants locaux. Cette Société – une des plus vieilles organisations de la ville – est ici l’objet d’une monographie signée Réjean Lemoine, qui retrace son évolution depuis son implantation à Québec en 1846, une première au Canada, jusqu’à son 165e anniversaire en 2011.
Cet ouvrage destiné à un large public et d’une pertinence scientifique indéniable est très bien écrit – la plume de Lemoine est claire et rythmée – et agréablement illustré. L’historien, journaliste et ancien conseiller municipal a mis à profit un matériel riche encore peu utilisé jusqu’ici dans la recherche sur les services sociaux à Québec, soit l’imposant fonds d’archives de la SSVP, qui contient aussi les documents des oeuvres qui y ont été associées (comme le Secrétariat des familles) ou avec lesquelles la Société a collaboré (comme les Gouttes de Lait), et les archives du Conseil central des oeuvres de Québec (actuelle Centraide Québec). L’évolution de la SSVP à Québec est inscrite dans le contexte socio-économique de la ville et est mise en comparaison à plusieurs reprises avec celle de la Société à Montréal, à Lévis et ailleurs dans la région de Québec.
En présentant ses activités (et notamment ses rapports soutenus avec le Conseil général de la Société à Paris et son implication dans la distribution des secours lors du grand incendie de 1866, de l’épidémie de grippe espagnole et de la Crise), les mutations de sa structure et l’évolution de la perception de son rôle et de celui que l’État doit jouer dans le domaine des services sociaux, l’auteur démontre à quel point cette organisation catholique laïque joua un rôle central dans le développement du réseau des organismes et services d’assistance de Québec aux XIXe et XXe siècles. Plusieurs oeuvres furent fondées ou cofondées par des membres ou des conférences, générales ou spécialisées (étudiantes, irlandaises, aide aux vieillards délaissés, etc.), de la Société : caisses d’épargne, maison pour femmes en difficulté, services de soutien aux jeunes sourds-muets, maisons d’aide aux écoliers, aux marins, aux immigrants ou aux ex-détenus, agence de placement en institution, refuges de nuit pour itinérants, vestiaires, service d’écoute téléphonique, soupe populaire, etc. Dans plusieurs cas, ces oeuvres ont elles-mêmes essaimé, densifiant d’autant la toile de l’assistance. La SSVP apporta de plus un soutien matériel et financier à diverses oeuvres et institutions de la région, comme l’Hôtel-Dieu du Sacré-Coeur-de-Jésus, l’Oeuvre de la protection de la jeune fille et la prison pour femmes Notre-Dame-de-la-Merci. Elle construisit et alimenta ainsi un réseau dense de liens de collaboration entre les organisations, entre laïques et religieux, entre notables et commerçants et entre hommes et femmes.
La Société se considère assez tôt dans son histoire « […] comme la mère inépuisablement féconde de toutes les oeuvres » (p. 37). Lemoine illustre au fil des quatre chapitres du livre ce rôle de mère, mais ne remet pas en question la proposition selon laquelle la SSVP aurait été à l’origine de tous les maillons du réseau d’assistance. Il soutient même qu’elle constituait à la fin du XIXe siècle « […] le seul filet social face à la misère et la pauvreté » (p. 60) et qu’elle eut « […] le monopole de l’assistance et de la charité » (p. 198) à Québec jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Or la place importante qu’occupa la SSVP sur l’échiquier de l’assistance ne doit pas occulter celle des autres constituantes du réseau, ouvroirs, sociétés de secours mutuel, orphelinats, écoles de réforme, écoles d’industrie, crèches ou encore jardins d’enfance. L’ouvrage aurait ainsi bénéficié d’une inscription plus soutenue de la Société dans la grande nébuleuse de l’assistance à Québec.
Le livre découle d’une commande de la SSVP pour son 165e anniversaire. Ce statut, attesté notamment par la présence de quatre avant-propos, n’empêche cependant pas Lemoine d’aborder les moments plus délicats de son histoire. Il ouvre à ce titre une fenêtre intéressante sur les rapports sociaux de sexe en traitant des activités des conférences féminines (la Société est une organisation essentiellement masculine jusqu’à la création de ces dernières en 1933) et de leur difficile fusion à leur pendant masculin – la présidente des conférences féminines lance notamment en 1969 : « Collaboration : Oui. Soumission : Non. » (p.141).
L’ouvrage traite également de la longue résistance de la SSVP à une fédération des oeuvres et des dissensions que la participation partielle de la Société au Conseil central des oeuvres de Québec, créé en 1944, suscita. On comprend qu’elle fut jalousement attachée à son autonomie et qu’elle craignit de devenir un « simple agent d’exécution » (p. 94). En outre, le contact direct des membres avec les personnes assistées et l’élévation morale et spirituelle, principes au coeur de l’action vincentienne, influencèrent grandement sa position vis-à-vis de cette fédération, perçue comme un virage vers une « manie du numéro » et une « dépersonnalisation » (p. 149) animé par des esprits « neutre[s] » ou des « catholiques tièdes » (p. 115).
La Société de Saint-Vincent de Paul à Québec nous rappelle que cette organisation fut, comme dans d’autres villes québécoises, une des « chevilles ouvrières » de l’assistance, pour reprendre les termes de la première travailleuse sociale professionnelle de Québec Hayda Denault. Cette synthèse de 165 années d’action de la Société, dans laquelle la traditionnelle bibliographie est remplacée par un essai historiographique, apporte une contribution significative aux travaux menés depuis près d’une décennie sur l’assistance et les services sociaux à Québec aux XIXe et XXe siècles et s’ajoute aux nombreuses initiatives récentes de diffusion à large échelle de cette facette de l’histoire de la ville. Elle soulève enfin les défis de la charité chrétienne contemporaine, alors que le rapport des Québécois au fait religieux demeure trouble et que les nombreuses fusions de paroisses bouleversent les structures d’action séculaires.